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Poésie et politique

« Une politique qui vole sur les ailes de la poésie »

Pratiques politico-poétiques au sein de la Ligue du Nord
Martina Avanza
p. 47-62

Résumés

La Ligue du Nord, parti italien bien connu pour ses positions xénophobes et ses velléités sécessionnistes, utilise pourtant la poésie pour dire et faire sa politique. En effet, l’indépendance de la Padanie, nation virtuelle à laquelle les non-léguistes dénient toute existence, est un « rêve » que la poésie peut parfaitement incarner. Mais la poésie incarne également l’idée que la Ligue se fait de la participation politique. Basée sur une appartenance forte des militants, la politique léguiste utilise la poésie pour susciter l’émotion (déclamation de poèmes lors des meetings), mais aussi pour encourager la participation (concours de poésie durant lesquels les militants clament leur adhésion léguiste en vers).

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Texte intégral

  • 1 Créée par Umberto Bossi en 1989 par fusion de la Ligue lombarde et de dix autres mouvements régiona (...)

1« Nous voulons une politique qui vole sur les ailes de la poésie. » Cette déclaration de Mario Borghezio, plusieurs fois élu au Parlement italien pour le parti de la Ligue du Nord 1 et actuellement parlementaire européen, ne constitue pas seulement un « effet de style » faisant partie du bagage rhétorique de l’homme politique. Son appel pour une « poésie de la politique » a en effet été prononcé lors de la remise des prix du Premier Concours fédéral de poésie padane qui récompensait les meilleures compositions dialectales écrites par des sympathisants du parti. Dans l’univers léguiste, que j’ai assidûment fréquenté lors de mon enquête de terrain, la poésie apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises. Deux programmes de la radio du parti lui sont consacrés : on y lit des strophes envoyées par les auditeurs. Lors des plus importants meetings du parti, un cadre léguiste enflamme l’auditoire en lisant ses poésies. Le fondateur et leader incontesté du parti, Umberto Bossi, dans sa jeunesse, a lui-même composé des poèmes. La Ligue du Nord, bien connue pour ses positions xénophobes et ses velléités sécessionnistes, serait-elle un parti de poètes ?

2Nous tâcherons de comprendre les rapports entre poésie et politique au sein de la Ligue du Nord en explorant à la fois le point de vue du parti et celui des militants. Que signifie pour la Ligue avoir recours à la poésie pour dire et faire sa politique ? Qui sont ces militants choisissant d’exprimer en vers leur adhésion léguiste ?

Bossi, la poésie dialectale et la genèse de l’idée léguiste

  • 2 Le bosin est le masque de carnaval de la province de Varèse.

3Dans un livre édité par le parti en 1999 et destiné à un public de militants, Umberto Bossi raconte, sur un ton personnel et discursif, comment il s’est rendu compte de la nécessité de fonder un parti autonomiste en Lombardie. Pour expliquer sa « prise de conscience », il met alors en avant deux éléments. Premièrement, en 1979, il rencontre Bruno Salvadori, leader de l’Union valdotaine, qui l’initie à la problématique fédéraliste et autonomiste. Deuxièmement il fréquente, encouragé par Salvadori, un groupe de poètes dialectaux de sa ville, Varèse : la famiglia Bosina 2.

  • 3 Le fascisme pour « faire les Italiens » avait déclaré la guerre aux dialectes.

4« Pour être accepté dans ce groupe, raconte Bossi, je m’étais transformé en un poète dialectal improvisé. Sans efforts. Parce que la langue locale a été mon unique langue dans les premières années de ma vie » (Bossi 1999 : 25). En compagnie de ces passionnés de dialecte, Bossi compose une quinzaine de poésies, écrit un dictionnaire dialectal, jamais publié, et organise des cours pour sensibiliser les enseignants au patois. Mais l’intérêt premier de Bossi était la politique. C’est pourquoi il essaie de donner aux poètes du groupe une « conscience politique », de leur faire comprendre que « parler en dialecte ce n’est pas avancer avec la tête tournée en arrière, mais, au contraire, ça constitue une réappropriation de liberté » (id. ibid. : 26). Il se rend néanmoins compte qu’il était impossible d’utiliser la langue locale comme « instrument principal dans la lutte pour l’autonomie de la Lombardie » (id. ibid. : 125) et ceci pour deux raisons. D’abord parce que le dialecte était un créneau politiquement déjà occupé : le Parti communiste de l’époque défendait les patois en tant qu’expressions populaires et antifascistes 3. Ensuite parce que son utilisation par les poètes était associée au folklore, au passé, et ne faisait donc « pas peur au système » (id. ibid. : 125). Malgré cette impossibilité, « la découverte de la poésie dialectale a représenté pour Umberto Bossi une étape fondamentale de son cheminement culturel et politique » (id. ibid. : 25).

  • 4 Il existe plusieurs degrés d’appartenance au léguisme. L’électeur : en 2001 le parti obtenait 4 % d (...)

5Evidemment, ce récit mettant la poésie et le dialecte au cœur de la « révélation » politique de Bossi est une reconstruction et de surcroît la plus partisane qui soit. Je ne suis d’ailleurs pas en mesure de savoir à quel point le passage de Bossi dans le cercle de poètes dialectaux a réellement compté. Pourtant, le fait que dans une reconstruction produite à l’usage des militants Bossi décide de mettre en avant son passé poétique et dialectal (taisant d’autres pans de son histoire, notamment sa période soixante-huitarde) est en soi instructif. Ce livre nous apprend en effet que Bossi souhaite se présenter comme un homme du peuple, d’origine rurale (« Je suis né à la campagne, j’ai connu la joie du monde paysan »id. ibid. : 14) ayant logiquement choisi la plus populaire et la plus « autochtone » des formes expressives qui soient : la poésie dialectale. Il nous montre aussi à quel point Bossi tient à souligner le caractère idéal, « noble » et désintéressé de sa démarche. Dans un univers padaniste 4 qui méprise la « politique politicienne », Bossi nous dit que son entrée en politique s’est faite au nom de valeurs telles que l’amour pour sa terre et son dialecte, l’attachement aux racines (valeurs consensuelles parmi les léguistes) et non au nom d’intérêts personnels ni d’une quelconque idéologie. En l’année 1979, Bossi décide donc de défendre ces valeurs en politique et de les chanter en poésie. Le livre insiste d’ailleurs sur la contemporanéité de l’entrée de Bossi en politique (le début de la collaboration avec Salvadori) et en poésie (l’insertion parmi les chantres du dialecte), comme si ces deux démarches n’étaient en fait qu’une seule et même chose.

6Les poèmes dialectaux reproduits en annexe de cet ouvrage (avec leurs traductions en italien) confirment cette consubstantialité du Bossi poète et homme politique. Les thèmes abordés reflètent en effet les préoccupations politiques du jeune Bossi. Il s’agit de l’écologie (dénonciation de la pollution), la campagne (nostalgie d’une vie rurale perdue), les « gens du peuple » et leurs problèmes, l’amour pour la terre natale. Certaines poésies se caractérisent par un ton ouvriériste (récit d’une grève, critique des « patrons ») qui était dans l’air du temps (nous sommes à la fin des années 1970) et qui est en décalage avec le Bossi d’aujourd’hui. D’autres, par contre, sont tout à fait en phase avec le Bossi padaniste, notamment la composition intitulée Terre, aujourd’hui la préférée des militants. Ce sont d’ailleurs des membres du parti qui m’ont parlé de la veine poétique de Bossi en vantant les mérites du poème Terre. Ce dernier, de leur point de vue, montrait que Bossi, en 1979, avait déjà « la Padanie dans le cœur ». Voici alors les premières strophes du poème : « Verte une fois / Et pleine de paroles, / Terre, / Tu as écouté la taupe couiner / Et les roses parjurer. / Terre / J’ai vu les sirènes / Des usines / Devenir seringues / Et les seins des filles / Exploser dehors sans raison. Terre / Tu as vu tomber le frêne / Et déraciner le chêne. / Je chante les pères / Que pères n’ont jamais été, / Je chante les enfants / Qu’enfants n’ont jamais été. »

Une politique de l’émotion

  • 5 Il existe en Italie des régions à « statut spécial » bénéficiant de plus d’autonomie que les région (...)

