Voies de guérison, voix de sorciers
- Cet article est une traduction de :
- Paths of healing, voices of sorcerers [en]
Résumés
Les peuples indigènes d’Amazonie occidentale emploient fréquemment le chant comme une technique de guérison. Cette guérison est toutefois affaire de perspective : dans la mesure où elle implique une riposte contre celui ou celle qui cause la maladie, le bien des uns peut faire le désastre des autres. Pour être en mesure de chanter des chants de guérison puissants, il faut en tout cas connaître aussi le processus inverse.
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- 1 De 2001 à 2006, j’ai travaillé auprès de groupes indigènes variés, principalement chez des Shipibo (...)
- 2 Je préfère le terme espagnol local médico à celui plus commun de chamane. Voir Roberto (...)
2Au cours de mes recherches chez les peuples indigènes de l’ouest du bassin de l’Amazone1, j’ai eu de nombreuses occasions d’assister aux activités de guérisseurs et de sorciers. Quand je suis moi-même tombé malade, deux médicos shipibo – des guérisseurs locaux pratiquant la médecine traditionnelle –, ont accepté de m’aider 2. Trois nuits durant, ils ont organisé chez moi des séances de guérison, découvrant bientôt que mon problème avait été causé par quelqu’un qui m’avait ensorcelé. Ils refusèrent cependant de me dire de qui il s’agissait. La dernière nuit, un air chanté par le plus âgé des médicos provoqua chez moi une grande inquiétude. La mélodie semblait tourbillonner, tourner en rond, chercher, attraper et attacher ; en un sens, elle paraissait malfaisante. De ce que je comprenais des paroles, le chanteur disait « l’avoir eu », il allait « le ligoter » et insinuait d’autres menaces du même ordre. Quelque peu inquiet, je demandai au plus jeune guérisseur, resté silencieux, de m’expliquer ce que son frère était en train de faire. « Le sort, il le renvoie », me répondit-il. Je compris alors que mon guérisseur était simplement devenu la Némésis mortelle d’une autre personne. Segment d’une séquence destinée à me soigner, la performance était dans le même temps le paroxysme d’une attaque de sorcellerie visant celui qui était tenu pour responsable de ma maladie.
3Au début de mon travail auprès des guérisseurs de l’ouest de l’Amazone, je fus surpris par une forme de « perspectivisme social ». On me disait souvent : « Tu as de la chance d’être venu ici, mon oncle est un très bon guérisseur. Là-bas, ils prétendent aussi être des guérisseurs, mais méfie-toi, ce ne sont en fait que des sorciers ! ». De nature curieuse, je ne pus me contenter de le croire et m’aventurai « là-bas », pour y entendre ces mêmes accusations retournées. Si la présence d’un visiteur constitue sans nul doute un apport financier pour l’hôte, il existe une autre explication, bien plus proche de l’ontologie indigène : on considère en effet que maladie, nuisance et guérison forment un équilibre de pouvoirs orchestrés par des personnes et des entités capables d’envoyer au loin objets et êtres magiques. Il peut s’agir d’humains, d’animaux, d’esprits, d’entités de la forêt, de la rivière ou des nuages. C’est en épuisant de telles forces chez des ennemis potentiels – en procédant à des attaques préventives et en évitant les représailles – qu’on peut s’épanouir au mieux au sein de sa propre communauté. La « guérison » est intrinsèquement liée au chant magique et celui qui maîtrise le pouvoir des chants manie donc dans le même temps les forces de la sorcellerie et des sinistres.
- 3 Dale A. Olsen, « Music Alone Can Alter a Shaman’s Consciousness, Which Itself Can Destroy Tape Rec (...)
- 4 Les paroles ne sont pas restituées en totalité et dans l’extrait disponible en annexe, le chanteur (...)
4Il est souvent difficile d’enregistrer de simples chants de sorcellerie. Olsen relate comment un sorcier warao a détruit le magnétophone du chercheur par le chant. D’autres, comme Theodor Koch-Grünberg et plus récemment Lewy3, ont enregistré sans s’en apercevoir des chants identifiés plus tard comme des « chants de tueurs Canaima » par des informateurs compétents. Voici les paroles d’un chant de contre-sorcellerie que j’ai moi-même enregistré 4 :
1 Lebobinzana (espèce de buisson)
2 personne-meráya chante, c’est ce qu’on dit, des chantsikaro :
3 « nanainanai nananainai
4tinkontinkonti tinkontinkonti »
5 Moi, c’est ce qu’on dit, je chante des chantsikaro
6 sur la rivière même du grand métal.
