Sumitai
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Résumés
Bombay, capitale commerciale, mondiale et mondaine de l’Inde, est souvent appelée « Slum-bai » (« Bombidonville ») par ses habitants. On y retrouve le plus grand bidonville de l’Asie, Dharavi, ainsi que plusieurs autres ensembles illégaux. Ce portrait trace la trajectoire de vie de Sumitai, une immigrée rurale qui habite un de ces bidonvilles. Pour vivre avec un minimum de dignité, de soutien et de confort, et pour assurer une vie meilleure à sa fille dans cette colonie urbaine périphérique, elle rejoint l’aile féminine d’un parti d’extrême-droite local et participe aux activités justicières que celle-ci promeut.
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1Je garde une breloque brillante dans mon armoire. Elle appartenait à Sumitai, une immigrée venue de la campagne qui habitait les bidonvilles de Bombay. Sumitai l’a portée autour du cou jusqu’au jour de sa mort. J’aimais voir ce petit bout de métal bon marché refléter le soleil de l’après-midi et faire des dessins dorés sur mon poignet lors de nos causeries. Certains habitants du bidonville dormaient, étaient au travail ou nous ignoraient. Mais Sumitai avait toujours le temps de raconter sa vie. Sous un arbre, dans la canicule de l’après-midi, assises sur un siège en béton, où nous ne tenions qu’à peine, nous sirotions notre thé tandis qu’elle m’exposait les philosophies quotidiennes de la vie qui fleurissent dans un contexte de migration et de misère urbaine. Un véritable régal pour l’anthropologue.
2Sa mort m’amoindrit...
Trouver Bombay
3Sumitai était née « elle ne savait pas quand ». J’imagine dans les années soixante. Très jeune, elle avait été donnée en mariage à un paysan et avait donné le jour à une fille « elle ne savait pas quand ». Elle n’aimait pas coucher avec son mari. Au début, son mari ne savait pas trop comment s’y prendre, mais avec le temps il comprit. Elle trouvait les rapports sexuels pénibles, mais ils semblaient satisfaire son mari. Elle se souvenait mal de lui et n’avait gardé qu’une seule photo d’eux en noir et blanc. Elle se souvenait, par contre, de la foire où la photo avait été prise. Elle n’était pas loin de leur village et les castes inférieures pouvaient s’y rendre librement. C’est là que son mari lui avait acheté des bracelets verts.
4Sumitai se souvenait d’avoir perdu son mari quand elle était encore très jeune. À peine vingt ans. Son mari s’était caressé la poitrine toute la nuit ; il avait mal. Il avait vomi très tôt le matin et à l’aube, il était mort. Les voisins étendirent alors son corps devant sa hutte et envoyèrent chercher ses frères. Les frères incinérèrent le corps tandis que les femmes du village entouraient Sumitai. Elles n’insistèrent pas pour qu’elle pleure à haute voix, pour qu’elle se frappe la tête contre un mur ou casse ses bracelets verts, ni même pour qu’elle porte un sari de deuil. Les hommes en furent mécontents, mais les femmes les plus âgées prétendirent qu’elle était simplement trop jeune. Sumitai avait aussi un enfant de deux ans et ce n’était pas le moment pour les rituels d’usage. Sumitai me dit qu’elle avait souffert, non pas du deuil de son mari, mais à cause de ses beaux-frères. Les frères de son mari qui vinrent incinérer le corps l’obligèrent aussi à s’enduire le pouce d’encre et à tamponner quelques documents. Peu de jours après, ils revinrent pour réclamer les terres de son mari. Ils ne lui laissèrent qu’un lopin de terre à côté de la hutte, mais celui-ci ne donnait pas assez de blé pour arriver à vivre. Alors les femmes du village abandonnèrent elles aussi Sumitai. Elles l’avaient soutenue quand elle avait perdu son mari, mais la laissèrent tomber lorsqu’elle perdit ses terres.
5Sumitai fut désespérée. Il n’y avait jamais assez de nourriture et, certains jours, son enfant ne mangeait pas à sa faim. Le petit lopin de terre servit de toilettes à ciel ouvert pour le reste du village. On n’y allait plus que pour chier et pisser. Sumitai se souvenait des pleurs de son enfant. Parfois, un voisin charitable lui laissait un peu de nourriture. Elle vendit ou mit en gage les quelques petits bijoux et assiettes en métal qu’elle avait reçus pour son mariage. Elle réfléchit à la possibilité de se prostituer auprès des notables du village, mais elle hésita à franchir le pas.
