- 1 Le titre du présent article s’inspire d’un ouvrage récent qui porte sur la musica mundana et la mu (...)
1Cela fait plusieurs décennies que je m’intéresse à la place que la conception de la musique occupe dans la vie intellectuelle et scientifique entre 1500 et 1750 environ (Gouk 1980, 2000, 2014)1. Pour être plus précise, je m’intéresse moins à la musique en tant que telle qu’aux idées développées à son sujet ou qui s’expriment à travers elle en cette période capitale de l’histoire britannique et européenne (Gouk 1999a). Mes explorations ont suivi deux voies différentes, qui se sont parfois entrecroisées. Je cherchais d’une part des réponses à des questions comme celles-ci : comment les intellectuels envisageaient-ils en général les attributs et les fonctions de la musique et, plus spécifiquement, comment expliquaient-ils ses effets ? Quels changements importants, s’il y en eut, ont marqué les conceptions de la musique entre 1500 et 1750 ? Ces questionnements larges appellent tout naturellement une approche pluridisciplinaire puisque les données pertinentes recouvrent des champs aussi différents que l’acoustique, les mathématiques, la théorie musicale, la philosophie naturelle et morale, la médecine, sans oublier la religion, la magie, la poésie et la littérature.
2La seconde voie que j’ai explorée au cours de mes recherches résulte d’une approche plus abstraite du rôle que jouent les modèles musicaux dans la pensée scientifique et musicale durant cet intervalle de deux cent cinquante années (Gouk 1999b). Le début de l’ère moderne est une période passionnante mais turbulente dans l’histoire occidentale : selon les conventions universitaires, elle englobe la fin de la Renaissance, la Réforme, la révolution scientifique du xviie siècle, qui correspond à la période baroque dans la musique et les arts, et enfin le début des Lumières, c’est-à-dire le début de la période classique. En embrassant cette vaste période, j’espérais pouvoir déterminer si certains modèles musicaux (par exemple, l’idée que le corps humain est un instrument de musique, ou que les particules fondamentales de la matière se comportent comme des cordes musicales) y ont joué un rôle essentiel dans l’évolution de la pensée philosophique et scientifique (Gouk 2002, 2013).
- 2 Notons que, dès le début du xviiie siècle, la musique ne fait déjà plus partie du curriculum unive (...)
3Les historiens des idées considèrent comme allant de soi le fait que ces divisions artificielles coïncident plus ou moins avec d’importants changements à long terme dans la pensée philosophique sur le cosmos et la place de l’homme. L’une des transformations les plus spectaculaires a très certainement été l’acceptation progressive d’un modèle héliocentrique de l’univers et l’abandon de la vision géocentrique traditionnelle. Ce nouveau paradigme présuppose que tous les corps, les planètes comme les personnes, sont régis par les mêmes lois naturelles, comme l’établit de manière convaincante Isaac Newton dans ses Philosophiae naturalis principia mathematica (Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1687). Autres changements frappants des mentalités qui n’ont pas manqué d’être remarqués : le déclin apparent des croyances magiques dans la bonne société européenne de cette époque, et la montée concomitante de la pensée dite scientifique (Thomas 1980). Tout ceci fait à présent partie de la vulgate des historiens de la culture et des historiens des sciences, mais il est une autre transformation, moins bien comprise par cette même communauté de chercheurs, qui concerne les transformations successives de la musique dite artistique depuis la Renaissance à la période baroque puis classique. Un de ces développements consiste, par exemple, en l’émergence de formes expérimentales de musique instrumentale égales à la voix, voire indépendantes de celle-ci (Gouk 2012 ; Cypess 2016). Vers 1617, Le Concert de Spada Lionello représente ainsi des musiciens qui, tout en lisant des partitions, jouent un « concert » ou « consort » d’instruments composé d’un luth, d’un violon et vraisemblablement d’une guitare. Le goût pour la musique de consort est alors fort répandu et a été adopté par la Cour anglaise au début du xviie siècle. Il me semble essentiel que les historiens des sciences reconnaissent l’importance de ces tendances dans la pratique musicale car elles ont une incidence à long terme sur les idées théoriques concernant la nature de la musique et des lois qui en gouvernent la composition. En effet, comme nous allons le voir pour la Grande-Bretagne, ces nouvelles théories musicales ont fini par avoir une influence globale sur la théorie scientifique, ne serait-ce que parce que la musique faisait partie du curriculum universitaire – c’était à la fois une branche des mathématiques et l’un des sept arts libéraux (Gouk 1999a : 66-88)2.
4Cette mention du curriculum et de la double classification de la musique en tant que science et art libéral est l’occasion de mettre en lumière la signification de plusieurs notions : musica humana (« la musique humaine », plus particulièrement l’harmonie entre le corps et l’esprit) et musica mundana, ou musica universalis (« la musique du monde/universelle »). Ces concepts remontent au moins au vie siècle de notre ère, aux travaux du philosophe et théoricien de la musique Boèce, dont les ouvrages sont encore en usage au début du xviie siècle (Moyer 1992 ; Hauge 2011). Ils sont issus de la tradition philosophique néoplatonicienne ont pour point de départ l’idée que l’univers est vivant ; qu’il repose sur un réseau de proportions harmoniques reliant l’homme, le microcosme et le cosmos ou macrocosme, et qu’une fine substance éthérée (le spiritus) en emplit le moindre interstice. L’adage « en haut comme en bas » s’applique à toutes ces connections, qui sont fondées sur les proportions pythagoriciennes de l’échelle musicale – des rapports mathématiques simples immanents au cosmos. Un troisième type de musique entre dans ce paradigme général : la musica instrumentalis, ce que nous appelons aujourd’hui la musique « réelle » ou instrumentale, qui n’exclut pas la voix. Ce concept est lui aussi fondé sur les rapports musicaux pythagoriciens, la musique étant dans ce cas créée par le pouvoir des nombres à former des intervalles sonores (Prins 2015).