7 Les chantsbewá approchent,
8 et quand ils arrivent,
9 nous commençons tout de suite.
10 Lebobinzana-meráya [dit] :
11 « je suis leyashingo (une plante) »,
12 voici ce que dit lemeráya.
13 Afin de rouler les grandes pierres,
14 la personne roule vers l’avant, […]
17 Les démons (yoshin) se lèvent [sur mon chemin],
18 [mais avec] les pierres aux coins tranchants
19 que j’ai enfilées comme une chemise,
20 en roulant, nous avançons,
21 achevant les démons,
22 avançant, les achevant [...]
- 5 Bernd Brabec de Mori, « Tracing Hallucinations. Contributing to a Critical Ethnohistory of Ayahuas (...)
5Sorcellerie et contre-sorcellerie sont des problèmes compliqués. Le chanteur brouille son identité de plusieurs manières : il dit que c’est la plantebobinzana, personnifiée en guérisseur-sorcier (meráya) puissant qui chante, et non lui (l. 1-2). Le chanteur s’exprime cependant à la première personne (l. 5), et aussi sous les traits d’une autre plante (leyashingo, l. 11). L’effet est similaire sur le plan musical : les deux premières séquences (l. 1-9) sont chantées suivant le style mélodiqueikaro emprunté aux Kukama, en aval du fleuve5. Les lignes 3-4 sont une citation des chants ikaro des peuples métis, qui s’expriment souvent par syllabes plutôt qu’en vers, comme si l’identité shipibo du chanteur devait être couverte. À partir de la ligne 10, le chant emploie le style répétitif mashá des Shipibo et les paroles se resserrent sur le sujet du combat. Le chanteur shipibo, qui chante qu’il était une plante faisant semblant d’être une autre plante, se camoufle derrière un vêtement de pierres (l. 19) et affronte les forces démoniaques.
6Au sein d’une ontologie indigène animiste, de telles techniques de chant, véritables représailles contre celui qui a causé la maladie, sont parfaitement appropriées pour guérir. Dans le même temps, elles constituent des techniques d’attaque commodes.
- 6 Bernd Brabec de Mori, « About magical singing… », op. cit .
- 7 Les techniques de chant et de sorcellerie évoquées plus haut ont souvent été employées sans ingest (...)
7Parmi les guérisseurs indigènes, on dit parfois que certaines « esthétiques musicales » peuvent permettre d’identifier la finalité des chants magiques. De nombreux chanteurs ont notamment recours à des transformations sonores ou « déguisent leur voix6 » et laissent ainsi à penser qu’ils sont en contact avec certaines entités. Chez les Shipibo, une voix de fausset suggère la présence de divinités, d’esprits « bienveillants ». À l’inverse, une voie de poitrine grossièrement soulignée traduit une agression. La portée heuristique de cet indice est toutefois limitée : agresser les esprits responsables de la maladie (ou le sorcier-guérisseur ennemi) est en effet une étape indispensable du processus de guérison chanté. C’est ce qu’on appelle couramment « nettoyer », « détourner la nuisance », ou encore « convoquer la maladie pour l’enfermer ». Mais comment déterminer si l’agression sert à guérir le client présent ou à nuire à un absent (ou même à quelqu’un qui est là) ? De nombreux visiteurs – principalement originaires d’Amérique du Nord ou d’Europe – m’ont relaté leurs séances d’ ayawaska 7 avec des guérisseurs shipibo : ils m’ont décrit combien ils avaient pris peur lorsque le chanteur avait commencé à chanter en staccato d’une voix basse et rapide, mentionnant diables et démons. Il est en effet quasiment impossible de déterminer si la chanson vous prend pour cible ou si elle s’adresse à vos ennemis. Il est donc crucial de travailler avec la « bonne » personne ; c’est-à-dire avec le guérisseur qui vous a affirmé que les autres étaient sûrement des sorciers, mais que lui était le « bon » guérisseur (à supposer que vous lui fassiez confiance sur ce point), afin de ne pas sombrer dans l’affolement.
