1L’expression « chamanisme » est forgée sur le terme « chamane » par lequel les Toungouses de Sibérie désignent leur spécialiste religieux. La racine sama- dans les langues toungouses (famille linguistique altaïque) désigne le fait de « remuer l’arrière-train, les pattes postérieures » pour un animal en rut, et par extension « danser et chanter lors des rituels », « chamaniser » (Hamayon 2015 : 96). D’autres termes dans les langues mongoles et sibériennes désignent l’action de chamaniser, mais il semble que la fortune du terme toungouse vienne de ce que cette population a fourni en guides locaux les premières expéditions russes en Sibérie, à visée militaire ou commerciale au début du xviie siècle. Chasseurs et éleveurs de rennes, les Toungouses vivaient en petits groupes dispersés sur un vaste territoire qu’ils avaient la réputation de connaître particulièrement bien. Dès la conquête russe de l’Alaska au xviiie siècle, le terme de chamane est appliqué aux spécialistes religieux des populations autochtones d’Amérique, mais c’est au tournant du xxe siècle que la notion de chamanisme est explicitement envisagée de façon comparative entre les deux continents. Franz Boas (1858-1942), « le père de l’anthropologie américaine », s’adjoint les compétences de deux ethnographes russes, Waldemar Bogoras et Vladimir Jochelson, lors de la première expédition scientifique The Jesup North Pacific Expedition (1897-1902) visant à comparer les sociétés des deux côtés du détroit de Béring.
Fig. 1. Carte ethnographique de la région du Pacifique nord dessinée et colorée à la main par Franz Boas aux alentours de 1896
Crédits. Division of Anthropology. American Museum of Natural History
- 1 De grandes différences existent au sein de ces immenses régions. Morten Pedersen distingue ainsi d (...)
2Ces premiers travaux ont concerné les mythologies des peuples de chasseurs d’animaux marins du Pacifique nord soutenant l’hypothèse d’un continuum sinon génétique du moins culturel entre le nord-est de la Sibérie et le nord-ouest de l’Amérique (Bogoras 1902). Puis les contraintes politiques affectant les possibilités de terrain en Sibérie ont fait se déplacer le centre de gravité des études chamaniques occidentales vers le bassin de l’Amazonie. Avec la réouverture progressive des terrains sibériens on assiste à un renouveau de la comparaison entre les deux continents1. Pourtant la notion de chamanisme ne va pas de soi.
3Comme d’autres notions empruntées à des contextes culturels spécifiques, tel que tabou ou mana, le terme de chamane est devenu une catégorie mal définie et revêt des sens différents selon les lieux, les époques et l’histoire de la discipline anthropologique. À la fois medium, magicien, sorcier, guérisseur et devin, le chamane est, au minimum, présenté comme un spécialiste des relations entre humains et non-humains (esprits de la nature ou des animaux, défunts, divinités). Il est supposé avoir la capacité d’établir un contact direct avec ces entités invisibles à travers son propre corps, soit qu’il les incarne ou les incorpore, soit qu’il « voyage » dans leurs mondes. Les définitions du chamanisme sont infléchies en fonction des traits retenus pour décrire les activités du chamane qui, en l’absence de dogme, ont toujours un caractère idiosyncratique. En outre, une particularité des pratiques chamaniques est qu’elles se sont accommodées de très nombreuses situations historiques différentes, s’organisant le plus souvent à la marge des grandes religions. Elles présentent ainsi une réalité ethnographique fragmentée dans laquelle plusieurs systèmes de pensée coexistent. Enfin, l’engouement occidental pour le chamanisme, la mouvance New Age et le tourisme chamanique ont trop souvent sacrifié à cette unique notion des réalités ethnographiques complexes et des configurations locales incluant divers spécialistes.
Fig. 2. Sapain chamane Kamayura fumant le cigare (Brésil)
Les chamanes du Haut Xingu (Brésil) se passent, pour la cure ou la divination, d’un appareillage matériel complexe. Un cigare suffit.
