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Diaboli in mûsîqî

Ambivalence des pratiques curatives et dévotionnelles musulmanes
Jean During

Résumé

Du croisement des données de terrain (enquêtes réalisées au Baloutchistan) et des références aux sources littéraires classiques de l’islam (soufisme et théologie), se dégage une problématique articulée en trois volets : l’évaluation et les réserves, exprimées par les acteurs eux-mêmes, quant aux pratiques de transe curative (le’b) et au rôle qu’y tient la musique ; l’évaluation, la valorisation ou les objections des soufis et des théologiens concernant les transports extatiques durant les rites desamâ’et dedhikr ; l’intrication des champs curatif et dévotionnel où l’usage de la musique présente des dangers, car d’un point de vue substantialiste, certains sons possèderaient un pouvoir intrinsèque.

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Texte intégral

  • 1 Sur le samâ’ d’après les sources anciennes, cf. During 1988.

1Le thème et le contre-thème de la musicopathie se déclinent dans la culture musulmane sur des registres très variés, en consonance ou en dissonance, par mouvements parallèles ou contraires. Un aphorisme de Ruzbehân (saint de Shirâz auxiie s.) schématise cette situation : « Quand l’audition musicale (samâ’) est d’un rang inférieur, le malade est guéri, et quand elle est d’un rang élevé, elle rend malade le corps sain. » (Ruzbehân Baqli Shirâzi 1344/1965 : 167). Ces mots concluent une anecdote où un jeune patient, frappé d’une peine de cœur, est tiré de sa catalepsie par l’extase (wajd) due à l’audition d’un chant. Le maître, qui lui avait prescrit ce remède, veut rappeler qu’à l’inverse, pour les mystiques, la musique attise les tourments de la passion divine jusqu’à la commotion. Indépendamment des effets ressentis et extériorisés par le sujet, les états intérieurs induits par l’audition musicale, ont été hiérarchisés par les anciens soufis en « audition du commun », « audition de l’élite » et « audition de l’élite de l’élite1 ». Dans le cadre de la thématique proposée par le présent volume, on abordera certains aspects obscurs de l’effet de la musique, en partant de l’examen d’un cas typique, mais mal connu, d’usage thérapeutique de la musique au Baloutchistan qui relève en partie de la catégorie d’« audition [rituelle] du commun ». La différence avec ce que des musicothérapeutes ont labélisé Terpsichore trance therapy est que dans le contexte considéré ici, des entités invisibles sont censées contribuer pour une bonne part à l’efficacité de la musique. Or cette croyance suscite, comme on le verra, des doutes et des prises de position concernant tant la production et la réception de la musique que ses effets. On en donnera différents aperçus, illustrés par des propos, des citations et des anecdotes tirées des sources anciennes, afin d’éclairer sous différents angles la brève étude de cas dont l’exposé va suivre.

Jouer la transe

  • 2 Le même signifiant s’applique en langue turcique à la séance chamanique ( oyun ).
  • 3 Qalandaret malang peuvent se traduire par « derviche » plutôt que par « soufi ». Le qua (...)

2Les Baloutches du Makran (sud de l’Iran et du Pakistan) pratiquent un rituel de guérison par la transe désigné par le terme générique le’b, de l’arabe la’ab , « jeu », « divertissement 2 ». Il s’adresse à des sujets dits guâti s, c’est-à-dire qu’on suppose dérangés psychiquement et/ou physiquement par un esprit identifié de façon globale comme « vent » ( guât ) . La transe est censée forcer l’esprit à se manifester, afin de pacifier celui-ci au moins pour un certain temps, grâce aux dons que le rituel lui présente (musique, encens, sang de l’animal sacrifié) et à l’action d’un(e) officiant(e) ( khalife , guâti mât ) : par sa transe, l’officiant(e) convoque un « esprit » familier plus fort que l’autre et attire l’intercession de saints protecteurs. La transe est induite et conduite par des mélodies appropriées, constituant un genre musical en soi appelé guâti - damâli ou encore qalandari 3. Elles sont jouées à la viole sorud (et parfois à la double flûte doneli ) soutenue par le bourdon rythmique du luth tanburag . La plupart des airs ont des paroles ou des formules, que le soliste ou ses assistants sont libres de chanter ou non. 

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Cliquez ici pour accéder au guide d’écoute. Images et texte : Jean During. Réalisation : Julien Jugand.

  • 4 Nos translittérations suivent les normes persanes, et sont simplifiées pour les mots et les noms d (...)

4Ce répertoire se décline en deux catégories, souvent confondues, en fonction des esprits concernés : d’une part, les « vents », d’autre part les djinns, aussi désignés comme pari , « fées ». Ces derniers, étant d’obédience musulmane, sont susceptibles d’être adorcisés par l’intercession de quelques saints bien connus. Les airs de la seconde catégorie se jouent également dans une variante simplifiée du le’b , le dhamâl 4 , qui ne s’adresse pas à un patient, mais correspond à une pratique dévotionnelle dans la sphère privée, soit une sorte de dhikr ou «  samâ du commun », pour non-initiés, selon l’ancienne classification soufie. Dans toutes leurs déclinaisons, ces rites sont conduits par un(e) officiant(e) qui doit entrer en transe et stimuler le patient éventuel pour atteindre ce genre d’état. Tout participant peut aussi s’engager dans la transe le moment venu, ce qui correspond au samâ ’ du commun ( avvâm ).

5Nombreux sont les Baloutches qui s’interrogent sur les fondements de ces pratiques. La forme dévotionnelle dhamâl ne leur pose pas problème, mais les formes thérapeutiques soulèvent des doutes : les esprits sont-ils vraiment la cause de l’affliction ; les transes sont-elles réelles ou simplement « excitationnelles » et parfois simulées ; les chamanes ont-ils un réel pouvoir ou trompent-ils les gens avec des mises en scène et des tours de passe-passe (ce qui n’est pas contradictoire) ?

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Cliquez ici pour une vidéo annotée d’une séance rituelle

Images et texte : Jean During. Réalisation : Julien Jugand.

  • 5 D’une manière générale, au Baloutchistan iranien, les séances sont moins lourdes et moins ritualis (...)
  • 7 Il s’agit d’Abdorahmân Surizehi, qui devint par la suite un maître connu et respecté dans les deux (...)

7En 1978, à Sarâvân (Baloutchistan iranien), on arrangea pour moi une séance avec un sujet guâti qui avait été soigné mais avait gardé un contact avec son « esprit 5 ». La performance était très entraînante et le guâti , vite « rempli », en transe ( por ) dansa et s’agita durant près d’une heure de façon spectaculaire en poussant des cris et des gloussements de jubilation. Le lendemain, Abdorahmân, l’un des musiciens 7, vint m’avertir que j’avais été berné, que toute la séance était truquée, parce qu’il avait entendu l’officiant donner ses instructions au possédé : « tu danseras, tu pousseras des cris comme unqalandar, etc., et tout se passera bien ». Pourtant, si Abdorahmân concluait à la supercherie, cette fausse transe procurait au sujet une réelle jouissance. De plus, ce cas pouvait, à mon sens, relever de ce qu’on appelle tawâjûd dans le soufisme classique, c’est à dire d’un « effort pour provoquer l’extase ( wajd ) » en en manifestant les signes, notamment par le mouvement. La technique est admise pour les novices, mais elle présente des risques : « à vouloir imiter [le samâ’ ] sans comprendre, avertit Hallâj ( ix e  s.), on attire sur soi une commotion, on s’expose à l’épreuve, on rend les rênes à une suggestion de délectation, on est comme celui qui se tue de sa propre main » (Massignon 1975 [1922] : 796).

