Jesus is my Nr. 1
Résumés
Au Gabon, dans le monde du hip-hop comme dans le reste de la société, la sorcellerie est omniprésente. En témoigne l’histoire de Jordy, rappeur converti au pentecôtisme et au rap gospel, qui a reconfiguré son rapport à la musique hip-hop en même temps qu’il s’est délivré de la persécution sorcière. Son parcours éclaire les pouvoirs ambivalents conférés au rap dans ce contexte : tantôt maléfique, tantôt désenvoûteur.
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2Au Gabon, dans le hip-hop comme dans le reste de la société, l’univers du « mystique » est omniprésent : on le retrouve dans les textes de rap, mais aussi dans les relations entre rappeurs et dans les parcours de vie des artistes. Selon les témoignages de ces derniers, certains pairs feraient usage de « fétiches » pour réussir ; d’autres deviendraient fous après avoir eu recours à des sortilèges pour parvenir au succès. Dans ce contexte où prévaut le mystique, la musique rap est elle-même devenue un outil important de lutte contre la sorcellerie, revêtant tantôt des pouvoirs bénéfiques de délivrance, tantôt des fonctions mortifères. Les pouvoirs ambivalents que le rap revêt dans ces relations de sorcellerie s’éclairent tout particulièrement à la lumière des trajectoires de vie d’artistes évangéliques et de célébrités du « rap gospel », comme celle du rappeur que j’appellerai ici Jordy.
3Autrefois célèbre pour ses talents declasheur, Jordy est déjà converti au pentecôtisme au moment de notre rencontre : c’est comme un moyen, dit-il, de se libérer de la persécution sorcière. Il relate de quelle façon il a été confronté, depuis son jeune âge, à des pratiques diaboliques et à des intentions néfastes de son entourage : dans sa famille, matrice traditionnelle de la sorcellerie, puis dans le milieu rap, où ses pairs jalousent cette « étoile » qui lui confère son talent de rappeur et sa bonne fortune. Il suspecte aussi les producteurs de fréquenter des loges maléfiques à des fins d’acquisition de pouvoir. Évoluer dans le milieu du rap l’amène à mener une vie nocturne animée, à fréquenter des filles de passage et à consommer des stupéfiants – comportements qui deviennent selon lui la source d’un mal-être à la fois physique et psychologique.
4Au milieu des années 2000, il part au Sénégal pour s’éloigner de ce milieu et de ces dérives, et pour trouver des réponses à sa quête spirituelle. Il y rencontre Roland, avec qui il poursuit son activité de rappeur, et qui devient progressivement comme un « frère ». Cependant, progressivement, cet ami se révèle lui aussi animé d’intentions sorcières : habité par des entités maléfiques, Roland désire en réalité consommer l’« étoile » de Jordy afin de devenir lui-même un grand rappeur :
« Ce qu’il recherchait, c’était mon charisme spirituel. Tu vois cette capacité que j’ai à pouvoir parler ouvertement avec toi, et pour d’autres personnes à pouvoir influencer positivement, évangéliser et diffuser la parole de Jésus. […] Parce que le charisme que j’avais était aussi musical. C’était le potentiel en entier ; et sur l’aspect musical, la personne qui aurait eu ça... Celui qui aurait eu ça en entier, il aurait été disque d’or ! […] Ce charisme-là, cette faculté que Jésus m’a donnée, ce potentiel, c’est ça qu’il voulait m’arracher. Tu sais, il y a beaucoup de gens qu’on trouve fous en route ; soit ils ont fait des pratiques soit on leur a arraché leur charisme spirituel, leur potentiel. » (Jordy, Libreville, décembre 2012)
5Ce moment où Jordy prend conscience de la puissance de son charisme spirituel constitue une véritable charnière dans sa pratique du rap : la musique devient alors un outil pour lutter contre la sorcellerie. Jordy entame une tentative de délivrance de l’entité démoniaque qui habite Roland, en faisant un usage bien particulier de la musique rap :
« Et finalement, je suis allé chez Roland, et j’ai prié toute la nuit. Mais étonnamment, ma prière avait plus d’impact lorsque je priais avec des instrus [instrumentaux] . Roland et moi, on avait l’album de Dr. Dre, “Chronic 2001”. Il y avait que les instrus qui étaient sortis à un moment donné. Et je priais, et à un moment donné j’ai ouvert les rideaux, qui donnaient sur un autre HLM, et sur la route. Et là j’ai vu Roland, qui sortait de je sais pas trop où, la nuit. Et j’ai éteint la musique. Je me suis dit que la prière aurait plus d’impact. Et j’ai dit “Seigneur, délivre-le”. Et il avançait, il avançait plus. Mais étrangement, quand j’ai remis la musique et que je me suis remis à prier, il a commencé à fuir. Il y avait quelqu’un de plus grand que lui. Et je continue de prier et étrangement, les deux ont barré [fui] en courant. » ( ibid. )
- 1 Voir Sandra Fancello, Les aventuriers du pentecôtisme ghanéen. Nation, conversion et délivrance (...)