6Pourquoi n’était-elle pas retournée dans la maison familiale ? « La fierté », me répondit-elle. Son père et ses oncles ne lui avaient pas rendu visite ni consolée quand elle avait perdu son mari. Ils redoutaient évidemment qu’elle ne veuille pas rentrer avec eux. Sumitai pensait que si elle avait eu un fils, sa famille paternelle l’aurait peut-être reprise ; mais deux filles abandonnées sont une lourde responsabilité. Finalement, un notable lui conseilla de tenter sa chance à Bombay. « Je ne peux pas coucher avec vous plutôt ? », demanda-t-elle. « Me paierez-vous ? » Il répondit qu’il l’aurait peut-être fait s’il avait été plus jeune, mais qu’il était maintenant trop vieux pour acheter du sexe. De plus, il n’était pas tout à fait sûr qu’il soit permis de coucher en dehors de sa caste. Sumitai se rendit compte qu’elle n’avait aucune possibilité de se prostituer au village, où les hommes n’avaient pas les idées claires sur les questions de sexe et de caste. Finalement, elle prit sa fille et monta à bord d’un train pour Bombay. Elle n’avait pas de billet, pas d’argent, juste quelques morceaux de pain plat à grignoter. Son voyage fut donc mouvementé. Sumitai fut déchargée comme un « bagage indésirable » par des contrôleurs peu charitables ; d’autres, voyant qu’elle était seule avec un enfant, montrèrent de la compassion. Après avoir changé de train plusieurs fois et demandé à des inconnus : « Est-ce que ce train va à Bombay ? », elle finit par y arriver. Elle descendit du train et quelqu’un lui dit : « Vous l’avez trouvé. Voici Bombay ! » Ceci n’est pas la fin de l’histoire.
7Car il m’en reste…
Le bidonville et la mer
8Arrivée à la gare, Sumitai ne savait pas où aller. Elle regarda autour d’elle la foule grouillante de Bombay et comprit qu’il fallait vite trouver un logement pour son enfant. Elle observa un vieux buraliste qui lui rappelait le notable de son village. Elle n’avait pas d’argent et se savait donc protégée de toute escroquerie. Elle s’approcha de lui et lui demanda s’il connaissait un endroit où elle pourrait passer la nuit, gratuitement. Elle chercherait du travail le lendemain. « Vous êtes d’où ? », demanda-t-il. Elle nomma son village, exposa sa situation familiale, son mari mort et la perte de ses terres. L’homme lui expliqua que si elle dormait sur les quais, la police l’importunerait, exigerait d’elle de l’argent ou des faveurs sexuelles. Il dit à Sumitai d’attendre que son fils arrive pour s’occuper du magasin et qu’ensuite, il l’accompagnerait à un bidonville.
9Sumitai se dit qu’elle avait de la chance. Il lui donna un petit pain et des pommes de terre qu’elle partagea avec son enfant. Elle s’assit sur le bord du quai et regarda fascinée les trains qui s’arrêtaient pour déverser leur marée humaine. Des gens pendaient des portes et des fenêtres ; d’autres s’accroupissaient sur les toits. Sumitai se demandait comment elle ferait pour trouver du travail dans cette ville où tant de gens arrivaient pour en chercher tous les jours. Elle sentit une main sur sa tête, regarda derrière elle et vit que le buraliste bienveillant avait déjà pris sa fille sur ses épaules. Arrivée à ce point de l’histoire, je m’attendais à ce que le buraliste soit un violeur en série, à ce qu’il la séquestre et prostitue son enfant. Mais il n’en était rien. « C’était vraiment un homme gentil », rigolait Sumitai. Il leur fit traverser un pont vers un bidonville. Il n’y habitait pas en permanence mais il y connaissait une femme qui cherchait une bonne pour travailler à proximité dans un complexe résidentiel réservé aux classes aisées. Si elle trouvait une partenaire de travail, cette femme pourrait proposer ses services pour plusieurs appartements dans le complexe. Elle gagnerait plus ainsi, même si elle devait partager les gains. Sumitai fut contente de trouver un emploi aussi rapidement. Elle se rendit compte que la femme était vieille et travaillait lentement, et qu’elle ne voulait absolument pas perdre sa seule source de revenus. Cette femme trouva une cabane pour Sumitai et sa fille. Leur histoire à Bombay avait commencé.