8Le cas évoqué plus haut relève de ce type de délectation, mais un autre motif de réprobation est la duperie qui s’immisce dans ces affaires. Des années plus tard, après avoir participé à un grand nombre de séances, Abdorahmân affirmait pouvoir si bien simuler la transe que personne ne la mettrait en doute. Il avait vu beaucoup de choses au cours des séances dans lesquelles il jouait, notamment à Karachi avec son maître Karimbaksh et expliquait le phénomène guâti-damâli en termes psychosociologiques :

  • 8 Frapper le patient pour faire sortir le djinn est une pratique courante des exorcistes de toute or (...)
  • 9 La proportion serait plutôt d’un homme pour trois ou quatre femmes.
  • 10 Leurs services sont assez coûteux, alors que leur confrères tadjiks et ouzbeks exercent sans réell (...)

9« Mon père et moi, en tant que musiciens, avons été impliqués dans ces affaires. Ce qui existe est un fait, mais pour que les gens ne se fassent pas berner, il faut dire la vérité. Voilà comment cela se passe : dans un milieu qui croit aux guât s, quelqu’un tombe malade ; les voisins viennent lui rendre visite et disent tous : “il a un guât ” ! Alors le pauvre malade est persuadé qu’il a un guât , et se dit que s’il entre en transe, le guât partira. Comme dit le proverbe, “s’il y a beaucoup de sages-femmes, le bébé aura la tête de travers”. Le malade est persuadé qu’il doit entrer en transe, il y croit, et s’il a de la chance, ça marchera. J’ai vu un khalife qui s’approchait de la patiente et qui la menaçait de son bâton 8 en disant : “entre en transe, sinon je te frappe !” Evidemment, elle a dansé et tout le monde était certain qu’elle était en transe. [...] Sur cent guâti s, il y a un seul homme 9. La raison en est que la femme ici est comme en cage : elle subit la pression de son père, de ses frères, de son mari ; elle devient névrosée ( ravâni ) et finit par tomber malade. Tout cela ne relève pas des exorcismes des mollâs ou de l’art du médecin. À une époque, j’étais contre, mais j’ai compris que la société était responsable de l’existence de ces maux et de ces remèdes. Je suis convaincu que lekhalife joue également un rôle efficace. D’abord, il faut bien avoir un métier10, ensuite ça rend service. Puisque les gens se persuadent qu’ils sont envoûtés, il faut bien un remède. »

« État de transe ».

« État de transe ».

Photo : Jean During.

10Les musiciens sont les mieux placés pour mettre en doute l’authenticité de ces croyances et pratiques, car ils voient tout ce qui se passe en coulisse. ‘Ali Mohammad Baluch († 2016), un grand maître du sorud , affirmait lui aussi n’avoir jamais rencontré un seul khalife qui ne fût un charlatan. Il en va de même du maître d’Abdorahmân, Karimbaksh Nuri, qui écrivait et propageait des pamphlets en vers pour discréditer les khalife s. Paradoxalement, cela ne l’empêchait pas de jouer dans leurs séances et d’être très sollicité pour sa connaissance étendue et précise du répertoire et des modalités du rituel. Karimbaksh admettait cependant quelques rares exceptions. Ainsi, en 1996, il m’introduisit auprès d’un fameux khalife de Karachi, du nom de Mowlânâ Shek, dont il disait avoir fréquemment constaté les pouvoirs au cours des séances qu’il conduisait en tant que sorudiste. Les propos de ce chamane éclairaient disait-il son monde intérieur, son initiation et sa représentation des forces invisibles en jeu dans les pratiques curatives et de l’action des mélodies. Malgré le scepticisme que lui inspiraient les khalife s en général, Karimbaksh tenait celui-ci pour authentique, puissant et efficace.

L’efficacité de la musique et l’effet dévotion

  • 11 Certains khalife s pratiquent plus ou moins le chant, mais le jeu sophistiqué du (...)

11Les musiciens n’entrent jamais en transe ; ils n’ont pas de guât , pari , djinn ou autre 11, mais avouent que la musique les plonge parfois dans des états particuliers. Certains distinguent clairement l’« ivresse de passion » ( ‘eshqi masti ) ou « d’enthousiasme » ( showq ), de l’ivresse due aux esprits ( guâti masti ). Le premier état s’apparenterait à une sorte de connexion, comme celle des qalandar ou autres derviches, tandis que le second relèverait de la possession.

  • 12 Dâru avait lui aussi des aïeux africains. Les descendants de serviteurs originaires de Tanzanie so (...)
  • 13 Les mélodies ne sont pas des devises attirant tel ou tel esprit portant un nom, sauf s’il s’agit d (...)

12Le son de la viole, la battue subtile du luth, la variation infinie des ritournelles induisent souvent des états particuliers. Comme le remarque Abdorahmân : « Je ne crois pas que les khalife s aient affaire avec les djinns. Il est vrai que certains sont sincères et y croient, mais à mon avis, c’est la musique qui les amène à ces états de transe, pas les djinns. » De quelle musique s’agit-il, et quel est son rôle ? Les maîtres expérimentés distinguent les airs ( sâz, zimol ) destinés aux guât s de ceux des esprits disons musulmans ( pari , « fées » ; cheikhs, « âmes des saints »). Le répertoire guâti aurait été mis au point par le khalife Adam, d’origine africaine, en collaboration avec un sorudiste du nom de Dâru 12. La différence entre les deux répertoires n’est pas seulement affaire de convention mais aussi de style : les mélodies damâli sont toniques et viriles, avec une touche de dhikr , tandis que les mélodies guâti s sont douces, féminines et sans connotation musulmane, ce qui va de soi puisque les guât s sont dits « païens », originaires d’Afrique, voire « hindu 13 ».

  • 14 Che tadbir  : « Quel remède, ô musulman, je ne me connais pas moi-même. Je ne suis (...)
  • 15 La proximité et même le contact physique sont possibles entre hommes et femmes en état de transe. (...)

13Chaque sujet, y compris le khalife , n’entre en transe que sur certaines mélodies particulières, que l’instrumentiste connaît généralement d’avance, faute de quoi il les essaie une à une. Par exemple, Mowlânâ Shek explique qu’il entre en « ébullition » avec un air rapporté sur des vers soufis de Rûmi 14, et qu’une fois dans cet état, n’importe quel air lui convient. Ainsi, au milieu d’une séance de type guâti , le sorudiste joua quelques thèmes de chanson, et quand je lui en demandai la raison, il répondit qu’hormis lui et moi, personne dans l’assemblée ne faisait la différence. Cependant, il les joua lorsque la transe fut bien installée, et touchait plusieurs femmes à la fois. Au cours de cette même soirée, le sérieux khalife Mowlânâ Shek dansa dans le cercle des femmes 15, puis en sortit un moment en se trémoussant et lança gaiement à quelques invités : « on s’amuse bien, ici ». D’où la pertinence du terme générique le’b (« divertissement »).

