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Le désir de tuer

Musique et violence en Éthiopie du Nord
Katell Morand
p. 88-107

Résumés

Un chant peut-il pousser à tuer ? Cet article explore les rapports étroits entre musique et homicide dans une ancienne région frontière des haut-plateaux éthiopiens. Émotions faisant perdre la tête, échauffements collectifs, précautions en tous genres : tout dans des récits de protagonistes porte à croire à une efficacité dangereuse du chant. Mais à quoi serait-elle due ? En filigrane de discours paradoxaux et au fil des performances apparaissent des enjeux cruciaux de légitimité dans le cadre de conflits interpersonnels. Mettre en lumière certains des ressorts du passage à l’acte revient à se demander ce qui dans le chant en fait une explication si convaincante au désir de tuer.

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Texte intégral

« Pendant ton absence, il y a eu un problème. Une personne est morte.
– Que lui est-il arrivé ?
– Cet homme – tu ne le connais pas. Cet homme, il était invité pour l’inauguration d’une maison, là-bas dans le vallon. Parmi les gens appelés, il y avait aussi cette femme avec qui il avait une querelle. L’homme est entré dans la maison, a déposé son fusil contre le mur. Elle, elle chantait avec un groupe de femmes et elle a commencé à l’insulter en plaisantant. Après ça, il s’est mis à chanter du
qärärto. Et là, le sentiment d’ardeur est venu, la colère. Il est devenu fou. Il a pris son fusil et il a tué la femme.
– Et après, il s’est enfui en forêt lui aussi ?
– Non, il a beaucoup regretté, il a pleuré. Tu vois, c’est interdit de tuer une femme. Il s’est rendu à la police.
– Est-ce que tu te souviens de ce qu’il a chanté ? Les poèmes ?
– Non, mais tu devrais demander à ma mère. Elle est très forte pour ça. »
Sa mère, assise à quelques pas, lève pour la première fois les yeux :
« Non, je ne m’en souviens pas. Personne ne s’en souvient. »

1Affaires de « bandits » (šǝfta) et de voleurs de vaches, de voisins jaloux et de frères ennemis : il est rare de parler musique, dans les villages des hauts-plateaux éthiopiens, sans voir pointer le meurtre et la vengeance. L’inverse n’en est pas moins vrai. Quand on touche à la violence, le chant n’est jamais loin.

  • 1 Ces deux provinces historiques du royaume abyssin sont maintenant regroupées dans la région Amhara (...)
  • 2 Je remercie Anne-Marie Peatrik de m’avoir suggéré cette expression en écho au waangi des Meru du K (...)

2Cette intrication, dont il y a tout lieu de penser qu’elle est une constante des sociétés paysannes du nord du pays, se donne à voir d’une manière particulièrement frappante chez les locuteurs de langue amharique qui vivent aux frontières des anciennes provinces du Gojjam et du Begemder, et parmi lesquels j’ai effectué l’essentiel de mon travail ethnographique1. En témoignent les nombreux récits de passage à l’acte, à l’instar de la conversation rapportée ci-dessus. On y raconte l’échauffement, la place centrale de la colère et souvent une suspension des facultés de jugement. L’intérêt de ces récits tient à la puissance dangereuse qu’on prête à la musique, une puissance justifiant les infinies précautions qui accompagnent aussi bien les performances chantées que leurs évocations ultérieures. Car si le chant est partie prenante de l’organisation des expéditions nocturnes, il semble aussi capable de faire surgir dans les contextes les plus inattendus ce « désir de vengeance » (qǝyyame) et, plus largement, un irrépressible désir de tuer2.

3Comment comprendre ce rapport entre le chant et le passage à l’acte violent ? Il est plus commun d’insister sur le rôle de la musique dans l’apaisement des tensions que dans leur exacerbation. La discussion de ses effets positifs, qui favoriseraient la cohésion sociale, occupe d’ailleurs une place essentielle dans les débats sur l’émergence de la musique au cours de l’évolution humaine (Cross 2008). Un portrait plus sombre se dessine cependant depuis quelques années, avec une série d’ouvrages consacrés à la question des rapports entre musique et violence (O’Connell et al. 2010 ; Fast & Pegley 2012 ; Johnson & Cloonan 2013 ; Macé 2016), et même la création en 2011 d’un groupe dédié au sein de la Society for Ethnomusicology (États-Unis). La guerre en Irak et les détentions de Guantanamo, qui ont porté à l’attention de l’opinion publique des actes de violence musicale – comme l’usage à des fins de torture d’albums de heavy metal ou de Christina Aguilera (Cusick 2008) –, ont certainement joué un rôle dans cet intérêt grandissant chez des ethnomusicologues qui cachent rarement leur consternation face à ce qui leur semble être une corruption du sens musical. Fanfares militaires, chants de l’intifada palestinienne ou playlists des soldats américains au Moyen-Orient soulignent pourtant l’ubiquité de son usage dans les conflits et son potentiel d’encouragement à la violence.

4Mais la musique est-elle vraiment susceptible de déclencher l’acte violent ? Prendre cette question au sérieux implique de s’interroger sur les causalités qui les relient. Un chant peut-il pousser à l’homicide un individu qui s’en serait autrement abstenu ? Et si un tel pouvoir est avéré, quels en seraient les mécanismes ? Le débat sur le potentiel d’excitation sensorielle des musiques en question, sur les idéologies qui les sous-tendent ou sur le rôle des paroles n’est certainement pas nouveau. Jamais clos, il se rouvre dès qu’on discute de l’efficacité musicale et tout particulièrement de la transe. Bien que des propositions plus récentes allient aux habitus d’écoute des mécanismes biologiques (Becker 2010), la somme de Gilbert Rouget (1980) continue de nourrir le scepticisme des ethnomusicologues envers l’action physique des sons et une préférence pour l’étude ethnographique des représentations et des dispositifs rituels.