7La poésie a donc joué un rôle dans les débuts de la Ligue, quand Bossi croyait encore en la « voie ethnique » (selon sa propre terminologie), et notamment en l’efficacité de l’argument dialectal en vue d’obtenir plus d’autonomie pour la région de Lombardie. La poésie faisait alors partie d’une stratégie de légitimation plus large centrée sur le dialecte, stratégie qui s’est révélée insuffisante et a été abandonnée 5. Pour autant, l’usage de la poésie à des fins politiques n’a pas disparu. En effet, la parole poétique participe toujours de l’action léguiste en s’insérant dans ce qu’on pourrait appeler une politique de l’émotion.

8Cette politique, invisible à l’extérieur du parti, y compris aux yeux des électeurs, est centrale pour les padanistes. En effet, si les électeurs du parti sont attirés par ses thématiques antifiscales, antiméridionales et anti-immigrés, les militants sont aussi sensibles à d’autres registres et notamment à la charge émotionnelle liée à la militance léguiste. Pour répondre à mon interrogation portant sur les motivations de son adhésion léguiste, le jeune Igor, permanent du parti en charge de la jeunesse, me répondait : « La chose la plus importante c’est qu’ici il s’agit de défendre la liberté. Ce n’est pas le problème de savoir s’il faut privatiser des entreprises ou s’il faut construire plus de routes. Nous, nous devons libérer un peuple entier [le peuple padan] de l’oppression et donc il y a des motivations majeures par rapport à celles offertes par un parti normal. » Les militants refusent d’ailleurs le mot parti, préférant pour désigner la Ligue le terme « mouvement ». Le but est de mettre en évidence la nature populaire, spontanée, révolutionnaire et non institutionnalisée caractérisant, de leur point de vue, la Ligue du Nord.

  • 6 Sur la revendication d’une ascendance celtique pour les Padans (et la négation d’une ascendance lat (...)
  • 7 Formée par des volontaires en chemise verte, la couleur de la Ligue, la Garde nationale est censée (...)
  • 8 Depuis 1996 Bossi se rend chaque année à la source du fleuve Pô (en Piémont) pour recueillir un peu (...)

9La politique ainsi conçue comporte évidemment une dimension émotionnelle très forte, dimension que la Ligue sait savamment cultiver. Chanter l’« hymne national padan » avec la main sur le cœur lors d’une manifestation, escalader une montagne avec les « excursionnistes padans » pour planter le drapeau de la Padanie au sommet, visiter des sites archéologiques avec d’autres militants pour découvrir son « origine celtique 6 », défiler avec l’uniforme de la Garde nationale padane 7 : c’est ainsi que la Ligue orchestre sa politique de l’émotion. Cette dernière atteint son intensité maximale lors des grands rassemblements de masse de Pontida et de Venise. C’est dans ces rituels, les plus importants rendez-vous militants léguistes, qu’une parole poétique trouve sa place. En effet, lors de la cérémonie de l’Ampoule à Venise 8 et du grand rassemblement de Pontida est lue une poésie. Ne pouvant pas décrire ici les deux rituels, je me concentrerai sur le meeting de Pontida, qui est le plus ancien rassemblement de masse orchestré par le parti.

Le grand meeting de Pontida •

  • 9 Confrontées à la tentative de restauration de l’empire voulue par Frédéric Ier, les cités lombardes (...)

10Depuis 1991, Bossi réunit ses troupes à Pontida (dans la province de Bergame, région de Lombardie) pour un rituel qui se veut la reproduction du serment de fidélité prononcé par les cités lombardes au xiie siècle. En effet, c’est à Pontida, en l’année 1167, que les représentants des communes lombardes avaient prêté serment de fidélité à la Lega lombarda,s’unissant pour préserver leur autonomie 9. Dans l’historiographie léguiste, Pontida est un moment fondamental censé témoigner de l’ancienneté de la volonté autonomiste des communes du Nord, mais aussi de leur capacité à s’unir dans la lutte. C’est donc « tout naturellement » en ce lieu que Bossi réunit chaque année des milliers, voire des dizaines de milliers de militants pour fêter des succès électoraux, pour donner une nouvelle ligne au parti ou pour le relancer lors d’une crise. C’est à Pontida, le 24 mars 1996 (année qui voit la Ligue, précédemment fédéraliste, devenir sécessionniste), que les militants et les dirigeants ont juré fidélité au projet de la Padanie. De la scène, Bossi avait déclaré : « Aujourd’hui naît une nation, la Padanie. On ne peut plus revenir en arrière. »

  • 10 Alberto da Giussano était un chevalier qui s’est distingué dans la bataille de Legnano, en 1176, dé (...)

11Le meeting de Pontida, qui a lieu sur un vaste terrain appelé « pré sacré », ressemble un peu à un pique-nique familial géant, mais aussi à une foire puisqu’on y vend toutes sortes de gadgets léguistes (faux billets de banque à l’effigie de Bossi, autocollants, tee-shirts, etc.) et à une fête folklorique, étant donné que certains militants, en hommage à Alberto da Giussano 10, brandissent leur épée (en plastique), alors que d’autres exhibent des heaumes celtes munis de cornes. Néanmoins, Pontida reste principalement un comice politique : pas de concerts ni de bals pour les participants, mais des heures entières, sous le soleil et dans la poussière ou alors sous la pluie et dans la boue, de discours et de harangues. Les militants ne s’en plaignent pas. « Nous sommes ici pour combattre, pas pour nous amuser », m’a dit l’un d’eux à Pontida (juin 1999).

  • 11 Chargé de conseiller Bossi quant à la politique étrangère depuis 1995, Archimede Bontempi est un pe (...)

12Parmi les différents dirigeants et élus se succédant pour prononcer leurs discours, il en est un, Archimede Bontempi 11, qui choisit, depuis 1996, de parler en vers. En effet, chaque année il monte sur l’estrade, déclame solennellement un poème, spécialement écrit pour l’occasion, et repart sous les applaudissements de l’assistance.

  • 12 Méta (du grec meta) : élément exprimant ce qui dépasse, englobe (Le Petit Robert). Ce terme, d’usag (...)
  • 13 L’Italie septentrionale étant plus riche et plus industrialisée que le Midi, la Ligue est souvent a (...)
  • 14 Mario Borghezio à la remise des prix du Premier Concours fédéral de poésie padane, Venise, 8 janvie (...)

13Les poésies de Bontempi sont en italien et ceci pour une raison très simple : le Nord étant caractérisé par une grande diversité de dialectes, l’italien est la seule langue compréhensible par toute l’assistance. Dans ce cas, la poésie n’exprime donc pas la politique de la langue du parti : sa fonction n’est pas de valoriser le patois et par là l’attachement au territoire, mais plutôt d’incarner une certaine idée de la politique. En effet, selon Bontempi, la poésie est choisie puisqu’elle « se prête à un discours méta-politique 12, c’est-à-dire à parler de valeur, et la politique de la Ligue est basée sur les valeurs, non sur le pouvoir ou le contrôle de l’économie 13 ». En utilisant la poésie dans le meeting de Pontida, la Ligue appelle de ses vœux un « expressionnisme politique » (Bossi 1995), une « attitude spiritualiste » (Meo Zilio 2000) et même une « poésie de la politique » 14.

  • 15 Comme le souligne la quatrième de couverture du recueil des poèmes de Bontempi (Bontempi 2000).