14Selon ce khalife , sans musique, il est aussi possible de chasser l’« esprit » affectant une personne. C’est d’ailleurs ce que font certains soufis ou mollâs initiés, par des prières, bénédictions et autres talismans. « La musique, dit-il, c’est pour l’enthousiasme ( ‘eshq , « la passion »), et il y a des cas où le malade n’est pas en transe ; on lui administre juste un massage, et après il va mieux ».

15Cependant, lorsque des paroles sont attachées à une mélodie, elles lui donnent clairement une tonalité dévotionnelle qui devient effective en y mettant une intention. Aussi faut-il, dans ce genre de rituels, d’une façon générale, comme l’a montré Benjamin Koen (2008), tenir compte de l’effet global de dévotion qui conjugue son efficacité avec celle de l’émotion musicale. Ces deux effets, l’un vertical et l’autre horizontal, sont à la fois individuels et collectifs : la prière et les invocations se font en commun et la musique est partagée et interactive, tout comme le repas rituel ( nazr , qorbâni ) ; mais d’un côté, un officiant engage son pouvoir personnel, et de l’autre, c’est un soliste qualifié qui conduit la séance. C’est le cas de nombreux rituels dans le monde musulman.

  • 16 Probablement pour préparer un repas communiel ( nazr ) après le samâ (...)
  • 17 D’où les versets coraniques de protection contre les sorciers « qui soufflent sur les nœuds » (sou (...)

16Dans les séances de dhikr de certaines confréries, on prie brièvement pour la santé de tous ou de certains en particulier, et parfois tout le dhikr peut être mené dans l’intention d’obtenir une guérison pour une personne qui n’est pas présente. Il ne s’agit donc pas de « thérapie par la musique » : c’est l’effet de dévotion qui intervient ici, soutenu par des formes vocales et rythmiques élémentaires qui en intensifient la ferveur. Ibn Battûta rapporta un de ces cas dans ses récits de voyages au xiv e  siècle. Le sultan, dont le fils était à l’agonie, envoya un émissaire « accompagné de musiciens avec leurs instruments » et apportant de l’argent et des victuailles 16. Celui-ci dit à Ibn Battûta et à ses compagnons : « faites de la musique afin que les derviches dansent et qu’ils prient pour le fils du sultan » (Battûta 1968, II : 34). Par leur ferveur, les derviches en ébullition développent un charisme ( niru-ye tasarrof ) qui donne une efficacité à leur prière en vertu de leur connexion avec la sphère invisible ( ‘âlam-e gheyb ) et de la force de leur union ( hemmat-e jam’ ) . Associés aux vertus cathartiques de la musique, ces principes sous-tendent un rite de guérison comme le le’b guâti-damâli et son répertoire qalandari . Une fois sa transe apaisée, mais toujours dans un état second, le khalife est souvent consulté par des personnes assistant passivement à la cérémonie, sur des problèmes de leur vie quotidienne. Il est censé donner des conseils avisés et dénouer les nœuds. D’ailleurs, pour ce faire, il souffle sur des fils que le consultant devra nouer à son poignet 17.

17Le tableau suivant propose un récapitulatif des types d’état induits par les différentes pratiques musicales et rituelles évoquées dans ces pages, ainsi que quelques caractéristiques de ces pratiques.

musique séculaire Coran chant de dévotion samâ soufi /dhamâl / dhikr dhamâl /qalandari baloutche guâti-damâli baloutche guâtibaluch
émotion X X X X X X X
agitation / tawâjûd (X) X X X X
vertus thérapeutiques (X) X X X X X
offrande /repas ( nazr , qorbâni ) (X) X X X
connexion / inspiration X X X X X
transe excitationnelle ( tawâjûd ) X X X X
transe mystique /extase ( wajd ) X X
intervention d’esprits X X
propriétés conjuratoires X X (X)
possession et adorcisme X

L’oreille islamiste

18L’impact émotionnel de la musique dans les cultures musulmanes suscite depuis des siècles des commentaires et des débats sur différents registres, aboutissant à des prises de positions légiférantes ou moralisantes. Celles-ci ne concernent pas la musique même, mais plutôt son usage et sa réception. On s’en tiendra ici à des éléments qui contribuent à la compréhension des pratiques rituelles discutées plus haut. Plus particulièrement, il s’agira de situer les effets du le’b et des rites apparentés par rapport à ceux du samâ soufi, du point de vue des légistes ainsi que des mystiques.

  • 18 Said 2012 et Pieslak 2015. Du point de vue de l’intégrisme islamique, les musiques militaires, et (...)

19Le blâme, les limitations ou les proscriptions dont la musique est l’objet de la part de religieux musulmans professionnels et de leurs zélotes sont bien connus. On ne démêlera pas ici les voix des différentes écoles juridiques (les cinq grands mazhab ) qui s’enchevêtrent en un subtil contrepoint casuistique, avec ses consonances, divergences et parallélismes. On notera que dans ce débat, non seulement l’extension de la musique n’est pas définie clairement, mais que les chants, les rythmes et certains instruments font partie de l’arsenal de l’islamisme radical et conquérant 18. De plus, les opinions des juristes varient considérablement en fonction de leur obédience, du temps, des mœurs et du contexte. De tonalité puritaine, elles visent essentiellement certains aspects sensuels et excitants du plaisir musical, souvent mêlé à d’autres éléments. C’est toutefois sous un autre angle que l’ayatollah Khomeyni lança en 1979 sa diatribe sur la musique :

« Parmi les choses qui engourdissent le cerveau de notre jeunesse, il y a la musique. [...] La musique est une chose qui, bien entendu, est plaisante pour chacun de par ses sens naturels ( bar hess-e tab’ ; cependant elle écarte l’homme du sérieux et le transforme en une créature futile et vaine. [...] Le jeune qui passe son temps à la musique devient totalement inconscient des problèmes de l’existence et des problèmes sérieux, comme cela se passe avec l’accoutumance aux drogues. [...] La musique affecte la pensée de l’homme de telle sorte qu’il ne peut plus penser que dans ce contexte dépravé ( shahvat ) et à toutes ces autres choses liées à la musique. [...] Il ne faut pas que l’institution de la radio-télévision diffuse dix heures par jour de la musique, et que notre jeunesse forte en subisse un affaiblissement. La musique n’est pas différente de l’opium. L’opium apporte une sorte de fatigue et d’apathie, et la musique de même. » (Adelkha 1991 :23)

  • 19 Cette fatwâ est calquée sur des arrêtés de jurisprudence remontant au moins à un mi (...)
  • 20 Témoignage personnel. On a parfois vu des mollâs assister à des concerts entiers de musique tradit (...)