Crédit : Serge Giraux, 2008
- 2 L’expression « air de famille » a été utilisée pour la première fois à propos du chamanisme par Ca (...)
4En l’absence de définition consensuelle du chamanisme, nombreux sont les auteurs qui doutent de la légitimité qu’il y a à abstraire cette notion à partir du terme chamane, lequel n’aurait de sens que dans son contexte d’origine. Ces critiques ont accompagné toute l’histoire du chamanisme puisque Van Gennep déjà les avaient formulées, arguant qu’on ne pouvait parler de « religion chamaniste » mais seulement « d’une certaine sorte d’hommes » (Van Gennep 1903 : 51). Pourtant, bien que paraissant à première vue scientifiquement fondées, elles jettent le bébé avec l’eau du bain et s’achoppent au « sentiment obsédant d’air de famille2 éprouvé par les anthropologues face à ces divers phénomènes » (Stépanoff 2013). Force est de constater la résilience de la notion de chamanisme qui répond au besoin de désigner un ensemble de phénomènes reconnus comme apparentés sans pour autant pouvoir en donner une définition stable. C’est pourquoi nous commencerons par présenter quelques traits récurrents relevés dans les ethnographies des chamanismes sibériens et amazoniens avant d’exposer les théories qui ont tenté d’organiser ces phénomènes dits chamaniques sur les deux continents.
5Le destin chamanique se manifeste parfois dès la naissance par une marque sur le corps du futur chamane (il est né « coiffé » du placenta ou avec une tâche sur la peau), puis au cours de l’adolescence par des aptitudes particulières (on lui prête un goût immodéré pour la solitude ou au contraire une remarquable perspicacité psychologique qui lui permet de voir les individus au delà de leur apparence) et enfin par une crise personnelle souvent accompagnée d’une série d’infortunes. Chez les Touvas de Sibérie méridionale, ces signes ne trompent pas le ou les chamanes plus anciens qui sont appelés à statuer sur la nature du mal dont souffre le futur spécialiste : les tourments qu’il subit sont attribués à un ancêtre chamane de sa lignée désirant se réincarner en lui. Chez les Toungouses de Mandchourie, il arrive que d’autres esprits jettent leur dévolu sur le futur chamane auquel ils s’imposent comme esprits auxiliaires, notamment à la suite d’un accident, tel le maître des rochers ou d’un tourbillon (Vasilevich cité par Delaby 1976 : 37-38). De même, les ancêtres (humains) peuvent aussi se présenter sous forme animale ou interagir avec le double animal du chamane (ibid.). De façon générale, le futur chamane se refuse à accepter son destin mais ses souffrances ne cesseront que lorsqu’il se sera rendu à la volonté de son esprit principal. La mythologie chamanique présente souvent la relation entre ces deux partenaires, humain et non-humain, comme une relation amoureuse. Suit le plus souvent une période d’apprentissage par imitation des techniques rituelles et des chants au cours de séances où le disciple accompagne son maître. Il reste que les récits autobiographiques des chamanes minimisent l’importance de cet apprentissage, préférant invoquer leurs puissances tutélaires invisibles ou leurs rêves comme sources principales de leur savoir. Outre leurs aptitudes exceptionnelles, les chamanes mènent par ailleurs une existence ordinaire, leurs activités chamaniques faisant souvent d’eux des individus particulièrement occupés.