  • 3 D’autant plus ici que l’habitat très dispersé rend l’ethnographe dépendant des bonnes volontés, du (...)

5Dans le cas des faits de violence, l’enquête présente toutefois des difficultés qui lui sont propres. Rarement vécus de façon directe par l’ethnographe, ces faits se donnent surtout à voir à travers leurs réverbérations et les enjeux que constituent leur narration et leur qualification (Lenclud et al. 1984 ; Naepels 2006). Il ne s’agit pas uniquement d’être sur place. Même les formes les plus brutales de violence peuvent échapper à l’observateur étranger, simplement parce qu’on évite de lui en parler3. Je mis donc un certain temps à me rendre compte à la fois de sa prévalence dans la localité où je séjournais, y compris au sein de la famille qui m’accueillait, mais aussi de son lien étroit avec la pratique musicale. Il fallut ma présence fortuite à proximité de scènes de meurtres, avec leurs lots immédiats de répercussions, la montée des colères et la préparation parfois longue des représailles, pour que je commence à entrevoir que c’est par le chant que doivent se comprendre bien des ressorts de l’homicide. L’objectif de cet article est de les mettre en lumière, en examinant plus particulièrement la question du passage à l’acte tel qu’il est interprété par les divers protagonistes. Nous verrons qu’au-delà d’un discours en apparence univoque, la question de l’efficacité musicale est enveloppée de paradoxes ; et nous nous demanderons ce qui dans le chant en fait une explication si convaincante au désir de tuer.

Musique, colère et débordements

6Novembre 2006 : la clameur descendait du plateau. Le corps, posé sur un brancard de fortune et recouvert d’un large tissu, était soulevé par quatre hommes. Avançant en silence et à pas décidés, ils formaient un contraste frappant avec la cohorte désordonnée d’hommes et de femmes qui, à leur suite, dévalait la pente à pleine voix. La victime n’était pas d’ici, mais d’un autre village un peu plus loin ; policier de passage, il avait été abattu par un hors-la-loi. De son meurtrier on ne savait presque rien, si ce n’est que lui non plus n’était pas du coin. Mais les spéculations allaient bon train. Un voisin, après avoir observé le cortège traverser le fleuve, me déclara avec assurance qu’il ne pouvait s’agir que d’une affaire de vaches ou de terres ; ne sont-ce pas là les uniques raisons pour lesquelles on tue ? Un peu plus tard, on apprit que l’homme était devenu bandit et s’était réfugié dans la forêt après avoir accompli une vengeance familiale. Il avait été repéré alors qu’il entrait dans la maison de son épouse (une femme du pays) et avait fait feu de sa kalachnikov à l’arrivée des policiers. Tout au long du cortège ramenant le défunt chez lui – que je ne suivis qu’un temps – et surtout aux funérailles, comme on me le raconta par la suite, les hommes s’étaient relayés pour chanter et tirer leurs balles. Il fallait se pencher, tellement elles sifflaient près des têtes ! La colère était montée et la vengeance, fulgurante, ne s’était pas fait attendre. Le soir même, le frère de la victime avait tué le père du meurtrier : entrant tout simplement dans la maison, il s’était contenté de vérifier son identité avant de tirer.

Le chant des héros

  • 5 Afin de protéger l’anonymat des personnes concernées, tous les noms ont été modifiés.

7Le fusil et la voix : tels sont les attributs des « héros » (ğägna) qui, à l’échelle locale, alimentent les conflits interpersonnels. Largement étudiée à l’échelle interethnique ou dans le cadre national (Abbink 2000 ; Reid 2011), la violence est toutefois peu connue dans ses dynamiques villageoises, du moins dans cette partie de l’Éthiopie. À ma connaissance, aucune statistique officielle n’est disponible qui nous permettrait d’évaluer avec un tant soit peu de précision l’incidence des cas d’homicide. Disons simplement que dans les localités où j’ai travaillé, tout le monde en paraissait affecté : personne qui n’ait une histoire de frère, de mari ou de fils tué à raconter – ou qui ne soutienne un meurtrier en fuite ou en prison. Le mari de mon hôtesse Abbaynäš5, pour ne prendre qu’un exemple, avait tué son propre neveu et son frère et vécu quelque temps en forêt avant d’accepter une arrestation, tandis que sa famille à elle était prise depuis des années dans un cycle de vengeances particulièrement meurtrier. À voix basse, chacun évoque ainsi ses nombreux « rivaux » (täb), voire les « ennemis » (tälat) contre lesquels le sang a déjà coulé.

8Pourquoi ces rivalités ? Les observateurs ont souvent mentionné le goût des Amhara pour les litiges. Dans son étude du système agraire de l’ancien régime, Allan Hoben (1973) a quant à lui souligné l’inévitabilité des conflits dans un contexte de parenté bilatérale où l’on pouvait réclamer une part d’usufruit sur les terres de chacun de ses ascendants. Or les réformes des régimes suivants, loin d’avoir résolu le problème, semblent même l’avoir amplifié. Désaccords sur les héritages, confiscations jugées arbitraires ou déplacements insidieux des bornes des champs attisent les querelles, y compris entre parents proches, et se transforment parfois en affaires mortelles. Ces dernières se règlent (ou plutôt s’enveniment) au fusil, idéalement à la kalachnikov, mais souvent à l’aide d’un de ces nombreux modèles, plus ou au moins anciens, que portent la quasi-totalité des hommes de 20 à 45 ans. Les obligations de solidarité entre parents font en sorte que le sang soit « rendu » à court ou à long terme, laissant planer l’inquiétude tandis que se mettent en place avec plus ou moins de succès des procédures locales de médiation, qui sont systématiquement préférées au système judiciaire. Ces dynamiques doivent également à l’ethos guerrier de la région et tout particulièrement de ces anciennes zones frontières très marquées par une histoire de banditisme (Caulk 1984) – d’où l’accent porté sur les vols de vaches, principal moyen de subsistance des bandits, mais pratiqué par tout un chacun – et par la continuité entre les positions de paysan, de soldat et de hors-la-loi que sous-tend le statut de « héros ». Cette continuité se manifesta tout au long du xxe siècle à travers la guérilla de résistance aux Italiens ou les révoltes contre les efforts de centralisation de Haile Selassie (Gebru Tareke 1991). Elle se retrouve aujourd’hui dans le prestige accordé tout à la fois aux vétérans des guerres contre l’Érythrée et aux hommes qui accomplissent leurs obligations de vengeance.

