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Jouir dans le cyberespace

Initiation au plaisir virtuel [portfolio]
Yann Minh
p. 148-167

Résumés

Les praticiens du cybersexe mettent leurs organes sexuels en réseau via le « cyberespace ». L’auteur ne s’interroge pas seulement sur ce phénomène nouveau : il l’expérimente à travers un dispositif de télédildonique couplé à des avatars numériques, où les corps se trouvent impliqués dans une boucle immersive grâce à des casques de réalité virtuelle. Interrogeant la place occupée par l’imaginaire dans l’expérience charnelle, les pratiques de cybersexualité obligent à repenser l’orgasme à la fois comme un mécanisme physiologique et comme un phénomène interactionnel.

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Texte intégral

  • 1 Neuromancien, Paris, La Découverte, 1985 [1re éd. américaine, New York, Ace Books, 1984].
  • 2 Édition de 2010.
  • 3 www.noomuseum.net [dernier accès, janvier 2017].

1Yann Minh est un artiste français qui s’est distingué depuis 1979 par ses installations et ses expériences sur les nouveaux médias, ainsi que par sa réflexion sur le virtuel et sur ce qu’on appelle communément aujourd’hui le « cyberespace » (contraction de « cybernétique » et « espace »). Apparu pour la première fois sous la plume de William Gibson, l’écrivain de science-fiction, qui le définit comme « une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs1 », le cyberespace est passé dans le langage courant au point que lePetit Roberty voit l’« ensemble de données numérisées constituant un univers d’information et un milieu de communication, lié à l’interconnexion mondiale des ordinateurs2 ». Inspiré par Vernadski, Teilhard de Chardin et les penseurs de la « noosphère » (du grec νοῦς, « esprit ») qui formulent l’hypothèse d’une couche de conscience entourant la Terre et émergeant de toutes les cognitions individuelles imbriquées, Yann Minh crée le NøøMuseum, un « musée dématérialisé », et se décrit comme un « nøønaute cyberpunk », ou « un explorateur de la noosphère ». Ses quarante années d’expérimentation, de création et de « nøøpérégrination » l’ont conduit à explorer plus particulièrement le champ du « cybersexe » (ces pratiques de sexualité connectée qui vont de la conversation érotique en ligne jusqu’à l’usage d’appareils de stimulation à distance), menant une réflexion originale sur la notion de « cyberesthésie ». Par « cyberesthésie », Yann Minh entend unensemble de sensations nouvelles, rendues possibles par le couplage d’organes et de machines3, qui amènent, d’après lui, à repenser la notion d’orgasme telle qu’elle est conçue d’ordinaire → Fig. 1. Ce sont quelques-unes de ces expériences que l’artiste a choisi de commenter et de faire ici découvrir au lecteur.

→ Fig. 1. MédiaØØØ-Sculpture, Yann Minh, 1982-2003.

→ Fig. 1. MédiaØØØ-Sculpture, Yann Minh, 1982-2003.

Sculpture allégorique de biohacking et de corps augmenté pour l’installation immersive « Média ØØØ », présentée au Centre Pompidou en 1983.

© Yann Minh.

« Les fantômes.
La demeure était habitée : habitée par des esprits malins qui s’emparent du visiteur dès qu’il franchit le porche de pierre. C’était un vieux moulin à eau du siècle dernier, grande bâtisse de granit, à l’architecture austère et sobre de la Bretagne Sud.
Le grenier était mon refuge, et même aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, pareil à la maison onirique de Bachelard, il est le refuge de certains de mes rêves.
La maison était hantée par les fantômes de ses anciens habitants, âmes perverses qui revivaient leurs sensualités défuntes à travers les fantasmes de l’enfant rêveur que j’étais.
J’étais le seul à savoir, le seul à qui ils se révélaient.
J’avais quatorze ans et je me cachais dans le grenier pour partager avec eux les plaisirs interdits de mon monde secret.
Je devais d’abord traverser l’obscurité humide et froide d’un rez-de-chaussée sans fenêtre encombré de formes indistinctes, qui ne se révélaient que progressivement à l’œil ébloui par l’écrasant soleil d’été.
La fraîcheur humide de l’antre préfigurait le vestibule d’un temple initiatique.
Sur la gauche, comme un totem érigé à la gloire de rites barbares, trônait le pressoir à pommes.
J’étais fasciné par ce monstre médiéval tapi dans l’ombre. Dressée au centre du large plateau de chêne, une épaisse vis en acier rouillé de deux mètres de haut guidait la masse de bois qui servait à écraser les fruits.
Sur la droite, immobiles, figées dans une attente menaçante, les larges roues des engrenages semblaient guetter l’imprudent qui oserait s’aventurer entre leurs entrelacs rouillés pour le happer et le broyer inexorablement.

