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AccueilNuméros67Sur qui tire le chasseur ?

Sur qui tire le chasseur ?

Jouissances dans les bois [portfolio]
Sergio Dalla Bernardina
p. 168-185

Résumés

Le témoignage de chasse tend à anthropomorphiser la proie. Il décrit souvent le plaisir de la poursuite et de la mise à mort du gibier dans le registre érotique voire orgiastique. L’analyse des sources iconographiques confirme le caractère récurrent des projections associant la femme et la proie, la blessure et le vagin, la ferveur canine et l’acte sexuel. En raison de leur force, de leur convergence et du contexte sensoriel de l’action de chasse, ces représentations dépassent la simple métaphore et deviennent, dans l’espace fictionnel du « jeu cynégétique », des expériences fantasmatiques particulièrement réalistes.

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Texte intégral

« Tu sais... Damiano... c’est vrai qu’il est noble, et les nobles... il avait repéré un solitaire aux Ronces, passé le col de la Jument. Personne n’y va jamais, là derrière. Il a passé son été à l’épier. Il montait au col deux fois par semaine. Le jour de l’ouverture, il était en train de le regarder une dernière fois avant de tirer... il a entendu un coup de fusil et le brocard est tombé raide mort sous ses yeux. C’étaient ceux de l’équipe de Ginesio. Alors il s’est précipité sur la bête, il l’a embrassée, il l’a caressée... il l’a palpée et il s’est mis à pleurer comme une gouttière : “C’était mon chevreuil, c’était le mien”. On aurait dit que c’était sa fiancée. »
Entretien avec Mauro D.P., un chasseur de la région des Dolomites, octobre 1987.

1Il m’est souvent arrivé, en réécoutant des entretiens ou en lisant des récits de chasse, de remarquer que le statut de la proie change en fonction du régime du témoignage. Tant qu’il s’agit de décrire l’espèce de façon statique, à la manière des zoologistes, l’animal reste un animal. Dès qu’on le met en narration pour évoquer une rencontre, l’animal endosse une « intériorité » comparable à la nôtre. Autrement dit, l’animal change de nature en fonction du régime discursif. Au sein de cet espace fictionnel, les statuts des protagonistes perdent leur univocité. Cela vaut non seulement pour la proie, mais aussi pour le chasseur, qui s’imagine volontiers dans la peau d’un prédateur – voire, parfois, d’une proie, comme en témoigne le succès iconographique de la figure d’Actéon, chasseur mythique transformé en cerf et dévoré par ses propres chiens → Fig. 1. Cela concerne enfin le chien, qui remplit le rôle d’un médiateur symbolique entre l’homme et la bête sauvage.

→ Fig. 1. Diane et Actéon, Blondel Merry Joseph, 1820.

→ Fig. 1. Diane et Actéon, Blondel Merry Joseph, 1820.

Après avoir surpris Artémis dans sa nudité, Actéon, chasseur paradigmatique, est transformé en gibier.

Photo © RMN-Grand Palais (château de Fontainebleau) / Jean-Pierre Lagiewski.

2Ce qui donne à la fiction cynégétique sa vraisemblance toute particulière est le décor « grandeur nature » et le fait que la victime, à la fin de la représentation, meurt pour de vrai. La rupture avec la vie ordinaire est renforcée par l’adoption d’un costume – un vêtement inhabituel pour pénétrer dans un autre monde, géré par d’autres règles – et, bien plus encore, par l’effort physique, le contact direct avec les éléments naturels, les fragrances du bois, le sentiment de solitude ou d’égarement, l’épuisement, et tant d’autres sollicitations d’ordre synesthésique.

  • 1 Cf., à ce propos, Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 1999.
  • 2 Cf., Claude d’Anthenaise & Laurent Staksik, Le Crime d’Actéon, Paris, Gallimard, 2007.