14Dans cette conception, poésie et politique ne font qu’un. En effet, le moment poétique de Pontida n’est pas un « entracte », une pause entre deux harangues, un encart extrapolitique pour distraire l’assemblée. Bien au contraire, la poésie est en cet instant une parole entièrement politique, voire une parole de combat, qui, de plus, incarne parfaitement l’idéal promu par la Ligue d’une politique centrée sur les valeurs et véhiculée par l’émotion. En effet, le moment se veut grave et intense : « La lecture de la poésie marque un moment de tension dramatique dans le silence profond de la foule 15. » Les vers réaffirment l’unité de l’assistance qui se fait dans et pour la lutte : « Padanie, terre des cent peuples, différents, unis par un commun sentir idéal » (poème Patria mia). Cette unité est si forte qu’elle s’exprime physiquement : « Hommes et femmes inconnus auparavant s’enlacent dans le pré de Pontida, brandissant les drapeaux ils se serrent en une Ligue de bataille » (poème Costituzione del Nord). Forts de cette unité, les padanistes, dans les mots de Bontempi, se veulent menaçants envers leurs ennemis : « Il est tard, trop tard pour vous, seigneurs qui tenez debout un Etat oppresseur, colonial, regardez les milliers de drapeaux, la liberté est proche » (poème Patria mia). Message messianique, la poésie de Bontempi est certes combative mais aussi optimiste : « Nous verrons enfin la belle Padanie […] comme un beau rêve, qui devient vrai soudain, après des dures années de lutte commune et de travail » (poème Padania infine). L’unité exaltée des « troupes », l’ennemi décrié, le jour de la « libération » annoncé : ces poésies ne peuvent que ravir un public déjà acquis à la cause padane, pour lequel Bontempi incarne « le poète de notre temps et de nos rêves » (Albertoni 2000 : 5).

Dire son militantisme en poésie •

  • 16 J’ai connu plusieurs militants qui étaient très déçus par la politique de la Ligue, certains avaien (...)

15La politique de l’émotion mise en place par la Ligue lors du grand meeting de Pontida à l’aide, entre autres supports, de la poésie semble efficace. En effet, les militants ne ratent Pontida sous aucun prétexte et gardent de leur participation des souvenirs émus 16. « Ah ! Ma première Pontida, ça a été magique. Tu es là, au milieu de tous ces gens que tu ressens comme des frères, cette joie, ce soleil… J’en suis tout émue encore aujourd’hui… Tu sais, je ne suis pas folle, si ça me prend autant c’est que ça te donne des sensations tellement fortes ! » (une militante de Turin).

16Ce bonheur et cette émotion, certains militants choisissent de les exprimer en poésie. Ainsi, ce léguiste envoyant à la radio du parti son poème, J’y étais aussi, sur une grande manifestation du parti. Le dernier vers décrit la fin de la manifestation qui se termine par le chant de l’« hymne national padan » : « Un frisson le long du dos, un regard d’entente avec ma petite femme, les milliers de drapeaux au vent, la main posée sur le cœur content. »

17Anna, une militante décédée en 1997, exprimait également son transport padaniste en poésie. Le journal du parti, La Padania, a publié une de ses poésies à l’anniversaire de sa mort. Le poème de cette fervente padaniste (elle a choisi d’être enterrée habillée en vert, la couleur de la Ligue, et avec le drapeau de la Padanie) s’intitule Pontida : « Dans l’avancer lent entre la / Multitude d’hommes et / De drapeaux, seul le cœur parle. / Autour de moi des voix indistinctes / Et des figures diluent mon / Individualité / En un sentir commun. » Le commentaire de la journaliste illustre, peut-être mieux que les vers eux-mêmes, à quel point la poésie peut parfaitement dire le rêve padaniste : « Ces quelques mots sont imprégnés d’émotions pures, qui nous parlent à nous tous qui avons partagé et partageons avec Anna le même rêve » (Percivaldi 1999).

18La poésie est donc utilisée par la Ligue (entre autres supports) pour faire naître l’identification du militant à la cause padane. En retour, les militants peuvent exprimer ce sentiment d’appartenance et l’émotion qui y est associée, en utilisant eux aussi des poèmes. Le parti les invite d’ailleurs à le faire. En effet, les sympathisants sont incités à envoyer leurs compositions à la radio du parti et à participer au Premier Concours de poésie padane pour chanter en vers la Padanie.

L’art comme moyen de faire exister la Padanie •

19Si le parti demande des poèmes glorifiant la Padanie, c’est que, en dehors de l’univers padaniste, on dénie à cette dernière toute existence. Les léguistes tentent alors de démontrer que cette patrie inventée existe depuis la préhistoire, que sa culture est riche et que son « identité niée » (par l’Etat italien) mérite d’être reconnue politiquement. L’affirmation d’une identité culturelle d’où découlerait « naturellement » une identité politique est le fait de tout mouvement sécessionniste ou autonomiste. Toutefois, par rapport à d’autres mouvements de ce type, la Ligue présente un « déficit identitaire » : pas de langue commune pour la Padanie, pas de spécificité religieuse, pas d’unité politique passée et, surtout, pas de sentiment d’appartenance commune puisque aucun habitant du nord de l’Italie, en dehors des plus fervents militants léguistes, ne se définit comme « padan ». Pour combler ce déficit, les idéologues de la Ligue se sont engagés dans une grande opération d’invention de la « padanité ».

  • 17 Sur la politique artistique du parti en général, voir Avanza 2001.

20Parmi les nombreuses ressources mobilisées dans ce processus (réécriture de l’histoire, construction d’un territoire, désignation d’un étranger, etc.) l’art a une place importante. Chansons folkloriques, expositions de peinture, concerts de « musique symphonique padane », réécriture de l’histoire de l’art sont autant de tentatives de doter la Padanie d’un patrimoine artistique spécifique, donc différent de celui de l’Italie du Sud. Les œuvres d’art peuvent alors se révéler un support particulièrement performant : elles rendent visible, sonore, palpable la « padanité » et par là même la font exister. Cet essai de construction d’un « art padan » est possible parce qu’il existe des artistes qui s’inscrivent explicitement dans le projet du parti, notamment en participant aux concours de peinture, de chanson, de poésie promus par la Ligue 17.

21La poésie ne constitue donc pas la seule forme expressive utilisée par la Ligue, néanmoins elle se révèle l’une des plus efficaces et ceci pour plusieurs raisons. D’abord, la poésie s’adapte très bien aux moyens de communication mis en place par le parti : les poèmes peuvent notamment être lus à Radio Padania libera, la radio du parti très suivie par les militants. Ensuite, la poésie pouvant être déclamée, elle trouve sa place, nous l’avons vu, lors des meetings. Enfin, lorsqu’elle utilise le dialecte, la poésie incarne parfaitement l’idéal léguiste d’un homme fortement enraciné dans le territoire.

22Si ces caractéristiques s’appliquent également à la musique (la radio transmet des ballades dialectales et les chansons de Sergio Borsato, un chanteur-auteur très fortement engagé qui se produit aussi en clôture des congrès du parti), la poésie présente l’avantage d’être une forme d’expression plus « démocratique ». Tout le monde peut écrire une poésie et l’envoyer à la radio du parti ou au Concours de poésie padane, ce qui n’est pas le cas pour la musique. « Art du pauvre », la poésie permet donc une participation plus large des militants.

Le Premier Concours de poésie padane

  • 18 Les associations padanes représentent la partie la plus passionnément indépendantiste du mouvement. (...)
  • 19 Dans sa stratégie du « faisons comme si », la Ligue a mis en place un gouvernement et un Parlement (...)