8Comme l’ont montré les paroles du chant, il est aussi possible que la « voix déguisée » vous dupe. Dans ce cas, le chanteur finit par expliciter en mots sa quadruple identité (homme,bobinzana,yashingo, pierre). De la même manière, un chanteur peut se dissimuler derrière une voix faussement douce alors qu’il est en train d’enjoindre ses alliés à détruire une cible particulière. De nombreux guérisseurs m’ont confié que leur apparence au cours de l’expérience hallucinatoire constitue une autre manière de départager les bons des mauvais : les bons apparaîtraient alors en blanc, légèrement vêtus, leur tenue et leur peau couvertes de magnifiques motifs, tandis que les mauvais se présenteraient la face blanche et en accoutrement sombre, avec des châles ou des cravates rouge sang autour de leur cou. Toutefois, l’un des premiers défis auxquels les apprentismédicos sont confrontés consiste à déterminer si les entités qui apparaissent dans des vêtements divins sont des démons déguisés, ou si les vampires pourraient être de bons alliés cachés par un costume qu’aurait créé un ennemi trompeur. Un guérisseur expérimenté avec lequel j’ai travaillé alla même jusqu’à appeler l’hallucinogèneayawaska « janson rao », le « remède menteur » : un remède qui peut vous montrer ce que vous souhaitez voir, ou ce dont vous avez précisément peur, quelque chose de complètement tiré par les cheveux, avec peut-être une once de vérité. L’apprentissage d’un an que lesmédicos traditionnels ont à endurer permet de s’assurer qu’ils feront bien la différence.
9Les chanteurs d’Amazonie occidentale, à la fois guérisseurs et sorciers, sont ainsi des maîtres de la séduction et de la tromperie. Même si leurs chants peuvent paraître doux et agréables à l’oreille, ils peuvent aussi induire manipulations, duperies, voire, dans les cas malencontreux, attaques sorcellaires et sévères maux.
Notes
1 De 2001 à 2006, j’ai travaillé auprès de groupes indigènes variés, principalement chez des Shipibo-Conibo de langue pano qui vivent le long du Río Ucayali dans le bassin amazonien du Pérou.
2 Je préfère le terme espagnol local médico à celui plus commun de chamane. Voir Roberto Martínez González, « El chamanismo y la corporalización del chamán. Argumentos para la deconstrucción de una falsa categoría antropológica », Cuicuilco , n o 16/46, 2009, p. 197-220.
3 Dale A. Olsen, « Music Alone Can Alter a Shaman’s Consciousness, Which Itself Can Destroy Tape Recorders », in Jeremy Narby & Francis Huxley (éd.), Shamans through Time. 500 Years on the Path to Knowledge , New York, Penguin, 2004 ; Matthias Lewy, « The transformation of the “worlds” and the becoming of “real humans”. Amerindian sound ontologies in Guiana’s songs and myths », in Antenor Ferreira Corrêa (éd.), Music in an Intercultural Perspective , Brasília, Strong Edições, 2016, p. 49-60, en particulier p. 51.
4 Les paroles ne sont pas restituées en totalité et dans l’extrait disponible en annexe, le chanteur n’applique pas le « déguisement de voix » nécessaire à l’efficacité du chant. Le texte original n’est pas retranscrit pour des raisons éthiques. On trouvera une analyse de cette chanson dans Bernd Brabec de Mori, « About magical singing, sonic perspectives, ambient multinatures, and the conscious experience », Indiana , n o 29, 2012, p. 73-101.
5 Bernd Brabec de Mori, « Tracing Hallucinations. Contributing to a Critical Ethnohistory of Ayahuasca Usage in the Peruvian Amazon », in Beatriz C. Labate & Henrik Jungaberle (éd.), The Internationalization of Ayahuasca , Zürich, LIT-Verlag, 2011, p. 23-47.
6 Bernd Brabec de Mori, « About magical singing… », op. cit .
7 Les techniques de chant et de sorcellerie évoquées plus haut ont souvent été employées sans ingestion de drogue. Vu l’importance donnée à l’ ayawaska (un hallucinogène) par les chercheurs et les touristes, les chants magiques sont désormais souvent récités lors de sessions ritualisées d’ingestion de cette drogue. Voir entre autres Brabec de Mori, « Tracing Hallucinations… », op. cit.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Bernd Brabec de Mori, « Voies de guérison, voix de sorciers », Terrain, 68 | 2017, 120-125.
Référence électronique
Bernd Brabec de Mori, « Voies de guérison, voix de sorciers », Terrain [En ligne], 68 | 2017, mis en ligne le 15 novembre 2017, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/16343 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.16343
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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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