3À cette composante sensorielle s’ajoute le « travail » des conventions. La littérature et les représentations iconographiques de chasse – c’est une donnée flagrante – sont autoréférentielles, traditionnalistes. Elles procèdent davantage par l’énumération de topoi que par la description d’événements singuliers – ou bien elles renvoient, derrière l’anecdote ponctuelle, au « modèle mythique » : le chien qu’on n’a pas cru mais qui avait raison, l’aristocrate et le paysan qui, unis par la même passion, deviennent des amis inséparables, la proie qui semble s’offrir spontanément au chasseur qui la mérite, etc. Ce dernier topos s’accompagne souvent d’un autre motif assez courant : celui de la femme-proie. Dans la tradition occidentale, la « permutabilité » de la femme et du gibier est presqu’une évidence – qu’on pense à l’histoire d’Iphigénie métamorphosée en biche chez Euripide ou à la femme transformée en renard chez le romancier David Garnett, en passant par l’histoire de Blanche Neige, dont le cœur, ramené par le chasseur à la reine Grimhilde, est en fait celui d’une biche. Cette association de la femme et de la proie atteint une forme très aboutie dans une série de quatre planches de Sandro Botticelli, Nastagio degli Onesti, tableaux inspirés du récit de Jean Boccace (cinquième journée du Décaméron). La scène se déroule dans la pinède de Ravenne, un paysage stylisé, sorte de wilderness médiévale. Une femme nue y est poursuivie par un chevalier qui la rejoint, la transperce, ouvre son corps et donne ses entrailles aux chiens1 → Fig. 2-3. Entouré d’une constellation d’autres lieux communs, le cliché de la femme-proie parcourt la langue, les proverbes, les anecdotes, les blagues licencieuses. Il témoigne de l’ambivalence de l’acte cynégétique, cruel et sensuel à la fois : le regard concupiscent d’Actéon sur la nudité d’Artémis2, ou encore la possession sadico-amoureuse, chez Boccace, d’une femme-gibier pénétrée et explorée jusque dans ses recoins les plus intimes, en sont deux fameux exemples.

→ Fig. 2-3. « La vision de Nastagio de la poursuite fantomatique dans la forêt », Nastagio degli Onesti, primo episodio, Sandro Botticelli, 1483.

→ Fig. 2-3. « La vision de Nastagio de la poursuite fantomatique dans la forêt », Nastagio degli Onesti, primo episodio, Sandro Botticelli, 1483.

La femme-proie chez Sandro Botticelli : deux planches illustrant l’histoire de Jean Boccace.

Source : Prado, Madrid (Espagne) / Bridgeman Images.

4Ce penchant pour le stéréotype aide à réaliser l’expérience du chasseur : il délimite un champ, fixe les règles du jeu et permet, par l’assemblage de figures mille fois testées, de construire et déconstruire l’humanité de l’animal ou l’animalité de l’homme. Il facilite l’instauration d’un régime qui a quelque chose d’onirique, de vrai et de faux à la fois, doté de son propre langage, de sa cohérence, de son ethos. Aujourd’hui, la topique de la « chasse/gestion » remplace celle de la « chasse/passion ». Ce dispositif fictionnel fondé sur la tradition (sur le principe du « on a toujours fait comme ça ») et sur la rhétorique des instincts a donc peut-être du plomb dans l’aile. Mais à l’heure actuelle, dans les témoignages du chasseur contemporain, le jeu projectif est encore à l’œuvre et la frontière entre l’humain et le non-humain semble garder sa perméabilité.

*

5C’est en étudiant un corpus de poèmes du xixe siècle et la littérature du xxe siècle que j’ai constaté le caractère réitéré, pour ne pas dire constant, de l’anthropomorphisation et de la féminisation de la proie dans le système de représentations du chasseur. Pour constituer leur trame, les auteurs de ces textes d’amateurs (à la fois propriétaires terriens, chasseurs et poètes dilettantes) semblent presque obligés d’attribuer aux animaux la morphologie et les dispositions psychologiques d’un être humain. Ils peuvent avoir recours à la métaphore militaire (le duel, la proie décrite comme un antagoniste défié, battu et mis en pièces). Mais, plus fréquemment encore, ils utilisent la métaphore amoureuse. La chasse devient une quête sentimentale et la proie un être féminin hautement désirable :

  • 3 Girolamo Colle, La caccia di un giorno in val Gresalia, Venezia, Giuseppe Picotti edit., 1821, cit (...)