Fig. 3. Un chamane braskir consacre un cheval
Planche VIII extraite de Galerie du monde en une représentation figurative et descriptive de pays remarquables, de peuples selon leur état physique, mental et civil, d’animaux, de produits naturels et artisanaux, de vues de la nature belle et sublime, de monuments anciens et nouveaux, avec considération constante de l’avancement de l’humanité et des Lumières, Rumpf, Johann Daniel Friedrich et Bartholdy, Georg Wilhelm, 1802, t. III, Berlin, Oehmigke dem Jüngeren (NDR : traduit de l'allemand)
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6Les rituels chamaniques sont à vocation tantôt individuelle, tantôt collective. Dans le premier cas, le chamane intervient en tant que guérisseur auprès d’un malade tandis que, dans le second, il assure la prospérité de sa communauté : un gibier abondant, un bétail qui va en croissant, de belles récoltes. Dans un cas comme dans l’autre, le rituel est ancré sur le corps du chamane. Déjà, lors de son initiation chez les Yakoutes, il est supposé avoir été dépecé en rêve par les esprits qui ont vérifié qu’il avait un os surnuméraire, confirmant ainsi sa nature chamanique. Puis c’est surtout à travers son corps que les esprits sont présentifiés au cours du rituel, permettant aux participants d’interagir avec eux. Une séance de guérison type commence par le diagnostic du chamane qui a été convoqué au chevet du malade. Le spécialiste invoque d’abord ses esprits tutélaires ou auxiliaires, les invitant à investir ses objets rituels et à le guider lors de la séance. Des bâillements répétés suivis de tremblements plus ou moins violents peuvent manifester la venue de ses partenaires invisibles, mais cette transe n’est pas toujours nécessaire. Tenant son tambour de la main gauche et le battoir de sa main droite, il commence à chanter, parfois en partie masqué par l’instrument à une peau dont la cavité transforme la voix du chanteur. Il est censé « voir » la cause à l’origine du mal, soit qu’un esprit dévoreur soit en train de manger les organes du malade, soit qu’un esprit mécontent pour une raison quelconque lui inflige une sanction, soit enfin que l’âme de ce dernier ait quitté son corps. Or un corps sans âme ne tarde pas à s’étioler. Il s’agit alors de récupérer cet élément vital avant qu’il ne soit trop tard, tout en expurgeant le corps du patient de son mal : le chamane aspire le mal par la bouche avant de le recracher, s’y reprenant souvent à plusieurs reprises ; puis, dans un mouvement inverse, le chamane réintroduit l’âme dans le corps de son propriétaire en la recrachant avec de l’eau ou en la soufflant dans son oreille. Il ressort de ces actes chamaniques que les corps des humains ne sont pas conçus comme des entités hermétiques, mais plutôt comme des enveloppes poreuses. Cette caractéristique se manifeste de façon plus exacerbée encore chez le chamane dont la qualité principale est « son ouverture corporelle à toutes les forces et substances qui circulent dans le rituel » (Stépanoff 2011 : 42).
- 3 Un rituel de ce type peut s’observer au Népal lors de la cérémonie de consécration d’un nouveau ch (...)
7Tout grand rituel nécessite une mise en scène élaborée, qui aide les participants à se représenter les activités du chamane dans les autres mondes. L’univers chamanique sibérien est en effet hiérarchisé en au moins trois mondes : le monde des vivants est situé entre le monde supérieur des divinités créatrices et le monde inférieur où résident normalement les défunts, sauf, quand morts de malemort, ils reviennent hanter les vivants et capturer leur âme. Le chamane est censé pouvoir voyager entre ces différentes strates et, chez certains peuples de Sibérie, les voyages étaient autrefois mis en acte par la grimpée du chamane à un ou plusieurs arbres plantés pour l’occasion dans l’espace rituel3. Ces voyages sont aussi mimés ou relatés dans certains chants au cours desquels le chamane se décrit lui-même en train de poursuivre l’âme enfuie sur des chemins semés d’embûches. Ces chants attestent du dédoublement du chamane, présent à la fois sur le site de la séance de cure et dans le monde des esprits. Quant au malade, le récit du voyage de son âme lui permet d’adopter un autre point de vue sur lui-même, introduisant une certaine distance avec sa souffrance.