5Il y aurait plus à dire sur la musique et la philosophie néoplatonicienne, mais il suffit à ce stade de noter que cette dernière offre à l’époque un schéma clair pour certains types de magie, notamment l’exercice de pouvoirs extraordinaires utilisant plutôt des aptitudes et des technologies humaines sans avoir recours à l’assistance interdite de démons. La plus remarquable de ces pratiques est celle de la magie dite « naturelle » ou « spirituelle », supposément fondée sur l’exploitation de pouvoirs impersonnels, non sensibles et occultes (c’est-à-dire cachés) de la nature, au moyen de dispositifs permettant de produire des effets merveilleux. Cet aspect de la magie naturelle a été repris par Francis Bacon (1561-1626) dans sa proposition de fonder une nouvelle science acoustique (Gouk 1999a : 95-111 ; Tomlinson 1993). Tout en exploitant les relations harmonieuses ou de « sympathie » entre le macrocosme et le microcosme, le magus fait appel à ses aptitudes musicales pour altérer de manière précise la nature du spiritus, cette substance extrêmement active et raréfiée dont les néoplatoniciens pensaient qu’elle était le véhicule des influences astrologiques et qu’elle emplissait le cosmos animé en reliant les domaines célestes et terrestres. De fait, le pouvoir du magus s’exerce aussi sur l’esprit humain ou spiritus, lequel, comme son équivalent céleste, relie le corps à l’âme et constitue le milieu par lequel transitent toutes les fonctions cognitives, sensorielles et motrices, et notamment la manipulation des passions par le pouvoir de la musique. Cet esprit, parfois appelé l’âme sensible (par Thomas Willis [1621-1675], entre autres), est de même nature que les esprits animaux chauds qui, selon la médecine de l’époque, sont distillés à partir du sang, emmagasinés dans le cerveau avant de circuler dans les nerfs en tant qu’agents de l’esprit rationnel. Autrement dit, bien avant le début du xviiie siècle, les concepts jumeaux de musica mundana et musica humana fournissent un cadre permettant de penser l’univers comme un ensemble intégré. Ces concepts musico-philosophiques admettent également que le corps et l’âme de l’homme font partie de ce système, auquel ils sont reliés par les nerfs et les esprits animaux – une conception qui prépare l’idée de la philosophie mécaniste, selon laquelle les mêmes lois naturelles opèrent tant dans le domaine céleste que terrestre.
6Avant d’aborder spécifiquement les interprétations anglaises de la philosophie mécaniste – en particulier telles qu’elles ont émergé vers la fin du xviie siècle avant de prendre leur forme définitive au xviiie –, il importe de souligner que celles-ci se sont développées après la parution des œuvres fondatrices de Descartes (1596-1650) : Traité du monde et de la lumière, Traité de l’homme et Les passions de l’âme. L’auteur y insiste sur le fait que l’univers, de même que l’homme, fonctionnent comme des mécanismes d’horlogerie ou des machines hydrauliques, leur substance étant constituée de particules de matière inerte mues par des stimuli extérieurs (Gouk 2013). En effet, la physique cartésienne réduit tous les phénomènes physiques aux principes de la matière en mouvement – qu’il s’agisse des passions humaines et de leurs effets physiologiques ou encore du mouvement des planètes. On le sait, Descartes adopte une position dualiste pour ce qui concerne l’âme immatérielle et son rapport avec le corps : les actions de l’âme peuvent altérer le comportement ou le tempérament d’une personne par l’intermédiaire de l’action des nerfs, qui sont conçus comme des tuyaux creux ; les esprits animaux circulent le long de fines fibres à l’intérieur de ceux-ci. Par leurs mouvements, les esprits remplissent une double fonction, la première étant de permettre à l’âme ou à l’esprit d’interagir avec le corps, et la seconde, de gonfler les muscles vers lesquels les esprits sont transportés par les nerfs (Kassler 1995 : 44 ; Palisca 2000).
7En Angleterre, l’influence de Descartes, en particulier après sa mort, est telle qu’il est devenu normal pour les adeptes de la philosophie naturelle d’adopter des modèles instrumentaux et mécaniques des actions corporelles. Toutefois, il convient de souligner que ces modèles s’écartent de celui de Descartes car ils ne conçoivent pas la matière comme totalement passive, ne s’animant que lorsqu’elle est frappée par un mouvement dont la source réside au-delà du mouvement lui-même. Selon une autre conception, « magique », la matière contient en elle-même des principes actifs permettant d’expliquer certains phénomènes sensibles et non sensibles (Henry 1986, 1989). Cette position est illustrée par la pensée de Robert Hooke (1635-1703), Conservateur des expériences de la Royal Society à partir de 1662. Plus que toute autre figure intellectuelle de cette période, Hooke défend une conception musicale ou harmonique du cosmos qui renvoie non seulement aux conceptions boéciennes de musica mundana et musica humana, mais qui emprunte aussi à une tradition associée, celle de la magie naturelle, avec son insistance sur le spiritus (Gouk 1980, 1999a, chapitre 6). L’une des sources d’inspiration les plus probables de Hooke est sans doute le médecin anglais Robert Fludd (1574-1637), dont l’ouvrage Utriusque cosmi… historia (Histoire du microcosme et du macrocosme, 1617-1619) contient des visualisations remarquables des rapports musicaux régissant le cosmos et l’homme.