10Sumitai et sa nouvelle amie se rendaient dans les complexes résidentiels et soudoyaient les gardiens pour pouvoir rentrer. Elles faisaient du porte-à-porte, proposant leurs services et demandant un seul salaire contre le travail de deux personnes. Au cours de la première semaine, Sumitai découvrit que son amie cassait des objets, était trop recroquevillée pour pouvoir laver les ustensiles correctement, ne pouvait ni laver le linge ni porter les seaux lourds, et qu’elle n’arrivait plus à se mettre suffisamment debout pour étendre le linge une fois celui-ci lavé. Mais Sumitai continuait de partager l’argent en parts égales, par gratitude : la vieille femme lui avait trouvé du travail et un gîte dans l’économie informelle de Bombay, en une seule journée. Plus tard, elle découvrit que le buraliste était aussi l’amant de la vieille et Sumitai trouva charmant leur amour de vieillesse ; elle fut choquée de constater que cela ne la choquait plus. Elle commençait à devenir une femme urbaine.
11Sumitai emmenait sa fille au travail tous les jours. Sa fille jouait dehors tandis qu’elle-même travaillait, espérant que les gardiens surveilleraient sa fille. Mais tous les soirs, elles allaient ensemble à la mer. Elle ne l’avait jamais vue auparavant et elle voulait que sa fille puisse profiter du sable et de l’air frais. Sumitai se souvenait du jour où sa vieille amie ne s’était pas réveillée. Une fois de plus, des hommes vinrent exiger d’elle qu’elle quitte son logement et qu’elle aille ailleurs. Une fois de plus, les femmes du quartier la soutinrent contre ces attaques. Sumitai eut une impression de déjà-vu. Mais elle avait perdu la volonté de vivre. Elle décida de se suicider en emportant son enfant avec elle. Elle ne savait pas quand elle le ferait, mais elle savait qu’elle voulait que ce soit la mer qui les emporte. Un jour, elle alla à la plage et s’enfonça dans les vagues. Pour se préparer. Quand les choses deviendraient insupportables, cette mer serait sa tombe. Elle se tint longtemps debout, parlant aux eaux qui tourbillonnaient autour de son corps.
12Pour apprendre à la mer ce qu’elle aurait bientôt à faire…
L’homme politique et le prédateur
13Dans les jours qui suivirent la mort de sa partenaire de travail, les femmes du bidonville expliquèrent à Sumitai qu’elles pouvaient la protéger si elle s’inscrivait à un parti politique local de droite. « Le parti protège les femmes des bidonvilles », lui expliqua-t-on. Sumitai n’était pas au courant de la politique. D’après la sagesse villageoise, les hommes votaient et les femmes ne comprenaient rien à la gouvernance. Quelques femmes du bidonville qu’elle avait appris à connaître lui conseillèrent de participer à des rassemblements politiques où parlait le chef de file d’un parti d’extrême-droite.
14« Le parti s’appelle Shiv Sena » (L’armée de Shivaji), lui dit-on. Sumitai s’y rendit avec sa fille pour écouter l’homme politique, du nom de Bal Thackeray – ou l’honorifique Balasaheb pour ses intimes. Elle se demandait comment il était. Il l’impressionna. Il parlait bien, avec vigueur, dans un langage qu’elle comprenait. Balasaheb raconta qu’il n’y avait pas de travail à Bombay. Des milliers de migrants venaient à Bombay tous les jours pour chercher du travail et ceux qui y vivaient n’en avaient pas. Les pauvres enfants de Bombay n’avaient pas d’avenir. Il était important de préserver du travail pour les pauvres et impératif que le peuple prenne son dû en usant de violence et d’agression.
15Sumitai s’identifia à ce sentiment. Elle se souvint du moment où elle avait vu la marée humaine descendre des trains et sortir de la gare d’un pas résolu. Elle savait qu’elle en avait fait partie, mais elle avait désormais changé de perspective. Elle redoutait de perdre le travail qu’elle avait trouvé grâce à son amie, surtout si les familles de notables qui l’employaient venaient à découvrir qu’elle travaillerait dorénavant toute seule. Son rythme de travail avait forcément baissé et elle se rendit compte que tout le monde était pressé à Bombay.
16Sumitai retourna au travail. Certaines femmes des appartements de luxe la laissèrent entrer ; d’autres avaient trouvé une nouvelle bonne, le temps que Sumitai incinère son amie. Un jour, un des hommes lui pelota les seins pendant qu’elle nettoyait le sol. Le lendemain, il récidiva. Sumitai chercha à attirer l’attention de sa femme, mais celle-ci était occupée à regarder la télévision. De retour chez elle, Sumitai fondit en larmes. Je me suis demandé pourquoi elle avait pleuré ; n’avait-elle pas proposé son corps au notable du village ? Mais maintenant qu’elle gagnait de l’argent, elle n’avait plus envie de faire « ça ». Avant, elle était désespérée ; à présent, elle avait retrouvé sa dignité. Elle demanda aux femmes du bidonville : « Comment cet homme politique peut-il m’aider ? » Elles répondirent que si elle s’inscrivait au parti, elle pourrait garder son logement et son salaire, et que les femmes la protégeraient. Elle se demanda bien comment.