9Comme ailleurs en Afrique de l’Est (Marmone 2017), guerre et armes à feu entretiennent un rapport étroit avec le chant. Ici, il s’agit d’un genre précis de poésie chantée : le qärärto. D’autres types de chants, liés à des divertissements plus innocents, sont également pratiqués par les paysans de la région ; mais aucun ne fait l’objet d’un investissement aussi important. Connu sous différents noms dans la littérature éthiopisante, le qärärto est souvent désigné comme un « chant de guerre » en raison de son apparition régulière dans les chroniques royales (Pankhurst & Girma-Selassie Asfaw 1985). Dans les faits, on peut l’entendre dans des contextes aussi diversifiés que les funérailles, les célébrations, les travaux des champs, et même les instants de solitude. Ses paroles, sous la forme d’un distique improvisé, mettent l’accent sur les qualités masculines du courage, de l’autonomie et du refus de l’iniquité. Elles dressent un autoportrait du chanteur en héros de faits d’armes et glorifient l’acte meurtrier à grand renfort d’hyperboles et d’expressions telles que « moi le tueur », « moi le héros » ou « toi fusil, mon compagnon » :

Mǝnišǝrun sigäfaw bälğǝm sigäfaw gwandewn sigäfaw Quand il tire avec son Mannlicher, quand il tire avec son fusil belge, quand il tire avec son fusil Gwande
Bǝzu ǝsat yǝtärfal käsat yamikäfaw En excès il répand un feu, qui fait plus de mal que le feu

10Mais tous les chanteurs ne se valent pas, tout comme les qualités héroïques ne font pas l’objet d’un partage équitable. Il est inconcevable qu’un bandit, par exemple, ne sache maîtriser le chant ; un jeune homme me racontait ainsi l’habitude qu’aurait eue son père, un temps réfugié en forêt, de chanter la nuit du haut des arbres. À l’inverse, les excellents chanteurs ne sont pas sans inspirer quelque crainte. Leur talent à lui seul ne constitue-t-il pas une menace ? Car une certaine témérité sous-tend la pratique du qärärto : ne pas avoir peur de chanter, c’est affirmer qu’on ne recule pas devant l’éventualité d’un passage à l’acte.

Des émotions redoutées

11Le chant est en effet bien plus que le reflet des qualités héroïques. Aussi essentiel que celui du fusil, son maniement en serait même plus dangereux : ses effets émotionnels immédiats et irrésistibles, une fois engagés, pourraient provoquer un enchaînement d’événements impossible à maîtriser.

12Le qärärto est en effet associé à l’« ardeur » (yägalä sǝmet), un certain échauffement du ventre et des entrailles qui monte rapidement pendant la performance. Cette ardeur peut cependant prendre plusieurs formes. Dans le cas des funérailles de morts violentes, sa nature ne pose guère de doute. Mais dans le cas des célébrations et associée à l’alcool, elle peut aussi être une joie bruyante et désordonnée extrêmement appréciée. « Le problème, c’est que ça commence par la joie et ça finit par la colère », comme on me le dit un jour. Dans l’agitation qui pousse les chanteurs à se relayer et les auditeurs à s’exclamer, l’ardeur peut muer. Devenue colère et tournée contre des individus bien particuliers (présents ou absents), elle cause une perte de contrôle et un abandon de tout discernement : « il est devenu fou » (ğǝl honä, qui implique une folie plus stupide qu’inspirée), commentera-t-on par la suite, à moins qu’il n’ait été « furieux et enragé » (gall gall alä).

13Associée au qärärto se trouve donc toujours la possibilité d’un débordement. Ces situations de divertissement qui tournent mal sont particulièrement intéressantes car elles suggèrent une modification de l’humeur directement imputable au chant – ce qui n’apparaît pas de façon aussi évidente dans les funérailles, où douleur et colère lui préexistent. Il arrive même que ce désir naisse sans objet bien défini et devienne la cause d’une consternation générale : sous l’emprise du chant, un homme tirera soudain sans précision, blessant quelqu’un dans l’assistance ou le tuant – et appelant donc une vengeance. À l’inverse de certains rituels, où la violence est attendue et peut même jouer un rôle thérapeutique, le rapport entre la musique et la montée de dispositions violentes n’est pas ici contenu dans un cadre spatio-temporel bien déterminé. On comprend dès lors la réticence à chanter que manifestent un grand nombre d’hommes et la fierté qu’en retirent les autres. Toute performance, quel qu’en soit le contexte, suppose l’acceptation d’un risque : celui d’affecter sa propre vie et celle de sa localité de manière drastique, avec des répercussions pendant de longues années.

  • 6 Voir dans Morand 2012 l’analyse des funérailles d’un jeune homme tué par son propre frère, où le q (...)