8D’après Robert Hooke, l’univers est constitué de matière en vibration constante, formée de particules de différentes tailles qui s’assemblent de manière cohérente autour d’une même fréquence ou hauteur (c’est-à-dire selon le principe de congruence ou de sympathie) ou bien se repoussent en raison de leurs fréquences différentes (c’est-à-dire par antipathie ou incongruité). De fait, pour Hooke, la matière est composée de petites cordes musicales, leur « hauteur » étant déterminée par des propriétés relevant de la matière ou de la substance, de la figure ou de la forme, du corps ou de l’encombrement – de la même façon que la longueur, la tension et la « hauteur » d’une corde déterminent sa fréquence. Ces dernières observations sont fondées sur la connaissance que Hooke a des lois de Mersenne, établies par ce moine français vers 1635 (Cohen 1984 : 97-114 ; Gouk 1999a : 170-178). Dans le même temps, Hooke suggère que les organes sensoriels, en particulier ceux de la vue et de l’ouïe, sont construits selon des principes analogues qui permettent d’expliquer le fonctionnement de ces sens. L’oreille serait donc ainsi faite que le tympan vibre en sympathie avec les mouvements qu’il reçoit des corps sonores par l’intermédiaire du médium sonore ; les sons musicaux doivent être maintenus dans les limites physiologiques de l’oreille, puisque des notes très hautes tendent le tympan au maximum et pourraient l’endommager, telle une corde tendue au-delà de son point de rupture.
- 3 Toutes les citations en français d’ouvrages en langue étrangère ont été traduites par Abel Gershen (...)
9Partant de cette analyse mécanique, naturaliste des sons plaisants et déplaisants, Hooke en déduit que le plaisir esthétique procuré par la musique découle de la variété : variété « dans la succession des tons », dans la durée des notes, dans les timbres des différents instruments et, par-dessus tout, « dans l’accord entre différents tons sonnant conjointement, comme par exemple les unissons, les octaves, les quintes, les quartes, les tierces – c’est-à-dire l’harmonie ». L’harmonie procure à la faculté acoustique « les plus exquis et délicieux plaisirs parmi tous » (Gouk 1980 : 605). La raison en est que l’écoute de la musique implique une ratiocination – opération de l’esprit « par laquelle l’utilisation et le bénéfice de la connaissance géométrique se révèlent de la plus éminente manière » (ibid.)3.
10Hooke invoque deux principes généraux afin d’expliquer pour quelles raisons l’âme perçoit agréablement l’harmonie musicale. Le premier est que la nature agit de manière régulière et géométrique, tant dans ses mouvements sensibles que non sensibles – l’argument étant que les mouvements invisibles de l’esprit et ceux des corps visibles obéissent aux mêmes lois (musicales). Le second principe est que « Dieu, par nature, a également disposé nos corps selon les lois géométriques » (Kassler & Oldroyd 1983 : 586). Dans une allusion transparente à la musica humana, Hooke observe que les hommes « ont un corps harmonieusement construit et une âme harmonieuse qui sera affectée par lui » (ibid.). Il note aussi que la découverte de ces principes est attribuée à Pythagore et à d’autres philosophes antiques, et c’est peut-être pour cette raison que Pythagore et Platon ont « affirmé que l’âme est constituée de nombres » : cette spéculation conduit à l’axiome selon lequel « Dieu agit toujours géométriquement, c’est-à-dire par les proportions adéquates de nombre, de poids et de mesure » (Kassler & Oldroyd 1983 : 588).
11Bien évidemment, c’est la musique en soi (musica instrumentalis) qui fournit à Hooke la démonstration la plus convaincante de ces deux principes fondamentaux. L’éther ou les éthers dont on pense qu’ils emplissent l’univers peuvent être conceptualisés comme des particules invisibles en vibration obéissant à des lois musicales démontrables. Hooke développe un certain nombre d’hypothèses sur la nature vibratoire de la matière en s’inspirant de cette intuition fondamentale. Par exemple, il pense que la force d’attraction de la gravité peut s’expliquer en termes de mouvements vibratoires brefs et rapides engendrés par la Terre avant d’être transmis au fluide de l’univers, lequel vibre « partout en formant des cercles vers le centre et à partir de lui, selon des lignes qui rayonnent à partir du même point » (Hooke 1705 : 184). Il pense également que l’âme elle-même peut être un point au centre du cerveau, qu’il conçoit comme l’instrument principal de l’âme et l’organe interne de la mémoire et de la perception. Selon lui, si le cerveau est constitué du bon type de matière, il sera non seulement capable de recevoir des impressions de tous les sens, mais aussi de transmettre des vibrations vers l’extérieur pour accomplir les tâches cognitives de l’âme. Un trait remarquable des spéculations de Hooke sur l’incessante nature vibratoire de la matière est qu’il considère les principes de congruence et de non-congruence comme étant fermement fondés sur l’expérience. Il est probable que les expérimentations acoustiques et musicales qu’il a menées à la Royal Society étaient des tentatives pour démontrer sa théorie de la matière vibrante.
