1Aude s’interrompt un instant, lève les yeux, semble penser à autre chose, me regarde fixement et me lance :
« C’est possible que je te lise un extrait du livre que je suis en train de lire ? »
2Elle part dans sa chambre, je l’imagine fouiller au milieu des livres éparpillés au pied de son lit, remuer une couette (il arrive qu’on ait envie de passer la nuit avec un livre).
« Voilà, tu dois connaître, c’est La vie sexuelle de Catherine M. »
3Et elle tire de la page 56 la citation suivante :
« “[…] étayé par une vision de mon corps comme un tout qui ne connaissait pas de hiérarchie, ni dans l’ordre de la morale ni dans celui du plaisir, et dont chaque partie pouvait, autant que faire se peut, se substituer à une autre.” Je crois que je ne peux mieux dire : le Contact Improvisation, c’est exactement ça pour moi. Le corps comme un tout ; une hiérarchie abolie. J’ai plusieurs fois entendu dire que Steve Paxton avait jeté les bases du Contact Improvisation en réaction aux formes de hiérarchies qu’il avait rencontrées dans le monde de la danse, dans la relation chorégraphe-interprète ou dans le caractère très genré des pas de deux entre l’homme robuste, impassible, et la femme légère et diaphane. Bon, oui, mais aussi c’est au corps lui-même et à ses plaisirs que s’adressent cette revendication : pas de hiérarchie.
– Ce serait quoi un ou des plaisirs sans hiérarchie ?
– En un sens, ça ressemble à des préliminaires. C’est curieux comment monte le désir entre deux amants, parce que ça ne passe pas par le fait de caresser le sexe, la poitrine, le cul de l’autre, pas que. On ne commence pas toujours par là, et pourtant, ça se termine toujours comme ça. J’ai ressenti, en dansant, des plaisirs immenses et nouveaux. Rien que dans le fait de recevoir du poids à pleins d’endroits du corps, sur mes cuisses par exemple. Le plaisir de la masse en mouvement de l’autre, de la recevoir, l’accepter, l’esquiver, de m’organiser dans mon corps pour ça. Je pourrais aussi dire que je me suis découverte de nouvelles zones érogènes : les sensations au niveau du sacrum, du coccyx, par exemple. J’ai l’impression de jouer avec des étendues de peau quand je danse. Ce sont des plaisirs très concrets…
4Aude écrit parfois ce dont elle fait l’expérience :
« Mes mains étaient chargées d’électricité, le moindre micro-contact ouvrait un champ de perceptions immense… très loin sous la peau, dans un endroit mal connu. […] Je sentais des vagues, un contact sur mon bras ou ma jambe prenait une dimension quintuplée et peu importait l’endroit, je sentais que le contact me pénétrait, traversait les couches lentement. Le ralenti extrême de nos mouvements a permis de laisser éclore ces sensations, tout en contrôlant très bien ce qui ne doit pas se passer, dans l’épaisseur, dans la charge, là où [l’]on peut aller, là où [l’]on est déjà qu’on le veuille ou non.
– Ce passage, tu l’as adressé à la personne avec qui tu dansais ? Tu lui as donné à lire ?
– Bien sûr.
– Et tu as eu un retour ?
– J’en ai eu plusieurs. »
« Sensations vagues sans hiérarchie », Héloïse Moccafico, 2017.
Illustration : Héloïse Moccafico. © Penninghen 2017.
5Parmi les nombreux stages de danse Contact Improvisation auxquels j’ai participé entre 2008 et 2016, pas une fois les discussions ne sont passées à côté de ces évocations de l’intimité, du désir et de la sexualité. Plutôt en marge des moments d’ateliers, le soir au moment des repas, ralliant toute la tablée, ces échanges prenaient la forme d’un jeu de questions-réponses avec l’intervenant sur ses manières de « gérer » le désir et la sexualité dans la danse.
Flyer de jam de Contact Improvisation, Clermont-Ferrand, 2012.
Bohêtte / Sto asso.
6La discussion ne portait pas tant sur les émois, les émoustillements, que sur une requête, parfois insistante, d’un savoir-faire, d’une technique ou de « trucs » pour bien articuler désir sexuel et pratique du Contact Improvisation. Ce fut le cas lors d’un stage avec le danseur américain Ray Chung qu’organisait, au printemps 2010, l’association grenobloise Chorescence. À la question « comment gères-tu ces moments de désir qui arrivent dans la danse ? », ce dernier répondit :
- 1 Les citations de contributeurs étrangers qui apparaissent en français sont des traductions de l’au (...)
« La question est de savoir ce que j’en fais quand ça arrive dans la danse ? Peut-être déjà, j’essaie de nourrir la danse avec, je le laisse entrer et se diffuser dans tout mon corps. Plutôt que quelque chose de dirigé et d’unidimensionnel, ce désir devient une sensation à 360° : mon partenaire n’est plus le seul objet de mon désir, il en est juste une partie1. »
- 2 Ray Chung ajoutait : « we are in “contact improvisation” not in “contact expectation”. As soon as (...)
7Cette question qui consiste à se demander quoi en faire quand ça arrive, les contacteurs se la posent sans cesse. Plus qu’une réponse, Ray Chung pose un double programme qui a valeur d’énigme : s’autoriser le désir, du moment qu’il ne nous pousse pas à trahir le sens même de l’activité qui le suscite (l’improvisation)2 ; et s’entraîner à pratiquer ce désir d’une manière qui le ferait exister de façon légèrement différente, moins comme une chose privée, coupée, réservée, que comme un jeu, une force de conjonction diffuse et omnidirectionnelle.