14La seule façon de contrer le surgissement de la violence est donc d’éviter ou d’interdire le chant, comme me l’expliquèrent certains šǝmagǝle ou « vieux », ces hommes d’ordinaire plus âgés mais surtout réputés pour leur sagesse et leur savoir-faire de médiateurs. En abandonnant la violence, tous ont abandonné le qärärto. Pour certains, ce fut à la suite d’un événement remarquable. Ainsi, l’un d’entre eux prit sa décision la nuit où il partit accomplir la vengeance pour la mort d’un de ses oncles. Se dirigeant vers l’enclos où sa victime devait garder les vaches, il réalisa au dernier moment qu’il avait affaire à la mauvaise personne, s’excusa et termina même la nuit à discuter avec elle. Depuis, il ne chantait plus, malgré la renommée de son talent. Enfin, de façon plus circonstancielle, il n’est pas rare d’interdire plus ou moins explicitement le qärärto à ceux dont on craint les dispositions violentes ; ou encore d’éviter sa performance quand l’ampleur des enjeux fait apparaître un risque trop prononcé6. Les moments où l’on choisit de se taire sont pour l’ethnomusicologue parfois plus instructifs qu’une longue séance de chant.

Causalités incertaines

15Ces récits et les multiples précautions qui entourent le chant construisent une image puissante de ses effets : irrésistibles, presque mécaniques et inéluctables. Mais les ambiguïtés pointent dès qu’on se penche sur le rapport entre le son et ce désir soudain de passer à l’acte : d’où viennent ces émotions qui semblent centrales dans la chaîne causale reliant chant et disposition à agir ? Comment agissent-elles dans le risque du passage à l’acte ? Et qu’advient-il de l’intentionnalité et de la responsabilité individuelle ?

Une efficacité musicale ?

  • 7 Pour reprendre une distinction proposée par Johnson & Cloonan 2009.

16Le débat sur l’efficacité musicale prend une forme un peu différente selon qu’il s’agit de chant – comme les popular musics au cœur de l’ouvrage de Johnson et Cloonan (2009) – ou de musique purement instrumentale. De fait, les poèmes de qärärto sont d’une importance fondamentale. Déroulant insultes, bravades et prises de position sur les problèmes et les affaires, ils sont commentés pour la « justesse » ou « vérité » (awnät) de l’opinion qui s’y exprime et sont ensuite régulièrement rappelés. Il est cependant intéressant de constater que leur simple récitation n’est d’aucune conséquence particulière ; ce n’est qu’une fois mis en chant qu’ils manifestent toute l’ampleur de leurs effets. La question qui se pose alors est celle du rapport de la musique au texte : comment articuler, dans les manifestations qui accompagnent une performance chantée, la part de l’incitation verbale, fondée sur des systèmes de valeur et des injonctions morales, et celle de l’excitation sensorielle7 ?

  • 8 On se réfèrera à Juslin 2013 pour les propositions les plus récentes.
  • 9 « Les départs en raid étaient précédés par des sessions de danses et de chants au cours desqu (...)

17La définition des mécanismes de l’excitation physiologique (ou arousal) est un enjeu qui a considérablement gagné en importance ces dernières années dans les approches cognitives de la musique8. Dans le cas de l’agressivité et d’autres manifestations spectaculaires comme la transe, les réactions sont généralement attribuées aux répercussions des caractéristiques acoustiques de la musique, comme l’intensité et le tempo : réflexes du tronc cérébral, ajustement des rythmes internes (notamment cardiaques) sur celui de la musique, retours proprioceptifs. Suggérant une dépense élevée d’énergie, et souvent en lien avec un mode de production engageant le corps tout entier (danse, mouvements répétitifs, hyperventilation, etc.), comme dans le cas des anciennes pratiques de chants et de danses précédant les départs en raid des Meru, au Kenya, ces caractéristiques musicales seraient ainsi susceptibles d’altérer profondément l’état physiologique et d’amener aux dispositions violentes9.

18Non mesuré (donc sans pulsation), chanté a capella et toujours à tour de rôle, le qärärto ne se prête pas aisément à ce type d’interprétation. Mais à défaut d’un tel entraînement rythmique, le qärärto implique un engagement corporel qui lui est propre et qui se distingue nettement des interactions ordinaires. La tension y est centrale, comme on peut le voir dans les funérailles où les chanteurs, debout et la tête droite, entourent les proches du défunt, ou lors des travaux de moisson, à travers l’effort musculaire qu’ils mettent en jeu. Les performances en contexte de célébration se présentent un peu différemment, ne serait-ce que par leurs prémisses souvent balbutiantes. Assis, penchés les uns contre les autres ou entièrement enveloppés dans leur grande pièce de coton blanc, les chanteurs se redressent peu à peu, la main contre l’oreille. Au plus fort de l’« ardeur », certains se relèvent soudainement, le menton relevé, le fusil brandi ou fermement posé au sol. La voix est nasale et projetée ; et même si l’ivresse, en « ouvrant » la gorge, est dans certains cas d’une aide non négligeable, cette recherche d’une voix puissante et brillante est un défi qui mène souvent les chanteurs aux limites de leurs capacités.

19À en croire mes interlocuteurs, l’efficacité tiendrait précisément à cette voix, ou plutôt au contour mélodique sur lequel est réalisé le poème. De fait, le lien entre chant et émotion apparaît à l’analyse avec plus de netteté. Comme je l’ai montré ailleurs (Morand 2017), ce contour mélodique est construit sur une technique d’imitation de l’intonation émotionnelle. L’analyse d’un extrait de performance chantée à l’aide du logiciel Praat, en montre quelques traits essentiels.

Une phrase chantée de qärärto (« ǝrä le brave, ǝrä le brave, ǝrä le brave, le brave sera là »).

Une phrase chantée de qärärto (« ǝrä le brave, ǝrä le brave, ǝrä le brave, le brave sera là »).

ǝrä est une exclamation sans équivalent exact en français (« ah » ou « oh »).