12Aussi frappante que puisse paraître aux yeux d’un lecteur moderne la théorie de Hooke quant à un univers musical vibratoire, la plupart de ses idées sur le sujet n’ont jamais publiées ni rassemblées nulle part en un ensemble satisfaisant. Néanmoins, certaines de ses intuitions ont été reprises par une figure aussi imposante qu’Isaac Newton (1642-1727), dont les premières recherches sur la nature de la lumière et de la couleur (communiquées à la Royal Society en 1672) ont été sévèrement critiquées par Hooke. Pour résumer, Newton a démontré la nature composite de la lumière blanche par ses expériences sur les prismes et a théorisé le fondement corpusculaire des couleurs. Son but est alors simplement de décrire le comportement de la lumière de couleur en termes de variations de leur quantité de mouvement – c’est-à-dire que les particules se comportent comme des billes de billard. La critique formulée par Hooke est que la théorie corpusculaire de la lumière ne peut expliquer la nature périodique des couleurs et qu’en réalité, couleurs et tons musicaux sont reliés par leur nature vibratoire et périodique (Gouk 1999a : 237-246).
13Bien que Newton n’ait jamais fait mention de Hooke, à partir de 1672, il explore l’analogie entre couleurs et harmonie musicale et finit par proposer l’échelle spectrale divisée en sept couleurs équivalant aux sept notes de l’échelle musicale. Cette comparaison entre la périodicité de la lumière et du son est sous-tendue par l’explication en termes d’éther que Newton a donnée de la perception tant de la couleur que de la musique. Selon lui, pour la première, les particules de lumière émises par des sources lumineuses se déplacent à des vitesses différentes dans un éther omniprésent et hautement actif qui emplit les interstices de l’air : ce mouvement met en place des vibrations périodiques de l’éther qui sont alors transmises aux yeux. Pour la perception musicale, les sons musicaux sont communiqués de la même manière à l’oreille par les vibrations de l’éther, mais celui-ci est mis en branle par le mouvement du corps sonore lui-même, qui imprime un mouvement périodique – autrement dit, Newton ne pense pas que le son soit de nature corpusculaire. Le point important de cette théorie est qu’elle est liée aux investigations alchimiques de Newton dans les années 1670, pratique inspirée de la tradition de la magie naturelle, selon laquelle un esprit universel ou spiritus imprègne le cosmos. Newton est persuadé que le spiritus peut aussi agir en tant que médium pour des forces occultes (c’est-à-dire invisibles) comme la gravité et l’électricité. Vers 1680, Newton abandonne l’hypothèse de l’éther alors qu’il rédige les Principia, pour lui préférer l’idée d’une attraction gravitationnelle universelle, dont les pouvoirs peuvent être quantifiés mathématiquement, même si sa cause demeure inconnue (Gouk 1999a : 251-257).
14Autre caractéristique importante, les Principia contiennent la première explication mathématique cohérente de la transmission des ondes sonores. Sans entrer dans les détails mathématiques et physiques, il suffit de noter que pour traiter mathématiquement la propagation du son, Newton a dû concevoir l’air comme un fluide élastique capable de transmettre des forces de façon dynamique – les ondes sonores, notamment – en se propageant sphériquement dans toutes les directions. Il a même dû aller plus loin en visualisant l’air comme une matière constituée de particules oscillant de l’avant vers l’arrière à la manière de cordelettes ou de pendules, chacune obéissant aux lois du mouvement harmonique simple. De fait, il a transposé le modèle qualitatif de Hooke d’un cosmos vibratoire en un modèle mathématique précis pouvant s’appliquer aussi bien à la lumière qu’à la propagation du son dans l’air. Newton accepte implicitement que ces modèles musicaux représentent une façon d’appréhender des vérités fondamentales sur l’univers, qui est lui-même de nature harmonique (Gouk 1999a : 246-251).
15Après avoir été reléguée au second plan pendant que Newton travaille aux Principia, la doctrine de l’éther universel revient en force entre la fin des années 1680 et le début des années 1690, lorsque Newton commence à donner une forme publiable à ses investigations optiques antérieures. Ce projet voit finalement le jour en 1704, avec la parution des Opticks (Optique). Newton y présente les lois de la lumière comme découlant exclusivement de l’expérience, et non de théories magiques préexistantes comme l’analogie entre les couleurs et l’harmonie. C’est pour cette raison que ses remarques sur la relation entre musique et couleur sont reléguées à la partie spéculative de l’ouvrage, au troisième livre (questions 12-14), où il discute des analogies entre couleur et son.