23Le Concours de poésie concernait uniquement la poésie dialectale pour incarner l’idéologie identitaire de la Ligue. Son organisation a été le fait d’une association d’artistes liée au parti 18. La radio, le quotidien et l’hebdomadaire léguistes se sont chargés de faire de la publicité et notamment d’appeler les militants à participer. Le jury était entièrement composé de personnalités internes au padanisme : les dirigeants de l’association à l’origine de l’initiative, le responsable de la culture au sein du parti, un journaliste du quotidien La Padania. La remise des prix a eu lieu à Venise dans le palais du « gouvernement de la Padanie 19 » en présence du « président du gouvernement padan » (et europarlementaire) Mario Borghezio et de son « ministre de la Culture » Roberto Mazzonetto. Le dispositif était donc complètement interne au parti qui n’a pas du tout essayé de camoufler le caractère partisan de l’initiative. En effet, le but n’était pas d’atteindre un nouveau public : les organisateurs n’ont pas fait du prosélytisme auprès des passionnés de dialectes et de leurs associations qui auraient pu être intéressés. Il s’agissait plutôt d’une initiative partisane visant un public militant pouvant produire une poésie engagée dont les contenus seraient en phase avec le discours du parti. Du point de vue du parti, peu importe que les participants ne soient pas des poètes chevronnés s’ils s’inscrivent clairement dans le projet padan. En fait, ce qui compte est moins la qualité des poèmes que leur existence même : s’il existe des poètes padans et de la poésie padane, c’est que la Padanie doit certainement exister.

La remise des prix •

24Le 8 janvier 2000 avait lieu la remise des prix du concours dans le cadre prestigieux (pour les padanistes) du beau palais vénitien du « gouvernement de la Padanie ». A l’extérieur du palais, où flottait un énorme drapeau padan, la Garde nationale padane, rigoureusement en chemise verte, gardait l’entrée et saluait le public venu assister à la cérémonie. Une fois monté un grand escalier, on pouvait accéder à une jolie salle où une centaine de personnes assises attendaient le début de la cérémonie. Il s’agissait essentiellement de léguistes vénitiens – qui visiblement se connaissaient et avaient l’habitude de fréquenter le lieu – et des concurrents et de leurs familles, qui, venus pour l’occasion à Venise, étaient moins à l’aise dans ce lieu pour eux si important. Au bout de la salle, sur une estrade, était installée la table du jury et des « personnalités » derrière laquelle trônait le « soleil des Alpes » du drapeau padan et le lion ailé du drapeau vénitien.

25La cérémonie commença avec le discours de Mario Borghezio, le sulfureux « président du gouvernement padan », faisant partie de l’aile la plus dure du parti (sécessionniste à outrance et xénophobe) et très aimé des militants. « Nous voulons réintégrer dans le discours politique des valeurs hautes. Une politique qui vole sur les ailes de la poésie et ne soit pas exclusivement centrée sur les intérêts économiques, capable de guider notre bataille pour la liberté avec des raisons encore plus profondes », a-t-il déclaré. C’est pourquoi, a-t-il conclu, « la littérature, l’art et la poésie ont une place de protagoniste dans le discours politique de la Padanie ». De cette manière, Borghezio donne aux poètes présents un rôle important et valorisant : ce sont eux qui détiennent les vraies raisons d’être de la Padanie, idéales et non bassement matérielles (contrairement à ce qui est dit habituellement de la Ligue), et c’est à eux qu’il revient de formuler ces nobles raisons sous forme de poèmes.

26Suite à ce discours, longuement applaudi, le jury a décerné un prix pour chaque « nation » (en fait pour chaque région du nord de l’Italie), un prix pour la meilleure poésie sur la liberté, un prix pour la meilleure technique poétique et un prix pour la meilleure poésie à thème personnel. A chaque fois, l’élu(e) était appelé par le jury et lisait son poème à l’auditoire. L’un des membres du jury lisait ensuite le même poème mais dans sa traduction italienne. Le gagnant était félicité par le jury et fortement applaudi par le public. La plupart des primés étaient émus et intimidés lorsqu’ils devaient déclamer leur poème face à l’assistance, mais aussi face à des journalistes de la radio, de la télé et du quotidien du parti présents pour couvrir médiatiquement la cérémonie. Quelques concurrents (sur les 80 inscrits) s’étaient déplacés, même s’ils n’étaient pas parmi les gagnants, pour recevoir leur attestation de participation dont ils étaient visiblement fiers.

Manifester en poésie •

27Une fois la remise des prix terminée et après un toast porté aux poètes, tout le monde s’est rassemblé devant le palais du « gouvernement padan ». Là, la Garde nationale padane a distribué des drapeaux padans et des torches allumées (il faisait déjà noir). Toute l’assistance est alors partie en cortège, agitant les drapeaux, pour se rendre au théâtre la Fenice. Cette salle vénitienne ayant été détruite par un incendie, les léguistes locaux trouvaient que les travaux de restauration étaient trop lents. Pour dénoncer cette situation, ils ont alors organisé, conjointement au concours, une « manifestation politico-poétique ». Cette dernière a commencé avec un bref discours du « ministre de la Culture » Roberto Mazzonetto, dénonçant l’incurie des pouvoirs publics quant au patrimoine artistique du Nord. Ensuite, les poètes primés ont été invités à déclamer leur composition devant le théâtre en ruine, entourés des drapeaux et des torches allumées. Le charme de Venise la nuit, le cadre du fameux théâtre incendié, les torches allumées, les vers déclamés dans le silence, tout concourait à créer une ambiance solennelle qui ne laissait visiblement pas indifférent le public, très ému. La cérémonie semblait créer un lien fort entre les participants et les couper du reste du monde. En effet, les quelques passants paraissaient ne pas du tout comprendre ce qui se passait, jetaient un bref coup d’œil, dubitatif ou ironique, et continuaient leur chemin. A la fin de la séance de déclamation poétique, Mario Borghezio a levé le bras droit en l’air, les doigts en V (signe de victoire) et a commencé à crier, comme il a l’habitude de le faire dans ses interventions, « liberté, liberté », immédiatement imité par les participants. En conclusion, toute l’assistance a entonné les notes de l’« hymne national padan » (en fait l’air Va Pensiero tiré de l’opéra Nabucco de Giuseppe Verdi). Tous connaissaient par cœur les paroles et chantaient haut et fort, la main sur le cœur. Deux retraités de Bergame, venus en couple, chantaient enlacés, l’air ravi. Le mari avait participé au concours de poésie et en avait profité pour offrir un week-end à Venise à sa femme en guise de voyage de noces puisque, trop pauvres à l’époque de leur mariage, ils n’en avaient pas eu.

28Pour terminer la soirée, une partie des manifestants et des poètes sont allés dîner dans un restaurant populaire vénitien. L’ambiance était joyeuse et les participants semblaient fiers de pouvoir partager un moment convivial avec des personnalités reconnues du padanisme comme Mario Borghezio et certains membres du jury. Les conversations tournaient autour de la politique, seul lien unissant les convives. Ces derniers essayaient d’ailleurs de se trouver des souvenirs et des points communs, immanquablement liés à la Ligue : « Toi aussi tu as été à la manifestation de Bergame contre l’immigration ? », ou « Tu étais à Pontida cette fois qu’il a tellement plu et on nageait dans la boue ? », et encore « Moi aussi je suis dans la Garde nationale de ma ville ». A la fin du dîner, le vin aidant, plusieurs personnes non primées, le couple de retraités en voyage de noces en tête, ont osé déclamer leur poème d’abord timidement puis avec fougue. Vers 23 heures, les participants sont rentrés chez eux, ou dans leur hôtel, après s’être chaleureusement salués.