Du premier étage, un escalier étroit et raide permet d’accéder au sanctuaire des pensées sublimes : le grenier.
La machinerie de bois repose sous un linceul centenaire de poussière de farine.
Au fond, juste éclairé par le faisceau de lumière transperçant la lucarne, campe le vieux treuil trapu, qui servait à soulever les meules du premier étage.
D’un mouvement ample, j’actionne sa manivelle ; son orbite est si large qu’elle m’entraîne dans une danse répétitive rythmée par le cliquetis régulier du pêne sur l’endenture rouillée. Les engrenages s’interpénètrent lentement. La corde, grosse comme mon bras, s’enroule autour du tambour de bois, et remonte à travers la large trappe entre les pattes du monstre courtaud.
Il me faut faire au moins dix révolutions pour que le tambour autour duquel s’enroule la corde n’en fasse qu’une.
L’odeur de vieux bois dans la chaleur sèche et feutrée et ce geste répétitif inutile qui entraîne mon corps dans des contorsions inhabituelles, éveillent ma sensualité. Je veux
ressentir dans mon corps les sensations interdites que mon esprit invente, ou que les démons me susurrent.
Je défais ma ceinture. Allongé à même le plancher, immobile sous la charpente, je savoure la chaleur des faisceaux solaires qui dessinent des cercles brûlants sur ma poitrine.
La rémanence fragile des anciens maîtres du lieu rôde autour de moi.
Progressivement, l’âme secrète, captive, suinte hors du granite, et s’empare de mon esprit.
Mes mains descendent le long de mon ventre, et je me caresse les yeux fermés. Je m’imagine jeune esclave dans la Rome antique qu’une maîtresse adolescente soumet à ses jeux cruels.
J’ai tellement répété ce rituel de la chair, allongé sur la poussière sèche du plancher, que les démons du granit sont devenus mes frères.
J’étais le vaisseau vivant de ces âmes prisonnières de la pierre, rêvant d’incarnation pour savourer à nouveau le plaisir d’être.

Lors d’un été torride, le moulin a brûlé. Métaphore d’un ulcère architectural tapi dans les entrailles de la machinerie, la fermentation des résidus de farine a enflammé les conduits de bois sec. En un instant, glissant le long des courroies de chanvre, le feu s’est propagé jusqu’au grenier. Les démons ont tous péri, exorcisme ultime. Maintenant reconstruite, la demeure semble désormais silencieuse, sans âme et sans folie.
Mais un démon a réussi à s’échapper, il est en moi à jamais, il m’accompagne, et tous les deux nous explorons le monde.
Je l’ai surnommé Héphaïstos.
Dieu des forgerons, Héphaïstos est le dieu de la technicité.
Fils d’Héra et de Zeus, rejeté de l’Olympe à cause de sa laideur, bossu et boiteux, il a su conquérir Aphrodite, Charis, et sa place auprès des dieux, grâce à sa maîtrise de la forge : sommet technologique de la Grèce antique.
C’est lui qui m’a donné le pouvoir de maîtriser les technologies de la communication. Grâce à ce pouvoir miraculeux de transformer de la matière brute en armes de l’esprit, j’ai pu conquérir le cœur des plus belles, j’ai su construire mon Xanadu virtuel.
Mais la technicité peut être un piège pour celui qui ne sait surmonter son emprise. »

« Premiers voyages avec Eros », yannminh.org

*

2L’orgasme est un état de conscience modifié courant, voire quotidien, massivement partagé par l’humanité et le monde animal, bien que spécifique, intime, personnel, subjectif, intransmissible, variable, multiple, solitaire ou collectif. L’orgasme est souvent associé par analogie sémantique à la notion d’extase, et à d’autres états de conscience modifiés plus exceptionnels, de types métaphysiques ou mystiques.