« C’était une lièvre à qui la nature / Avait donné du talent et de l’ingéniosité / Ses membres étaient mignons, son dos et sa poitrine / Assez différents de ceux des autres lièvres / Étaient couverts d’une couleur pourpre foncée / Ses oreilles étaient longues, ses yeux étincelants / Elle détendait ses jambes minces et élancées3. »

6Mais au fil du récit, la lepre, cette charmante créature aux « jambes minces et élancées », finit par retrouver sa vraie nature, celle d’une mercenaire qui, par ses talents de séductrice, alimente la frénésie des chiens et l’excitation de leurs propriétaires. Le rapprochement entre le « transport » du chasseur et la passion amoureuse est une comparaison tellement habituelle que nous oublions de l’interroger, comme s’il s’agissait d’une simple convention, d’une commodité littéraire. Celle-ci revient, pour autant, avec une fréquence symptomatique dans les projections du chasseur. En voici un exemple plus récent :

  • 4 Pierre Moinot, La chasse royale, Paris, Gallimard, 1953, cité dans Elian-Judas Finbert, La chasse (...)

« Philippe sentait son cœur battre jusque dans ses poignets. C’était la plus belle bête qu’il eût jamais vue. Il la contemplait avidement. Elle avait fui pendant des années et des années, sans que personne n’eût jamais pu la saisir, et maintenant elle était là, à une trentaine de mètres de lui, livrant sa vie et sa beauté et jusqu’à cette petite écorchure blanche qui dérangeait le poil lisse de son ventre. Elle mangeait paisiblement, sans deviner le regard qui la dépouillait. Elle était prise4. »

7La « belle bête », dans ce cas, est un mâle. L’usage du féminin est vraisemblablement involontaire, mais très opportun : il aurait été malséant que le regard concupiscent du chasseur « dépouille », non pas une « belle bête », mais un « vieux brocard » ou, pire encore, un « jeune chevrillard ». Cette humanisation de l’animal érigé en objet de désir reste normalement sous-entendue, alors que chez Balzac – même s’il n’est pas question, à proprement parler, de chasse –, elle prend une forme explicite → Fig. 4 :

  • 5 Honoré de Balzac, Une passion dans le désert, Paris, éditions de la Bibliothèque mondiale, 1958, p (...)

« L’aigle disparut dans les airs pendant que le soldat admirait la croupe rebondie de la panthère. Mais il y avait tant de grâce et de jeunesse dans ses contours ! C’était joli comme une femme. La blonde fourrure de la robe se mariait par des teintes fines aux tons du blanc mat qui distinguait les cuisses. La lumière profusément jetée par le soleil faisait briller cet or vivant, ces taches brunes, de manière à leur donner d’indéfinissables attraits. Le Provençal et la panthère se regardèrent l’un et l’autre d’un air intelligent, la coquette tressaillit quand elle sentit les ongles de son ami lui gratter le crâne, ses yeux brillèrent comme deux éclairs, puis elle les ferma fortement. – Elle a une âme... dit-il en étudiant la tranquillité de cette reine des sables, dorée comme eux, blanche comme eux, solitaire et brûlante comme eux […]5. »

→ Fig. 4. « Œdipe 25 », collage de couverture d’Une semaine de bonté ou les sept éléments capitaux, roman-collage de Max Ernst, 1933.

→ Fig. 4. « Œdipe 25 », collage de couverture d’Une semaine de bonté ou les sept éléments capitaux, roman-collage de Max Ernst, 1933.

Le fantasme associant l’acte sexuel à une forme de prédation – et donc à une chasse – est bien représenté par cette gravure.

© ADAGP, Paris, 2017. Photo © Peter Ertl, Albertina, Vienna.