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9Le chamane peut officier sans son attirail pour de courtes interventions auprès d’un patient, mais les grandes cérémonies nécessitent qu’il revête son costume et joue de son tambour. Selon les populations, l’instrument se présente comme un double de l’officiant, parfois comme son épouse spirituelle ou encore comme son véhicule entre les mondes. Chez les Touvas, le rite d’animation du tambour évoque l’apprivoisement d’un animal, tandis que sur le manche est sculptée la figure de l’ancêtre déclencheur de la crise qui est alors nourrie de morceaux de viande. Comme le tambour, le costume aux décorations complexes offre encore une image dédoublée du chamane, avec un squelette représenté sur le devant au moyen de broderies. La composante animale est également très présente et chez de nombreux peuples sibériens le costume assimilait autrefois le chamane à un cervidé. Très lourds, ces costumes comportent en outre une multitude de pendeloques métalliques, supports ou figurations d’esprits, des peaux d’animaux, ainsi que des représentations du soleil et de la lune évoquant le cosmos, comme si le chamane portait sur lui le cadre spatial à l’intérieur duquel il était censé voyager. Sur la coiffe touva, ornée de plumes de coq de bruyère, d’aigle ou d’hibou, sont figurés des yeux qui se superposent à ceux du chamane et lui donnent une double vue. Les accessoires chamaniques constituent une sorte de « technologie cognitive » (Stépanoff 2011 : 93) qui permet d’établir des rapports entre les espèces (humaine et animale) tout comme entre les espaces réel et virtuel et entre le passé ancestral et le présent de la séance. Ils sont aussi conçus comme une véritable extension du corps biologique du chamane, dont la vie est intimement liée à celle de ses instruments. Les chamanes amazoniens partagent avec leurs homologues sibériens cet ancrage rituel sur le corps du spécialiste, mais on verra que les objets y tiennent une place différente dans la mise en scène rituelle.
10Les Indiens des Basses-Terres d’Amérique du Sud partagent avec les Sibériens le motif de la perte d’âme qu’il faut réintégrer au patient et celui d’agents pathogènes matérialisés qu’il faut extraire de son corps. Mais ils conçoivent aussi les maladies comme le signe d’une dévoration intérieure du patient par des esprits animaux, tel que le jaguar ou l’anaconda, ou par de petits projectiles animés mais invisibles envoyés par un chamane commandité par un ennemi. La thérapie consiste alors pour le chamane guérisseur à interrompre l’activité prédatrice de ces agents pathogènes soit en négociant une compensation (par exemple le corps d’un ennemi), soit en les trompant par la ruse (le corps du patient est couvert de certaines peintures qui feront croire aux esprits qu’ils ont affaire à l’un des leurs), soit enfin en retournant leurs attaques. Dans certains cas, par exemple chez les Wayanas, le chamane est censé être un esprit qui lui a emprunté son apparence humaine, « sa peau », pour intervenir auprès du patient, tandis que lui, le chamane, est dans le monde des esprits. Chez les Sharanahuas, il acquiert ce pouvoir de communiquer avec les esprits à la suite d’une longue maladie au cours de laquelle il aura forgé une relation particulière avec son thérapeute qui deviendra son maître au cours d’un long apprentissage. Chez les Jivaros, une relation de séduction peut s’établir entre le futur chamane et un non-humain de sexe opposé à la faveur d’une rencontre fortuite en forêt et déboucher sur un rapport de conjugalité. Avec ou sans maître, le chamane est supposé apprendre à devenir un familier de ces non-humains dont il parvient à voir l’« âme ». Il faut comprendre par là qu’il est capable de les percevoir comme s’il était un de leurs congénères car un chamane jouit d’un « corps biface » et d’une « “bi-nationalité” ontologique » (Breton 2006 : 189).