20Cette semonce, qui visait surtout une station de radio en particulier diffusant principalement de la musique légère, eut un impact négatif sur beaucoup de genres musicaux dans l’espace iranien. Cependant, en 1989, une véritable décision juridique ( fatwâ ) renversa la situation. En réponse à une question habilement formulée, Khomeyni statua positivement sur le commerce des instruments, signifiant que la musique en général était licite 19. Tout le clergé suivit. En décembre 2016, l’ayatollah ‘Erâqi, devant un vaste public et une centaine de religieux de nations différentes, affirmait la valeur et même le besoin vital de la musique pour l’homme 20.

21Il s’appuyait sur des découvertes cosmologiques récentes, à l’instar des Anciens qui légitimaient la musique par l’harmonie des sphères. Un des enjeux de ce discours était de contrer les rigoristes chiites, et surtout les intégristes sunnites de type taliban. Un autre argument souvent avancé fut celui des vertus thérapeutiques de la musique.

  • 21 Qâderi kurdes, Naqshbandi Mojadad du Khorasan, Mâled baloutches.

22En 1994, le hojjat ol-eslâm Zamm, un haut dignitaire à la tête de l’institut des Arts, finançait un festival d’un mois, consacré aux musiques régionales du pays. Les captations vidéo, très professionnelles, montraient des mollâs au premier rang, assistant à des cérémonies performées sur scène par des derviches en extase 21, ainsi que par des khalife s guâti qui hors contexte jouaient leur transe. Le plus surprenant fut la performance d’une officiante des cultes zâr et nobân , dont le chant, soutenu par la harpe et les percussions, faisait frissonner de transes peu orthodoxes les femmes qui l’entouraient. Pour justifier ces pratiques païennes teintées de religion, une docte introduction les mettait sur le compte des usages thérapeutiques de la musique, prônés par la médecine traditionnelle. Alors que les musiciens baloutches discréditaient les khalife s, les mollâs iraniens les cautionnaient donc implicitement en autorisant les musiques curatives.

Propriétés intrinsèques et machines à son

  • 22 Ces spéculations culminent au xvii e  siècle, puis disparaissent des traités (...)
  • 23 L’ angalyun (ou plutôt arghanûn ) est l’antique orgue hydraulique des (...)
  • 24 Dédié au prince moghol Dârâ Shokuh, ce traité de médecine consacre un long chapitre à la musique e (...)

23De fait, de longue date, dans certains hôpitaux du Levant et de Perse, on soulageait les patients grâce à des musiques douces aux mêmes vertus lénifiantes que Khomeyni proscrivait pour une jeunesse saine. À partir de la quadripartition des humeurs et des structures musicales d’al-Kindi ( viii e  siècle), les savants élaborèrent au fil des siècles des tables de correspondances entre les modes musicaux d’une part (parfois les timbres et les rythmes), et d’autre part les humeurs, les tempéraments et pathologies, les heures, les saisons, l’horoscope, et même les ethnies et les professions 22. Des traités anciens affirment qu’en se conformant à ces correspondances, des mélodies judicieusement prescrites pouvaient soigner tous les maux. Le soufi Hojveri ( xi e  s.) mentionne l’ angalyun , instrument destiné à cet usage dans les hôpitaux de Rûm (Hujwîrî 1976 : 407) 23. On lit ailleurs que les médecins byzantins avaient conçu une machine musicale qui pouvait soigner diverses maladies, et même tuer le patient si on l’exposait trop longtemps à des vibrations intenses (Shirâzi 1646)24. L’idée du pouvoir substantiel des sons et plus particulièrement de leurs rapports de fréquences (les intervalles entre les notes), sans considération de leur mise en œuvre musicale, a suscité des spéculations thérapeutiques : tel mode mélodique ( maqâm ) soignerait les palpitations, tel autre la fièvre ou la migraine, etc.

24Ce mythe a la vie longue. Un récit du « mage » Georges Gurdjieff, qui s’insère dans sa quête d’une « musique objective », fait écho à d’antiques doctrines orientales et grecques sur le pouvoir intrinsèque des sons. En haute Boukharie, l’auteur fait la connaissance d’un derviche qui expérimente l’effet des vibrations acoustiques sur les plantes, les animaux et les hommes . Dans son laboratoire bien équipé se trouve un piano qu’il accorde d’une façon dont lui seul a le secret, et sur lequel il répète obstinément une séquence de notes, jusqu’à ce que le compagnon de l’auteur manifeste des signes de malaise, puis de douleur. Le derviche constate, comme il l’attendait, que la ritournelle a provoqué la poussée d’un méchant furoncle sur la cuisse de ce dernier, puis se remet au piano pour jouer une autre séquence qui efface toute trace de furoncle. On notera que ni lui ni l’auteur ne sont affectés par les vibrations. À propos de l’ angalyun mentionné plus haut, Hojveri précise que si le malade était forcé à écouter trop longtemps, il en mourrait, mais que les médecins en revanche, n’étaient pas affectés « car [l’ angalyun ] est en consonance avec leurs tempéraments » (Hujwîrî : 407).

Une arme offensive et défensive

  • 26 La trompe ou corne fait partie de l’attirail des derviches gyrovagues.
  • 27 Minorsky 1921 : 235, citant Joukovsky (1887). A. de Gobineau, plusieurs orientalistes et nous-même (...)

25La même idée sous-tend nombre de rumeurs qui font état du pouvoir de certains airs ou même d’instruments. Il y a un siècle, une trompe 26 magique gardée par un groupe de derviches kurdes yârsâni (région de Sahne) était supposée causer des morts dans la direction visée lorsqu’on soufflait dedans, une propriété qu’un saint y avait insufflée. Dans le répertoire d’hymnes mystiques ( dhikr , sarband , kalâm ) du même groupe religieux, un refrain évoquant la précarité de ce bas monde était entonné à l’occasion des deuils, mais la mort frappait, disait-on, dans les environs proches s’il était chanté en dehors de ces circonstances. Les derviches étaient à tel point convaincus de son efficacité qu’ils insistaient auprès de leur maître pour le chanter en chœur afin d’anéantir leurs persécuteurs. L’idée qu’une performance de dhikr puisse devenir une arme offensive est la contrepartie logique de ses vertus protectrices qui sous-tendent bien des pratiques. Au sujet des Yârsân, on rapporte que lors de l’expédition d’un régiment kurde gurân au Khorâsân, quelques derviches accomplissaient le dhikr tandis que les autres avaient placé dans le cercle constitué un objet personnel symbolisant leur présence. Le cercle une fois fermé, tout ce qu’il contenait était protégé. Ainsi les combattants étaient eux aussi protégés et « les balles ennemies tombaient autour d’eux sans leur faire de mal 27 ». Les armées ottomanes enrôlaient elles aussi des équipes de derviches en charge du dhikr et des litanies ( verd ) à l’écart des combats.