Les poèmes gagnants •

29Parmi les poésies primées (qui ont ensuite été publiées dans le quotidien du parti), une seule parlait d’amour et de thèmes strictement personnels (prix pour le Frioul). Dans les autres poèmes, deux registres étaient privilégiés : celui de l’attachement à sa terre natale et celui du « bon vieux temps ». Ces deux thématiques, par ailleurs assez inoffensives, deviennent, dans un contexte léguiste, hautement politiques. Parmi les poèmes exaltant la terre natale : une ode à Venise et à sa lagune (prix pour la Vénétie), des vers sur les paysages d’Alassio (prix pour la Ligurie) et des rimes sur la petite ville de Cameri (prix pour le Piémont). Concernant la nostalgie du temps qui fut : une poésie sur la mémoire d’un vieux chasseur alpin ayant fait la guerre (prix pour le Trentin), une autre sur le métier de pêcheur tel qu’il était auparavant (prix pour la meilleure technique poétique) et une composition sur le dialecte tant aimé mais malheureusement de plus en plus oublié (prix pour la meilleure poésie à thème personnel). Ces poésies célèbrent donc toutes l’attachement à sa terre et à ses « traditions ». Certaines sont plus ouvertement politiques (le gagnant du Piémont regrette que sa ville ait tant changé après l’arrivée des immigrés…), mais la plupart ne deviennent engagées qu’en raison du contexte d’énonciation. Ainsi, la poésie sur Venise aurait très bien pu trouver sa place dans un concours local (municipal ou associatif) de poésie dialectale et personne ne l’aurait trouvée politisée ou idéologique. C’est le contexte qui politise le contenu. L’usage même du dialecte, au sein du monde padan, incarne un signe d’attachement identitaire perçu comme la marque explicite d’une fidélité padane. En plus, participer à un concours padan signifie accepter que la Padanie existe, ce qui est en soi une preuve d’adhésion léguiste. Le contexte étant déjà à ce point surpolitisé, la plupart des auteurs n’ont pas eu besoin de rendre explicite leur adhésion au léguisme. Leur foi padaniste allait tellement de soi (pour les auteurs, le jury et le public) que parler de sa terre natale suffisait à la rendre manifeste. Même dans les poèmes plus explicites, une phrase suffit : « Nous, nous sommes encore là » en dialecte vénitien désigne clairement pour un padaniste la résistance des Vénitiens à la domination italienne (dernière strophe du prix pour la meilleure poésie sur la liberté). Le vers « et les murs ont parlé » (prix de Lombardie) fait référence tout aussi clairement aux très nombreux graffitis léguistes lisibles sur les murs en Italie septentrionale. Ainsi, nous pouvons affirmer que peu de concurrents ont dit ouvertement la politique de la Ligue (un lecteur ne connaissant pas le contexte ne pourrait associer qu’une ou deux poésies au parti). Par contre, par leur présence et leurs actes, tous les concurrents, quel que soit leur texte, ont incarné la politique de la Ligue, y compris l’auteur de l’unique poésie d’amour.

30Mais qui sont ces poètes prêts à se mettre au service de la cause padane, disponibles pour jouer le jeu jusqu’au bout, déclamant leurs compositions en pleine manifestation léguiste ou les envoyant à la radio du parti ?

Façons d’être poète padan

31La Ligue valorise l’idée d’un homme enraciné dans son territoire, attaché à ses « traditions » et voué à les perpétuer. Il est donc logique que « le barde celtique qui transmettait la tradition et les gestes des héros » soit le modèle d’artiste invoqué par la Ligue. « Sans cette fonction de transmission de l’artiste, un peuple perd son identité et donc disparaît » (le fondateur d’une association d’artistes liée à la Ligue). Dans cette conception, l’artiste et la Ligue partagent alors la même mission, défendre une culture pour assurer la pérennité d’un peuple, et sont pour cela amenés à s’unir dans leur combat identitaire. La Ligue valorise ainsi l’engagement des artistes qui se battent à côté du parti « contre la mondialisation et pour défendre l’identité » (un musicien et militant léguiste). A l’intérieur de ce modèle, les poètes ont différentes façons d’adhérer au léguisme, différentes façons d’être et de se dire « poètes padans » (Heinich 1995).

Le poète de parti •

32Archimede Bontempi a choisi une identification complète à la Ligue. Permanent du parti, conseiller de Bossi pour la politique étrangère, anciennement élu municipal, président d’une association léguiste regroupant les Padans résidant en Europe, éditorialiste à La Padania et « barde » officiel du padanisme, toute la vie professionnelle et artistique de Bontempi se fait au sein du mouvement. Ses poésies sont lues lors des meetings et regroupées dans un recueil (sa seule publication poétique) édité aux frais d’une association du parti et vendu dans le seul circuit léguiste. J’ai par exemple acheté mon exemplaire lors d’un comice de Bossi, en pleine campagne électorale, à la fin duquel Bontempi dédicaçait son livre.

33Cette dimension totalisante de son engagement est peut-être due à son passé de gauchiste, passé très mal vu en milieu léguiste, que Bontempi occulte et essaie de faire oublier. Etudiant en histoire et en philosophie dans les années 1970 à Milan, Bontempi appartenait au Mouvement des travailleurs pour le socialisme, dirigé par le leader du Mai 68 milanais Mario Capanna. Une fois ses études terminées, il travaille chez un grand éditeur milanais, puis fonde sa petite maison d’édition à Pavie. C’est son statut de « petit entrepreneur » dans l’édition qui, dans sa reconstruction, l’a rapproché du parti puisque « presque tous les petits entrepreneurs sont devenus léguistes » (entretien).

34Si le gauchisme est un capital non recyclable au sein de la Ligue, ses études littéraires (les padanistes ont rarement fait des études supérieures, et encore plus rarement des études littéraires) et sa fréquentation des milieux intellectuels liés à l’édition lui valent une réputation de savant qu’atteste son surnom, « le Professeur ». Bontempi s’est donc construit une double légitimité au sein du parti : celle d’expert en relations internationales chargé de conseiller Bossi et celle de poète. En effet, non seulement il déclame ses vers lors des meetings de Pontida et de Venise, mais il est le présentateur de l’émission Tu es un Poète ? Démontre-le ! Dans cette émission de Radio Padanie libre les militants envoient leurs poèmes que Bontempi se charge de présenter et de lire en direct.

35Son activité poétique s’exerçant exclusivement au sein du parti et à son service, Bontempi est donc un véritable artiste de parti. Ceci apparaît clairement dans ses poésies écrites pour être déclamées dans les meetings qui constituent des manifestes du léguisme.

Les poètes dialectaux •

  • 20 Ce monopole de la Ligue dans l’utilisation politique du dialecte est récent. Aujourd’hui, les parti (...)
  • 21 Les données sont de l’ISTAT (l’équivalent italien de l’INSEE) et sont tirées d’une enquête de 1998 (...)

36Si la poésie en italien (comme celle de Bontempi) est la seule permettant de s’adresser à l’ensemble des padanistes, la poésie dialectale est néanmoins très valorisée par la Ligue. En effet, cette dernière incarne à la perfection l’idéal d’homme « enraciné » promu par le parti : venu du peuple, attaché à sa terre et à ses traditions et voué à les perpétuer. L’intérêt du parti pour le dialecte ne se limite d’ailleurs pas à la poésie. La Ligue encourage localement l’enseignement du patois, l’édition de dictionnaires et surtout la mise en place de panneaux signalétiques bilingues où le nom du lieu-dit est écrit en italien, mais aussi en dialecte. Au niveau national, le parti a essayé, sans succès, de faire reconnaître les parlers du Nord comme des langues à part entière auxquelles devrait s’appliquer la Charte européenne des langues régionales et minoritaires. Cet intérêt pour le dialecte, inexistant chez les autres partis politiques italiens 20, n’est pourtant pas dépourvu d’une assise sociologique. En effet, le dialecte a aux yeux des habitants du nord de l’Italie, y compris chez les non-léguistes et les jeunes, une grande valeur affective. Selon les statistiques officielles 21, la région où l’on parle le plus le patois est la Vénétie, où plus de la moitié de la population l’utilise quotidiennement. Si en Lombardie et en Piémont cet usage n’est pas si répandu, notamment dans les grandes villes de Milan et de Turin, le dialecte est particulièrement vivant dans l’aire préalpine de ces deux régions, celle-là même où la Ligue est le mieux implantée. D’ailleurs, si l’emploi du dialecte comme première et unique langue ne cesse de diminuer, l’utilisation alternée dialecte-italien dans la sphère privée est en augmentation. L’attachement de la population au dialecte se manifeste également par la prolifération d’associations culturelles vouées à la défense des patois dans lesquelles les poètes sont souvent représentés. De même, sur internet se multiplient les sites en tout genre en patois et sur les patois. Dans La Padania sont relatées et louées les initiatives organisées par ces associations et ces sites auxquels seul ce quotidien donne une visibilité. Forte des initiatives entreprises en faveur des patois, la Ligue se présente comme la seule force politique défendant l’identité linguistique des peuples du Nord contre un Etat centraliste et écrasant ayant sciemment éradiqué les dialectes pour imposer l’italien.