11Plusieurs techniques concourent à transformer l’expérience que le chamane a de son propre corps afin de lui permettre d’atteindre cette sorte de connaissance incarnée du monde des esprits. Lors de son apprentissage, le chamane jivaro est ainsi soumis à une ascèse purificatrice qui transforme l’écologie de son organisme afin d’accueillir en son sein les fléchettes invisibles (tsentsak) grâce auxquelles il pourra agir à distance, soit pour guérir ses patients, soit au contraire pour attaquer ses ennemis. De même, il se prépare à une séance de cure en jouant de la musique ou en chantant afin de séduire ses tsentsak, « tous les sens se combinant dans l’expérience de la transe pour faire du corps une grande vibration immobile » ou encore un « immense diapason » qui lui permet de s’accorder à ses esprits auxiliaires invisibles (Descola 1993 : 347). Les gestes accomplis sont simples : le chamane évente le corps de son patient en agitant de façon rythmée un bouquet de feuilles ou un hochet qui servent l’un comme l’autre à créer un milieu sonore et tactile propre à transformer l’expérience corporelle des participants. Enfin, le traitement consiste pour le chamane à extraire le mal du corps du patient par succion et le recracher ensuite sous différentes formes. On voit que l’extension du corps du chamane et ses pouvoirs passent moins par des objets rituels, comme c’était traditionnellement le cas en Sibérie, que par une transformation interne de son organisme.
Fig. 4. Alberto, chamane yagua
« le traitement consiste pour le chamane à extraire le mal du corps du patient par succion et le recracher ensuite sous différentes formes »
Crédit : Jean-Pierre Chaumeil, 1975
- 4 Notons néanmoins la mention que fait Lévi-Strauss du culte de l’amanite tue-mouches (amanita musca (...)
12Les visions tiennent une place importante dans les rituels amazoniens, notamment grâce à la prise de drogues hallucinogènes (incluant le tabac à haute dose), ce qui n’est guère le cas en Asie septentrionale4. L’ingestion de substances psychotropes ne vise pas la révélation d’une quelconque vérité cachée, mais bien une transformation de la perception humaine ordinaire qui donne accès à un nouvel univers référentiel imprégné de mythologie. Chez les Sharanahuas, les chants forment une pièce maîtresse du rituel d’absorption de l’ayahuasca ou « liane de la mort ». Ils permettent au chanteur de transformer sa position vis-à-vis des puissances normalement invisibles, les yoshi, et d’épouser leur point de vue, voire de devenir eux-mêmes yoshi au cours du rituel (Déléage 2009). Cette transformation du chamane et de sa position dans la relation aux non-humains peut aussi s’opérer à travers les chants seulement, sans l’aide de psychotropes. Carlo Severi a mis en lumière certaines propriétés formelles des chants chamaniques cunas dont l’exécution rituelle engendre un dédoublement de l’officiant. Ainsi quand le chamane exécute un chant qui décrit un chamane en train de faire ce que le chanteur lui-même est en train de faire, l’effet pragmatique de ce dispositif sur l’auditoire est une incertitude quant à l’identité du chanteur : « Il y a celui qui est dit être là (dans le paysage décrit par le chant, en train de préparer son voyage dans les mondes d’en dessous) et il y a celui qui dit qu’il est ici (dans la hutte, sous le hamac où le patient est étendu) en train de chanter » (Severi 2002 : 32). L’identité de l’énonciateur est double, une identité ne remplaçant pas l’autre mais les deux se cumulant de façon paradoxale et créant les conditions de possibilité des métamorphoses rituelles du chamane. La suite d’une séance de guérison montrerait en effet comment le chamane en vient à cumuler bien d’autres identités contradictoires : d’abord possédé par des esprits végétaux qui ont le pouvoir de guérir, le chamane doit aussi combattre les esprits animaux qui dévorent son patient en se transformant lui-même en ces animaux dont il pousse les cris. Soulignons que cette approche ne se focalise pas sur la narration du voyage cosmologique à la recherche de l’âme du patient mais plutôt sur un certain usage de la langue rituelle dont l’effet pragmatique entraîne la métamorphose rituelle du chamane.