3En tant qu’artiste, j’ai essayé d’explorer la partie cognitive de l’orgasme en recourant à des dispositifs traditionnels relativement simples, puis à des dispositifs dits de « télédildonique » (stimulation sexuelle à distance) relativement complexes, relevant de ce qu’on appelle la « cybersexualité » ou sexualité immersive en réseau. Rien n’empêche les réseaux sociaux numériques, qui sont déjà des amplificateurs existentiels, de devenir des amplificateurs extatiques. L’image y est le principal vecteur → Fig. 2.

→ Fig. 2. E-flagellation-Cyberesthésie-Demeure du Chaos, Yann Minh, 27 août 2011.

→ Fig. 2. E-flagellation-Cyberesthésie-Demeure du Chaos, Yann Minh, 27 août 2011.

Performance cybersexuelle du groupe Cyberesthésie : flagellation par téléopération d’un harnais d’électro-stimulateurs et de télédildos connectés en réseau, avec Silvie Mexico, Misha Hess et Pierre Clisson, bunker de la Demeure du Chaos.

© Yann Minh.

4Les lieux, les images et les représentations métaphoriques ont nourri en profondeur mon théâtre extatique intérieur. Mes parents avaient acheté un vieux moulin dont le grenier a été l’un des premiers dispositifs à vocation extatique que j’ai expérimenté, et que je décris dans l’une de mes petites nouvelles tirées de mon autobiographie romancée. II s’agit d’un dispositif érotique immersif grandeur nature. Le lieu stimule l’imaginaire en induisant des scénarios, des storytellings pertinents, comme beaucoup d’autres lieux propices à la rêverie érotique → Fig. 3.

  • 4 Les utilisations sexuelles à vocation thérapeutique pour soigner l’hystérie féminine au xixe siècl (...)

5Outre les lieux, les outils peuvent devenir des amplificateurs extatiques. On pense immédiatement aux godemichets, dont certains archéologues disent que le plus ancien date de 24 000 ans, ou aux vibromasseurs4. Mais d’autres outils peuvent devenir des amplificateurs extatiques, comme l’appareil photo ou la caméra vidéo, par leur vocation scénographique.

→ Fig. 3. Nøødungeon’s Gor Animation Override, Yann Minh, 20 janvier 2010.

→ Fig. 3. Nøødungeon’s Gor Animation Override, Yann Minh, 20 janvier 2010.

Charte répertoriant les différentes attitudes de soumission par l’avatar de l’auteur, « YT », et leurs mots-clés déclencheurs pour les avatars de Kajira dans le protocole de Gor sur Second-Life.

© Yann Minh.

6Dans mon enfance, le terme d’empathie servait à la fois à désigner notre capacité à percevoir l’état émotionnel d’autrui, et celle à nous étendre ou à fusionner avec des objets extérieurs (une automobile par exemple), comme s’il s’agissait de notre propre corps. Cette signification s’est perdue et les termes d’extéroception, de proprioception et de kinésthésie ne s’appliquent pour l’instant qu’à l’espace biologique de notre corps. Aussi ai-je forgé le néologisme de « cyberesthésie » pour décrire cette capacité que nous avons à pouvoir fusionner avec des dispositifs simples ou complexes et à ressentir ces extensions comme faisant partie intégrante de nous-mêmes.

→ Fig. 4. Le Nøømuseum-Demeure du Chaos, Yann Minh, 28 août 2011.

→ Fig. 4. Le Nøømuseum-Demeure du Chaos, Yann Minh, 28 août 2011.

Cours immersif d’histoire des arts et des sciences dans les galeries virtuelles dédiées à la préhistoire de la cyberculture du Nøømuseum, bunker de la Demeure du Chaos.

© Yann Minh.