Fig. 2a. Images de Bal Thackeray affichées au mur d’une maison, bidonville de Bombay.
© Atreyee Sen.
17Sumitai s’inscrivit. Elle aimait bien l’homme politique ; il « parlait vrai ». Il disait que les femmes du bidonville devaient utiliser du piment en poudre pour aveugler les prédateurs sexuels ; il disait que les femmes pauvres devaient porter un canif pour se protéger dans leur travail. Sumitai se sentit vulnérable lorsqu’elle retourna travailler dans l’appartement. Quand l’homme lui pelota à nouveau les seins, elle cria. Sa femme l’accusa d’être une traînée, et la mit à la porte. Elle s’en alla voir les femmes du parti et leur dit : « Montrez-moi donc comment vous pouvez faire en sorte que je garde mon travail ! » Le soir, les femmes se rassemblèrent et allèrent ensemble à l’appartement. Elles frappèrent à la porte, que la femme ouvrit, et elles entrèrent sans demander. Elles menacèrent le couple : « La prochaine fois que vous traitez une femme de traînée, nous allons vous briser les jambes. » Le couple cria qu’ils allaient appeler la police. « Allez-y, répondirent les femmes, nous les attendrons ici. » La femme appela la police mais l’officier lui raccrocha au nez. « Alors, reprirent les femmes, où en étions-nous ? À vous briser les jambes, n’est-ce pas ? » Le couple s’excusa et s’engagea à doubler le salaire de Sumitai. Sumitai était ébahie et en même temps ravie. L’homme ne la toucha plus et le couple ne se plaignait même pas quand elle bâclait son travail. « Pourquoi la police n’est-elle pas venue ? », demanda Sumitai aux femmes du bidonville. « Parce qu’ils ont peur de l’homme politique », répondirent-elles. Ainsi commença sa nouvelle histoire avec un parti de droite nationaliste hindoue à Bombay. Sumitai ne comprenait pas ce qu’était le nationalisme hindou, elle n’était pas suffisamment éduquée pour comprendre les grands mots, mais elle savait que les militantes locales l’avait protégée et cela suffisait pour garantir son vote.
18Le soleil se couchait et Sumitai voulait retourner chez elle pour faire à manger. Elle dit qu’elle raconterait encore une histoire à l’anthropologue le lendemain. Je me sentais privilégiée.
19Ces trois heures que nous avons passées ensemble…
La fille et le portier
20Les habitants du bidonville appelaient Amvi la fille de Sumitai, du nom d’une déesse puissante. J’y voyais une connotation féministe et romantique, mais Sumitai m’expliqua que les enfants avec des noms à bonne consonance trouvaient plus facilement une place à l’école. À l’inverse, les enfants avec des noms ordinaires, des noms de village, étaient souvent tyrannisés. Les militants du Shiv Sena firent pression sur le directeur d’une école locale et Amvi fut admise. Sumitai en fut tout émue. Elle n’oublia jamais de payer les frais de scolarité, y compris lorsqu’il fallut emprunter pour le faire, et Amvi ne manqua jamais l’école. Sumitai eut même recours au « chantage affectif » pour obtenir le matériel scolaire d’Amvi. Tous ses employeurs n’étaient pas des gens méchants. Quand les hommes étaient absents, Sumitai demandait parfois de l’argent aux femmes pour acheter les fournitures scolaires. Ces femmes de l’élite étaient impressionnées que Sumitai cherche à garder sa fille à l’école, plutôt que de la mettre à travailler comme petite bonne ou de la garder à la maison pour s’en occuper. Sumitai était sûre que le parti ferait en sorte que sa fille ait une chance de vivre une vie meilleure à la ville.