26Moins ésotériques, les chants de guerre sont une puissante arme morale. De la Turquie à l’Hindoustan, le kiosque militaire naqara khâne était une pièce maîtresse de l’arsenal dont la capture par l’ennemi était plus humiliante que la perte d’une bataille. Des chroniques rapportées par Sabine Trebinjac (1997 : 235-236) font état d’espionnage musicologique pratiqué par les Han en terres barbares de l’Ouest, afin de dérober les chants de guerre. Lorsque leurs armées respectives se trouvaient face à face, les Han confondaient les Barbares, contre lesquels se retournait l’effet de leurs propres chants de guerre. Des chroniques rapportent que le sultan ottoman, après avoir entendu une troupe de musiciens envoyés par François I er pour lui plaire, leur avait interdit de se produire davantage, craignant que les propriétés « énervantes » de leurs mélodies et rythmes n’affaiblissent le moral de ses troupes (Wright 2011).

  • 28 Communication personnelle. Le dromadaire faisait tourner une noria, ce qui rend l’anecdote plus pa (...)

27En Tunisie, la nouba Nawâ est supposée porter malheur : c’est pourquoi elle est moins souvent jouée que les autres. Des anecdotes étayent ces rumeurs. L’ethnomusicologue Mahmud Guettat raconte avoir vu un dromadaire pleurer abondamment, de façon tout à fait inhabituelle et pathétique en entendant l’orchestre du café où il était attaché interpréter cette nouba 28. En Transoxiane, on dit que le maqâm ‘Irâq a des propriétés similaires, mais qu’il est possible de les neutraliser en chantant son prélude sur un texte religieux. Un musicien turc nous confiait son appréhension à jouer des suites dans le makam chahârgâh, après avoir constaté de tragiques coïncidences.

28Le maître de chant persan Asgari Farahâni estime également que certaines mélodies attirent les problèmes ( gereftâr ), notamment par le biais de mauvaises dispositions morales :

« Ce n’est pas que je ne désire pas les mettre à la disposition des élèves [...] mais c’est que je redoute de faire quoi que ce soit qui me fasse un jour trembler au fond de mon cercueil. Par exemple, j’ai peur que quelqu’un tombe dans le malheur, qu’une famille soit désunie, ou qu’une vie soit gâchée par le fait qu’il est devenu chanteur à cause de moi. [...] Je crains qu’ils ne tombent dans l’hypocrisie ( riâ ), l’orgueil, la flatterie ( khod namâ’i ) et l’ostentation. » (During 1996 : 347)

29Ces défauts sont souvent relevés, surtout chez les chanteurs, par les moralistes et les religieux musulmans, et sont même appuyés par des hadith s (d’une authenticité toutefois discutée). Le risque d’infatuation mentionné résulte de la fascination du public pour le chant. De plus, sur le plan esthétique, l’affectation, l’ostentation et le désir de séduire l’auditoire sont réputés pour leur faculté à interférer dans l’interprétation et à l’altérer. Mais les réticences de ce maître dépassent le cadre éthique et esthétique, avec des arguments substantialistes sur le pouvoir intrinsèque de certaines mélodies :

  • 29 L’engagement dans la voie des bardes épiques kazakhs (zhirau) présente un risque analogue. L (...)

« Il y a sept degrés dans la musique. L’un d’eux est le pouvoir de subjuguer autrui ( mât ) . [...] C’est pourquoi il n’est pas juste de donner cet art à tout le monde : ils s’en emparent, puis abusent les gens avec, défont les foyers d’autrui, font des mauvaises choses, se détruisent eux-mêmes. Âqâ Ziâ [mon maître] disait : “la musique, comme le sabre de ‘Ali, a deux tranchants : d’un côté, elle détruit tes semblables ; de l’autre, elle te détruit toi-même.” Nous, nous savons quelles mélodies produisent quel effet, mais eux ne le savent pas, ils les chantent et les jouent, et ensuite ils tombent dans les difficultés, les pièges, les filets. [...] Il faut que la personne soit pure et ait le contrôle de soi. Sans cela, s’adonner à la pratique de la musique, c’est comme monter dans une voiture sans frein lancée à grande vitesse. [...] Bien sûr, il ne faut pas généraliser ces principes à toutes les musiques ; ce dont je parle ici, c’est de cet art traditionnel qui peut vous amener très loin 29 . » (During 1996 : 351)

Morts d’extase

  • 30 Shirâzi 1646 : f. 332.

30La bipolarité des effets de la musique est un thème récurrent dans les sources anciennes. L’auteur d’un traité de médecine indo-persan du xvii e  s. déclare : « La musique est une branche de la magie, car si on la joue dans le sens de la maladie, le mal empire, et si on la joue dans le sens contraire, elle guérit 30 ». D’une manière générale, le ravissement esthétique et sensoriel, l’émotion et l’agitation provoqués par les mélodies, les rythmes et les timbres sont mal vus par les moralistes, les bien-pensants, et les religieux. Dans l’ensemble, les mystiques et les soufis valorisent pour leur part l’émotion causée par l’audition mystique ( samâ ), ritualisée ou non. Certains en exaltent les vertus qui opèrent à différents niveaux : sur le corps, le psychisme, l’âme et la progression spirituelle. D’autres sont réservés ou nuancés quant à son utilité et surtout quant aux fondements et à la valeur de l’extase, dont les manifestations ont cependant été un topique de la poésie soufie et un thème de choix pour les miniaturistes. De nos jours encore, les derviches manifestent souvent les mêmes troubles que dépeignent les miniatures persanes et indiennes du xvi e au xviii e  siècle, surtout lorsque la musique est soutenue par un dhikr scandé en commun ( jahri , jali ) selon des schèmes respiratoires. Cependant, la transe, si violente qu’elle se manifeste, ne culmine jamais dans le paroxysme attesté par les sources anciennes : le trépas comme atteinte du but ultime.

Feast of the Dervishes , Afzal, 1615 env.

Feast of the Dervishes      , Afzal, 1615 env.

Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler Gallery, Smithsonian Institution, Washington, D.C.: The Art and History Collection, LTS1995.2.174.2.

31Selon les anciens soufis, au niveau élémentaire ( ‘âmm ), l’agitation provoquée par le samâ était jugée profitable pour les novices en tant que catharsis libératrice des passions et des « démons intérieurs ». Pour les initiés, elle agissait comme un stimulant et comme une forme émotionnelle de dévotion. Selon les grands mystiques (au degré des khâs al-khâs ), la musique était source de dévoilement des mystères, au point que l’extase du samâ’ pouvait culminer en un passage sans retour dans l’au-delà. C’est ce que relatent de nombreuses anecdotes. Interrogeant un cheikh au sujet de la danse mystique, Sohravardi ( xii e  s.) reçoit cette réponse en forme d’allégorie :

« L’âme tend vers la hauteur, à la façon de l’oiseau qui veut s’élancer hors de sa cage. Mais la cage qui est le corps l’en empêche. L’oiseau qui est l’âme fait des efforts et soulève sur place la cage du corps. Si l’oiseau est doué d’une grande vigueur, il brise la cage et s’envole. S’il n’a pas assez de force, il reste en proie à la stupeur et à la détresse, et il fait tourner la cage avec lui. [...] Comme il ne peut pas s’envoler hors de sa cage, il veut emporter la cage avec lui, mais quelque effort qu’il fasse, il ne peut pas la soulever plus haut que d’un empan. [...]. Lorsque les “vrais hommes” s’effondrent sur le sol au milieu du cercle, ils ne se relèvent plus. [...] Maintenant la décision à prendre par la communauté concerne le corps. Parfois on le lave au moment même, parfois à un autre moment. » (Corbin 1976 : 404)

32L’hagiographie de Mowlânâ Rumi ( xiii e  s.), rédigée bien après lui, rapporte entre autres prodiges de nombreux cas de décès durant des samâ’. À Balkh, au temps de Bahâoddin, le père de Rumi, « il n’y avait pas de séance de samâ’ sans qu’un cortège funèbre en sortît » (Aflâki ; Huart 1918-1922, I : 6). Au cours d’un samâ’ , « beaucoup s’évanouirent et il y eut des morts » (Huart 1918-1922, I : 198).