37La défense du patois entreprise par le parti ne peut laisser indifférents les poètes dialectaux. Certains d’entre eux, trouvant dans la Ligue le seul interlocuteur politique s’occupant de dialecte, se sont alors rapprochés du parti. Ce rapprochement peut être plus ou moins fort et prendre des formes diverses : simple participation au concours de poésie, participation régulière aux émissions de poésie de Radio Padania libera, participation à une association d’artistes liée au parti, militantisme à part entière dans la Ligue. Mais, dans tous les cas, ce rapprochement est présenté par les poètes dialectaux léguistes comme « allant de soi » : la Ligue défend le dialecte, en tant que poètes ils tentent de faire la même chose, leur adhésion au parti est alors une conséquence logique de leur pratique artistique.

38Art identitaire par excellence, la poésie dialectale incarne parfaitement le discours du parti sur l’enracinement et l’amour pour sa terre natale sans que les poètes aient à modifier leur pratique artistique. En effet, lorsqu’ils participent à des concours ou à des émissions radiophoniques léguistes, les poètes dialectaux peuvent continuer à composer des poèmes comme avant, sans avoir besoin d’y afficher clairement leur léguisme, étant donné que déclamer en dialecte c’est déjà en soi œuvrer pour la Padanie. Nous pouvons alors affirmer que les poètes dialectaux ont tout à gagner en s’engageant pour la Ligue. L’exemple de Clelia le montre bien.

39Clelia fait de la poésie dialectale en utilisant le patois de sa ville (Crema, Lombardie) et cela bien avant l’apparition de la Ligue. Les poètes dialectaux étant tous amateurs, elle a ouvert un centre de beauté qui la fait vivre tout en consacrant son temps libre à sa passion poétique. Très active pour une amatrice, Clelia a publié deux recueils en dialecte et un en italien (en grande partie à compte d’auteur) chez un petit éditeur local, organisé des soirées de lecture de ses poèmes et participé plusieurs fois au concours municipal de poésie dialectale qu’elle a gagné deux fois. Bien insérée dans le monde des passionnés de dialecte de sa ville, elle semble avoir un public restreint mais fidèle qui achète ses livres et participe à ses soirées poétiques. Votant pour la Ligue depuis ses débuts sans y militer, Clelia a appris que s’ouvrait un concours de poésie padane en écoutant la radio du parti. Elle envoie sa composition qui gagne le prix pour la Lombardie et est ensuite publiée dans le quotidien du parti. Elle se rend à Venise pour la remise des prix, et s’inscrit alors à l’association d’artistes padans ayant organisé la manifestation, sans pour autant prendre sa carte au parti. A cette occasion, elle fait la connaissance des personnes s’occupant de dialecte dans le parti et commence à collaborer avec elles. Elle leur envoie notamment son dernier livre qui est chroniqué de façon élogieuse ? dans La Padania. En effet, les poésies de Clelia étant majoritairement dédiées à sa ville natale, elles font parfaitement écho à l’idéologie identitaire du parti sans que la poétesse ait à y toucher.

40Clelia s’ouvre ainsi les portes d’un nouveau réseau lié au padanisme (et peut-être d’un nouveau public), sans se couper pour autant de son réseau local d’amateurs de dialecte. Sa collaboration léguiste ne lui crée donc aucun problème de réception : elle continue à exercer son activité comme avant (elle compose exactement le même genre de poèmes) et, réciproquement, elle ne subit pas la stigmatisation que cette appartenance affichée pourrait entraîner auprès des non-léguistes.

Devenir poète dans et pour la Ligue •

41Si Clelia compose depuis de nombreuses années, une partie des gagnants du concours et la plupart des personnes envoyant leurs compositions aux émissions de poésie de Radio Padanie libre n’avaient jamais écrit de poèmes auparavant. Souvent originaires de milieux populaires, provinciaux et pauvrement scolarisés, ces militants ne se seraient jamais autorisés à écrire, ou du moins à montrer leurs écrits. S’ils le font c’est pour « servir la cause padane », comme le montrent ces extraits de lettres envoyées à l’émission radiophonique de Bontempi en accompagnement des poèmes.

42Une militante lombarde écrit : « Avec beaucoup d’hésitations, en doutant de l’utilité à modifier quelque chose en exprimant des poèmes, sauf pour apaiser des pulsions émotives, pour le devoir de participer à un mouvement idéal comme le nôtre, je joins trois poèmes » (cette traduction et les suivantes tentent de rendre compte de l’italien chancelant employé par les auteurs des lettres). Sa lettre continue avec un résumé de sa vie. Elle y parle du « calvaire » qu’a été sa vie professionnelle : ouvrière elle est exploitée dans l’industrie privée, elle éprouve alors la nécessité d’un travail stable, mais aussi le besoin d’utiliser ses « énergies physiques et mentales pour enrichir l’homme » et devient donc « surveillante d’enfance spécialisée » en milieu hospitalier, « une expérience unique, mais moralement dévastatrice » car elle a assisté à « l’agonie d’un hôpital pour enfants » et s’est heurtée aux « murs institutionnels et politiques du secteur sanitaire ». Elle a a donc terminé sa carrière avec beaucoup de « désenchantement et ressentiment nihiliste dont j’ai écrit dans un poème dialectal déjà envoyé à Radio Padania libera ». Une fois à la retraite, elle s’inscrit au lycée artistique pour obtenir le bac. Actuellement, elle se consacre à la peinture et « dans les moments d’intense émotivité à la poésie ». Les trois poèmes joints, écrits en italien, sont très amers : ils parlent de rage, de frustration et de la dure vie des travailleurs.

43Un militant turinois qui a « passé sa vie derrière la caisse d’un magasin » écrit que, étant maintenant à la retraite, il peut se dédier à autre chose, notamment à la poésie en piémontais, « langue que je parle bien, mais qui m’a donné des problèmes pour la mettre sur papier et en poésie, de toute façon avec l’aide d’un vocabulaire et d’une grammaire ». Il écrit donc des « poésies, pensées, considérations sur des arguments politiques et de coutume vus du côté que nous chérissons tant, en plus de l’amour pour ma terre ». Effectivement, ses vers sont bien dictés par son appartenance politique. La poésie Ne me dites pas que je suis égoïste parle du droit de refuser l’immigration sans être considéré comme un égoïste. J’y étais aussi narre la « marche sur Rome » (formule empruntée par la Ligue à Mussolini…) qui a amené, le 5 décembre 1999, des dizaines de milliers de léguistes à manifester à Rome : « J’y étais aussi ce jour à Rome et je m’en souviendrai toute ma vie. C’était une mission, pas une balade », « j’entends parler cent dialectes de notre terre, j’hurle des slogans contre Rome » et dans la place « les discours, les applaudissements et le Va Pensiero » (hymne national padan).