13Les pratiques qui viennent d’être décrites révèlent une conception animiste du monde selon laquelle les entités naturelles (animaux, plantes) mais aussi certains artefacts jouissent d’une « âme » ou d’une intériorité qui en fait des sujets avec lesquels les humains peuvent communiquer et interagir. Cette aptitude à communiquer avec les esprits n’est donc pas le fait exclusif du chamane, mais celui-ci en est le spécialiste reconnu. Il existe des tentatives pour organiser la masse ethnographique des sociétés chamanistes selon certains traits structuraux. Nous en retiendrons deux concernant respectivement la Sibérie et l’Amazonie. Roberte Hamayon a abordé le chamanisme comme une religion de l’échange entre humains et non-humains et proposé de distinguer dans cette perspective les sociétés de chasse des sociétés d’élevage. Les premières vivent d’une économie de prédation (chasse, pêche, cueillette) et présentent une organisation sociale peu différenciée ou égalitaire. Dans ce cadre, les partenaires non-humains du chamane sont les esprits animaux maîtres de la nature. Dans les secondes, où la transmission lignagère des droits de pâturages et des troupeaux donne aux aînés une position ascendante, ses partenaires sont les ancêtres (humains). Le passage d’un système à l’autre entraîne des modifications systémiques : le chamanisme de type horizontal fondé sur des relations d’alliance (voire de mariage) entre humains et non-humains se transforme en un chamanisme de type vertical, caractérisé par des relations hiérarchisées entre vivants et morts, et une plus grande importance donnée à la transmission du savoir chamanique et donc de la relation entre maître et disciples. Ainsi, le chamane est l’acteur principal des fêtes de renouveau de la vie dans les sociétés dominées par la chasse mais il est supplanté dans cette fonction par les aînés des clans dans les sociétés d’élevage (Hamayon 1990 ; 2015). Les économies des sociétés sibériennes sont pour la plupart hybrides tout comme ces deux types idéaux de chamanisme qui se retrouvent rarement à l’état pur dans la réalité ethnographique.
14Cette distinction entre deux types de chamanisme, horizontal et vertical, recoupe celle que Stephen Hugh-Jones (1994) a proposée pour l’Amazonie sans toutefois que la ligne de partage soit tout à fait la même. Le type horizontal est répandu dans les sociétés égalitaires orientées vers la chasse et la guerre, où le chamane, moralement ambigu, ne jouit pas d’un grand prestige. Faiblement institutionnalisé, comme chez les Achuars et les Yanomamis, ce type de chamanisme présente un corpus mythologique ouvert, sujet à l’élaboration individuelle du spécialiste. Celui-ci entretient un rapport direct avec les non-humains qui se manifeste quelquefois par une transe. Il est supposé se métamorphoser en jaguar à volonté et voir à l’intérieur du corps de son patient afin de récupérer l’âme enfuie du malade. Dans ce cadre « horizontal », la continuité entre humains et non-humains de leur vivant fait place à une discontinuité radicale entre vivants et morts. Le chamanisme vertical s’observe dans des sociétés plus complexes et hiérarchisées, moins axées sur la chasse et la guerre et pour qui les liens de filiation sont plus affirmés. L’enseignement chamanique y est spécialisé et le pouvoir du chamane repose sur des chants rituels appris auprès d’un maître, ce qui n’implique ni transe ni drogue hallucinogène. Il jouit aussi d’un statut privilégié et joue un rôle central dans la reproduction de la société en assurant les transitions dans la vie d’un individu, de même qu’entre vivants et morts. L’analyse de Hugh-Jones montre comment, chez les populations Arawaks et Tukanos de l’Ouest amazonien, où les deux types de chamanisme coexistent, les mouvements millénaristes, nés dès la fin du xixe siècle au contact du christianisme, ont joué le rôle de révélateur concernant la relation de complémentarité mais aussi de rivalité entre les deux types de spécialistes : les chamanes-jaguar ou payé, extatiques (type horizontal), se sont transformés en chamanes-prophètes, quitte à disparaître avec le déclin du millénarisme, comme chez les Tukanos. Les chamanes kubu (type vertical), plus conservateurs, ont mieux résisté, au prix parfois de la semi-clandestinité, et ont épousé certains attributs des chamanes payé disparus, se partageant la scène rituelle avec les prêtres catholiques.