33La transe mystique ne survient pas seulement durant les dhikr ou les samâ’ , mais aussi à l’occasion d’auditions inopinées et de sermons particulièrement éloquents –  s amâ’ signifiant « écoute » de paroles profondes tout autant que de musique. Au cours d’une prédication émouvante, un tombeau se fend et le mort se lève pour réciter la profession de foi avant de se recoucher à nouveau dans son cercueil ; à la vue de ce miracle, « des milliers de créatures s’évanoui[ss]ent et beaucoup rend[ent] l’âme » (Huart 1918-1922, II : 29).

34Lorsqu’il entrait en extase durant les sermons de Bahâoddin, Hoseyn Termezi « plaçait ses deux pieds sur le foyer du brasier, ou tirait de la main des morceaux de charbon allumés, jusqu’à ce que Bahâoddin lui criât : “Retirez-le de l’assemblée pour ne pas troubler notre tranquillité !” » (Huart 1918-1922, I : 56) . Un cas souvent cité est celui d’un jeune homme qui meurt non pas d’extase mais à force de contenir son émotion. Dans le traité de soufisme de Sulami ( x e  s. ; as-Sulami 1362/1983 : 574), on lit l’histoire d’un derviche qui écoute en cachette une esclave chanter un vers pour son maître. Il finit par succomber sous l’effet de la puissance de l’émotion. Le maître le fait enterrer et libère son esclave, puis fait publiquement don de tous ses biens, revêt le froc de derviche et disparaît.

35L’audition de la psalmodie ou cantillation du Coran est également une source d’effets puissants qui ont été l’objet de prises de position. Selon des hadith s, les révélations coraniques étaient le plus souvent de nature acoustique et s’accompagnaient pour le Prophète d’une sensation d’écrasement, surtout au début de sa mission. S’il est représenté toujours voilé, c’est aussi parce qu’il se cachait la face lorsqu’une révélation fondait sur lui. (C’est probablement pour l’imiter, et pas seulement par pudeur que les sujets guâti se couvrent d’un voile lorsque leur transe s’annonce.) Cette expérience peut être considérée comme le prototype de celles de certains sujets réceptifs, écrasés par le Verbe dont la psalmodie intensifie l’impact. Ce genre de traumatisme est parfois relaté lui aussi comme entraînant le trépas du sujet. Ibn Battûta dit avoir vu quelqu’un mourir à l’écoute du Coran et beaucoup d’auteurs ont rapporté des cas semblables (cf. par exemple as-Sulami 1362/1983 : 581).

  • 32 Comme le souligne Clifford Geertz, « ce n’est pas un traité, mais un événement, un acte. Ainsi sa (...)

36Selon le censeur Ibn Taymiyya (1263-1328), l’audition ( samâ’ ) du Coran se distinguait à l’origine par sa retenue mais, probablement avec la diffusion du rite du samâ’ et du dhikr , « chez les Suivants, ont existé des effets de trois types : convulsions et cris, évanouissement et mort » (Michot 1991 : 54). Ibn al-Jawzi ( xii e  s.) nie les cas de mort à l’écoute du Coran et Qushayrî, qui fait autorité dans le soufisme, précise que le Coran ne provoque pas d’agitation mais terrasse le sujet par sa force et sa puissance (al-Qushayrû 1345/1966 : 608) 32. Les positions chiites ne diffèrent pas de celles des sunnites pour ce qui concerne les états de transe, et sont d’autant plus dures que, par définition, le chiisme nie toute légitimité au soufisme. Un adepte interrogea à ce sujet le cinquième imâm (Muhammad Bâqir, † 763) :

« Il existe une catégorie de gens dont certains tombent sans connaissance toutes les fois qu’ils citent quelque chose du Coran. Il te semble que, si tu leur coupais pieds ou mains, ils ne s’en rendraient pas compte. Sa Sainteté l’Imâm dit, étonné : “Gloire à Dieu ! Cela vient de Satan”. » (Molé 1963 : 170-172)

37 A fortiori , le samâ est discrédité sur la foi d’un hadith chiite du ix e siècle :

« On demanda à Sa Sainteté al-Hâdi : “Que faut-il penser des gens qui pratiquent l’audition et la musique, battent des mains, dansent, poussent des cris et tombent sans connaissance ?” Il dit : “Ce sont tous des hypocrites et des trompeurs qui ne font ces choses que pour tromper les hommes, car elles proviennent de Satan.” Comme on objecte que ces réactions sont parfois involontaires, il répond : “Ils croient tromper Dieu et ceux qui croient, et ne trompent qu’eux-mêmes.” » ( Molé 1963 : 169 )

Magie et diableries

  • 33 Une des explications du trouble guâti est justement qu’un(e) pari s’est épri (...)

38Les comportements spectaculaires de transe avec agitation, cris, insensibilité, perte de connaissance, et plus encore les prodiges afférents, sont pour les censeurs de nature diabolique. De l’avis des soufis, Satan s’entend essentiellement comme une métaphore des pulsions intérieures ( shey-e tân , c’est-à-dire « ta propre chose », « ton ça ») que comme un être extérieur. Néanmoins, les interprétations littérales sont également courantes. Hojveri et un autre soufi rapportent une vision du diable et de ses enfants dansant tout nus parmi les derviches réunis dans un samâ’ (Hujwîrî 1976 : 517-518). Plus généralement, dans l’écologie du religieux, les êtres invisibles ont leur place. Un cheikh en témoigne : « alors que je récitais la Parole divine : “Redoute le jour où tu retourneras à Dieu” (II Coran, 281), une voix céleste m’appela : “Ne récite pas si fort car quatre fées ( pari ) sont mortes de la terreur suscitée en elles par ces versets” » (Hujwîrî 1976 : 500). Ces propos évoquent une procédure d’exorcisme courante dans l’islam (et dans le christianisme) : la conjuration énergique à l’aide de paroles saintes pour chasser le démon ou le succube 33 qui trouble une personne (During & Khudôberdiev 2007 : 197-205). Puisque les pari écoutent le Coran (selon des hadith s ; cf. aussi Hujwîrî 1976 : 499), les rites de guérison comme le guâti-damâli (dont les « esprits » sont aussi désignés comme pari ) tirent forcément une part de leur efficacité de la scansion répétitive de formules coraniques ( dhikr s). Mais inversement, certains rites ont moins pour fonction de chasser les esprits que de pactiser avec eux, en les attirant par la musique et en les amadouant au moyen de fumée d’encens, de parfum, du sang d’un animal sacrifié. Lorsque le sujet guâti ou autre se met à « parler en langue », c’est qu’un esprit l’a pris sous son contrôle.