44Ainsi, si la poétesse ouvrière lombarde se décide à envoyer ses compositions pour accomplir son devoir de militante, le poète employé de commerce turinois écrit uniquement « du côté que nous chérissons tant ». Les deux sont clairement devenus poètes dans et pour la Ligue, comme la plupart des personnes qui écrivent à Bontempi. D’ailleurs, dans les lettres que j’ai pu consulter, les personnes n’osent pas se déclarer poètes, mais disent plutôt écrire des poèmes ou se dédier à la poésie comme hobby. Elles précisent qu’elles utilisent le dictionnaire et qu’elles sont autodidactes, ajoutent qu’elles ne savent pas s’il est bien utile de lire leurs compositions, mais qu’elles les ont envoyées pour « remercier pour tout ce que vous faites pour nous », pour « aider », « participer ». La Ligue a su convaincre ces personnes, de milieu populaire et sans bagage scolaire, qu’elles avaient quelque chose à dire et à donner, ce qui a permis de libérer leur parole.

45Pour certains, cette libération prend la forme d’une révélation de vocation. C’est le cas pour Gigi, qui, désormais, a fait de la poésie une activité centrale dans sa vie. En effet, contrairement à la plupart des participants aux émissions de radio, Gigi n’est pas un poète sporadique, il écrit souvent, presque quotidiennement, et a déjà composé 200 poèmes.

46Après une vie entière de travail (il a commencé à travailler alors qu’il était encore un enfant), Gigi, qui a bien réussi, est enfin à la retraite. Militant léguiste depuis 1990 et plusieurs fois élu local, il aurait eu des velléités de carrière politique mais le parti ne l’a pas soutenu. Déçu par cet « abandon » du parti et par ses nouvelles tendances (Gigi est un sécessionniste convaincu et a mal supporté l’alliance avec Berlusconi, impliquant l’abandon de la ligne « dure »), il ne se dédie plus qu’à un militantisme culturel centré sur la poésie. En effet, Gigi déclame quasi quotidiennement ses poèmes à la radio du parti, a participé au concours de poésie (sans rien gagner) et a organisé un récital de ses poèmes en collaboration avec le responsable de la culture au sein du parti. La radio étant son moyen de communication préféré, quand l’argument traité par le présentateur s’y prête, Gigi téléphone de son domicile pour passer à l’antenne et y lire une de ses poésies. Ecrivant en patois de Bergame, Gigi participe surtout aux émissions consacrées aux dialectes dans lesquelles il est désormais bien connu, des auditeurs comme des présentateurs, sous le pseudonyme de « Bergamasque ».

47Comme Clelia, Gigi écrit donc en dialecte. Mais, à la différence de celle-ci, Gigi n’écrivait pas avant d’entrer dans la Ligue et, même aujourd’hui, il ne se confronte pas avec d’autres poètes en dehors du parti, il ne participe pas à des concours locaux de poésie dialectale, il ne tente pas de s’insérer dans des associations non léguistes s’occupant du patois. Si Clelia a trouvé dans l’idéologie identitaire du parti un écho à sa poésie localiste, Gigi a commencé à faire de la poésie localiste pour correspondre à cette même idéologie. Très certainement, s’il n’avait pas été léguiste il n’aurait pas non plus été poète.

48D’ailleurs, contrairement à Clelia, Gigi n’ose pas se définir comme poète. Il n’a jamais envoyé ses poèmes à l’émission de Bontempi qui, justement, s’intitule Tu es un poète ? Démontre-le ! « Ceux qui envoient chez Bontempi sont des personnes qui peuvent… qui peuvent dire sans hésitation d’être des poètes. Alors moi… ce n’est pas que je me rabaisse, mais ce n’est pas mon rayon : ils lisent presque tout en italien… » (entretien). Ses compositions il ne les appelle d’ailleurs pas poésies, mot qui lui semble trop imposant, mais « spisigade », terme dialectal difficilement traduisible en français qui fait référence à l’action de pincer, mais aussi de picorer. L’auteur veut signifier ainsi qu’il a pris de petites choses par-ci par-là dans son quotidien et qu’il les a mises ensemble. Comme les auteurs des lettres analysées plus haut, c’est au sein de la Ligue que Gigi a eu l’idée de commencer à écrire. Pourtant, même dans ce cadre pour lui rassurant, il ne se sent légitime que s’il utilise le dialecte. Le dialecte est en effet le seul capital spécifique que Gigi pense posséder et donc pouvoir apporter. De plus, même en dialecte, Gigi ne se sent à l’aise qu’à l’oral et ne veut pas publier ses spisigade, malgré l’insistance de ses « fans de la radio », puisque « ça deviendrait une chose difficile et puis, il faut être à la hauteur… Ce n’est pas que je me sens inférieur à d’autres mais… La rime et tout et tout… ».

49Comme le montrent ces propos, s’autoriser à faire de la poésie n’a pas été facile pour lui. S’il y parvient c’est que la Ligue l’a convaincu qu’il avait quelque chose à donner, notamment en valorisant le fait qu’il parle le dialecte. Cette reconnaissance est d’autant plus importante que Gigi et les poètes « dans et pour la Ligue » sont non seulement issus de milieux populaires peu scolarisés dans lesquels une prise de parole poétique n’est pas une évidence, mais également porteurs d’un stigmate linguistique.

Renverser les stigmates

50La plupart de ces poètes (ainsi que la grande majorité des léguistes) sont issus du « Nord profond », c’est-à-dire des petites villes et des bourgades situées dans l’aire préalpine jugée comme culturellement arriérée. Les dialectes de cette région, aux sons gutturaux, sont perçus comme des parlers rustres et inaudibles et les accents locaux sont considérés au mieux comme ridicules, au pire comme grossiers. Le dialecte de Bergame et sa région, celui-là même utilisé par Gigi pour ses poésies, est certainement le plus ridiculisé tant par les citadins du Nord que par les habitants du reste du pays. Si Gigi est au contraire très fier de son parler, c’est que la Ligue a opéré un travail de renversement de ce stigmate en attribuant une valeur positive aux indices, infamants, du provincialisme nordiste. Avoir un accent ou un dialecte connotés négativement ne représente pas, aux yeux des léguistes, une incapacité à participer à l’élite culturelle et à ses codes de comportement, mais un choix d’identité linguistique. C’est pourquoi l’accent le plus stigmatisant est alors exhibé avec fierté, en premier lieu par Umberto Bossi lui-même. De même, utiliser le dialecte pour faire du théâtre, de la poésie ou des chansons constitue un choix d’identité artistique très apprécié dans le monde indépendantiste. De cette manière, l’identité et l’enracinement deviennent des sources d’orgueil et de légitimité artistique et remplacent le provincialisme et l’arriération, caractères stigmatisants et presque honteux. Ce qui pour Gigi était un handicap (il admet ne pas avoir parlé en dialecte avec ses filles lorsqu’elles étaient enfants afin qu’elles ne soient pas ridiculisées à l’école) devient alors un capital lui permettant de se construire son personnage poétique : Bergamasque déclamant ses spisigade dialectales à la radio du parti.

51En fournissant une appartenance valorisante à des personnes en quête d’une réparation symbolique, en les reconnaissant comme des artistes, la Ligue en fait des fidèles militants et des constructeurs de padanité infatigables prêts à s’identifier avec le parti, à en reproduire le discours dans leurs poèmes et à déclamer leurs vers en pleine manifestation. En effet, les personnes qui ont accédé à la poésie grâce au travail de revalorisation culturelle opérée par la Ligue le lui rendent bien : la Ligue leur a donné une parole et cette parole ils la mettent au service de la Ligue.

52En conclusion, nous pouvons affirmer que la poésie incarne particulièrement bien l’idée que les padanistes se font de la politique et de l’engagement. En effet, si l’on peut s’étonner qu’un parti tel que la Ligue du Nord, bien connu pour ses positions xénophobes et ses velléités sécessionnistes, s’intéresse à la poésie, cela s’impose comme une évidence aux yeux des padanistes. Se sentant partie prenante d’une « révolution », d’un mouvement de « libération nationale », la poésie est pour eux une parole d’espérance, une parole qui à la fois annonce (la venue de la Padanie) et dénonce (les maux du « joug italien »). C’est pourquoi le parti choisit de dire sa politique en poésie et pousse ses militants à clamer leur adhésion en vers.