6Dans ce récit d’exorcisation, le pouvoir des versets chrétiens se conjugue au pouvoir de la musique rap et des instrumentaux de Dr. Dre pour terrasser les démons de Roland. On connaît l’importance de la musique dans les pratiques de délivrance, notamment dans les églises évangéliques : plusieurs études ont montré comment des répertoires musicaux locaux y sont incorporés et modelés pour porter le message d’évangélisation1. Au Gabon, on sait aussi que la musique exerce un rôle central dans les rites initiatiques, notamment pour accompagner les visions ou les possessions. Mais jusque-là, le rap était le plus souvent considéré comme dénué de ces pouvoirs de guérison, et son agentivité dans les relations de sorcellerie avait rarement été interrogée.
7Pourtant, ce sont des instrumentaux de rap que Jordy sollicite dans le dispositif rituel qu’il improvise, afin de terrasser l’esprit diabolique qui ronge son ami. Non converti et peu familier avec les musiques religieuses comme le gospel, il opte dans son rituel pour la musique porteuse de ses affinités et de ses projections identitaires, la musique de Dr. Dre.
8Cet épisode marque une étape importante dans l’ajustement progressif entre la pratique du rap et la conversion religieuse évangélique de Jordy, mais aussi dans la transition entre une pratique du rap dite « maléfique » et un rap bienfaisant. Peu après, en 2006, Jordy revient au Gabon pour s’écarter des dangers que représente Roland et retrouver sa famille. Toujours en quête de réponses religieuses, il est emmené par un parent dans une église pentecôtiste, où il écoute le morceau qu’il qualifie de « plus grandhit de [sa] vie » : « il est le roi des rois ». Il a la révélation de la « vérité » de la parole de Jésus et décide dès lors de transformer son éthique de vie à la lumière des préceptes de l’Église. Il arrête de fumer, de boire, de sortir la nuit, met fin à ses relations amoureuses occasionnelles, se lance dans des activités d’entrepreneur et s’éloigne des scènes rap classiques. Il conjoint alors pratique de la musique et message chrétien, se lançant dans le rap gospel.
9Au Gabon, la catégorie « rap gospel » réunit un petit groupe de rappeurs autodésignés comme des « rappeurs chrétiens », car ils se consacrent exclusivement à la diffusion du message religieux, souvent après avoir été convertis. Ces rappeurs gospel, qui emploient la musique hip-hop comme un outil d’évangélisation et de prêche, s’éloignent souvent des scènes rap pour s’associer avec les musiques chrétiennes contemporaines locales. En termes musicaux, leursbeats sont similaires à ceux du rap classique, mais leurs textes interpellent l’autre profane qu’il s’agit de convaincre des bienfaits de la religion évangélique, avec des titres comme « Porté par les anges », « Espère en lui » ou « L’amour te cherche ». Quant aux postures adoptées par les artistes, elles se distinguent des attitudes masculinistes et offensives employées par les rappeursgangsta. Enfin, leflow est en général moins rude, privilégiant des vocalises R&B.