21Avec le temps, le programme du Shiv Sena évolua. Parfois, le parti haïssait les migrants, parfois c’étaient les Indiens du Sud, et parfois les musulmans. Pour Sumitai, tout cela était égal. Elle assistait sans faillir à tous les rassemblements et accompagnait les militantes quand elles protégeaient d’autres femmes du bidonville contre le harcèlement sexuel. Elle voulait leur rendre la pareille. Sumitai devint une militante reconnue ; plus personne ne la harcelait. En même temps, le parti et son chef prenaient de l’importance. Shiv Sena acquit de la notoriété lorsque les militants commencèrent à assassiner ceux qui leur barraient le chemin du pouvoir. Ils firent pression sur les industriels locaux, les employeurs importants et les petits entrepreneurs pour n’embaucher que des militants. Les pauvres affluaient au parti pour trouver un travail, gagner la protection de la police et la possibilité de se balader librement, sans craindre les prédateurs en tous genres. Sumitai obtint un raccordement illégal au réseau d’eau. Plus tard, après qu’un employeur généreux lui eut donné son ancien poste de télévision, elle intimida un câblo-opérateur local et se raccorda au réseau de télévision. Sumitai retourna à la plage et dit à la mer qu’elle ne l’aurait pas, finalement. Elle avait survécu.
22Ensuite, le parti créa une aile féminine et, quelques années plus tard, les militantes participèrent aux tristement célèbres émeutes communautaires de Bombay (1992-1993). Dans un acte de propagande populiste, Shiv Sena faisait appel aux femmes pour aider à éliminer les musulmans, et les femmes du bidonville y répondaient : elles attaquaient les musulmans, saccageant boutiques et maisons ; elles formaient des boucliers humains pour protéger les hommes quand la police essayait de les arrêter. Les émeutes durèrent deux mois, et durant tout ce temps, les femmes participèrent. Quand j’ai demandé à Sumitai pour quelle raison elle détestait les musulmans au point de s’en prendre à leurs biens et à leur vie – prenaient-ils vraiment du travail aux autres à Bombay ? –, elle m’a répondu qu’elle « ne les détestait pas du tout ». Mais elle se fichait de les sauver ; elle ne voulait pas sacrifier le soutien et les ressources qu’elle avait reçus du parti depuis des années. Pour elle, le jeu en valait la chandelle.
23À l’âge de quatorze ans, Amvi tomba amoureuse du portier d’un restaurant local. L’homme, un peu plus âgé qu’elle, lui donna de l’argent pour s’amuser. Sumitai n’était pas au courant de l’affaire. Elle pensait qu’Amvi était à l’école pendant qu’elle travaillait. Jusqu’au jour où un jeune militant du Shiv Sena, fraîchement inscrit et très enthousiaste, vint la prévenir. Il lui expliqua que le portier était également un militant du Shiv Sena. L’homme ne voulait pas de conflit avec l’aile féminine et conseilla donc à Sumitai de mieux surveiller sa fille. Elle se sentit humiliée. Elle avait une bonne réputation dans la section locale du parti et cette réprimande de la part d’un membre subalterne, et homme de surcroît, lui fit terriblement mal. Dans sa colère, elle couvrit Amvi d’injures. Tout le voisinage les entendit se disputer. Quand Amvi lui dit d’aller se faire voir, Sumitai gifla sa fille pour la première fois. Elle se sentit plus mal encore lorsqu’Amvi menaça de s’enfuir avec le portier. Après tout ce qu’elle avait fait pour protéger la vie de sa fille, après avoir quitté le village et travaillé pendant plus d’une décennie dans l’insalubrité des bidonvilles de Bombay, c’était ainsi que sa fille la récompensait ? Sumitai ne savait pas si Amvi était sexuellement active, mais elle s’en moquait. Elle lui ordonna de ne plus jamais voir cet homme. Or Sumitai n’avait aucun moyen de surveiller sa fille sans perdre son travail dans le milieu instable du service domestique. Elle demanda donc à ses voisins de tenir Amvi à l’œil dans la mesure du possible ; elle ne voulait pas perdre le soutien de son parti.
24Sumitai ne comprenait pas pourquoi sa fille voulait devenir une traînée alors qu’elle lui avait ménagé un chemin de vie moral. Sumitai avait failli succomber, car elle n’avait pas le choix. Mais pourquoi Amvi ne suivait-elle pas ses conseils ? Amvi lui avait dit qu’aller à l’école, retourner au bidonville, faire à manger, aider aux tâches ménagères, faire ses devoirs et regarder la télévision étaient des choses qui l’ennuyaient. Elle ne se sentait pleinement vivante que lorsqu’elle était avec le portier. Toutefois, Amvi se plia à la volonté de sa mère pour éviter de devoir quitter l’école et de passer tout son temps au bidonville. Sumitai ne comprenait pas ce besoin de sensations fortes et se dit qu’Amitai était gâtée – elle n’avait jamais vu la mort en face.