8Il faut partir de ce constat : la danse Contact Improvisation, en faisant se rencontrer les corps intimement, se frôler les peaux jamais très loin de la caresse, en les emmenant dans des expériences du flow, du lâcher-prise, du jeu et de la sensation, en intensifiant et dramatisant des moments troubles, est un terrain propice à l’émergence du désir et offre des expériences de plaisirs souvent associées ou réservées à ce qu’on nomme « sexualité ».
- 3 « Quiconque utilise le Contact Improvisation pour draguer [to cruise] est un prédateur, et la rela (...)
9Si l’on accepte ce point de départ, l’un des problèmes majeurs pour les danseurs consiste à faire voisiner, fondre, brancher la production désirante d’un corps sur celle d’un autre, à les mettre en rapport tout en conservant leurs caractères dédiés à la danse. La question que je pose et que se posent les contacteurs est finalement de savoir si, d’aventure, cette production est bien mutualisée ou s’avère au contraire le fruit d’un traité unilatéral. Ai-je le droit de profiter de notre danse pour m’exciter ? L’autostimulation y est-elle un tabou ? Est-ce de la « piraterie » – Foucault : « mais jouir d’un garçon malgré lui, c’est de la piraterie plutôt que de l’amour » ? De la « prédation3 » ? De la contrebande ? Cela dépend, pas toujours.
10C’est à cette pragmatique du trouble que je vais m’attacher ici, en m’intéressant à la manière dont les contacteurs apprennent à traduire ces questions morales en techniques du corps. On pourrait dire de toute danse, en ce sens, qu’elle est enquête sur des désirs. Désexualiser le plaisir n’est pas un slogan ni même un motif explicite du discours sur le Contact Improvisation. J’aimerais montrer que cette pratique de danse cultive et autorise des plaisirs nouveaux en même temps qu’elle développe des aptitudes pour les rendre possibles et pour faire face au trouble qu’ils suscitent sans l’évacuer. À ce prix, danser en Contact Improvisation devient une occasion de désirer autrement.
- 4 Steve Paxton, danseur et performeur emblématique de la post-modern dance, notamment pour ses engag (...)
11Dans Fall After Newton. Contact Improvisation, 1972–1983, un documentaire réalisé sur les tout premiers temps du Contact Improvisation dans les années 1970 (Christiansen et al. 1987), la première séquence s’ouvre sur un duo de Steve Paxton et Nancy Stark Smith qu’on saisit au moment où cette dernière virevolte sur les épaules de son partenaire4. Il ne la retient pas avec ses bras, ils tournent ensemble tandis que le corps en extension de Nancy Stark Smith voyage autour des épaules, des hanches, puis à nouveau autour des épaules de son partenaire. L’instant d’après, c’est elle qui le porte sur son dos. Ils tournent toujours. Tout va très vite, ils tanguent, s’écroulent au sol, se roulent dessus, retrouvent une position verticale de manière étonnante, se jettent l’un sur l’autre. Pendant les quelques secondes que dure cette ouverture, ils n’ont cessé d’être en mouvement, ne se sont pas regardés une seule fois. Les visages sont absorbés mais décontractés ; les corps, alertes mais parfaitement détendus et disponibles, à l’écoute.
12Lancé en 1972 par Steve Paxton et un petit collectif – mêlant étudiants, gymnastes et curieux –, le Contact Improvisation a d’abord pris la forme d’une expérimentation sur les forces physiques du mouvement (gravité, momentum…) puis, très vite, celle d’une recherche sur la forme du duo (duet, partnering dance) entre des corps considérés comme des masses en mouvement « se donnant leur poids » et jouant avec un point de contact (rolling point). D’abord objet de recherche et de performances dans des universités américaines – Oberlin et Bennington College – et dans des galeries d’art new-yorkaises, la fameuse John Weber Gallery, le Contact Improvisation s’est rapidement étendu aux quatre coins des États-Unis, San Francisco constituant le second foyer le plus dynamique après New York.
Drawings, Samuel Overington, série sous-titrée « Exploring language in Contact Improvisation ».
© Samuel Overington.
Drawings, Samuel Overington, série sous-titrée « Exploring language in Contact Improvisation ».
© Samuel Overington.
13Steve Paxton a toujours laissé flottante la définition de cette pratique, n’insistant jamais sur le même aspect pour la décrire, parlant tantôt d’une physique du toucher, tantôt, plus abstraitement, d’une méditation par des masses sur les lois physiques du mouvement. Dans ce jeu de définition, Paxton n’évoque la question du désir qu’à travers la référence à un jeu chimique des glandes (glands game) à proscrire. Il aimait répéter dans ses stages : « If you’re dancing physics, you’re dancing contact; if you’re dancing chemistry, you’re doing something else », aimait répéter Paxton.
- 5 Plus particulièrement, le travail sur les « techniques intérieures » distingue le Contact Improvis (...)
- 6 C’est ainsi que l’anthropologue Cynthia Novack décrit le Contact Improvisation dans ce qui est lon (...)