39Si les censeurs peuvent aisément dénoncer des cultes païens plus ou moins islamisés, il leur est plus difficile de condamner les pratiques comme le samâ’, le dhikr ou le dhamâl . Aussi leur seul argument demeure-t-il la non-conformité avec la sunna. L’anecdote suivante rapporte ainsi la condamnation d’un groupe de derviches rifâ’i par Ibn Taymiyya :

« [Ils] voulurent montrer quelques-uns des états auxquels ils parvenaient dans leurs samâ’ . “Ces états, répondit Ibn Taymiyya, sont démoniaques et participent de l’erreur. La plupart sont obtenus par ruse et sont du pur charlatanisme. [...] À supposer même que l’un de ces innovateurs réussisse à entrer dans le feu [après des ablutions drastiques], cela ne prouverait rien. L’état dans lequel il se trouverait serait comparable aux états de l’Antéchrist qui sont contraires à la sunna , quand bien même lui-même la suivrait”. » (rapporté par Ibn Kathir ; Michot 1991 : 30)

40 A fortiori , Ibn Taymiyya s’en prend à des pratiques suspectes d’hérésie, et nomme expressément les Zutt :

« Il y a une sorte de Tsiganes (Z utt ) parmi lesquels un individu, appelé “l’Orant”, est possédé par les démons, pénètre dans le feu, vole dans l’air et accomplit des choses plus fortes encore que ce qu’accomplissent ces gens, d’ignobles Tsiganes. [...] Nous avons eu une expérience directe d’affaires de cette sorte qu’il serait long de décrire. [...] Leurs samâ’ constituent des actes d’adoration innovés et relevant de l’associationnisme, démoniaques et philosophiques, qui attirent les démons. » ( Michot 1991 : 84-85)

41Ces propos virulents nous ramènent au point de départ : les Zutt sont les Jatt du Makrân, une ethnie nomade intégrée à la nation baloutche, qui de nos jours encore pratiquent le le’b décrit plus haut, mais sans toutefois réaliser des exploits que les censeurs pourraient anathémiser.

*

42Le développement de la civilisation urbaine tend à reléguer la transe aux marges de la société et de la culture. La pure audition musicale soufie, le samâ’ « passif » (mais avec un dhikr intérieur) est devenue rare, ou s’est cérémonialisée de façon à inhiber les comportements jugés incongrus. C’est seulement à travers la pratique du dhikr vocal, lequel engage les participants dans le rythme et le mouvement, que surviennent des états de commotion ou d’exaltation générant des charismes. Les imprécations d’Ibn Taymiyya, qui visent le dervichisme en général, ne trouvent guère d’écho que pour les salafistes, les wahabites et autres talibans hostiles à la musique. Néanmoins, pour bon nombre de musulmans, pratiquants ou non, soufis ou libres penseurs, les états en question, dans toutes leurs déclinaisons, suscitent la condescendance ou le doute et ce, malgré leur revalorisation dans les médias. De l’avis des Baloutches, les personnes jouissant d’une position solide dans la société grâce à leur situation matérielle ou à leur zèle en matière de pratique religieuse ne risquent guère de pâtir de l’emprise d’un esprit nuisible. On note aussi qu’en général, elles sont peu sujettes aux transports émotionnels causés par la musique. A priori , celui ou celle qui en vient à consulter un khalife en dernier recours, après avoir essayé les remèdes conventionnels, est déjà en mauvaise posture. Si le diagnostic désigne un prédateur invisible, sa situation s’aggrave, et en finalité, entrer en transe pour le compte d’un vulgaire esprit est quelque peu dégradant aux yeux de ses semblables.

43Cependant, la cure est aussi un processus de remontée : dans les cas de guérison de pathologies graves, elle peut aboutir à un retournement où le (la) patient(e), au terme d’une initiation, devient khalife ou guâti mât (mère guâti ). Dans une perspective jungienne de la psychologie des profondeurs, des rites comme le le’b et le «  samâ ’ du commun » agiraient non seulement par leurs vertus cathartiques et énergétiques, mais aussi comme une libération des pulsions religieuses refoulées par un islam rigoureux – ce qui est particulièrement le cas pour les femmes, largement majoritaires parmi les guâti . Le problème est alors, comme nous le disait un mollâ exorciste ouzbek, que le patient n’est jamais lâché par le ou les esprits, et doit prendre un “abonnement à vie” au rituel correspondant. Quoi qu’il en soit, le le’b est bien d’un bout à l’autre une cure religieuse où la musique, même sans paroles, invoque des saints et des noms divins, sauf parfois vers la fin, où quelque esprit non-musulman est éventuellement convoqué à l’aide d’une mélodie spécifique. Par leur forme ritournellique et obsessionnelle, ces mélodies fonctionnent comme des dhikr s et sont parfois qualifiées ainsi. Les khalife s, de même que les musiciens, sont fréquemment d’obédience zikri, une secte baloutche en marge de l’islam, qui pratique le dhikr plutôt que la prière rituelle ( namâz ). Mais à la différence du dhikr , ces mélodies peuvent être traitées avec un art consommé et jouées volontiers pour le simple plaisir des auditeurs – en veillant toutefois à ce que ne se trouve pas parmi eux une personne tentée par l’appel de quelque esprit insidieux.

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Notes

1 Sur le samâ’ d’après les sources anciennes, cf. During 1988.

2 Le même signifiant s’applique en langue turcique à la séance chamanique ( oyun ).

3 Qalandaret malang peuvent se traduire par « derviche » plutôt que par « soufi ». Le qualificatif deshiki, c’est à dire cheikh (soufi), est parfois utilisé.

4 Nos translittérations suivent les normes persanes, et sont simplifiées pour les mots et les noms d’auteurs arabes. En Inde et au Pakistan, dhamâl est un « concert spirituel » ( samâ’ ) où se combinent le chant et les litanies répétitives ( dhikr ) soutenus par des percussions et parfois par un hautbois. Il se pratique dans un lieu saint largement ouvert à un public de derviches, de dévots et de badauds – autant de traits qui contrastent avec le riteguâti-damâli. On notera aussi que dans la forme authentique de ce rite, lesorud et letanburag n’admettent pas d’instrument de percussion.

5 D’une manière générale, au Baloutchistan iranien, les séances sont moins lourdes et moins ritualisées que celles de la région de Karachi. Dans ce cas, il s’agissait simplement d’un dhamâl.

6 On l’entend dans During 1992, II : piste 7.

7 Il s’agit d’Abdorahmân Surizehi, qui devint par la suite un maître connu et respecté dans les deux Baloutchistan(s).

8 Frapper le patient pour faire sortir le djinn est une pratique courante des exorcistes de toute origine. Mais ici, la sommation semble s’adresser à la personne, non au guât .