8Et lorsque l’équivalence de la femme et de la proie est niée, elle peut se transformer en dénégation, comme si la tentation était toujours aux aguets. Tout récemment, un jeune chasseur allemand m’a livré le témoignage suivant : « Quand je suivais les cours théoriques pour me préparer au permis de chasse, il nous arrivait de discuter avec nos enseignants de certains termes dont l’utilisation est interdite par la Waidmannssprache [langage cynégétique allemand]. Ainsi, ils nous mettaient en garde quand [l’]un de nous décrivait un cerf ou un brocard comme beau ou une hase comme jolie. Ils nous conseillaient toujours d’employer plutôt des termes descriptifs tels que “fort” ou “imposant”, en disant que “la beauté appartient seulement aux femmes !”. »

9La féminisation fantasmatique de l’animal est tout aussi flagrante dans la représentation de la proie inanimée. Il suffit de regarder avec une pointe de malice les natures mortes des peintres animaliers spécialisés dans le domaine de la chasse (Alexandre-François Desportes, par exemple, ou encore Jean-Baptiste Oudry, Jan Weenix) pour constater à quel point la manière de présenter le corps de la proie dans une posture languide, sensuelle, renvoie à la nudité et à l’abandon du corps humain. On pourrait s’interroger, en ce sens, sur le choix de montrer la victime (lièvre, chevreuil, lapin) les pattes écartées, dans une attitude qui, en d’autres contextes, serait qualifiée de lascive. Il ne s’agit pas des fantaisies d’un artiste excentrique. Une même exhibition du creux inguinal de la proie apparaît chez Jean Siméon Chardin ou encore Adriaen de Gryef. Dans certains tableaux (chez Desportes par exemple), le regard du chien indique clairement que c’est bien vers cet endroit que le spectateur doit orienter sa vision → Fig. 5.

→ Fig. 5. Still Life of Dead Game with Hounds, Alexandre-François Desportes, 1730.

→ Fig. 5. Still Life of Dead Game with Hounds, Alexandre-François Desportes, 1730.

Nudité anthropomorphe du gibier.

10Source : collection privée / Bridgeman Images.

11Comment ne pas voir dans les blessures impudiquement offertes au regard la référence à d’autres ouvertures ? Et dans le rapprochement du corps allongé, de la blessure et du fusil, des proximités d’une autre nature ? Cette convention est tellement établie qu’elle conditionne encore aujourd’hui la manière de disposer le gibier dans les prises d’images des chasseurs. Lors d’une enquête menée dans la région de Trento, j’avais été intrigué par le caractère très orienté « nature morte » de la photographie d’un tableau de chasse qu’un passionné local m’avait montrée : la bête mollement étendue gisait à côté du fusil, dont la ligne rigide contrastait avec l’abandon de la proie. Cette image correspondait singulièrement à un tableau de Chardin (le Lièvre à la gibecière) que j’avais pu admirer quelques jours auparavant au musée de la Chasse à Paris.

*

12L’autre frontière abolie par ce retour orchestré à l’« aube de l’humanité » est celle des catégories du plaisir – le sexuel, le « prédatoire » et le « phagique » cohabitant dans une sorte d’indistinction primitive. La littérature du xxe siècle porte loin la conscience du caractère synesthésique et orgiastique de l’expérience du chasseur. Patrick Grainville nous en offre un exemple qui suffit à illustrer, comme une sorte de catalogue, les modalités et la profondeur de la « crise de la présence » – pour reprendre la formule d’Ernesto De Martino –­ qui saisit le chasseur lorsque s’estompent les confins de son Moi et qu’il devient à la fois homme, proie et paysage → Fig. 6 :

  • 6 Patrick Grainville, L’orgie, la neige, Paris, Le Seuil, 1990, p. 195-196.

« Cette bataille élémentaire m’insuffle un commencement de griserie où je reconnais mes plus anciennes fidélités. Un frémissement de joie... j’ai mal. Ma peau s’écharde sous la tenaille de l’air. [...] S’immiscent dans mes narines d’ineffables parfums d’iode, de rocaille poisseuse. Me dilate un puissant chahut de saumure vivifiante. Ma statue morte aux sens bouchés l’un après l’autre tressaille. [...] Je suis un, multiple, ouvert et fermé, échangeant par tous mes pores, mes orifices, mes artères, mes tentacules, mes mille bras de pieuvre, la circulation des sèves océaniques, des argiles et des oiseaux. Soudain j’épaule, tire, tue un malard. En saisissant le gibier je dérape sur un parterre de goémons et me retrouve couché contre le bréchet de l’oiseau. Je suis moi-même cet animal mourant, pulvérisé par la violence d’aimer6. »

→ Fig. 6. Terra, Giuseppe Arcimboldo, vers 1570.