14Cette distinction entre physical experiment et glands game est importante et pour partie stratégique. Limitée au seul jeu des glandes, la pratique risquerait de tourner – comme on le dit d’une mayonnaise – en une succession de parades libidinales. Steve Paxton a tenu à ne pas nourrir d’amalgame entre le Contact Improvisation et un univers de pratiques qui se situeraient à la rencontre du développement personnel, du bien-être et du New Age5. D’où son insistance à qualifier l’expérience du contact et du toucher comme une modalité haptique renseignant, à la manière d’un phénomène biomécanique, sur les mouvements et l’équilibre du partenaire, plutôt que sur l’étrangeté sensuelle et enchanteresse de la rencontre des corps. Notons également que, dans sa mise en garde, Paxton ne s’est pas situé sur le terrain de la morale mais sur le terrain plus technique de la sécurité. Partant du principe que le Contact Improvisation est une forme de performance risquée et athlétique, « une expérience brute et émotionnelle du fait de son imprévisibilité6 », toute pensée sexuelle risquait d’interrompre le momentum de la danse et de rendre les deux partenaires physiquement vulnérables en provoquant un brusque saut de l’attention.
- 7 Banes 2002 : 90. Yvonne Rainer incarne l’une des figures essentielles de la post-modern dance dont (...)
15Le Contact Improvisation a ainsi relayé une tendance plus large et paradoxale qui traverse toute la post-modern dance (de laquelle il dérive) à la charnière des années 1960 et 1970, en pleine période supposée de libération sexuelle et de contre-culture : tout faire pour dépasser la question sexuelle (sans l’ignorer !) en déconstruisant et en recomposant autrement les corps et les regards. En 1965, la chorégraphe et performeuse Yvonne Rainer, chef de file de ce mouvement, proche de Steve Paxton, énonce ainsi dans son No Manifesto : « non au voyeurisme, non à la sexualité, non à l’empathie7 ».
16Pourtant, à lire les recensions critiques des premières performances, la référence à l’acte sexuel revient avec insistance. Une journaliste croit avoir assisté à un « mix de rock’n’roll, de lutte et de sexualité » (Zimmer 1974). Une contacteuse se souvient de l’état d’esprit des débuts : « On se voyait volontiers comme des êtres libres et révolutionnaires du fait que nous jouions délibérément et ouvertement sur les marges du toucher social, de la promiscuité sexuelle et des relations de genre ». Steve Paxton a lui-même pris position dans ce sens : « il y a des conventions à propos du toucher dans toutes les cultures, nous les ignorons gaiement ». Karen Nelson, autre personnalité centrale du Contact Improvisation, a publié en 1996, dans la revue Contact Quarterly, un texte intitulé « Touch Revolution. Giving Dance » ; elle y propose un portrait du contacteur tel un « révolutionnaire du toucher », certes physicien, mais qui n’aurait pas renoncé à ses hormones et qui, n’hésitant pas à se laisser prendre et déborder par ces dernières, inventerait de nouvelles formes de liens à la marge des formes les plus socialement identifiées et valorisées : la tendresse familiale, la caresse amicale, l’étreinte amoureuse (Nelson 1996 : 65).
- 8 Sur ce point, en particulier sur l’histoire du groupe d’homme Mangrove, voir le documentaire d’Aus (...)
17D’un côté, Paxton a pris soin d’écarter tout débordement libidineux du Contact Improvisation, quitte à renouer avec la figure esthétique classique du plaisir désintéressé et pur (ce que les contacteurs de la côte Ouest lui reprochaient, d’ailleurs8) ; d’un autre côté, les modalités du toucher et du contact cultivés dans cette danse perturbaient les conventions sociales en vigueur, allant jusqu’à susciter de forts désirs. Tant et si bien que Paxton lui-même finira par reconnaître, bien plus tard, que « le sexe est là, ici, partout. Il est difficile d’imaginer qu’en se tournant autour de la sorte, en mouvement et par le toucher, on ne se retrouve pas face à certaines de ses manifestations » (Paxton 1996 : 51).
- 9 Novack 1990 : 154. L’artiste et performeuse Diane Torr formule une hypothèse intéressante dans un (...)
18Cette déclaration marque une évolution et en reflète une autre que Paxton pointait déjà en 1990 : « la société dans laquelle le Contact Improvisation se pratique aujourd’hui n’est pas la même que la société dans laquelle il s’est inventé. Le sexe, pour nous, dans les années 1990, n’est plus celui des années 19709 ». Le Contact Improvisation, tel qu’il se pratique à partir des années 1980, n’a quant à lui plus grand chose à voir avec les exigences expérimentales de ses débuts. Si l’on a pu le présenter comme un art-sport, aujourd’hui, il doit moins son succès à son inscription dans le champ artistique et performatif avec lequel il entretient des rapports complexes, qu’à son épanouissement dans celui des pratiques amateurs. L’emphase mise sur le flow et l’aisance du mouvement encourage une danse devenue douce et moelleuse, contrôlée et continue. L’exploration menée sur les lois physiques du mouvement laisse place à plus de ressenti. Touchy-feely est le nom que les anglophones donnent à cette évolution. Pour résumer, la « pratique » du Contact Improvisation est venue en modeler la « forme » originelle.