Analyse : Katell Morand 2017.

  • 10 L’ambitus désigne la distance entre la note la plus basse et la plus haute d’une mélodie. Pour les (...)

20Le sonagramme (en haut) et l’extraction de contour mélodique (en bas) mettent en évidence l’aspect très « glissé » de la mélodie (par ailleurs calée sur une échelle pentatonique), le respect des logiques prosodiques dans le positionnement des valeurs longues, et la présence de syllabes ajoutées (indiquées entre parenthèses) fondées sur la voyelle [ǝ], qui joue en amharique le rôle de matériau segmentaire pour adapter l’enchaînement des syllabes à la mélodie de la parole. Par ailleurs, le large ambitus, les mouvements mélodiques ascendants, les grands sauts d’intervalles et le débit rapide sont caractéristiques d’une parole excitée par la joie ou la colère10. Enfin, le geste vocal final (signalé par l’encadré) – un rapide mouvement ascendant suivi d’un coup de glotte – se retrouve en amharique dans de nombreuses expressions emphatiques de surprise ou de colère, ainsi que dans les exclamations d’auditeurs qui ponctuent le chant, contribuant ainsi à l’échauffement de l’atmosphère et à l’« ardeur » du chanteur. Le qärärto semble donc reproduire sous une forme largement amplifiée les signatures d’une parole excitée, avec d’ailleurs une certaine ambiguïté quant à leur valence (positive pour la joie, négative pour la colère). Et l’on pourrait se demander si cette « intentionnalité flottante », pour reprendre une expression de Cross (2008), ne joue pas précisément un rôle dans les glissements et les débordements redoutés.

Une perte de contrôle ?

  • 11 Alors que la définition des rôles respectifs des « musiquants » et « musiqués » est essentielle da (...)

21La prudence est cependant de mise, notamment parce que le rapport entre chanteurs et auditeurs dans cette montée des émotions, de même que l’éventuel passage à l’acte, reste très incertain. La plupart des exemples rapportés jusqu’ici mettent l’accent sur la perte de contrôle du chanteur – peut-être parce que ces récits, d’allure plus spectaculaire, sont souvent racontés. Mais les chanteurs ne sont pas les seuls à tomber sous les effets du chant. La participation aux joutes de qärärto prend des formes variables et jamais définies à l’avance, du silence attentif jusqu’aux tours de chant, en passant par les exclamations bruyantes qui ponctuent ces derniers. Et tout un chacun, y compris l’auditeur silencieux, est susceptible de se lever soudainement pour tirer au fusil11.

22En ce sens, il est intéressant de constater que le qärärto n’est pas réservé aux hommes mais est également chanté par les femmes qui, bien qu’elles ne passent pas à l’acte, sont souvent accusées d’avoir travaillé la chose. Elles-mêmes le revendiquent volontiers. Abbaynäš me raconta ainsi avoir chanté un qärärto à l’enterrement de son neveu, tué alors qu’il gardait les vaches de nuit en lisière de forêt, un enfant blotti contre lui. Réveillé en sursaut, il n’avait eu le temps que de crier « Qui est là ? » avant d’être assassiné à bout portant. Abbaynäš, enflammée, avait alors chanté le poème suivant pour renforcer la colère des hommes et les inciter à l’acte :

Hamsa hunäw wärdäw andu hono qoyačaw
Ağərə bäkəlašu astänagädačaw
Anči
Abbaynäš Atbäyә gälta gälta
Yәzägäyal әnği mäč yәqäral fanta
Ils étaient cinquante à descendre, il était seul à les attendre
C’est à la kalachnikov que le fier les a reçus
Toi Abbaynäš ne t’agite pas ainsi
Il se fait certes attendre ! Mais ton tour [ta vengeance] viendra sans faute
  • 12 Ce thème d’une musique qui échappe au contrôle tant de son producteur que de son auditeur se retro (...)

23Les mots, on le voit, sont choisis avec soin. Derrière le métadiscours paradoxal où la chanteuse met en scène son état d’agitation en donnant l’impression de s’exhorter au calme, les hyperboles, le rappel de la bravoure du défunt et des obligations familiales enjoignent avec force aux hommes d’accomplir la vengeance. Le chant est donc un puissant outil de persuasion, voire de manipulation ; mais son maniement semble toujours sur le point d’échapper aux chanteurs et aux auditeurs. Une fois qu’il est commencé, on ne s’arrête que rarement de soi-même : échauffés à leur tour, d’autres chanteurs se lancent et renforcent l’« ardeur » du premier sous les exclamations et les tirs, l’amenant à reprendre de la voix et nourrissant un emportement général dont personne ne possède le contrôle, et ce jusqu’à l’arrêt brutal de la performance, généralement à la suite de l’interposition d’un tiers12.

24Cette exacerbation s’attisant d’elle-même expliquerait-elle les cas de montée du désir de tuer ? On aurait alors bien de la peine à expliquer les cas qui concordent mal avec une relation aussi directe de cause à effet : ceux où l’incident précède le chant, comme ces disputes immédiatement suivies de qärärto que j’ai pu observer ; les actes effectués des jours, voire des années après la performance, quand les effets de cette dernière ne devraient plus être en cause ; ou encore la crainte des performances solitaires, dont on dit qu’elles hantent et affectent le bon déroulement des réconciliations. Plus on l’interroge, et plus le lien entre chant et passage à l’acte se distend. De deux choses l’une : ou bien il existe dans ces chants quelque chose d’assez puissant pour être potentiellement transformateur et dont les effets se feraient ressentir bien après la fin de la performance. Ou bien nous n’avons affaire qu’à une rationalisation rétrospective, la musique servant de prétexte pour expliquer l’acte violent, voire pour absoudre l’individu d’une partie de sa responsabilité.