→ Fig. 6. Terra, Giuseppe Arcimboldo, vers 1570.

L’état psychique du chasseur est souvent décrit comme le fruit d’une dissolution des frontières ontologiques : métamorphosé par sa passion, l’homo necans devient à la fois prédateur et proie, tout en faisant partie intégrante de l’environnement.

Source : collection privée, Vienne (Autriche) / Bridgeman Images.

13La jouissance peut devenir d’ordre « panique », sorte d’excitation collective emportant dans un même mouvement chasseurs, chiens et gibier. Tous les sens y sont convoqués :

  • 7 Antonio Zanussi, Descrizioni di caccia in ottava rima, Belluno, Tip. dell’Alpigiano, 1887, cité da (...)

« Et finalement arriva le moment souhaité / L’heure la meilleure réservée au chasseur [...]. / Les canards prirent leur envol devant nous / Avec un fracas à intimider le cœur / Nous déchargeâmes les deux canons du fusil / Et, cinq canards, bien frappés, tombèrent au sol. / J’aurais du mal à décrire la confusion / Le vacarme, l’ardeur, notre brio / La clameur des chiens, la submersion dans la boue / Ou dans le ruisseau, pour mordre les proies en convulsion. / Je t’assure mon lecteur courtois / Qu’un spectacle tel que cet enchantement / Est pour moi meilleur / Que n’importe quelle danse ou chant7. »  Fig. 7

→ Fig. 7. Cerf aux abois, Alexandre-François Desportes, 1729.

→ Fig. 7. Cerf aux abois, Alexandre-François Desportes, 1729.

Dans le récit cynégétique, le chien remplit le rôle d’intermédiaire symbolique, alter ego de l’homme dans ses commerces avec le monde animal.

Photo © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Gérard Blot.

14On pourrait aller encore plus loin et évoquer un témoignage recueilli en Italie, dans la région de Vérone, prétendant que le paroxysme de la mise à mort, chez les chasseurs les plus émotifs, s’accompagne parfois d’un orgasme réel.

15C’est enfin une jouissance rabelaisienne, d’ordre gustatif : l’un de ces poèmes stéréotypés se conclut sur un banquet dans l’auberge du lac où les chasseurs, comme des ogres cannibales, dégustent ces mêmes « rivaux », ces mêmes « infelici e teneri pulcin » (poussins tendres et malheureux), ces mêmes lièvres « snelle e timidette » (effilé(e)s et très timides) qu’ils avaient anthropomorphisés dans les scènes précédentes, désormais dûment plumés, et dont la nudité, exaltée par la matière huileuse qui les recouvre, brille longuement sur la broche avant de s’offrir, dans les assiettes, à la dévoration finale → Fig. 8.

→ Fig. 8. Nature morte avec chienne et ses petits, cuisinier et cuisinière, Frans Snyders, xviie siècle.

→ Fig. 8. Nature morte avec chienne et ses petits, cuisinier et cuisinière, Frans Snyders, xviie siècle.

L’intériorité mise à nu. La dévoration de la proie renvoie par analogie à d'autres formes de consommation.

Source : Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Gemäldegalerie Alte Meister / Bridgeman Images.

  • 8 Cf., à ce sujet, Sergio Dalla Bernardina, L’utopie de la nature. Chasseur, écologistes, touristes, (...)

16Un dernier topos de l’imaginaire cynégétique associant la chasse et l’acte sexuel est celui de la nostalgie, dans un contexte où l’attendrissement méditatif, la reconnaissance, la contemplation du corps allongé font suite à la décharge émotionnelle. Je pourrais citer les témoignages d’Ernest Hemingway ou, parmi les auteurs français, de Jean Proal8. Tenons-nous en, ici, à une dernière contribution de Patrick Grainville :

  • 9 Patrick Grainville, op. cit., p. 268.

« Je regardais avec stupeur l’onde pourpre dégorgée lentement du garrot et le petit œil luisant, gelé dans son écrin velu. La source inépuisable dévalait sur le pelage, l’imbibait, le transformait en grosses écailles, visqueuses et cramoisies. Le petit œil plissé entrouvrait au-dessus de ma joue l’encoche timide de la mort. Une mélancolie me poignait peu à peu, le regret incurable de la laie, un remords d’amour9. »  Fig. 9-10

→ Fig. 9. L’assistance du chasseur, Anne Golaz, exposition Enquête photographique fribourgeoise, « Chasses », 2010.