19Les jams sont les lieux privilégiés de la pratique du Contact Improvisation ; ce sont des espaces de pratique libre. À Grenoble, par exemple, les danseurs se rassemblent tous les dimanches soir de 18 h 30 à 21 h 30 dans une grande salle d’une maison des Jeunes et de la Culture du centre ville. Un vieux parquet, sonore et moelleux, accueille ceux qui commencent par abandonner leur poids à la gravité, par s’étirer et tenter de trouver du relâchement dans les différentes parties de leur corps ; ils « réveillent leur kinesphère », avant de se mettre en mouvement avec lenteur et de se préparer à recevoir du poids. Les danseurs sont autonomes dans leur échauffement. Chacun négocie sa propre arrivée dans le corps et dans la danse. Au bout d’une demi-heure, la jam est en générale lancée, les danses engagées. Ça roule, ça saute, ça tombe, ça vole, ça porte, ça court, ça crie, ça rigole, ça se regarde, ça s’absente, ça se déséquilibre, ça se berce, ça s’échange, se rencontre, se bouscule, ça prend son temps… Le plus souvent, il n’y a pas de musique. Rien ne vient par avance fixer le nombre de partenaires ou la durée de la danse. Il n’y a pas de chorégraphie, de pas imposés, même si les danses partagent des motifs et des chemins communs.
20Dans le flow de la danse, des parties du corps qui habituellement ne s’exposent pas dans les interactions entre étrangers, ou même entre amis, entrent en contact : l’intérieur des cuisses, le dessous et l’intérieur des bras, la poitrine, le bassin, le cou, le visage et parfois le sexe. Entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, ou entre ce que se permettent les danseurs et ce qu’ils ne s’autorisent pas, la nuance est fine et potentiellement confuse :
« La première fois que je me suis autorisée une danse avec de la sensualité, m’explique Flora lors d’un entretien, j’ai bien senti que ça m’emmenait un peu en-dehors de la danse… C’était un toucher plus… je dirais, sexuel. J’ai senti qu’il m’avait fallu négocier un peu, c’était socialement un peu compliqué de vivre ça, au milieu de la jam. Et en même temps, je me le suis autorisé parce que je dansais avec quelqu’un qui avait de l’expérience. J’ai projeté le fait qu’il serait en mesure de gérer sa propre expérience. Et je savais aussi que ce que nous vivions était très très interne et que de l’extérieur, il n’y paraîtrait rien [rires] ! ».
« At the Jam ».
© Katherine Marx et Karen Nelson. Source : Contact Quarterly, n° 21/1, « Focus on Sexuality & Identity », quatrième de couverture.
21Les ateliers de Contact Improvisation et certaines manières de cadrer l’espace de la jam montrent que les contacteurs ne se contentent pas de se jeter dans l’expérience à leurs risques et périls. Quelques éléments prescriptifs encadrent la pratique, par ailleurs très économe en la matière. La main fait ainsi l’objet d’une des rares prescriptions explicites : « ne pas saisir son partenaire », tant par sécurité que pour éviter la prise de possession intrusive. La plus grande vigilance concerne l’arrivée en jam de débutants et plus particulièrement de débutantes qui risquent de se retrouver chassé(e)s (cruised) par celui ou celle dont les danseurs plus confirmés auront appris à reconnaître le manque de clarté dans le toucher et les intentions.
22Isabelle Üski a contribué, avec d’autres, au deuxième essor de la pratique en France dans le tournant des années 2000, après une première naissance dans les années 1980. Elle me raconte comment elle s’y prend pour « sentir quand ça ne va plus ». Les critères retenus sont assez précis :
« Je me demande : s’agit-il d’un toucher qui me permet de bouger ensemble dans un rapport à l’espace et à la gravité ? Ou s’agit-il d’un toucher qui n’a qu’un seul but, réveiller le désir ? L’un te met en danse, l’autre en rut ! [rires] Ce que je recherche dans la danse, c’est la mutualisation du rapport au mouvement, à la gravité, à l’espace. Pas la fusion ! »
23En opérant une distinction entre fusion et mutualisation, Isabelle Üski crée des catégories pratiques et réflexives qui qualifient des situations subtilement différentes. Ces catégories agissent au niveau du toucher lui-même :
« Il y a des touchers qui invitent à la danse, d’autres à la fusion. La limite, pour moi, si je donne un exemple, va être sensible dans la manière de contacter l’autre. Le toucher qui cherche la fusion, qui cherche à provoquer du désir pour le désir, entretient un certain rapport à la surface. Il n’a pas la même densité, la même profondeur que le type de toucher qu’on essaie d’avoir en Contact Improvisation. C’est comme si ce toucher ne s’adressait pas aux mêmes tissus du corps, qu’il ne cherchait plus à se connecter à ma structure, à mon mouvement, mais à réveiller les tissus plus moelleux et plus directement sensuels. »
24Une autre contacteuse :
« Les moments où je glisse dans le désir ? Lorsque les paumes de mains se retrouvent facilement engagées et qu’elles viennent se poser de manière un peu plus appuyée que d’habitude. Lorsque le contact se met à glisser un peu facilement vers des zones assez classiquement érogènes sans que ça ne soit en lien avec ce qui est en train de se passer dans la danse. Aussi quand les visages se mettent de la partie. »
- 10 Se doter des bons critères de discernement, c’est-à-dire d’un appareillage critique permettant d’é (...)
25Autant de distinctions, d’opérations de discriminations qui permettent de faire le tri entre les situations, de les qualifier, et valent comme autant de critères de discernement10.