7Cyberesthésie est aussi le nom dont j’avais baptisé notre groupe de création numérique : celui-ci avait pour vocation d’explorer les interactions entre le corps augmenté et le cyberespace via des dispositifs informatiques et électromécaniques → Fig. 4. Ainsi, avec les autres « NøøMatelots » du navire Cyberesthésie, les artistes numériques Misha Hess, Silvie Mexico, le hacker Pierre Clisson et le compositeur Philippe D’Albret, nous avons développé et expérimenté plusieurs dispositifs immersifs, « haptiques » (impliquant le toucher) et interactifs mettant en jeu les interactions cognitives et sensuelles entre le corps physique et l’immatérialité du cyberespace. Par exemple, en 2011, lors de la performance de cyberesthésie à la « Demeure du Chaos », nous avions mis au point avec Silvie Mexico un dispositif d’« orgasme télépathique », en déclenchant un vibromasseur Hitachi Magic Wand grâce à l’interface neurale directe Neurosky Mindwave.

8La cyberesthésie est une expérience initiatique sensuelle et cognitive, difficilement transmissible par des mots, et qui n’est pas réductible à la seule immersion virtuelle via un casque de réalité augmentée. Les casques de réalité virtuelle actuels synchronisent la vision et l’audition d’un espace en trois dimensions telles que perçues en temps réel par les yeux et les oreilles, avec la perception spatiale et l’équilibre générés par le système vestibulaire de l’oreille interne. Les canaux semi-circulaires du système vestibulaire, qui détectent l’amplitude des rotations de la tête dans l’espace, sont particulièrement mis à contribution. Ainsi l’intégration au dispositif du système vestibulaire fait entrer le corps dans une boucle de commande cybernétique → Fig. 5. Or le corps transmet aussi quantité d’informations dont nous n’avons pas conscience.

→ Fig. 5. Cyberesthésie au Cube, Yann Minh, 7 juillet 2011.

→ Fig. 5. Cyberesthésie au Cube, Yann Minh, 7 juillet 2011.

Misha Hess lors de la présentation du Nøømuseum et de la performance de cyberesthésie au Cube, Issy-Les-Moulineaux.

© Yann Minh.

9Le plus bel exemple de cette forte implication du subconscient dans l’immersion virtuelle est illustré par la sensation de vertige que ressentent la plupart des utilisateurs lorsqu’on leur fait traverser une passerelle étroite suspendue au-dessus du vide, dans un espace stéréoscopique de simulation informatique en 3D. Pour la conscience, il est évident qu’il s’agit d’une simulation souvent très sommaire de la réalité, d’une « fiction », mais à un autre niveau, celui du « subconscient », cette expérience est perçue comme vraie. Ainsi, au Canada et aux États-Unis, depuis plus de quinze ans, des cyberthérapies immersives sont utilisées pour soigner certaines phobies ou psychoses comme l’acrophobie, la peur du vide, l’agoraphobie ou la peur des insectes5.

10Cette démarche qui consiste à tenter de solliciter à la fois le conscient et le subconscient est un vieux tropisme artistique. L’art a passé son temps à recourir à des métaphores, explicites ou cachées. Les plus évidentes et faciles à décrypter sont les métaphores sexuelles, omniprésentes dans les arts plastiques, en particulier depuis la Renaissance. La fameuse métaphore homosexuelle sadomasochiste de saint Sébastien en est un exemple emblématique → Fig. 6. On peut y voir la représentation d’un acte de barbarie et d’une extase divine, mais notre subconscient y perçoit la sensualité érotique d’une pénétration sexuelle : c’est là une parfaite illustration de l’ambivalence de la représentation sadomasochiste, où la souffrance est transformée en extase.

→ Fig. 6. NøøSanSebastian, Yann Minh, 5 janvier 2010.

→ Fig. 6. NøøSanSebastian, Yann Minh, 5 janvier 2010.

Mise en scène du supplice de saint Sébastien avec l’avatar de Dyl dans le Nøødungeon sur Second Life.

© Yann Minh.

11En intégrant le corps dans la relation aux œuvres d’art via des dispositifs d’amplification et de stimulation sensorielle, les nouvelles technologies informatiques en réseau ouvrent de nouveaux espaces émotionnels et sensuels : ceux-ci sont d’autant plus efficaces qu’ils stimulent des couches profondes de notre esprit qui jusque-là n’étaient sollicitées que dans l’expérience dite « réelle », dans un espace physique et matériel. Cela alimente une sorte de « confusion proprioceptive » où, bien que nous sachions de façon consciente que l’expérience est une simulation, notre subconscient la perçoit comme vraie.