25Un jour, sur le chemin du retour de l’école, le portier étrangla Amvi et la tua. Il n’avait pas supporté d’être rejeté. Il avait pour habitude de l’attendre à la sortie de l’école, mais depuis qu’Amvi l’ignorait, frustré, il s’était mis à boire, avait cessé de se rendre à son travail, et avait finalement été viré. Le gérant du restaurant avait expliqué au parti qu’il avait besoin d’un nouveau portier. Le poste était attractif : ce n’était pas pénible, on portait une belle tenue de travail et on ouvrait la porte à des gens riches. Le parti avait donc envoyé quelqu’un d’autre, ce qui avait encore accentué la colère et l’angoisse de l’ancien soupirant d’Amvi.
26On transporta le corps d’Amvi à l’hôpital où l’on établit l’acte de décès. Des militants du parti informèrent Sumitai qu’elle devrait aller chercher la dépouille de sa fille à la morgue. Le portier avait fui. Des représentants du parti lui intimèrent de ne pas faire de scène pour éviter de jeter l’opprobre sur le Shiv Sena. On lui expliqua que c’était comme une affaire de famille – un homme du Shiv Sena qui tue la fille d’une femme du Shiv Sena –, et qu’il fallait résoudre l’affaire en interne. Pendant plusieurs mois, Sumitai reçut un grand soutien du parti : de l’argent, de la nourriture, des soins. On payait son loyer et on l’assurait que les femmes du parti s’occupaient de son travail domestique à tour de rôle, pour qu’elle puisse le récupérer quand elle se sentirait mieux.
27Sumitai ne comprenait pas pourquoi on la prenait pour une idiote. Elle se rendait compte qu’on cherchait à l’apaiser pour l’empêcher de faire un scandale. Et elle n’en fit pas. On ne retrouva jamais trace du portier. La vie de Sumitai avait changé pour toujours. Une fois de plus. D’autres émotions allaient désormais l’habiter.
28L’absence, l’obscurité, la mort…
L’âgée, la retranchée
29Avec l’âge, Sumitai commençait à perdre en souplesse et à avoir mal aux articulations. Elle se souvenait de la situation de sa vieille amie au moment où elle était arrivée à Bombay. Sumitai avait l’impression que la nouvelle génération de femmes du bidonville manquait de gratitude. Des femmes plus jeunes avaient commencé à prendre les rênes du pouvoir à Shiv Sena ; c’étaient elles les nouvelles justicières locales. Elles organisaient des manifestations importantes pour sensibiliser sur les questions liées au genre, allant du prix du gaz à la vulnérabilité sexuelle des femmes dans la ville. Sumitai observait leur enthousiasme de loin. Les jeunes ne l’invitaient plus à les accompagner quand elles affrontaient les employeurs injustes ou prédateurs. Certaines des femmes plus âgées, qui avaient été présentes quand sa fille était morte, commençaient à retourner au village, ou à changer de bidonville pour habiter plus près de leurs enfants. Les gens oublièrent le silence et le sacrifice de Sumitai, le fait qu’elle se soit tue pour éviter d’éclabousser le parti par un scandale. Elle se souvenait de la façon dont, en son temps, les femmes justicières corrigeaient les employeurs corrompus plutôt discrètement, sans témoin. Elles voulaient éviter d’attirer l’attention. La nouvelle génération, en revanche, ne se gênait plus et travaillait ouvertement, qu’il s’agisse d’intenses démonstrations de solidarité avec le parti ou bien du travail quotidien d’administration de justice informelle : elles frappaient ouvertement aux portes des femmes qui se plaignaient d’un mari abusif, traînaient l’homme dans la rue et le giflaient avec des savates jusqu’à ce qu’il implore leur clémence.