16Newton invoque aussi « un certain esprit très subtil » qui « pénètre et se tapit dans tous les corps » dans la Scolie générale ajoutée à la fin de la deuxième édition des Principia (1713). Les propriétés de cet esprit sont censées expliquer la totalité de la chimie, de l’électricité et de l’optique (Wallace 2003 : 69). Newton développe également ses spéculations sur l’éther vibratoire et son rôle dans la transmission de la lumière et de la gravitation à l’occasion de la deuxième édition anglaise des Opticks (1717), en particulier dans les questions 17 à 31. C’est à la question 22 qu’il introduit pour la première fois sa conjecture sur l’existence d’un milieu subtil mais dense, sept cents fois plus élastique et sept cents fois plus rare que l’air. À la question suivante, il suggère que la vision et l’audition reposent sur la vibration de cet éther qui excite les nerfs optiques et auditifs, lesquels sont décrits comme étant « solides, translucides et uniformes » (c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de tubes, contrairement à ce qu’on pense à l’époque), reliés à l’endroit de la sensation. Mais c’est à la question 24 que Newton développe sa théorie d’un milieu emplissant tout le système solaire et qui pourrait aussi servir à effectuer les actions de la pensée rationnelle : l’esprit (ou les esprits) qui connecte(nt) l’esprit et le corps par l’intermédiaire du système nerveux constitueraient la même substance ou esprit que celle qui emplit les cieux. Une telle suggestion provient de la tradition néoplatonicienne, laquelle, comme nous l’avons vu, a fortement influencé la pensée de Newton. Notons toutefois qu’en public, il ne cache pas son dédain de la magie, alors même qu’il en pille les ressources pour son propre bénéfice. En même temps, Newton n’est en rien un mécaniste, si par ce terme on entend l’exclusion de Dieu en tant que principe explicatif de la nature ; il croit néanmoins que les mêmes lois sont à l’œuvre dans toutes les parties de l’univers.
17Si les Principia sont considérés comme le legs le plus durable de Newton à la science, son Opticks, en particulier les questions spéculatives (Queries) qui se trouvent à la fin du livre, a lui aussi eu un impact important sur la philosophie naturelle britannique (Gouk 2007). Ces deux ouvrages influents sont d’ailleurs à l’œuvre à travers les écrits prolifiques du médecin écossais George Cheyne (v. 1671-1743), qui a passé la plus grande partie de sa carrière médicale à s’occuper de patients souhaitant se rétablir des excès d’une vie de luxe (Guerrini 1989).
18L’un des ouvrages de Cheyne, Essay of Health and Long Life (Essai sur la santé et sur les moyens de prolonger la vie, 1724), son best-seller, s’inspire délibérément des Principia : son objet est d’aider le lecteur à rester en bonne santé grâce à des conseils pratiques. Fait notable, tout comme dans son ouvrage ultérieur The English Malady. Or a Treatise of Nervous Diseases of all Kinds in Three Parts (La maladie anglaise, ou traité des maladies nerveuses de toutes sortes, en trois parties, 1733), Cheyne n’insiste pas tant sur la nécessité d’un équilibre des humeurs pour maintenir un état de bonne santé, mais il attribue la plupart des maladies à des troubles des nerfs. Ainsi, au lieu d’expliquer la mélancolie et les afflictions apparentées, comme l’hystérie et l’hypocondrie, par un excès de bile noire (cholè), Cheyne les attribue à un mauvais état des nerfs et des esprits animaux qui les parcourent. Cet abandon de la vision traditionnelle, humorale de la santé et de la maladie au profit d’une conception selon laquelle l’état du système nerveux détermine la bonne ou la mauvaise santé a été progressivement institué par la médecine du xviiie siècle.
19L’Essay of Health est également rédigé dans un style rappelant délibérément celui des Principia de Newton. Cheyne a organisé son Essay comme une série de propositions et de scolies sur la nature des corps et de leurs mouvements. Partant d’une série d’axiomes, le lecteur est invité à comprendre que l’âme peut être conçue comme un « homuncule » dans notre cerveau, que l’homme est constitué d’un corps et d’une âme, et que sa composition est inscrite dans les lois de la nature, lesquelles ne peuvent être connues que par leurs effets, c’est-à-dire expérimentalement. Cheyne développe ici une comparaison directe entre « le fluide ou esprit infiniment fin et élastique » dont Newton avait spéculé qu’il était peut-être la cause de la gravitation, et la substance matérielle intermédiaire pouvant « constituer le ciment entre l’âme et le corps humains, et être l’instrument ou médium de toutes ses actions et fonctions » (Cheyne 1724 : 149). De même qu’il existe des principes de gravitation ou d’attraction inhérents aux corps, il peut exister un principe analogue de « charité » chez les esprits animaux.
20Cheyne invoque la même analogie dans la première partie de The English Malady, qui se veut une introduction à la nature et aux causes des maladies nerveuses. L’auteur invite ses lecteurs à concevoir le corps humain comme « une machine composée d’une infinie quantité et d’une infinie variété de canaux et de tuyaux différents, emplis d’un nombre et d’une variété infinie de liqueurs et de fluides, s’écoulant perpétuellement [...] et projetant de petites branches et de petites ouvertures permettant d’humidifier, d’alimenter et de réparer l’usure de la vie ». Il leur est aussi demandé d’admettre que le siège du principe intelligent, ou âme, se trouve quelque part dans le cerveau, là où aboutissent les nerfs ou « instruments de la sensation ». Il faut imaginer l’âme comme un musicien, les nerfs étant l’analogue des touches d’un orgue, qui, lorsqu’on les actionne, font monter le son et l’harmonie vers le musicien, lui-même placé dans un buffet d’orgue bien agencé et accordé (Cheyne 1733 : 4).
21Estimant peut-être que son modèle de l’orgue était encore trop difficile à comprendre pour la plupart de ses lecteurs, Cheyne propose « une comparaison plus grossière » : l’âme est comme une cloche dans un clocher, mais un clocher muni d’un nombre infini de battants. Les nerfs sont attachés à ces battants, autant de cordes sont distribuées dans toutes les extrémités du corps ; lorsqu’on le touche ou qu’on les tire, chaque nerf envoie une impulsion ou coup qui fait aussitôt résonner la cloche. Ces deux modèles instrumentaux ne sont pas sans rappeler la description de la « machine animale » dans le De homine figuris de Descartes, achevé vers 1633 et publié en 1662 (Kassler 1995 : 43-48). Parvenu à ce stade du raisonnement, Cheyne finit par concéder que toutes ces façons d’envisager les influences mutuelles du corps et de l’esprit sont inadéquates, et émet le vœu que ceux qui connaissent « la meilleure philosophie » liront ce qu’il a à en dire dans la suite, où l’on trouve une discussion de l’éther newtonien et de sa pertinence pour la santé.