12Les avatars constituent un autre élément essentiel de la cybersexualité. L’investissement émotionnel dont ils font l’objet est un phénomène surprenant. Les actions des avatars sont factices, mais elles peuvent être le siège d’émotions similaires à celles d’actions vécues en temps réel → Fig. 7. Outre les « neurones miroirs » qui, selon les neurosciences, expliqueraient ce phénomène, cet investissement émotionnel résulte sans doute du fait que derrière les images se cachent des humains manipulant les avatars et identifiés comme tels. Les réseaux numériques seraient donc le lieu de relations complexes et ambiguës, équivalant dans une certaine mesure à des relations sociales réelles, tout en ajoutant une couche de mystère autour de l’identité des corps impliqués. Simulation et dissimulation vont de pair.

→ Fig. 7. Tétons virtuels, Yann Minh, 19 janvier 2008.

→ Fig. 7. Tétons virtuels, Yann Minh, 19 janvier 2008.

Ajustement de tétons virtuels sur un avatar dans le Nøødonjon de l’auteur, région d’Aogashima dans le monde persistant de Second-Life.

© Yann Minh.

  • 6 Le terme de « dildonique » a été proposé en 1975 par l’hacktiviste informatique Ted Nelson – l’inv (...)

13Parmi les premiers « télédildos6 » contrôlés via Internet, le « Sinulator » n’a pas eu de pérennité : lui succéda une seconde génération de vibromasseurs connectés à Internet en USB et téléopérés par l’intermédiaire d’avatars numériques, au moyen d’un dispositif développé entre 2003 et 2007 par Xcite, fabricant de sexes pour avatars. Ce dernier travaillait en collaboration avec un développeur qui avait auparavant mis au point un télédildo bon marché, conçu à l’origine pour un jeu célèbre et emblématique, nommé « REZ ». Alimenté par un port USB, le « Drmn’ Trance Vibrator » produisait une vibration d’intensité relativement faible, plus proche de la vibration d’un téléphone portable que de la véritable stimulation physique telle que peuvent l’exercer d’autres fameux vibromasseurs disponibles sur le marché, avec leur tête sphérique non invasive pouvant vibrer (à l’heure où l’on parle) jusqu’à 6 000 tours par minute.

14Lorsque le dispositif est activé, non pas de façon automatique, ni par soi-même ni par un bot ou un PNJ, mais par une autre personne connectée via son avatar, l’efficacité érotique des stimulations est décuplée. Le fait de savoir que c’est une personne réelle qui déclenche la stimulation sensorielle derrière l’avatar change radicalement la perception des stimuli, générant un investissement émotionnel puissant et, à bien des égards, plus efficace que la vision d’une dramaturgie littéraire ou cinématographique → Fig. 8.

→ Fig. 8. Athanor, Yann Minh, 1999.

→ Fig. 8. Athanor, Yann Minh, 1999.

Art digital : Dyl attachée au Cerbère, victime du supplice amniotique dans les soutes de la nef interprobable Thanatos (d’après le roman de science-fiction cyberpunk Thanatos. Les Récifs, Yann Minh, Paris, éd. Florent Massot, 1997). Modèle : Odile Macchi.

© Yann Minh.

15Malgré l’aspect sommaire du dispositif en termes d’images et de sons, on peut être surpris d’être ici bien plus près d’une expérience sensuelle réelle que d’une expérience fictive. L’automobile est une bonne analogie qui permet au néophyte d’appréhender les orgasmes cyberesthésiques sans les avoir expérimentés : l’automobile n’a pas supprimé le plaisir de la marche à pied, mais a procuré de nouvelles sensations, notamment celle de conduire à 130 km/h la nuit sur autoroute en écoutant de la musique. De même, le cybersexe ne supprime pas la sensualité sexuelle ordinaire, qu’elle soit solitaire, à deux ou à plusieurs : le sexe cyberesthésique génère des plaisirs sensuels différents de la sexualité traditionnelle.