30Ces femmes sont audacieuses, se disait Sumitai. Mais elles ne se souvenaient plus de leur histoire. À l’origine, c’étaient des gens comme Sumitai qui avaient soutenu Bal Thackeray et son parti ; c’étaient leurs votes et leur engagement qui avaient transformé Shiv Sena en parti politique de premier rang. Pendant notre causerie sous le soleil de l’après-midi, Sumitai se demandait souvent si tout cela en avait finalement valu la peine. Le parti avait aidé sa fille à vivre, puis l’avait laissée mourir. Sumitai trouvait que les pauvres n’avaient pas de choix réel. Les choix que Sumitai s’était efforcée d’offrir à sa fille n’avaient conduit à rien. « Les migrants qui habitent les bidonvilles de Bombay s’agrippent à la moindre chose qui peut leur permettre de prendre pied dans la ville, conclut-elle. Personne ne comprend vraiment le nationalisme religieux ; les gens font confiance aux dieux et à d’autres gens. Alors, quand les homme politiques disent “Faites-nous confiance, on vous aidera à trouver un travail et de quoi manger, et en échange vous crierez sur la place publique que vous voulez protéger votre dieu”, il n’y a que les élites qui peuvent se permettre de rejeter cette proposition, car eux seuls ont assez d’argent pour avoir une vie éthique. Pour les pauvres comme nous, survivre est la seule éthique possible. »
31Chaque fois que je retournais à Bombay, Sumitai voulait me retrouver à notre point de rendez-vous. « Pas de mari, pas d’enfant, nous sommes libres », disait-elle en riant. Chaque année, elle devenait de plus en plus fragile et à court de souffle quand elle racontait ses histoires. Elle avait cessé de travailler et refusait tout soutien financier à long terme, ne me permettant de lui acheter que du thé et des sucreries. « Pour nourrir la conversation », disait-elle. Elle acceptait l’aide du parti ; elle leur avait donné une chose inestimable : sa voix et son vote. À moi, elle n’avait donné que des histoires. Un cadeau inestimable pour une anthropologue, pensais-je. Avec le temps, elle se plaignait de plus en plus des jeunes femmes du bidonville qui ne lui reconnaissaient pas le statut d’ancienne au sein du parti.
32Un jour, je suis retournée au bidonville et je me suis assise sur notre banc, en attendant que Sumitai ait vent de mon arrivée et vienne me voir pour une de nos « conversations nourries ». Elle n’avait pas de téléphone portable et je dépendais donc du bouche à oreille pour la tenir informée de mon retour. Elle n’est pas venue. Le vendeur de thé a envoyé son garçon de courses avec un verre de thé et des petits gâteaux. J’ai dit : « J’attends Sumitai ». « Elle ne viendra plus, m’a répondu le garçon, elle est morte. » Alors qu’elle était déjà très malade, elle avait appelé le vendeur de thé et lui avait dit que si jamais je venais pour la voir, il devrait me donner la breloque brillante. Ainsi je me suis retrouvée, sous notre arbre, avec un verre de thé et cette breloque qui fait encore des dessins dorés sur mon poignet sous le soleil de l’après-midi.
33Et je termine donc là où j’ai commencé…
*
Addendum
34La montée du nationalisme hindou en Inde a été soutenue par un petit nombre de partis politiques interrégionaux, dont le très controversé Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), qui détient actuellement le pouvoir au niveau fédéral. D’autres organisations et d’autres hommes politiques ont construit des carrières sur l’idéologie virulente de la suprématie hindoue, dont les plus connus sont le Rashtriya Swayamsevak Sangh (Association volontaire nationale) et le Vishva Hindu Parishad (Conseil hindou mondial), qui ont tous deux une présence internationale. Le nationalisme hindou a aussi donné naissance à un certain nombre de groupes politiques nativistes qui s’alignent idéologiquement avec le nationalisme hindou, mais qui cherchent surtout à défendre les intérêts de communautés hindoues locales. Cet ensemble de partis est appelé le Sangh Parivar (La Famille du nationalisme hindou).
35Le Shiv Sena (L’armée de Shivaji) est un parti politique régional basé dans le Maharashtra, un État de l’ouest de l’Inde, dont la capitale commerciale est Bombay. Le parti est actuellement au pouvoir au niveau de l’État. Le Shiv Sena a fait l’objet de critiques sévères de la part des médias pour avoir instauré des moratoires sur la consommation du bœuf pendant la fête de l’Aïd ; le parti accusait des communautés musulmanes locales de profiter de la fête pour abattre des vaches sacrées, et donc de profaner la religion hindoue. Or le parti a connu des débuts très modestes. Dérivant du nom de Shivaji, un roi hindou médiéval qui luttait contre les Mogholes pour créer un royaume indépendant, le Shiv Sena est né dans les années soixante sous la forme d’une organisation culturelle qui représentait les intérêts des Marathis. Sous la direction de Bal Thackeray, un dessinateur politique fin et charismatique qui a fini par s’imposer comme l’un des principaux idéologues du nationalisme hindou, le parti est arrivé au pouvoir et a gagné de l’influence en épousant une politique anti-migratoire très prononcée.