22Si pour Cheyne, l’éther apparaît comme pertinent dans sa théorie de la santé, c’est avant tout parce que les nerfs doivent être conçus comme des « paquets de filaments ou fibres solides mais élastiques », dont la réactivité dépend de l’action des esprits (l’équivalent de l’éther). Dans leur état optimal, bien tempéré, ces filaments sont fort élastiques, toniques et réactifs, et répondent aux intentions de l’esprit ; résultat, ils font de la bonne musique. Le corps sain est donc comme un instrument de musique qui apporte une réponse appropriée aux ordres que lui donne l’exécutant :
- 4 Le mot anglais organ contient la double signification « orgue » et « organe ».
« Puisque l’esprit réside, ainsi que nous l’avons dit, dans le sensorium ordinaire, comme un musicien habile parvient à placer le sien dans un instrument bien accordé, si cet orgue/organe4 existe, bien tempéré et accordé, [...] la musique sera claire, agréable et harmonieuse. Mais si l’orgue/l’organe est abîmé et cassé, il ne répondra plus à l’intention du Musicien, ne produira plus aucun son distinctif, aucune véritable harmonie. » (Cheyne 1724 : 158)
23Vu l’importance accordée par Cheyne à l’idée que le corps serait tel un instrument de musique bien accordé et vibrant par sympathie, on est quelque peu surpris qu’il ne fasse aucune place au pouvoir réel de la musique sur l’esprit et le corps dans ses réflexions sur la santé et les maladies nerveuses. En outre, sa conception de la santé est davantage fondée sur une notion d’harmonie ou d’équilibre que sur le rôle du son musical en tant que tel – envisagé comme un stimulus externe ayant un effet direct sur les nerfs auditifs et les esprits animaux. En bref, à l’instar de Newton, rien de la vie ou des ouvrages de Cheyne ne permet de penser qu’il s’agissait d’un amateur de musique ni qu’il fondait ses théories sur une compréhension de sa pratique.
24Il en va tout autrement pour l’auteur du Medicina Musica. Or a Mechanical Essay on the Effects of Singing, Musick, and Dancing, on Human Bodies Revis’d and Corrected (Medicina Musica ou essai mécanique sur les effets du chant, de la musique et de la danse sur les corps humains, 1729). Richard Browne, qui se disait apothicaire, est le premier auteur anglais à discuter explicitement des propriétés thérapeutiques de la musique dans les termes mécanistes de la « nouvelle philosophie ». Son principal argument est que chant, musique et danse sont trois activités pouvant stimuler une sécrétion et un écoulement excessifs des esprits animaux, lesquels « permettent ensuite à la machine animale d’exécuter les diverses fonctions au plus haut degré de perfection » (Browne 1729 : 7). Par exemple, le chant exerce une pression sur les poumons, ce qui provoque de plus fortes contractions du cœur et améliore la circulation sanguine, qui à son tour conduit à la sécrétion d’esprits. Toutefois, lorsqu’il aborde le traitement des désordres nerveux, qui à cette époque incluent les « afflictions hypocondriaque, hystérique et mélancolique », Browne soutient que la guérison passe non seulement par l’exercice de la voix, mais aussi par l’écoute de la musique, activité sur laquelle il semble avoir d’amples connaissances :
« Il se peut que, par le chant, nous atteignions l’oreille si plaisamment que l’esprit en est affecté, et que nous détournions nos propres pensées anxieuses grâce à la succession d’idées rapides et vivaces que contient la mélodie ; nous pouvons certainement clarifier et élever l’âme par ce biais, et revigorer le mouvement des esprits par sympathie. » (Browne 1729 : 28-29)
25Browne établit néanmoins une distinction physique fondamentale entre les oreilles ordinaires, qui ne peuvent pas apporter à l’esprit une idée de l’harmonie, et les « oreilles musicales » qui le peuvent. La jouissance que ces dernières tirent de la moindre « faible oscillation » est due à une « configuration exquise » des nerfs auditifs situés dans le labyrinthe et la cochlée. L’esprit répond sympathiquement aux vibrations de ces nerfs, une action qui non seulement donne du plaisir à l’âme, mais engendre également des sensations plaisantes dans le corps.
26Browne se montre tout aussi sélectif s’agissant du type de musique qu’il estime bénéfique. Il conseille tout particulièrement d’écouter les sons créés par « un bel ensemble de violons » tel qu’on en trouve dans l’opéra italien – une forme de musique dont seuls de riches londoniens pouvaient être familiers à cette époque, et qui commençait déjà à susciter des controverses. Browne suggère que deux types de musique peuvent contribuer au bien-être : « les beaux adagios et allegros de l’opéra italien ». « Les trilles douces et alanguies, les accords mélodieux d’un adagio » joués par un violon effleurent les nerfs et produisent une sensation plaisante de ravissement qui imprime une douce ondulation au mouvement des esprits. Mais l’effet d’un allegro enlevé est de redonner vie et vigueur, ceci grâce au « son persuasif d’un ensemble si harmonieux et actif » (Browne 1729 : 38-41).