26Cette attention particulière à l’écoute et au discernement est également présente dans les discours, récurrents chez les contacteurs, sur la clarté comme chez cette personne pour qui danser signifie aussi apprendre à gérer avec clairvoyance certaines tentations :
« Pour moi, le Contact Improvisation, c’est vivre l’incarnation. Et par “incarner”, j’entends le corps comme une matière mue par des forces : il n’y a pas de psychologie. Bon, ça ne m’empêche pas d’être confronté à la difficulté de gérer ma psychologie sur le parquet, de gérer quelque chose qui va être de l’ordre de l’énergie sexuelle. Ce week-end, il y avait cette fille, à chaque fois que je voyais son cul j’avais envie de lui mordre, presque. Ça m’a troublé ! Et voilà, j’avais ça à gérer… Je repense à cette autre danse, j’avais du mal à ne pas me dire que nous avions fait l’amour pendant des heures. Et en même temps, l’incarnation, c’est bien aussi la sexualité. Ce qui rapproche le Contact Improvisation de la sexualité, c’est quand même le type de relations que cette danse propose. Ce qui est sûr, et je fais attention à rester clair là-dessus : je vais à une jam pour danser du Contact Improvisation ; c’est pas un terrain de chasse. Mes intentions sont super claires, et c’est pour moi très important. »
27C’est un peu comme s’il fallait respecter un code de bonne conduite, un principe de limitation. La question pourrait être formulée comme le fait Foucault dans L’Usage des plaisirs, où il examine l’économie générale des plaisirs dans la Grèce antique : « Comment prendre son plaisir “comme il faut” ? ». Les contacteurs partagent avec les Grecs une même manière de traiter de la question sans s’imposer une loi unique valant pour tous : « tout ici, au contraire, est affaire d’ajustement, de circonstance, de position personnelle » (Foucault 1984 : 68 et 72-73). Dans la danse et face au désir, rien n’est simple ni même assuré, il n’existe pas en ce domaine de position confortable. L’innocence et la naïveté ne sont surtout pas des options ; les possibilités d’ajustement ou de négociation sont les premières à être empêchées dès lors que, pour une raison ou pour une autre, une personne se retrouve en situation de malaise et de fragilité. La libre licence n’annule pas un questionnement sur ce qu’il est convenable de faire ou non. Le bon usage des plaisirs est placé sous les auspices de certaines techniques qui réclament un entraînement. Autrement dit, il ne suffit jamais de savoir quels actes sont bons ou mauvais ; encore faut-il s’y être entraîné, ne pas avoir négligé l’exercice.
28Nous allons nous intéresser à cet entraînement spécifique dans le cadre d’ateliers qui favorisent des modalités de transmission moins orientées vers l’apprentissage de certaines techniques formelles du corps que vers l’exploration de ce que Steve Paxton nomme des « techniques intérieures » (Paxton 1993). Lors d’un stage donné à Grenoble en 2011, le danseur américain Chris Aiken a par exemple proposé une exploration des surfaces du corps que les danseurs étaient prêts à exposer dans leur danse. Travaillant sur la limite ou sur la redéfinition de cette limite entre espace privé et espace public, C. Aiken utilise la métaphore de la véranda pour qualifier le « seuil où l’on espère que des gens viendront nous rendre visite tout en sachant que leur ouvrir notre véranda ne revient pas à ouvrir la porte de la chambre ». La première consigne consiste à danser en solo en explorant les parties du corps que les danseurs se sentent prêts à exposer, puis à aller au contact – à « contacter » – des partenaires – « chacun depuis sa véranda en osant rentrer dans celle des autres ». C. Aiken précise que la plupart des vérandas se situent au niveau des avant-bras, du dos, soit « les espaces sociaux du corps que l’on surexpose parce qu’ils nous protègent ». Et de se demander :
« Qu’en est-il des parties sous-exposées, celles que l’on réserve ? L’intérieur des membres ? Les aisselles ? La poitrine ? Le pubis ? Passer avec toute la longueur de son bras sous l’aisselle de son partenaire offre des opportunités de portée et d’envol. Ouvrir la région du centre, du bassin et du pubis permet une solide connexion “centre à centre” et permet d’assurer la danse. Ouvrir ces zones offre la possibilité d’expérimenter des envols sans effort, sans muscle. En revanche, il suffit que cette zone soit un tout petit peu en retrait pour que du poids se dirige en dehors du centre de la danse, pour que ça vous rende très lourd et difficilement portable, ou que vous perdiez l’élan, le momentum ».
29Voilà un exemple d’apprentissage qui technicise la question des limites de chacun et des zones de confort dès lors que sont étirées les conventions sociales du toucher, les formes conventionnelles d’intimité. « On vise à déconstruire une morale du corps », énonce C. Aiken. Les stagiaires tentent d’ouvrir et de multiplier les espaces de connexion avec leurs partenaires, d’étirer les surfaces de contact. Ils s’entraînent à recevoir et à laisser voyager le point de contact sur l’ensemble du corps, comme pour se familiariser avec une autre pratique du corps qui redessinerait le partage entre ses zones de commerce, ses places fortes, ses lieux désertés, ses zones franches. Est-il possible d’éprouver le fait qu’il n’y ait plus de zones officielles autorisées ? Que le point de contact puisse circuler librement et que chacun se sente en mesure de respecter son confort, ses propres pudeurs tout en étant à l’écoute du confort et des pudeurs de son partenaire ? Jusqu’à susciter des questions, là encore techniques, comme chez cette contacteuse qui demande, en fin de séance : « Où et comment est-ce que c’est ok de donner du poids sur les parties génitales masculines ? ».