36Dans les dessins et les allocutions de Thackeray, les migrants venus d’autres régions de l’Inde sont tenus pour responsables du chômage chez les jeunes Marathis, surtout à Bombay. Thackeray a incité les jeunes à reprendre le contrôle de leur région et de l’économie, et ils s’en sont alors pris violemment aux magasins, aux usines et à d’autres entreprises ou organisations qui n’employaient pas principalement des Marathis. Finalement, ces entreprises se sont pliées aux demandes du Shiv Sena et se sont mises à embaucher des jeunes de la région. Dans les années soixante-dix, les ambitions de Thackeray l’ont poussé vers le nationalisme hindou et il a cherché à faire alliance avec le BJP. Or le Sangh Parivar a rejeté les ouvertures du Shiv Sena, dénonçant sa politique rudimentaire et brutale, qui détonait avec les grandes idéologies nationalistes, élaborées et raffinées, affichées par d’autres organisations comparables. Mais Thackeray ne s’est pas découragé et a changé de cap politique pour embrasser une forme agressive de nationalisme hindou visant surtout les musulmans et les chrétiens de la région. Après avoir provoqué une série de conflits intercommunautaires entre musulmans et hindous dans les années quatre-vingts – qui firent de nombreux morts et de grand dégâts matériels –, le Shiv Sena a fini par se faire une place dans la famille du nationalisme hindou.
37Les membres du Shiv Sena se concentrent dans les vastes bidonvilles de Bombay et les femmes constituent sa principale réserve de voix électorales. Thackeray a su conquérir le respect et la confiance des femmes démunies de la périphérie urbaine en adaptant sa ligne politique à leurs besoins et à leurs faiblesses. À titre d’exemple, s’il affectait une rhétorique nationaliste en exaltant le rôle des femmes comme mères et ménagères – en particulier pendant les campagnes collaboratives avec le BJP –, il parlait autrement aux rassemblements de femmes. Lors des réunions politiques à Bombay, il conseillait aux femmes de s’armer d’un couteau ou de poudre de piment pour se protéger des agressions sexuelles. Profitant de l’absence de syndicats féminins dans les bidonvilles, il a également soutenu de manière systématique le droit pour les femmes de participer aux activités politiques et culturelles, s’assurant ainsi leur adhésion au mouvement. En 1985, le Shiv Sena a créé le Mahila Aghadi (Front féminin), en partie pour répondre aux demandes toujours plus insistantes des femmes d’avoir leur propre plate-forme politique, et en partie pour imiter le succès croissant des ailes féminines que créaient d’autres organisations nationalistes réputées.
38En décembre 1992, une foule de nationalistes hindous ont démoli une mosquée controversée à Ayodhya, une ville à temples du nord de l’Inde, sous prétexte que le site était le lieu de naissance de Ram, un dieu mythologique, et donc une terre sacrée. Des musulmans de Bombay ont organisé des manifestations de basse intensité pour protester contre la démolition ; celles-ci ont été peu suivies ; la réponse du Shiv Sena a été d’une violence extrême. Pendant les deux mois de décembre 1992 et janvier 1993, la réputation cosmopolite de Bombay a volé en éclats tandis que le Shiv Sena coordonnait une série d’émeutes intercommunautaires. Ce qui a vraiment choqué les organisations pour les droits des femmes au niveau national, à tendance plutôt laïque, c’est la participation directe des femmes aux émeutes, que ce soit pour agresser des musulmans ou pour constituer des boucliers humains (et se protéger contre l’intervention des policiers). Cette féminisation des émeutes a propulsé l’Aghadi au devant de la scène politique de Bombay, alors qu’il était plutôt marginal jusque-là. Malgré des résultats électoraux inconsistants, le Mahila Aghadi, qui continue de jouer les rôles de « bâtisseur communautaire », de justicier, d’intermédiaire politique, de pourvoyeur de services quotidiens et de conseiller social pour les pauvres, maintient sa popularité parmi la population des bidonvilles. Ces activités quotidiennes garantissent le soutien des femmes pauvres, qui souvent ne comprennent pas bien la ligne politique complexe et mouvante, mais toujours d’extrême-droite, du parti, ou bien qui évitent de se poser des questions à ce sujet. À plusieurs reprises, Thackeray s’est déclaré grand admirateur d’Hitler, disant que les musulmans d’Inde méritent le même sort que les juifs d’Europe. Et à plusieurs reprises, des femmes du bidonville ont demandé à l’anthropologue : « Qu’est-ce qu’un Hitler, au juste ? C’est un truc pour frapper [« hit »] ? ».
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Référence électronique
Atreyee Sen, « Sumitai », Terrain [En ligne], Portraits, mis en ligne le 09 juin 2017, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/16233 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.16233
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