→ Fig. 9. L’assistance du chasseur, Anne Golaz, exposition Enquête photographique fribourgeoise, « Chasses », 2010.

La prise de possession du corps de l’animal se prolonge jusqu’à l’inspection de ses parties les plus intimes. Vu de l’intérieur, l’animal est encore plus anthropomorphe.

© Anne Golaz.

→ Fig. 10. La mort du cerf, Anne Golaz, exposition Enquête photographique fribourgeoise, « Chasses », 2010.

→ Fig. 10. La mort du cerf, Anne Golaz, exposition Enquête photographique fribourgeoise, « Chasses », 2010.

La métaphore amoureuse : chasseur montrant son affection pour la bête qu’il vient de tuer.

© Anne Golaz.

17Tous ces témoignages nous le rappellent, l’expérience cynégétique dépasse le cadre du spectacle sportif : l’investissement corporel qu’elle implique, la tension qui accompagne la poursuite et la conquête d’un objet du désir – lequel, loin d’être virtuel, est une créature en chair et en os –, la nudité de cette proie, le caractère tactile des opérations manuelles entourant son nettoyage, son transport, son dépeçage, sa naturalisation, tous ces éléments présentent des analogies avec la dynamique sexuelle, sa courbe, sa résolution. Et ceci, jusque dans les gestes plus ou moins ritualisés qui achèvent la consommation de l’acte cynégétique.

  • 10 Sur l’idée que le charme du gibier mort, même chez les non-chasseurs, réside dans sa « presqu’huma (...)

18La chasse telle qu’elle se donne à voir dans les récits et dans les témoignages iconographiques de la tradition occidentale, opère manifestement un jeu sur les statuts ontologiques. L’incertitude, le chevauchement des catégories ne sont pas des bavures, des lapsus ; ce sont les éléments constitutifs d’un horizon fictionnel où le réel et l’imaginaire semblent converger l’espace d’un instant. Élevé au sein d’une vision du monde « naturaliste », le chasseur sait bien que le sanglier n’est pas son rival, qu’une biche n’est pas une femme, que les lièvres n’ont pas de jambes mais des pattes. Il sait bien qu’il n’est pas un homme préhistorique, ni le mâle dominant d’une meute de loups, ni une caille en chaleur. Sur le plan cognitif, les frontières sont claires. Mais la « machine cynégétique », cet hybride rhétorico-sensoriel, lui permet d’accéder, par le jeu des métamorphoses, au plaisirs interdit et « cannibale » de poursuivre, posséder, anéantir, incorporer une proie anthropomorphe, à savoir un « presqu’humain10 ».

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Notes

1 Cf., à ce propos, Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 1999.

2 Cf., Claude d’Anthenaise & Laurent Staksik, Le Crime d’Actéon, Paris, Gallimard, 2007.

3 Girolamo Colle, La caccia di un giorno in val Gresalia, Venezia, Giuseppe Picotti edit., 1821, cité dans Sergio Dalla Bernardina, Il miraggio animale. Per un’antropologia della caccia nella società contemporanea, Roma, Bulzoni, 1987, p. 31 ; nous traduisons. Le mot lepre, « lièvre », est féminin en italien.

4 Pierre Moinot, La chasse royale, Paris, Gallimard, 1953, cité dans Elian-Judas Finbert, La chasse française, Paris, Fayard, 1960, p. 284.

5 Honoré de Balzac, Une passion dans le désert, Paris, éditions de la Bibliothèque mondiale, 1958, p. 36.

6 Patrick Grainville, L’orgie, la neige, Paris, Le Seuil, 1990, p. 195-196.

7 Antonio Zanussi, Descrizioni di caccia in ottava rima, Belluno, Tip. dell’Alpigiano, 1887, cité dans Sergio Dalla Bernardina, Il Miraggio animale, op. cit., p. 45 ; nous traduisons.

8 Cf., à ce sujet, Sergio Dalla Bernardina, L’utopie de la nature. Chasseur, écologistes, touristes, Paris, Imago, 1996, p. 117 sqq.