15La comparaison entre les cosmologies des deux continents a été relancée au cours des deux dernières décennies par un renouveau des réflexions sur l’animisme (Descola 2005) et le perspectivisme, présenté comme le « complément somatique » de l’animisme par Eduardo Viveiros de Castro (1998 : 482-483). Selon cet auteur, sujets humains et non-humains partagent une même intériorité mais appréhendent le monde de façon différente, en fonction de leur corps et de leur habitus d’espèces différentes. Il en résulterait une multiplicité de mondes ou de natures. Le débat porte sur le statut ontologique de ces mondes : doit-on les concevoir comme des visions du monde, comme nous y engage notre perception « naturaliste » d’une nature unique perçue à travers des cultures différentes ? Ou bien au contraire comme des réalités ontologiques différentes ? Ces approches ne visent pas précisément une étude du « chamanisme » mais ouvrent la comparaison autour d’hypothèses plus générales concernant les ontologies et les cosmologies impliquées dans des sociétés qui, pour la plupart, ont des chamanes. Le concept de chamanisme exporté de la Sibérie à l’Amérique revient tel un boomerang à son lieu d’origine, quelques siècles plus tard, métamorphosé en un débat sur les ontologies indigènes.
16Deux ouvrages collectifs (Pedersen & Humphrey 2007 ; Brightman et al. 2012) ont mis ces développements théoriques, élaborés à partir d’ethnographies amérindiennes, à l’épreuve des ethnographies sibériennes. Chaque chapitre concerne des populations particulières, mais les éditeurs dégagent une série de différences entre les deux régions concernant en particulier le contraste entre deux types de perspectivisme : dans les sociétés amérindiennes, les chamanes interagissent avec des non-humains qui sont principalement des animaux (on parlera d’un perspectivisme « extra humain ») ; en Sibérie, leurs partenaires sont surtout des (humains) morts, des ancêtres (on parlera d’un perspectivisme « intra-humain »). Les anthropologues de la Sibérie observent en outre que les cosmologies y sont hiérarchisées, les morts étant considérés comme supérieurs aux humains ou plus puissants qu’eux. La notion de dette envers les ancêtres remplace du coup celle d’un échange entre partenaires égaux, humains et animaux. De même, l’invisible est figuré de façon anthropomorphique en Sibérie plutôt qu’animale comme en Amazonie. Cependant, la véritable pertinence de ces hypothèses théoriques est moins de déboucher sur une liste de similarités et de différences que de lancer un défi à l’ethnographie qui en ressortira plus fouillée et posera de nouvelles questions sur cette famille de phénomènes. Alors, oui, chamanismes sibériens et amazoniens, même combat.
17Il faut pour conclure rappeler que les pratiques chamaniques se transforment sans cesse, notamment en milieu urbain pour donner naissance à des formes qualifiées de néo-chamaniques d’une grande vitalité, qui sont animées par des enjeux identitaires en Sibérie comme en Amazonie, en réponse aux bouleversements que les sociétés connaissent dans ces deux régions (Chaumeil 2013). En Occident, d’autres formes encore de néo-chamanisme sont nées dans la mouvance New Age des années soixante, à la suite des ouvrages de Mircea Eliade (1951) puis de Carlos Castaneda (1968) et de Michael Harner (1980). Autant l’approche anthropologique est marquée par une atomisation des phénomènes « chamaniques » qui seraient, on l’a vu, tous singuliers, voir incomparables, autant le néo-chamanisme occidental se fait fort d’y voir une, sinon la religion primitive par excellence. Il propose une cosmologie uniformisée recomposant plusieurs thèmes (maladie initiatique, dévoration du corps, esprits auxiliaires, voyages de l’âme) et recombine pour parvenir à cette autre réalité des techniques d’accès élaborées dans différents contextes culturels comme par exemple le tambour évoquant la Sibérie ou les substances psychotropes associées à l’Amazonie. L’étude comparée des néo-chamanismes sibériens et amazoniens, notamment en contexte de tourisme chamanique, mais aussi la manière dont ils se combinent dans des pratiques syncrétiques New Age ouvre un vaste champ d’études dont l’exploration commence à peine.