16La forme de jouissance ainsi obtenue est un « orgasme étendu », une forme d’orgasme sans acmé finale, qui se prolonge durant des heures d’interactions virtuelles : c’est une jouissance bien plus longue qu’à l’ordinaire, faite de modulations extatiques variant au gré des stimulations cognitives et sensorielles que génère le dispositif cyberesthésique. Récemment, Christel Le Coq Bony a développé et commercialisé un dispositif de stimulation sexuelle synchronisé avec la lecture de romans appelé « B.Sensory » : celui-ci permet d’expérimenter facilement ce type d’augmentation extatique7 → Fig. 9.

→ Fig. 9. YDWYDF (You Don’t Write, You Don’t Fuck), Yann Minh, 10 novembre 2008.

→ Fig. 9. YDWYDF (You Don’t Write, You Don’t Fuck), Yann Minh, 10 novembre 2008.

Mise en scène d’avatars dans Second-Life pour illustrer la part littéraire du cybersexe digital.

© Yann Minh.

17À la différence du cinéma ou de la littérature, les mondes virtuels permettent d’être nous-mêmes les acteurs de dramaturgies virtuelles. La relation sexuelle cyberesthésiée apparaît d’un certain point de vue plus étoffée, dans la mesure où elle amène à endosser des rôles et à se « dividualiser ». Elle rend ainsi possible toute une série de jeux de cache-cache avec des entités immatérielles (les avatars numériques) qui puisent leur inspiration iconographique dans un fonds de figures mythiques et légendaires, ici réactivées → Fig. 10.

→ Fig. 10. Xerxes Spider, Yann Minh, 4 mars 2008.

→ Fig. 10. Xerxes Spider, Yann Minh, 4 mars 2008.

Dispositif de jeu de rôle cybersexuel pour avatars dans le Nøødonjon de l’auteur sur Second-Life : avatar pénétré par Xerxès, une araignée créée par Sensual Stoneworks.

© Yann Minh.

18Le fait d’utiliser un avatar numérique très éloigné de notre image biologique n’est pas neutre. Les avatars numériques permettent d’endosser des apparences physiques différentes. Le gender binding est ici une pratique courante : beaucoup d’utilisateurs des mondes persistants vont en effet se créer un avatar féminin s’ils sont biologiquement hommes, ou un avatar masculin s’ils sont biologiquement femmes.

19Précisément, une part de notre quête sensuelle et amoureuse vise à combler l’incomplétude fondamentale de notre naissance soit mâle soit femelle, au travers d’unions biologiques, sociales et culturelles, mais aussi métaphoriques ou imaginaires. La réduction de l’orgasme à un phénomène de décharge physiologique sous-estime bien souvent cette quête de fusion entre le féminin et le masculin, y compris l’espérance d’une complétude androgynique éphémère. La cyberesthésie permettrait ici de repenser l’orgasme comme une expérience partagée, ouvrant de nouvelles possibilités d’association où coopèrent corps réels et entités imaginées → Fig. 11 dans des scénarios qui peuvent même s’affranchir de la différenciation sexuelle biologique.

→ Fig. 11. Nøøscaphe-X, Yann Minh, 1994-2016.

→ Fig. 11. Nøøscaphe-X, Yann Minh, 1994-2016.

Prototype de dispositif immersif haptique à vocation cybersexuelle.

© Yann Minh.

20L’internaute a ainsi la possiblité d’explorer son anima ou animus au travers de relations vécues dans la peau de tout un tas d’entités, féminines, masculines et transgenres. Le répertoire qu’il se constitue lui permet de ressentir une gamme d’émotions et d’intensités qu’il n’aurait pu découvrir autrement, enrichissant sa perception de lui-même et des autres.

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Notes

1 Neuromancien, Paris, La Découverte, 1985 [1re éd. américaine, New York, Ace Books, 1984].

2 Édition de 2010.

3 www.noomuseum.net [dernier accès, janvier 2017].

4 Les utilisations sexuelles à vocation thérapeutique pour soigner l’hystérie féminine au xixe siècle ont été très bien décrites par Rachel P. Maines dans son livre The Technology of Orgasm (Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1998).