30À l’image de l’exploration proposée par C. Aiken, la plupart des propositions en Contact Improvisation rebattent les cartes de la distinction espace privé-espace public jusque dans les corps mêmes. Elles invitent à faire l’épreuve de la possible plasticité des normes qui régulent l’exposition des corps, de la redistribution des droits et des puissances, de ce qui est permis et prohibé, sans qu’il y ait pour autant d’autorisation préalable ou de consentement (Fassin 2012). En ce sens, chaque mouvement est une enquête que les danseurs doivent mener à propos des espaces qu’ils engagent dans la danse.
« Parallel dance », stage Keith Henneissy, Saint-Andéol, avril 2009.
Photo : Étienne Eymard-Duvernay.
« Parallel dance », stage Keith Henneissy, Saint-Andéol, avril 2009.
Photo : Étienne Eymard-Duvernay.
31Il est rare que les danseurs parlent en dansant, qu’une telle négociation passe par la parole. Ils ne cessent pourtant d’échanger des signes. Ils se regardent parfois, s’accordent ou réajustent ce qui se joue pour eux, en ayant recours à des mouvements qui traduisent une demande de confirmation ou de réparation. Cela peut être une main sur l’épaule pour s’assurer que tout va bien après une chute, un rire pour exprimer que ce n’était rien, un sourire pour attester que le jeu continue… Autant de « processus d’extériorisation » qui transforment des états intérieurs en une réalité, que les autres peuvent déchiffrer et prédire en raison de leurs usages conventionnels (Goffman 1973 : 26).
32Mais plus fondamentalement, ce n’est pas là que se situe l’exercice. Les contacteurs apprennent à aller chercher dans les corps des informations et des états, à trouver dans la mise en contact des corps hypothèses et indices concernant leur expérience sensorielle et sensuelle. Le sens du toucher est investi afin de participer à la construction, à la proposition, à la négociation et à la vérification d’indices tangibles et tacites de confirmation d’un accord sur ce qui est en train d’être partagé.
33Le travail sur le rolling point incarne techniquement ce problème. Le rolling point ne préexiste pas à la danse ; il émerge à la seule condition que les corps s’engagent l’un avec l’autre. Avec un peu d’entraînement, celui-ci devient un des centres d’attention pour établir la relation entre les partenaires, au moyen d’une action simple et volontaire : donner son poids. Paxton le compare à un « troisième partenaire ».
34En novembre 2011, un atelier animé par Alicia Grayson, pédagogue américaine, invitée pour l’occasion à l’université de Grenoble, a montré ce à quoi les contacteurs tentent de se rendre sensibles au point de contact. L’atelier était conçu pour amener progressivement un groupe d’étudiants, la plupart débutants en danse, à faire une double expérience en lien avec le rolling point : d’une part, à « chercher des moyens pour solidifier [leur] connexion en [se] donnant du poids » en duo ; d’autre part, à « observer quels types d’informations [ils] pourraient retirer de ce jeu sur le contrepoids ». Après un temps dédié à l’exploration, A. Grayson a fait une démonstration avec quelqu’un de plus expérimenté, énonçant à voix haute ce qu’elle cherche et repère dans et par le point de contact :
« […] comment dans ma connexion avec mon partenaire, à partir d’un certain échange de poids, d’une certaine manière de mobiliser mon corps en l’organisant à partir d’une attention à mon “centre”, je parviens à sentir le sol à travers le corps de l’autre. […] Je perçois aussi son centre. […] Ce qu’on essaie de faire, c’est de lire notre partenaire et à de trouver ce moment où je sens le sol à travers lui. Lorsque nous y parvenons, lorsque nous atteignons ce niveau de perception, on crée de la sécurité, de la confiance, de la relation. »
- 11 Nancy Stark Smith cite souvent cette belle formule prononcée par une de ses élèves à la fin d’un a (...)
- 12 Entretien avec Joe Stoller, 26 juin 2009.
35A. Grayson sensibilise ainsi ses étudiants à détecter des valeurs stables, tangibles et physiques, certaines qualités propres au corps de son partenaire (masse, densité, épaisseur), mais également des qualités plus circonstanciées, variant selon la situation et les mouvements (ancrage, mouvement, vibrations, équilibre, expansion, chute, envol, suspension). Les contacteurs disent aussi sentir au point de contact des qualités plus insaisissables chez l’autre, des humeurs, des états psychologiques, des émotions, la peur, l’incertitude, la stabilité, la créativité, le jeu, le désir11… Pour Joe Stoller, danseur américain, « relâcher le corps physique dans le contact avec une autre personne accroît l’intimité qui est engagée, et d’une certaine façon, diminue ce qu’il est possible de cacher à l’autre12 ».
36Le rolling point se pratique donc comme une zone d’échanges où s’élabore un jargon de sensations et de signes, où se manipulent des flux d’informations capitales et ambiguës (Gell 1996). Les contacteurs s’y réfèrent moins comme quelque chose qui est éprouvé que comme ce qui fait sentir ; comme une sensation volumineuse où se fouille de quoi jauger et négocier le degré d’intensité et de mutualité d’une expérience.
« Point de contact », Laurène Filatriau, 2017.
Illustration : Laurène Filatriau. © Penninghen 2017.