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Bibliographie

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Avanza M., 2001. « Des artistes pour la Padanie. L’art identitaire de la Ligue du Nord », Sociétés et représentations, n° 11, pp. 433-453.
2003. « Une histoire pour la Padanie. La Ligue du Nord et l’usage politique du passé », Annales HSS, n° 1, pp. 85-107.

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Bossi U., 1995.« Intervista », La Stampa, 20 septembre.
1999. La Lega 1979-1989, Milan, Editoriale Nord.

Goffman E., 1995. Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Editions de Minuit.

Heinich N., 1995. « Façons d’être écrivain », Revue française de sociologie, n° 3, pp. 499-525.

Meo Zilio G., 2000. « Dedicato a Borghezio l’Umanista », La Padania, 19 janvier.

Percivaldi E., 1999. « Verano ricorda il suo angelo », La Padania, 20 janvier.

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Notes

1 Créée par Umberto Bossi en 1989 par fusion de la Ligue lombarde et de dix autres mouvements régionalistes et autonomistes de l’Italie septentrionale, la Ligue du Nord a d’abord milité, sans succès, pour une Constitution fédérale, puis exigé, en 1995, l’indépendance de l’Italie septentrionale, rebaptisée Padanie. Devenue le premier parti du Nord à l’occasion des législatives de 1996, la Ligue a dû néanmoins renoncer à un projet sécessionniste dont la radicalité lui interdisait toute alliance avec d’autres formations. Résignée à ne plus revendiquer qu’une très large autonomie respectueuse de l’unité nationale italienne, elle a alors constitué une alliance de droite avec le parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia, alliance qui, comme en 1994, a gagné les élections législatives de 2001 et gouverne actuellement le pays. Malgré la nouvelle ligne officielle du parti, les militants léguistes restent fortement attachés au projet de l’indépendance de la Padanie et continuent à œuvrer pour sa « libération ».

2 Le bosin est le masque de carnaval de la province de Varèse.

3 Le fascisme pour « faire les Italiens » avait déclaré la guerre aux dialectes.

4 Il existe plusieurs degrés d’appartenance au léguisme. L’électeur : en 2001 le parti obtenait 4 % des voix au niveau national (10 % en 1996). Le militant : en 1998 la Ligue comptait 120 000 encartés (ce chiffre a aujourd’hui baissé). Le « padaniste » : électeur, encarté, résolument sécessionniste et souvent actif dans le processus de construction de la Padanie. Ce phénomène est difficilement mesurable, mais on peut prendre comme indicateur la participation aux grands meetings et manifestations organisés par le parti qui rassemblent entre 10 000 et 50 000 participants. Mon enquête porte sur ces « purs et durs » de la Padanie, comme eux-mêmes se définissent.

5 Il existe en Italie des régions à « statut spécial » bénéficiant de plus d’autonomie que les régions ordinaires. Ce privilège leur est accordé au nom d’une position géographique (ce sont des régions de frontière ou des îles) mais aussi au nom d’arguments linguistiques (par exemple, le Val d’Aoste pour sa population francophone). Bossi essayait donc de faire appliquer le même principe pour la Lombardie, mais se heurtait au fait que les parlers de Lombardie sont considérés comme des dialectes (et non des langues) de l’italien (et non d’une langue étrangère telle que le français).

6 Sur la revendication d’une ascendance celtique pour les Padans (et la négation d’une ascendance latine), voir Avanza 2003.

7 Formée par des volontaires en chemise verte, la couleur de la Ligue, la Garde nationale est censée devenir l’armée de la Padanie indépendante.

8 Depuis 1996 Bossi se rend chaque année à la source du fleuve Pô (en Piémont) pour recueillir un peu d’eau de ce « fleuve sacré » dans une ampoule. Cette dernière est ensuite escortée par les militants les plus fidèles le long du fleuve qui traverse l’Italie septentrionale d’ouest en est, pour être enfin déversée à Venise le lendemain. De cette manière est dessinée l’unité symbolique de la Padanie.

9 Confrontées à la tentative de restauration de l’empire voulue par Frédéric Ier, les cités lombardes et vénètes s’allièrent pour sauvegarder leurs privilèges. Elles fondèrent alors la Ligue lombarde qui, malgré les campagnes militaires entreprises par l’empereur, contraignit Frédéric à signer le traité de Constance, en 1183, marquant le succès des communes fédérées.

10 Alberto da Giussano était un chevalier qui s’est distingué dans la bataille de Legnano, en 1176, décisive pour le succès de la Lega lombarda. Une image de ce chevalier (dont l’existence historique reste à prouver) en armure et brandissant son épée figure sur le drapeau et est le symbole électoral de la Ligue lombarde.

11 Chargé de conseiller Bossi quant à la politique étrangère depuis 1995, Archimede Bontempi est un permanent du parti. Il a précédemment été adjoint à la culture du maire léguiste de la ville de Pavie (Lombardie). Ayant fait des études d’histoire et de philosophie, Bontempi est également propriétaire d’une petite maison d’édition.

12 Méta (du grec meta) : élément exprimant ce qui dépasse, englobe (Le Petit Robert). Ce terme, d’usage savant, est pourtant communément utilisé par les padanistes pour définir le type de politique pratiqué par la Ligue.

13 L’Italie septentrionale étant plus riche et plus industrialisée que le Midi, la Ligue est souvent accusée de poursuivre l’indépendance du Nord par pur opportunisme. Bontempi veut au contraire souligner les motivations nobles qui, de son point de vue, animent le parti.

14 Mario Borghezio à la remise des prix du Premier Concours fédéral de poésie padane, Venise, 8 janvier 2000.

15 Comme le souligne la quatrième de couverture du recueil des poèmes de Bontempi (Bontempi 2000).

16 J’ai connu plusieurs militants qui étaient très déçus par la politique de la Ligue, certains avaient même rendu leur carte ou arrêté de voter pour le parti lorsque Bossi (pour s’allier avec Berlusconi et accéder au pouvoir) a officiellement renoncé à la sécession de la Padanie. Pourtant, ces mêmes militants vont toujours à Pontida où ils peuvent continuer à croire, le temps d’une journée, au « rêve padan ».

17 Sur la politique artistique du parti en général, voir Avanza 2001.

18 Les associations padanes représentent la partie la plus passionnément indépendantiste du mouvement. Créées par le congrès du parti de février 1998, elles sont aujourd’hui au nombre de 25, reconnues officiellement (auxquelles il faut ajouter des associations amies), et se chargent de thèmes très différents : associations s’occupant des enfants (scoutisme), des jeunes, des femmes, des retraités, du sport, du patrimoine, de l’environnement, de l’art, etc.

19 Dans sa stratégie du « faisons comme si », la Ligue a mis en place un gouvernement et un Parlement fantoches pour la nation virtuelle de Padanie.

20 Ce monopole de la Ligue dans l’utilisation politique du dialecte est récent. Aujourd’hui, les partis héritiers du PC longtemps défenseurs des dialectes ne se soucient plus de ces questions et la Ligue peut alors endosser le rôle de paladin de l’identité linguistique du Nord.

21 Les données sont de l’ISTAT (l’équivalent italien de l’INSEE) et sont tirées d’une enquête de 1998 et d’une autre de 2000.

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Pour citer cet article

Référence papier

Martina Avanza, « « Une politique qui vole sur les ailes de la poésie » »Terrain, 41 | 2003, 47-62.

Référence électronique

Martina Avanza, « « Une politique qui vole sur les ailes de la poésie » »Terrain [En ligne], 41 | 2003, mis en ligne le 10 septembre 2008, consulté le 15 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1627 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1627

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Auteur

Martina Avanza

Laboratoire de sciences sociales, Ecole normale supérieure, Paris

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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