10En réalité, comme en témoigne le cas de Jordy, la carrière musicale de ces artistes gospel suit de près leur cheminement vers la conversion religieuse. Ainsi, le récit que fait Jordy reprend des schèmes et des étapes-clés qu’on retrouve dans les récits de conversion religieuse : la relecture du passé à la lumière de la conversion, l’image de la persécution sorcière ou encore la combinaison entre délivrance et révélation du charisme spirituel. Toutefois, ce parcours inclut une donnée tierce au binôme que forment conversion et « contre-sorcellerie » : celle de la pratique musicale. Celle-ci fait apparaître des représentations originales des pouvoirs du rap et des transformations de l’imaginaire sorcier dans ce milieu musical : dans le récit de Jordy, les sphères sociales où circule l’imaginaire sorcier ne sont pas liées au contexte familial, mais à un réseau musical où les acteurs entretiennent fréquemment des relations de parenté symbolique. Quand Jordy est victime d’une attaque mystique de la part d’un « frère » rappeur, destinée à dérober son pouvoir « charismatique », son récit reprend pour partie les principes structurants de la sorcellerie familiale, notamment le schème du « frère » sorcier, ici fondé sur des liens d’affinités propres aux solidarités générationnelles entre rappeurs. Les rapports de parenté symbolique tissés autour du rap viennent ainsi se superposer aux mécaniques de la sorcellerie.
11Qui plus est, dans ce récit, charismes spirituel et musical sont toujours entremêlés, si bien que les significations conférées à cette notion dans le milieu rap (dans un sens profane) s’entrecroisent avec les significations qu’elle revêt dans les sciences sociales, chez Weber entre autres (qui les associe au sacré et au lien avec le divin). En effet, avant même que le charisme pentecôtiste de Jordy ne se dévoile, son talent musical apparaît comme un signe avant-coureur de son don, qui lui est directement conféré par Jésus. Ce charisme musical devient ensuite la cible de la convoitise de ses pairs. Le « mauvais » usage de son talent rhétorique pour le rap, pratique « vicieuse », de même que la vie de débauche qu’il mène dans la consommation de stupéfiants et de femmes, sont à l’origine des maux de Jordy, jusqu’à ce qu’il prenne conscience de sa mission religieuse – moment d’inversion de son rapport au rap et à son talent musical. En d’autres termes, son parcours vers la conversion et la pratique de la contre-sorcellerie s’entremêle avec l’évolution de sa pratique et de son rapport à la musique.
12Ce récit de conversion religieuse et de passage au rap gospel éclaire l’une des façons dont le rap s’est adapté à des systèmes symboliques locaux pour exercer une action sur les rapports de sorcellerie. En un sens, la sorcellerie est venue imprégner la pratique musicale et structurer les relations entretenues au sein de la scène rap, tout comme dans le reste de la société. Progressivement, le rap a été doté des mêmes fonctions rituelles et pouvoirs de délivrance qui sont attribués à d’autres pratiques musicales dans le cadre évangélique – c’est le cas du gospel ou des chants de louange. Le parcours de Jordy permet ainsi de comprendre les pouvoirs ambivalents du rap dans le domaine du mystique, tantôt bénéfiques, tantôt mortifères, et la manière dont les usages de la musique s’articulent avec les trajectoires religieuses des artistes.
Documents annexes
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Chila One : Espère en lui
Chila One dans Espère en lui (vidéoclip officiel, Royale Factory, Gabon, 2011).
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Chila One : Popa
Le rappeur chrétien Chila One, dans Popa (vidéoclip officiel, Royale Factory, Gabon, 2015).
Notes
1 Voir Sandra Fancello, Les aventuriers du pentecôtisme ghanéen. Nation, conversion et délivrance en Afrique de l’Ouest , Paris, Karthala éditions / IRD ; Ruy Llera Blanes, « Satan, agent musical. Le pouvoir ambivalent de la musique chez les Tsiganes évangéliques de la péninsule Ibérique », Terrain , n o 50, p. 82-99. Disponible en ligne : terrain.revues.org/9003 [dernier accès, juillet 2017].
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Alice Aterianus-Owanga, « Jesus is my Nr. 1 », Terrain, 68 | 2017, 126-131 .
Référence électronique
Alice Aterianus-Owanga, « Jesus is my Nr. 1 », Terrain [En ligne], 68 | 2017, mis en ligne le 15 novembre 2017, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/16353 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.16353
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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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