Le poids de l’acte

25Au cœur de ces interrogations sur les relations causales se situe donc la question de l’intentionnalité : celui qui passe à l’acte en est-il responsable ? Les récits sont remarquablement ambigus sur ce point. Car cette responsabilité n’est jamais totalement absoute. La musique, semble-t-il, ne met rien dans l’individu qui n’y soit déjà. Le désir de tuer, tout-puissant soit-il, se fonde toujours sur une colère ou un ressentiment qui préexiste au chant. Nulle personne en paix avec son voisinage (en admettant qu’elle existe) ne perdrait ainsi le contrôle de soi. Et d’ailleurs, tous ceux qui passent à l’acte ne deviennent pas « fous ». Ce fut certes le cas de cet homme qui avait tué une femme, un acte « interdit » ; mais non de celui qui vengea la mort violente de son frère. Sous-jacentes à ces nuances sont en réalité des distinctions nettes de statut et de légitimité du meurtre. La célébration ou la condamnation de la violence ne se résume pas à l’opposition, par ailleurs assez franche, entre des jeunes hommes en quête d’héroïsme et des « vieux » plus soucieux de paix. Deux types d’actes peuvent en effet être discernés, dont les rapports au chant s’avèrent profondément différents :

26D’une part, l’homicide légitime, dans le cadre de la guerre, de la vendetta, de la protection du bétail ou de son vol chez des ennemis. Le meurtre, bien qu’assumé par un individu qui en accepte les conséquences personnelles (la fuite et le risque pour sa propre vie), est sanctionné par un groupe. Qu’il soit chanteur ou auditeur, son « ardeur » résonne collectivement et sera rappelée et glorifiée.

27D’autre part, l’homicide illégitime, qui n’est pas approuvé. Malgré des allures de légitimité, comme l’existence d’un conflit agraire, le grief peut ne pas en être jugé pertinent ; ou la victime en être une femme ou un parent proche. On note dans ce cas un transfert de la responsabilité vers le chant, d’ailleurs plus intense lorsque la personne qui commente est un proche du meurtrier. C’est également à ces individus, une fois que la vie reprend son cours, qu’on interdit par la suite le qärärto.

28Or cette distinction n’est jamais totalement donnée d’avance. La légitimité d’une position personnelle, et donc d’un éventuel passage à l’acte, se démontre et se maintient tout au long des conflits qui divisent les voisinages. Elle est l’enjeu de chaque instance d’intimidation et de pression pour influencer le cours des choses. Et c’est précisément dans cette dynamique que s’inscrivent les performances de qärärto, dans un jeu entre chanteurs et auditeurs qui font du chant – comme nous allons le voir – un révélateur des forces en présence.

Les forces en présence

29Comprendre ce qui se joue entre chanteurs et auditeurs suppose en effet de s’éloigner d’une conception de l’écoute fondée sur l’évaluation individuelle, au profit d’un engagement collectif qui se poursuit bien au-delà de la performance elle-même, jusque dans son interprétation rétrospective.

30Prenons l’exemple d’un qärärto enregistré lors d’une joute chantée à fort enjeu et particulièrement mouvementée. Les phrases chantées, ponctuées chacune par un silence, en sont retranscrites ci-dessous en amharique et en français, avec en regard les réactions verbales des membres de l’auditoire.

(ə) ərä gude (ə) (ə) ərä ma surprise (ə)
Kätto ərä näqänäqäñə (ə) Ərä je tremble (ə)
Ərä näqänäqäñə (ə) däna dänu yänä Getie wändəm Əndiya bäl !
Ha !
Ərä je tremble (ə) nature nature moi le frère des gens de Getie Dis-le ainsi !
Ha !
(ə) ərä näqänäqäñə (ə) ərä je tremble
(ə) ərä näqänäqäñə (ə) däna dänu yänä Gete wändəmə (ə) ərä je tremble (ə) nature nature moi le frère des gens de Getie
ərä näqänäqäñə Ərä je tremble
Yänä Gete wändəmə Moi le frère des gens de Getie
Yänä Alämantä wändəmə ərä näqänäqäñə ərä wäzäwäzäñ yänä Ambay wändəm Əndiya bäl
Wa !
Moi le frère de gens d’Alämantä ərä je tremble ərä je m’agite moi le frère des gens d’Ambay Dis-le ainsi !
Wa !
(ə) ərä gudew änä Čale wändəm Əndiya bäl !
Ha !
(ə) ərä ma surprise moi le frère des gens de Čale Dis-le ainsi !
Ha !
Yänä Amaräw wändəmə ərä gudew Moi le frère des gens d’Amaräw ərä mon problème
Yänä Yaze wändəmə Täw ! Moi le frère des gens de Yaze Arrête* !
Ərä näqänäqäñə kätto näqänäqäñə (ə) däna dänu yänä Amaräw wändəm əndä gädäl zafə Ho !
Hə !
Ərä je tremble je tremble (ə) däna nature moi le frère des gens d’Amaräw, comme l’arbre sur la falaise Ho !
Hə !
(ə) ərä näqänäqäñə əndä gädäl zafə (ə) ərä je tremble comme l’arbre sur la falaise
Kalä qänem almotə qänenəmə alalfə (ə) dänu Je ne mourrai pas avant mon heure, je ne vivrai pas au-delà de mon heure (ə) nature

* Comprendre : « continue ! ».

31La performance est fondée, on le voit, sur une stratégie de retardement. En gras sont indiqués les mots du distique poétique. Ils ne sont pas énoncés d’un seul tenant, mais par fragments successifs qui apparaissent après une série de formules nominales. Y figurent quelques mots ajoutés (« ma surprise », « mon problème ») et un grand nombre de noms propres interpellant des membres de l’auditoire, qui en retour répondent par des exclamations. Cette fragmentation du distique, avec ses répétitions et l’inclusion de formules ajoutées, plonge les auditeurs dans l’attente, créant une tension qui ne se résout qu’à la toute dernière phrase, lorsque la chute est énoncée d’un seul trait.