5 w3.uqo.ca/cyberpsy/fr/index_fr.htm [dernier accès, janvier 2017].

6 Le terme de « dildonique » a été proposé en 1975 par l’hacktiviste informatique Ted Nelson – l’inventeur du mot « hypertexte », entre autres.

7 www.b-sensory.com/ [dernier accès, janvier 2017].

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Table des illustrations

Titre → Fig. 1. MédiaØØØ-Sculpture, Yann Minh, 1982-2003.
Légende Sculpture allégorique de biohacking et de corps augmenté pour l’installation immersive « Média ØØØ », présentée au Centre Pompidou en 1983.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,9M
Titre → Fig. 2. E-flagellation-Cyberesthésie-Demeure du Chaos, Yann Minh, 27 août 2011.
Légende Performance cybersexuelle du groupe Cyberesthésie : flagellation par téléopération d’un harnais d’électro-stimulateurs et de télédildos connectés en réseau, avec Silvie Mexico, Misha Hess et Pierre Clisson, bunker de la Demeure du Chaos.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 4,0M
Titre → Fig. 3. Nøødungeon’s Gor Animation Override, Yann Minh, 20 janvier 2010.
Légende Charte répertoriant les différentes attitudes de soumission par l’avatar de l’auteur, « YT », et leurs mots-clés déclencheurs pour les avatars de Kajira dans le protocole de Gor sur Second-Life.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 5,1M
Titre → Fig. 4. Le Nøømuseum-Demeure du Chaos, Yann Minh, 28 août 2011.
Légende Cours immersif d’histoire des arts et des sciences dans les galeries virtuelles dédiées à la préhistoire de la cyberculture du Nøømuseum, bunker de la Demeure du Chaos.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 2,8M
Titre → Fig. 5. Cyberesthésie au Cube, Yann Minh, 7 juillet 2011.
Légende Misha Hess lors de la présentation du Nøømuseum et de la performance de cyberesthésie au Cube, Issy-Les-Moulineaux.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 3,8M
Titre → Fig. 6. NøøSanSebastian, Yann Minh, 5 janvier 2010.
Légende Mise en scène du supplice de saint Sébastien avec l’avatar de Dyl dans le Nøødungeon sur Second Life.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 4,6M
Titre → Fig. 7. Tétons virtuels, Yann Minh, 19 janvier 2008.
Légende Ajustement de tétons virtuels sur un avatar dans le Nøødonjon de l’auteur, région d’Aogashima dans le monde persistant de Second-Life.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 3,8M
Titre → Fig. 8. Athanor, Yann Minh, 1999.
Légende Art digital : Dyl attachée au Cerbère, victime du supplice amniotique dans les soutes de la nef interprobable Thanatos (d’après le roman de science-fiction cyberpunk Thanatos. Les Récifs, Yann Minh, Paris, éd. Florent Massot, 1997). Modèle : Odile Macchi.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 3,6M
Titre → Fig. 9. YDWYDF (You Don’t Write, You Don’t Fuck), Yann Minh, 10 novembre 2008.
Légende Mise en scène d’avatars dans Second-Life pour illustrer la part littéraire du cybersexe digital.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 4,5M
Titre → Fig. 10. Xerxes Spider, Yann Minh, 4 mars 2008.
Légende Dispositif de jeu de rôle cybersexuel pour avatars dans le Nøødonjon de l’auteur sur Second-Life : avatar pénétré par Xerxès, une araignée créée par Sensual Stoneworks.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 1,6M
Titre → Fig. 11. Nøøscaphe-X, Yann Minh, 1994-2016.
Légende Prototype de dispositif immersif haptique à vocation cybersexuelle.
Crédits © Yann Minh.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16196/img-11.jpg
Fichier image/jpeg, 2,5M
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Pour citer cet article

Référence papier

Yann Minh, « Jouir dans le cyberespace »Terrain, 67 | 2017, 148-167.

Référence électronique

Yann Minh, « Jouir dans le cyberespace »Terrain [En ligne], 67 | 2017, mis en ligne le 25 août 2017, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/16196 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.16196

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Auteur

Yann Minh

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Droits d’auteur

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