9 La proportion serait plutôt d’un homme pour trois ou quatre femmes.

10 Leurs services sont assez coûteux, alors que leur confrères tadjiks et ouzbeks exercent sans réelle rémunération, comme un devoir auquel il ne peuvent se soustraire. Les musiciens sont eux aussi rémunérés, et certains sont des professionnels très estimés.

11 Certains khalife s pratiquent plus ou moins le chant, mais le jeu sophistiqué du sorud n’est accessible qu’aux professionnels. On m’a cependant cité le cas d’un khalife qui jouait aussi du sorud , mais quand il devenait mast , son jeu s’embrouillait complètement et il fallait lui enlever l’instrument des mains. Comme le khalife baloutche a accès par des états paranormaux au monde des esprits, et opère à ce niveau, il est justifié de le nommer chamane.

12 Dâru avait lui aussi des aïeux africains. Les descendants de serviteurs originaires de Tanzanie sont appelés Shidi. Sur les éléments africains dans le le’b guâti , et pour une description d’une séance donnée par une famille baloutche d’ascendance africaine, cf. During 1997.

13 Les mélodies ne sont pas des devises attirant tel ou tel esprit portant un nom, sauf s’il s’agit d’esprits africains comme Yâvara, Damseydo, Bambasa, Kongo, qui sont des guât s légers.

14 Che tadbir  : « Quel remède, ô musulman, je ne me connais pas moi-même. Je ne suis ni chrétien ni juif, ni guèbre ni musulman ». Il s’agit d’un rare cas où les paroles implicites sont des vers classiques persans, qui de plus n’ont aucun caractère dévotionnel, ce qui correspond à la nette composante dervichique de l’initiation de ce khalife .

15 La proximité et même le contact physique sont possibles entre hommes et femmes en état de transe.

16 Probablement pour préparer un repas communiel ( nazr ) après le samâ .

17 D’où les versets coraniques de protection contre les sorciers « qui soufflent sur les nœuds » (sourate 113).

18 Said 2012 et Pieslak 2015. Du point de vue de l’intégrisme islamique, les musiques militaires, et a fortiori les chants, sont licites. L’embrigadement peut donc se faire par le chant, à l’instar de l’exhortation au hajj .

19 Cette fatwâ est calquée sur des arrêtés de jurisprudence remontant au moins à un millénaire. Hojveri note en effet que « les théologiens conviennent qu’il est permis d’écouter des instruments de musique s’ils ne sont pas utilisés pour la déviation et si l’esprit n’est pas enclin à la dépravation par son écoute » (Hujwîrî 1976 : 506). L’association de la musique à la dépravation était et est encore le principal argument des censeurs, qui peuvent s’appuyer sur ce hadith (cependant contesté) : « Certains de ces gens passeront la nuit en agapes, beuveries et débauche ( lahw ), si bien que le matin ils seront métamorphosés en singes et en cochons [...] et Dieu leur enverra le vent de la désolation qui détruisit les ‘Âd pour leur usure cupide, leur entretien de courtisanes chanteuses, leurs vêtements de soie et leur consanguinité » (Robson 1938 : 20).

20 Témoignage personnel. On a parfois vu des mollâs assister à des concerts entiers de musique traditionnelle, et même le président et ayatollah Khâtami durant son mandat.

21 Qâderi kurdes, Naqshbandi Mojadad du Khorasan, Mâled baloutches.

22 Ces spéculations culminent au xvii e  siècle, puis disparaissent des traités musicaux. Cf. During 2015.

23 L’ angalyun (ou plutôt arghanûn ) est l’antique orgue hydraulique des Byzantins, soit une machine à son fabuleuse souvent évoquée dans les mythes musicaux de la culture musulmane.

24 Dédié au prince moghol Dârâ Shokuh, ce traité de médecine consacre un long chapitre à la musique et à ses applications (ou propriétés) thérapeutiques. C’est probablement sur le modèle de l’orgue thérapeutique que l’auteur rapporte l’anecdote suivante : « Entre deux chefs de tribu survint une forte animosité. Un médecin, pour trouver un remède, conçut un instrument et réunit les deux ennemis face à face dans une assemblée, leur donnant du vin pour que l’effet de leur colère se manifeste. Puis le médecin se mit à jouer de son instrument. En entendant la musique, tous deux se mirent à pleurer, et s’embrassèrent en faisant la paix. » (Shirâzi 1646 : f. 331).

25 Gurdjieff 1976, II : 355 sqq . Au sein de cet ouvrage fantasmagorique, le chapitre 41 fait illusion par son apparence réaliste.

26 La trompe ou corne fait partie de l’attirail des derviches gyrovagues.

27 Minorsky 1921 : 235, citant Joukovsky (1887). A. de Gobineau, plusieurs orientalistes et nous-même avons témoigné des prodiges survenant lors des zikr s ( jam’ ) de la communauté Ahl-e haqq (Yârsân), prodiges de nature quelque peu différente et non démonstrative des exploits fakiriques des Qâderi et Rifâ’i.

28 Communication personnelle. Le dromadaire faisait tourner une noria, ce qui rend l’anecdote plus pathétique. C’est par ailleurs un fait connu que les dromadaires versent parfois une larme, mais cette fois il pleura si abondamment que tous les témoins en parlèrent pendant longtemps.

29 L’engagement dans la voie des bardes épiques kazakhs (zhirau) présente un risque analogue. L’un d’eux met en garde son élève : « This is a sacred art, if you do not cherish this tradition, continue it and transmit your knowledge to the next generation, then the spirit patron will destroy your life and it will be accompanied with bad luck » (Baibosynova 2016 : 69).

30 Shirâzi 1646 : f. 332.

31 Hojveri (1976 p.124) et Aflâki (Huart 1918-1922, I : 56) relatent un fait semblable lors d’une audition du Coran. Ce genre de phénomène remonte aux « enthousiastes » ou théophores mentionnés par Jamblique (1966 :104-106). Un khalife baloutche posait son pied sur des braises avant de l’appuyer sur le ventre du patient.

32 Comme le souligne Clifford Geertz, « ce n’est pas un traité, mais un événement, un acte. Ainsi sa récitation est la réaffirmation de cet événement, et chaque lecture, ne serait-ce que de quelques vers, est un culte en soi » (Geertz 1966 : 139 [N’est-ce pas plutôt 1986 ?]). En quelque sorte, à travers la récitation du Coran, le croyant entend Dieu qui parle.

33 Une des explications du trouble guâti est justement qu’un(e) pari s’est épris d’une personne.

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Titre « État de transe ».
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Titre Feast of the Dervishes , Afzal, 1615 env.
Crédits Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler Gallery, Smithsonian Institution, Washington, D.C.: The Art and History Collection, LTS1995.2.174.2.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean During, « Diaboli in mûsîqî  »Terrain [En ligne], 68 | 2017, mis en ligne le 17 décembre 2017, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/16389 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.16389

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Auteur

Jean During

CNRS, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (CREM)

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