37« Agrandir sa véranda » et « multiplier les formes d’attention et de sensibilité qui se nouent à l’endroit du point de contact » relèvent alors de deux formes distinctes d’entraînement et de pratiques : celles-ci portent sur le degré de finesse et de fiabilité des opérations de discernement dont les contacteurs se rendent capables par et dans leurs sensations. Ici, la sensation, moins qu’immédiate, fait l’objet d’un travail constant, acharné et technique. Ce travail s’inscrit dans une mise en culture des sens intérieurs par laquelle les contacteurs apprennent à reconnaître, nourrir, intensifier et déployer une gamme élargie de processus attentionnels internes et externes.
38Pour tout à fait comprendre ce qui se joue dans ces explorations, il faut considérer que celles-ci habituent les contacteurs à se rapporter à leurs sensations sur un mode qui, plutôt qu’une opération de l’esprit, qu’une appréciation subjective intérieure, en fait des signaux en provenance du monde et d’une expérience partagée.
- 13 Voir les commentaires passionnants de Donna Haraway à ce sujet dans le chapitre « Training in the (...)
39S’entraîner, pratiquer amène certes à se discipliner, mais cela rend également possible ce qui n’était pas supposé l’être à celui qui ne s’y était pas préparé13. Pour faire sentir ce dont je tente de rendre compte ici, voici un extrait du livre de Beatriz Preciado, Testo Junky, dans lequel elle rend compte d’une remarque que lui adresse Virginie Despentes sur le décodage du désir lesbien :
« Elle me parle de la difficulté, pour une femme jusque-là hétérosexuelle, à détecter l’excitation dans un corps sans bite. Elle dit : “Comment être sûre que l’autre te désire ?” Je n’y avais jamais pensé. Une bite en érection facilite le décodage du désir. Une bite en érection semble dire : “Tu me fais bander, je t’enfile, j’éjacule.” Elle me raconte à quel point elle était déconcertée, la première fois qu’elle a fait l’amour avec une femme. Elle dit que maintenant elle comprend mieux les hommes, leur fragilité, face à un désir manquant de signes anatomiques visibles, que devant un corps sans bite érectile, il est toujours possible de se tromper en détectant de l’excitation, d’être induit en erreur par ses sens. » (Preciado 2008 : 205-206 ; nous soulignons)
40Ce à quoi B. Preciado répond :
« Dans la sexualité lesbienne, les signes de l’excitation se lisent sur une cartographie anatomique étendue : le regard, le mouvement des mains, la précision du toucher, le degré d’ouverture de la bouche, la quantité de sueur ou de flux. » (ibid.)
41La possibilité de se tromper, de détecter du désir, du plaisir, de l’excitation là où il n’y en a pas, voilà finalement le problème. Peut-on abandonner à la perception le rôle si délicat de savoir ce que ressent ou partage un partenaire ? Mais la question est-elle bien posée ? La réponse de B. Preciado fait écho à ce qu’expérimentent les contacteurs expérimentés, faisant apparaître un contraste entre ce qu’Isabelle Stengers a appelé régime de perception et régime de détection. Dans son ouvrage portant sur la pensée du philosophe anglais Whitehead (Stengers 2002), elle montre en effet que les physiciens ont fait « bifurquer la nature » en deux registres, celui des qualités premières qui existent mais dont nous ne faisons pas l’expérience (atomes, particules, gènes, électrons…) et celui des qualités secondes qui n’ont pas d’existence en propre mais qui peuplent nos expériences subjectives (couleurs, sons, sentiments). Cette bifurcation a le défaut d’avoir institué le partage entre ce qui est supposé « vrai » et ce qui ne relève que des « représentations » qu’on se fait de la réalité. Selon ce principe dualiste, la nature bifurque dès que « sur un mode ou sur un autre, l’esprit est appelé à la rescousse, en tant que responsable d’“additions psychiques” pour expliquer la différence entre ce dont nous avons l’expérience et ce qui est censé appartenir à la nature » (Stengers 2002 : 52). Comment réconcilier les événements du monde avec les subjectivités qui en font l’expérience ?
42Finalement, ce questionnement n’est pas très éloigné du problème que rencontrent les contacteurs et autour duquel ils tournent sans cesse : comment ne pas projeter ou se leurrer sur ce qui est en train de se passer ? Rapportée aux problématiques du désir et de la sexualité, la question est capitale si l’on désire se situer à un autre niveau que celui de la piraterie. C’est là que la discussion entre V. Despentes et B. Preciado est éclairante. L’inconvénient du régime de la perception est qu’il renvoie à une histoire privée fortement sujette à l’illusion ou à l’erreur. La chose perçue risque toujours de n’être qu’une projection psychique et non un événement peuplant vraiment le monde. Cela revient à craindre d’être trompé et à se demander comment « voir », sans modalités satisfaisantes pour surmonter la moindre épreuve de réalité. À l’inverse, le régime de détection engage B. Preciado dans le registre effectif de l’expérience vécue. Tel ou tel aspect de l’expérience communique avec un état de chose, un état de fait ou un événement, du moins si l’on s’est entraîné à le lire, à le sentir, à le détecter sur une cartographie anatomique étendue. Ce dont on fait l’expérience possède un répondant dans l’environnement.