27Tenant ces effets évidents pour ses lecteurs, Browne envisage ensuite la manière dont différents sons peuvent prévenir des maladies, en particulier celles que causent les passions. Par exemple, un adagio modéré peut atténuer les mouvements violents et irréguliers des esprits qu’on ressent avec la colère et la rage, tout comme il peut apaiser la frénésie d’un aliéné. Toutefois, si l’on fait écouter la même musique à quelqu’un dont les esprits ne sont pas désordonnés, elle pourra mener l’excitation du corps à son comble et provoquer la maladie. La solution consiste à faire suivre la douceur de l’adagio d’un allegro animé, de sorte que « par un contraste musical agréable, nous pourrons non seulement contribuer à préserver notre santé, mais aussi jouir pleinement de l’un des plus grands plaisirs terrestres qui soit » (Browne 1729 : 44).
28On conclura cet article en montrant l’influence durable des spéculations développées par Newton sur l’esprit vibratoire immanent dans toute matière. La pensée du philosophe et médecin David Hartley (1705-1757) en est un très bon exemple. Hartley insiste tout particulièrement sur la nature musicale spécifique de la vibration de l’esprit et, de manière plus générale, sur sa fonction dans l’univers, offrant ainsi une interprétation de la musica mundana novatrice pour son époque. Fait significatif, pour Hartley, les vibrations musicales constituent le moyen par lequel le cerveau opère conjointement avec le système nerveux – ce qui confère une dimension supplémentaire au concept de musica humana. Il s’avère que les théories de l’audition et de la réaction à la musique (et à la parole) de Hartley font partie d’une discussion plus générale sur la nature humaine, en particulier sur le rapport entre le corps et l’esprit. Comme il l’explique dans l’introduction de son ouvrage Observations on Man, his Frame, his Duty, and his Expectations (Observations sur l’homme, son organisation, ses devoirs et ses espérances), ce rapport repose sur deux principes fondamentaux et apparentés : premièrement, la doctrine des vibrations, qui découle des « indices concernant la manière dont se produisent la sensation et le mouvement telles qu’avancées par Sir Isaac Newton à la fin de ses Principia et dans les questions annexes de son Opticks ». Deuxièmement, la doctrine d’association, tirée des « explications de monsieur Locke concernant l’influence de l’association sur nos opinions et affections » (Hartley 1749 : I, 5). La musique « fournit divers exemples [...] du pouvoir de l’association » et constitue aussi bien un modèle de ce processus qu’une bonne façon de le faire progresser. Selon Hartley, envisagés conjointement, les principes de vibration et d’association permettent d’expliquer toutes les actions du corps et de l’esprit, y compris le processus par lequel les sensations engendrent des idées simples puis complexes dans l’esprit – ce dernier étant entendu comme « cette substance, cet agent, ce principe, etc., dont nous faisons dépendre les sensations, idées, plaisirs, douleurs et mouvements volontaires » (Hartley 1749 : I, i).
29Certes, Hartley élude la question de la nature exacte de l’esprit, mais il ne fait pas de doute que, pour lui, le lien entre le corps et l’esprit est assuré par la substance médullaire blanche « du cerveau, de la moelle épinière et des nerfs qui en sont issus ». Cette substance est non seulement l’instrument immédiat de la sensation et du mouvement, mais aussi celui par lequel les idées se présentent à l’esprit (Hartley 1749 : I, 7-8). Autrement dit, la sensibilité – terme voué à prendre par la suite une grande importance – est transmise par les nerfs alors que l’âme sensible ou sensorium réside dans le cerveau. Par certains aspects, l’identification de la substance médullaire comme moyen de la sensation est assez traditionnelle pour l’époque, dans la mesure où l’on supposait généralement que les esprits animaux circulant dans les nerfs remplissaient cette fonction (Thomas Willis, par exemple, adopte cette position dans son Cerebri anatome paru en 1664). Mais deux points importants, élaborés à partir des idées originales de Newton, distinguent l’hypothèse de Hartley parmi les autres.
30Le premier est que, pour Hartley, les nerfs sont des « capillaments solides », à la différence des « petits tubules » préférés par des théoriciens importants comme Boerhaave, Descartes et Gallien – Hartley récuse néanmoins l’idée que les nerfs s’apparentent à des cordes vibrantes. Le deuxième point est que selon lui, la substance médullaire est composée (au moins en partie) de particules infinitésimales assurant la transmission des vibrations reçues par les sens extérieurs le long des nerfs jusqu’au cerveau. Hartley pense en outre que ces particules sont analogues, sinon identiques, à celles qui composent l’éther matériel extrêmement fin dont Newton avait postulé qu’il était peut-être distribué dans tout l’univers : il s’agirait d’un milieu hautement élastique responsable de la transmission de la lumière, de la gravitation, des phénomènes électriques ainsi que des sensations humaines, dont les particules vibreraient comme autant de petites pendules ou particules de corps sonores communiquant leur mouvement selon les impacts qui les atteignent (Hartley 1749 : I, 11). C’est dans ce contexte newtonien élargi que doit être considérée la discussion menée par Hartley de tous les sens extérieurs, et pas seulement de l’audition.