  • 14 Selon un principe caractéristique des systèmes à parentèle fondés sur la parenté bilatérale (Freem (...)

32Intéressons-nous plus particulièrement à ceux qui sont ici interpellés. Tous sont des zämäd du chanteur, c’est-à-dire des membres de sa parentèle. Loin de constituer un ensemble stable et autonome, qui préexisterait à l’individu et dans lequel celui-ci s’insérerait, cette parentèle prend l’allure d’un réseau personnel fait de liens et d’obligations réciproques pensés comme plus ou moins intenses selon la distance généalogique14. Au sein d’une même localité, en lieu et place de groupes aux membres bien définis se trouve un écheveau de liens qui se croisent et se recroisent, créant autant de dilemmes potentiels : lequel de ses zämäd (peut-être eux-mêmes non apparentés) va-t-on soutenir lors d’une querelle ? Là se situe l’une des sources de la grande instabilité des alliances et de la prévalence des conflits.

  • 15 Du verbe wäggänä (« former une clique, une coalition »).

33D’où l’importance de s’assurer des wägän, ou « partisans15 ». Recrutés principalement parmi les parents, ces partisans sont les « gens » (ənä) d’une personne bien précise : de Bälay Zälläqä, par exemple, ce héros de la résistance contre les Italiens dont on aime à rappeler le nom ; ou plus prosaïquement du fuyard pour qui l’on pèse sur les conditions de réconciliation. Toujours temporaire et susceptible de se désagréger, cette coalition formée ad hoc, en soutien des intérêts d’un individu, est par définition orientée vers l’action. Or c’est précisément par une variante de cette formule (« moi le frère des gens de... ») que sont introduits les noms dans le chant. L’enjeu est bien d’amener des partisans potentiels à se déclarer dans le cours de la performance en entraînant avec eux ceux qui leur sont affiliés. Compte tenu de la multitude de liens personnels qui traversent l’assemblée, les ensembles ainsi mobilisés, nom après nom, peuvent créer une redondance particulièrement efficace.

34Qu’est-il donc demandé à ces auditeurs ? De participer bien entendu au déroulement de la performance, puisque la montée de l’« ardeur » est impossible sans des exclamations nombreuses et des fusils brandis avec enthousiasme. Mais il leur est aussi demandé de s’investir dans la signification du poème avant même que son sens véritable ne soit dévoilé. Engageant tout autant ceux qui lui répondent que celui ou celle qui l’énonce, le poème chanté passe du statut d’opinion personnelle à celui d’une position collective, construisant la légitimité du grief ou de l’insulte, et en définitive de l’action qui suivra.

35Il est probable que là se trouve la force du chant comme explication au passage à l’acte. Méditant plus tard sur les événements, témoins et protagonistes y verront l’instant d’une révélation, si ce n’est d’une transformation, des rapports de force dans une affaire donnée. Ce déploiement de moyens rhétoriques, accompagné de la relation toute en tension à son propre corps et à celui des autres et de l’affectivité de la conduite vocale, fait du chant une explication puissante de la montée du désir de tuer. Nul besoin de se préoccuper du temps écoulé entre la performance et le meurtre et des relations immédiates de cause à effet.

36Qu’en est-il alors des homicides illégitimes ? Bien que l’identité des ennemis ne fasse parfois aucun doute, ce n’est pas toujours le cas, surtout dans les contextes de fête. On aime penser que le rival, jamais explicitement mentionné, entend le chant depuis la maison d’à côté ; on le convoque en imagination ; on se souvient des batailles et confrontations passées. L’excitation se nourrit de cette opposition entre un « nous » et un « eux » tout à la fois absent et présent, et là réside toujours la potentialité du débordement. Parmi les gens présents à une fête, certains entretiennent des rapports privilégiés, d’autres n’ont aucune relation particulière, et quelques-uns peuvent cultiver une certaine hostilité, qui n’est certes pas insurmontable (personne n’inviterait des ennemis mortels à un même événement !) mais risque toujours de surgir avec force. Ce fut précisément le cas lors de la joute dont est issu le qärärto qui précède. Son chanteur, engagé dans un conflit particulièrement envenimé avec l’un de ses voisins, tourna au fil du chant sa colère contre ceux qui, présents à la fête, ne l’avaient pas soutenu lors d’une récente altercation – jusqu’à cette insulte explicite :

Färi zärṭiwə qumwal käsänbäleṭu färto
Ayqoč’əhəm wäy gwadäñočə gädläw siyamäṭu
Le poltron-bruit-de-pet se tenait caché dans les herbes à chaume
N’as tu ressenti aucun regret, quand tes amis ont tué et ramené leurs trophées ?

37Dans ces situations s’opère donc un glissement de l’agressivité du « eux » vers un « tu » ou un « vous » sans que les autres participants ne l’aient nécessairement anticipé ni ne puissent en maîtriser le cours. Si un passage à l’acte s’ensuit, sa légitimité sera alors remise en question par un désengagement rétrospectif de toute participation ainsi que des émotions publiquement manifestées. Le chant en question, désigné responsable de la perte de contrôle, sera condamné à l’oubli.