43Se situer dans l’un ou l’autre de ces deux régimes affecte considérablement les conditions de possibilité des jouissances dansées. « Explorer la véranda » ou le rolling point apparaissent comme autant de chemins propres au régime de détection. Ne pas évacuer le trouble, danser avec, en faire le prix de ses danses repose sur une mise en culture par laquelle se perfectionnent des méthodes, des techniques pour passer de la perception à la détection – même si la différence entre les deux, comme le dit souvent l’improvisatrice Lisa Nelson, « reste une question ». Dans tous les cas, lorsqu’on met en pratique le passage de l’un à l’autre, il se joue quelque chose de trouble qu’il faut parvenir à gérer, à négocier et à s’autoriser dans la danse :
« Une des choses que j’ai apprises, c’est à ne pas porter mon attention sur ce que ça me fait mais sur ce qui est en train d’arriver. Si j’en reste à : “Où suis-je touché ? Quelle est la partie de mon corps qui est en contact avec l’autre corps ? Comment est ce contact ? Quelles sont ses qualités ? Quelles textures ? Quelles sont les parties de mon corps qui sont en mouvement ? Celles qui sont immobiles ? Stables ? Et inversement, quelles sont les parties du corps de ma/mon partenaire qui sont en mouvement ? Etc.” Je crois que ça me permet d’être avec mon désir et d’être à l’écoute de ce qui se passe, de faire attention à ne pas profiter. C’est ma manière de réinjecter mon désir dans mon mouvement, sans m’affoler. Même si des fois je m’affole [rires]. »
44Plutôt que l’interdit, le détournement : ce danseur organise son expérience de telle sorte que celle-ci puisse valoir comme un fait de nature et non comme une « addition psychique ». Ce n’est pas un acte innocent ou naïf, c’est une opération pragmatique qui a des effets sur le monde. S’il y a bien, d’un côté, comme un code minimal censé encadrer et limiter les comportements, d’un autre, les aptitudes ou techniques mises en œuvre par les contacteurs ne se rapportent pas à ce code sous le mode de l’application, du respect, ni même d’ailleurs de la transgression. Il s’agit plutôt de faire « spiraler » ses conduites autour de chaque situation, en cultivant une attention aiguë à ses effets.
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45Désirer, oui ; prendre d’autres plaisirs, oui, à condition que ce qui en procure puisse passer l’épreuve de leur effectivité et de leur mutualité dans la danse. Devenir expert en détection, détecter des « aspects » du monde, des qualités, des entités qui ne sont pas directement données dans notre expérience quotidienne de la réalité mais potentialisées par des pratiques : c’est là une manière bien plus ambitieuse de penser une expérience commune que de s’en tenir au fameux « chacun son expérience et sa subjectivité »…
46Le Contact Improvisation multiplie les situations et les explorations pour que les plaisirs gagnent en intensité. Le moindre contact, le moindre frôlement est comme décuplé. Le désir se désexualise et transforme l’intégralité du corps en une plaque d’événements, en un ensemble de lieux micro-excitables. En un sens, le Contact Improvisation partage ceci avec la sexualité lesbienne : « les signes de l’excitation se lisent sur une cartographie anatomique étendue » (Preciado 2008 : 206). S’ouvrent des possibilités de plaisirs divers, nouveaux, voire insoupçonnés. Certaines intensités qu’on associe à l’acte sexuel sont ici légèrement – peut-être pas essentiellement – détournées. La danse se fait fuite des rapports attendus, des conséquences évidentes de la rencontre des corps ; une réinvention de ces rapports. D’autres issues, d’autres chemins, de semblables étreintes qui pourtant mènent ailleurs. La danse peut alors prendre la forme d’une enquête menée avec les sens, d’une recherche d’indices tangibles qui manifestent un branchement de production désirante.
« Nouvelles rencontres des corps », Robert Danesco, 2017.
Illustration : Robert Danseco. © Penninghen 2017.
« Nouvelles rencontres des corps », Robert Danesco, 2017.
Illustration : Robert Danseco. © Penninghen 2017.
47Dans une lettre adressée à Hervé Guibert et publiée dans L’autre Journal le 10 décembre 1977, Roland Barthes proposait de distinguer désir de génitalité et désir de sensualité :
« Aucun désir clair de “génitalité”, mais l’envie d’une “sensualité” commune. Sensualité : champ du rapport défini (limité) par cela qu’un corps ne m’est pas interdit. Distinguer : “ne pas être interdit” / “être accessible”. Vivre selon, sur des nuances. » (Barthes 2002 [1977] : 1005)
48La pratique du Contact Improvisation rouvre des espaces, sans doute pas complètement dégagés de certaines injonctions sociales qui tendent à confondre amour, sexe et toucher, mais où peut se vivre la tentative d’une « sensualité commune ». Peut-être est-ce la nuance à laquelle certains contacteurs s’entraînent ? Ils jouent, explorent selon cette nuance. Il ne s’agit donc pas tant de se dévergonder, de se libérer sexuellement, de s’encanailler, que de faire exister des plaisirs nouveaux, de mener des recherches quasi expérimentales qui réinterrogeraient ce que sont et peuvent être des rapports passionnés, érotiques ou non, sexuels ou non. Plaisirs et désirs paraphiles…
49Alors j’hésiterais, pour conclure : s’agit-il de désexualiser une expérience qui offre tous les atours d’une érotique ou, au contraire, de resocialiser la sexualité, de la faire pénétrer d’autres scènes, sous d’autres formes, de la brancher sur de nouvelles zones érogènes, faisant exister d’autres corps, d’autres plaisirs ? Et jouir ailleurs.