31Si Hartley ajourne sa discussion de l’audition à une partie ultérieure de son ouvrage, le sujet apparaît bien plus tôt, lorsqu’il se demande « à quel point les phénomènes de la musique et d’autres sons inarticulés s’accordent avec la théorie des vibrations » (Hartley 1749 : I, 225). Selon lui, intensité (« force et faiblesse ») et hauteur (« gravité et stridence ») des sons sont déterminées par des variations dans les pulsations émises par les corps sonores et, suggère-t-il, les tons graves sont généralement puissants tandis que les tons aigus sont faibles. L’auteur va même jusqu’à affirmer que les sons musicaux (c’est-à-dire « uniformes »), qu’ils soient vocaux ou instrumentaux, « sont plaisants proportionnellement à leur force, si celle-ci n’est pas excessive ». Toutefois, la manière exacte dont cela est supposé fonctionner n’est pas tout à fait claire. La capacité de l’esprit à distinguer des variations de hauteur pourrait être due aux vibrations synchrones de l’air et du tympan, lesquelles donneraient naissance à des vibrations synchrones des particules des nerfs auditifs ; autre possibilité, chaque pulsation de l’air et chaque oscillation du tympan viendraient exciter d’innombrables vibrations infinitésimales dans les nerfs auditifs, et le renouvellement de celles-ci à des intervalles différents selon la hauteur du son donnerait naissance aux différentes sensations dans l’esprit.
32Hartley admet par ailleurs ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie de la consonance en tant que coïncidence : il remarque ainsi que deux notes musicales sonnant conjointement « offrent un bien plus grand plaisir qu’une seule, pour peu que les rapports de leurs vibrations soient suffisamment simples » (Hartley 1749 : I, 226). Il n’est donc pas surprenant que la liste des consonances proposée par Hartley reflète les normes musicales généralement acceptées : elle comporte l’octave, la quinte, la quarte, la tierce majeure ou mineure et la sixte majeure ou mineure – les rapports étant ici respectivement 1:2, 2:3, 3:4, 4:5, 5:6, 3:5 et 5:8. Les exemples de dissonances ici donnés sont la seconde ou la septième diminuée ou augmentée, la quinte diminuée – toutes déplaisantes. Mais Hartley ne considère pas que la frontière entre consonance et dissonance, entre plaisir et douleur, soit immuable, mais plutôt qu’elle s’acquiert au cours de l’existence. Il suggère que même pour un enfant, les consonances sont de prime abord désagréables mais en viennent à faire partie du domaine de l’agréable à force d’être répétées. De même, les dissonances finissent par devenir agréables à l’oreille « de ceux qui ont le goût de la musique », car « la récurrence trop fréquente de la consonance finit par les ennuyer » (Hartley 1749 : I, 227). Hartley estime que grâce à la progression qu’elle opère du sensible vers le spirituel, la musique offre un moyen de parvenir à la régénération spirituelle, car son existence physique dans des vibrations et sa vocation à l’assimilation par association la rendent particulièrement adaptée à ce processus.
33Le développement du jugement musical s’inscrit dans la doctrine de l’association de Hartley, laquelle suppose que les idées simples sont causées par des impressions extérieures faites sur les organes sensoriels : ces vibrations sont ensuite transmises aux nerfs par l’intermédiaire de la substance médullaire, jusqu’à atteindre le cerveau (dont différentes régions sont prédisposées à des types particuliers de vibrations). La répétition d’une sensation un nombre suffisant de fois peut produire un effet perceptible de nature plus permanente : une idée peut ainsi revenir à l’esprit bien après que l’impression de départ a été produite. Des idées plus complexes sont produites par association, et c’est aussi par association que nous apprenons à exercer un pouvoir volontaire et semi-volontaire sur nos idées, nos affects et nos mouvements corporels. Hartley affirme que l’état spirituel d’auto-annihilation pourrait être obtenu par la régulation constante des vibrations internes : « les plaisirs sensibles et les douleurs sont chaque jour transférés par association à des choses qui en elles-mêmes n’offrent ni plaisir sensible ni douleur » (Hartley 1749 : I, 82). Durant notre séjour terrestre, le but ultime est de parvenir à un état aussi proche que possible du bonheur éternel.
*
34Si les termes musica humana et musica mundana tombent en désuétude au cours du xviie siècle, l’harmonia mundi de la tradition néoplatonicienne et les effets magiques avec lesquels elle est associée ont bel et bien perduré dans les sciences de l’âge baroque et des Lumières. Toutefois, au cours de cette période, un changement se produit dans la pensée philosophique et scientifique : on garde de la tradition l’idée d’un rapport entre macrocosme et microcosme (les mêmes phénomènes sont à l’œuvre dans le cosmos et dans le corps), mais sans nécessairement invoquer le système solaire et le mouvement des planètes, c’est-à-dire « l’harmonie des sphères » pour formuler ce lien. Semble subsister, grâce à Newton, le concept d’un ou plusieurs éthers vibratoires universels, idée qui continue à imprégner la pensée philosophique britannique jusqu’au xviiie siècle. Cet éther ou esprit, dont les particules sont censées vibrer comme de minuscules cordes musicales ou pendules, constitue le lien entre la matière et la non-matière, c’est-à-dire non seulement entre l’âme ou l’esprit et le corps, mais aussi entre Dieu et sa Création. En examinant ces théories cosmologiques, physiologiques et théologiques, j’ai en outre voulu montrer que si les concepts jumeaux de musica mundana et musica humana n’ont plus cours en tant que tels dans la pensée anglaise des Lumières, l’hypothèse qui les sous-tend, à savoir que les cieux et les corps humains sont construits musicalement, a quant à elle, de toute évidence, perduré.