38Les autres continuent leur chemin dans les récits et dans les remémorations solitaires. Ainsi, bien des années après la mort de son neveu, Abbaynäš attendait toujours sa vengeance, ressassant ses qärärto et ses dispositions amères. Il fallait à la fin rendre le sang, insistait-elle auprès d’un jeune homme de sa parentèle. Ce dernier résistait mal à une pression de plus en plus urgente. « Pourquoi ? » se demandait-il à voix haute. « Je ne veux pas tuer, ce n’est pas la vie que je cherche. »

*

39Qu’avons-nous appris des relations entre musique et violence dans cette société ? Nous sommes partis du problème des relations de cause à effet dans la montée des dispositions agressives et du passage à l’acte éventuel – relations particulièrement équivoques, comme tout ce qui touche à l’efficacité musicale. Ici, les discours des protagonistes nous ont menés tantôt du côté d’un pouvoir spécifique du chant, issu de l’alliance des mots et des sons, tantôt du côté de la simple rationalisation rétrospective. Les deux ne sont bien sûr pas incompatibles. Il semble bien que l’intensité émotionnelle et l’investissement relationnel mobilisés lors des performances chantées en font, une fois l’acte effectué (y compris des mois plus tard), une explication particulièrement convaincante au désir de tuer.

  • 16 June McDaniel, citée par Becker (2010 : 136).

40C’est que l’écoute n’y est ni contemplative ni principalement esthétique. Une belle voix est certes toujours remarquée et appréciée ; mais à l’inverse des rasa hindoustani, dont l’expérience émotionnelle se ferait à distance, comme derrière une vitre protégeant de ses aspects déplaisants et négatifs16, le qärärto se vit de façon directe. Il me semble qu’existe là une distinction essentielle : celle-ci mériterait d’être soulignée par les approches cognitives qui souhaitent accorder une plus grande place aux constructions culturelles des émotions musicales (Juslin 2013). Considérant les émotions musicales comme dénuées d’enjeux sociaux majeurs, ces propositions négligent la diversité des engagements collectifs dans lesquels peut s’inscrire l’appréciation individuelle. Dans notre cas, derrière les paradoxes de la perte de contrôle ou du coup de folie regretté, de l’échauffement collectif ou des pressions insistantes, se trouve l’enjeu d’une légitimité qui est toujours à construire.

41Dans cette perspective, il serait intéressant de se pencher, au-delà des conflits interpersonnels qui rythment le quotidien, sur les soubresauts politiques et les soulèvements paysans. En 2016 et début 2017, des affrontements violents ont opposé les habitants de la zone au gouvernement fédéral. Échauffements collectifs, figures de héros et expéditions contre les forces armées : du peu de connaissances disponibles pour le moment à ce sujet semble ressortir, ici encore, le rôle du chant.

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Bibliographie

Selon l’usage, les auteurs éthiopiens sont indexés par leur prénom suivi du prénom de leur père.

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Notes

1 Ces deux provinces historiques du royaume abyssin sont maintenant regroupées dans la région Amhara de l’État fédéral éthiopien. Les données présentées ici ont été recueillies au cours d’une vingtaine de mois de terrain depuis 2003.

2 Je remercie Anne-Marie Peatrik de m’avoir suggéré cette expression en écho au waangi des Meru du Kenya.

3 D’autant plus ici que l’habitat très dispersé rend l’ethnographe dépendant des bonnes volontés, du moins au début de l’enquête, pour prendre connaissance d’événements se déroulant sur un autre flanc de la même colline.

5 Afin de protéger l’anonymat des personnes concernées, tous les noms ont été modifiés.

6 Voir dans Morand 2012 l’analyse des funérailles d’un jeune homme tué par son propre frère, où le qärärto est sciemment évité au profit d’un autre genre chanté.

7 Pour reprendre une distinction proposée par Johnson & Cloonan 2009.

8 On se réfèrera à Juslin 2013 pour les propositions les plus récentes.

9 « Les départs en raid étaient précédés par des sessions de danses et de chants au cours desquelles les guerriers, enduits pour cette circonstance non pas d’argile rouge luisante mais de charbon noir, s’échauffaient le corps et l’esprit : la répétition de certains mouvements, des modes particuliers de chants et de respiration mettaient à la longue les guerriers dans un état second appelé waangi où ils se sentaient saisis par le “désir de tuer un ennemi” au point qu’il fallait immobiliser certains danseurs devenus dangereux » (Peatrik 2013 : 5).

10 L’ambitus désigne la distance entre la note la plus basse et la plus haute d’une mélodie. Pour les rapports entre ambitus, débit et émotion, voir la synthèse de Patel (2008 : 346).

11 Alors que la définition des rôles respectifs des « musiquants » et « musiqués » est essentielle dans la typologie des rapports entre la musique et la transe chez Rouget (1980).

12 Ce thème d’une musique qui échappe au contrôle tant de son producteur que de son auditeur se retrouve dans les récits concernant le jeu de la flûte, censée attirer le léopard. Sous la pression de l’animal lui-même captivé, le musicien n’arriverait plus à s’arrêter de jouer jusqu’à perdre le souffle, dans un cercle vicieux aux conséquences tragiques.

14 Selon un principe caractéristique des systèmes à parentèle fondés sur la parenté bilatérale (Freeman 1961).

15 Du verbe wäggänä (« former une clique, une coalition »).

16 June McDaniel, citée par Becker (2010 : 136).

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Table des illustrations

Titre Une phrase chantée de qärärto (« ǝrä le brave, ǝrä le brave, ǝrä le brave, le brave sera là »).
Légende ǝrä est une exclamation sans équivalent exact en français (« ah » ou « oh »).
Crédits Analyse : Katell Morand 2017.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16308/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 745k
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Pour citer cet article

Référence papier

Katell Morand, « Le désir de tuer »Terrain, 68 | 2017, 88-107.

Référence électronique

Katell Morand, « Le désir de tuer »Terrain [En ligne], 68 | 2017, mis en ligne le 10 novembre 2017, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/16308 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.16308

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Auteur

Katell Morand

Université Paris Nanterre, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (CREM)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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