9 Patrick Grainville, op. cit., p. 268.

10 Sur l’idée que le charme du gibier mort, même chez les non-chasseurs, réside dans sa « presqu’humanité », voir Sergio Dalla Bernardina, « Hymnes à la vie ? Sur l’engouement récent pour les bêtes naturalisées », in Terrain no 60, mars 2013, « L’imaginaire écologique », p. 56-73 ; disponible en ligne : terrain.revues.org/15076, dernier accès janvier 2017.

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Table des illustrations

Titre → Fig. 1. Diane et Actéon, Blondel Merry Joseph, 1820.
Légende Après avoir surpris Artémis dans sa nudité, Actéon, chasseur paradigmatique, est transformé en gibier.
Crédits Photo © RMN-Grand Palais (château de Fontainebleau) / Jean-Pierre Lagiewski.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16152/img-1.jpg
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Titre → Fig. 2-3. « La vision de Nastagio de la poursuite fantomatique dans la forêt », Nastagio degli Onesti, primo episodio, Sandro Botticelli, 1483.
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Légende La femme-proie chez Sandro Botticelli : deux planches illustrant l’histoire de Jean Boccace.
Crédits Source : Prado, Madrid (Espagne) / Bridgeman Images.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16152/img-3.jpg
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Titre → Fig. 4. « Œdipe 25 », collage de couverture d’Une semaine de bonté ou les sept éléments capitaux, roman-collage de Max Ernst, 1933.
Légende Le fantasme associant l’acte sexuel à une forme de prédation – et donc à une chasse – est bien représenté par cette gravure.
Crédits © ADAGP, Paris, 2017. Photo © Peter Ertl, Albertina, Vienna.
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Titre → Fig. 5. Still Life of Dead Game with Hounds, Alexandre-François Desportes, 1730.
Légende Nudité anthropomorphe du gibier.
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Titre → Fig. 6. Terra, Giuseppe Arcimboldo, vers 1570.
Légende L’état psychique du chasseur est souvent décrit comme le fruit d’une dissolution des frontières ontologiques : métamorphosé par sa passion, l’homo necans devient à la fois prédateur et proie, tout en faisant partie intégrante de l’environnement.
Crédits Source : collection privée, Vienne (Autriche) / Bridgeman Images.
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Titre → Fig. 7. Cerf aux abois, Alexandre-François Desportes, 1729.
Légende Dans le récit cynégétique, le chien remplit le rôle d’intermédiaire symbolique, alter ego de l’homme dans ses commerces avec le monde animal.
Crédits Photo © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Gérard Blot.
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Titre → Fig. 8. Nature morte avec chienne et ses petits, cuisinier et cuisinière, Frans Snyders, xviie siècle.
Légende L’intériorité mise à nu. La dévoration de la proie renvoie par analogie à d'autres formes de consommation.
Crédits Source : Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Gemäldegalerie Alte Meister / Bridgeman Images.
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Titre → Fig. 9. L’assistance du chasseur, Anne Golaz, exposition Enquête photographique fribourgeoise, « Chasses », 2010.
Légende La prise de possession du corps de l’animal se prolonge jusqu’à l’inspection de ses parties les plus intimes. Vu de l’intérieur, l’animal est encore plus anthropomorphe.
Crédits © Anne Golaz.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16152/img-9.jpg
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Titre → Fig. 10. La mort du cerf, Anne Golaz, exposition Enquête photographique fribourgeoise, « Chasses », 2010.
Légende La métaphore amoureuse : chasseur montrant son affection pour la bête qu’il vient de tuer.
Crédits © Anne Golaz.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/16152/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 2,9M
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Pour citer cet article

Référence papier

Sergio Dalla Bernardina, « Sur qui tire le chasseur ? »Terrain, 67 | 2017, 168-185.

Référence électronique

Sergio Dalla Bernardina, « Sur qui tire le chasseur ? »Terrain [En ligne], 67 | 2017, mis en ligne le 25 août 2017, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/16152 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.16152

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Auteur

Sergio Dalla Bernardina

Université de Bretagne occidentale, Centre Edgar-Morin (IIAC / EHESS / CNRS)

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