© Geremia Cometti & Jean-Baptiste Eczet.
1Plusieurs milliers de personnes avaient fui leur pays d’origine pour se rendre en Angleterre et certains se trouvaient à habiter à sa porte. Coincé entre une ville, une plage et une lande, on appelait cet endroit du nord de la France « la Jungle de Calais ». Il y avait là des Soudanais venus du Darfour où s’étaient produits des génocides, des Syriens s’échappant de la guerre, mais aussi des Érythréens, des Éthiopiens, des Irakiens, des Afghans, des Koweïtis, et d’autres encore. Dans le débat public qu’ils suscitaient en France, on les appelait souvent « migrants ».
- 1 Le Pôle d’exploration des ressources urbaines (PEROU) a financé l’enquête de terrain à l’origine d (...)
2Réaliser des portraits de ces migrants nous semblait un moyen heuristique puissant pour saisir leur situation1. Soit l’on focalisait sur l’absence de leur vie d’avant, et l’on pouvait alors tenter de capter par la photographie d’un visage un peu de ce qu’ils étaient. Soit l’on focalisait sur leur vie dans la Jungle, et des portraits en contexte auraient illustré leur manière d’être durant ce passage calaisien. Le portrait photographique s’imposait ainsi comme un moyen efficace de les représenter plastiquement afin de mieux les connaître. Le recours à un portrait narratif (qu’on peut aussi appeler « histoire de vie ») nous semblait également approprié pour reconstituer un peu de ce dont ils étaient privés ici, à savoir la vie déjà vécue qui contribue à la définition de chacun. En effet, si chaque migrant avait évidemment en mémoire sa propre vie nouvellement quittée, force était de constater qu’ils étaient là presque complètement coupés de leurs réseaux d’interconnaissances d’avant la migration, de leur famille, de leur statut social, de leur emploi, de leurs propriétés, de leurs dispositifs sociotechniques propres, de leur compétences sociales dans un environnement culturel donné, etc. Leur présent était donc fait de résilience et d’adaptations incessantes. Raconter une vie devait permettre de prendre connaissance de ce qui n’était plus. L’histoire de vie aurait fait de ces gens « sans » (sans papiers, sans domicile, sans bien, etc.), des gens « avec » (une identité, un vécu, etc.).
3Les journalistes aiment cet exercice (comme Laure Adler de France Inter), et nombre de photographes adoptent cette démarche dans une visée humaniste et respectueuse. Parfois, des anthropologues y ont aussi recours.
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4C’est pourtant un malaise autour de ce type de portrait qui a initié notre proposition. Nous explorons donc ce qu’est le portrait, et notamment le portrait photographique, dans la production de connaissance en anthropologie. Nous explorons aussi la possibilité de ne pas séparer épistémologiquement la pratique textuelle de la pratique visuelle (c’est-à-dire la description écrite et la description photographique), car elles ont au moins en commun d’être deux manières de produire des représentations. Nous ne postulons pas d’équivalence entre ces deux médiums de production de connaissances (chacun fait appel à des inférences singulières en raison de ses possibilités formelles), mais nous souhaitons pouvoir leur appliquer la même exigence quant aux conditions de descriptions ethnographiques. Les photographies ne sont souvent cantonnées qu’à un rôle illustratif à côté d’un texte qui se veut, quant à lui, véritablement informatif. Peut-être est-ce dans l’entremêlement des deux médiums qu’on peut produire un seul et même registre descriptif ?
5C’est pourquoi, pour compléter cette introduction, nous préférons apporter le mode d’emploi de ce qui suit : nous « mélangeons » la réflexion critique et la tentative tout à fait embryonnaire d’une formulation de ce que pourrait être le portrait en anthropologie, sans distinguer trop fortement le médium visuel du médium écrit. Les photographies que nous présentons ne sont pas l’illustration pure et simple du texte. Elles ne nécessitent donc pas de légendes textuelles, pas plus que le texte ne nécessite de légendes photographiques. Aucun n’est subordonné à l’autre.
6Ces photographies ne sont pas non plus les propositions « positives » distinctes de nos commentaires qui seraient leur pendant « négatif ». Elles font partie de la réflexion critique, exhibant à la fois les tentatives et les limites. Certaines sont des propositions, au sens littéral du terme, c’est-à-dire des questions qu’il reste à accepter ou à refuser. D’autres sont même des portraits tout à fait classiques qui, nous le verrons peu à peu, sont anthropologiquement ratés, malgré des qualités esthétiques qui pourraient nous pousser à les apprécier, comme la photographie suivante.
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7La photographie est un « acte prédateur », écrivait Sontag (1977). Peu importe qu’on envisage cette prédation sous l’angle sorcellaire ou administratif, le risque de captation de l’identité est inhérent à la pratique photographique. Or cette captation d’identité peut poser problème à des personnes illégalement de passage sur le territoire français, comme les migrants de la Jungle de Calais. Leur identification risquerait de mettre un coup d’arrêt à leur projet, car elle les contraindrait à ne pouvoir demander l’accueil officiel que dans ce pays et non plus dans l’Angleterre espérée (selon les accords dits « de Dublin », qui imposent à un migrant de demander l’accueil au premier pays de l’espace Schengen dans lequel il est identifié).
8Dans la Jungle, le visage était donc une image délicate à manipuler. Toutefois, un visage évolue dans le temps, change selon les contextes et les points de vue. Il ne peut à lui seul garantir l’identification. L’indétermination et la polysémie qu’il permet le rendent peu fiable pour un recensement par les forces de l’ordre. Alors même qu’il est rempli de sens pour qui le regarde, il est peu objectivable. Il était donc possible de photographier ces gens, et les images ici publiées ont toutes été réalisées avec l’accord des personnes.
9L’ambiance générale se dégrada à partir de la destruction de la zone Sud fin février 2016. La Jungle était de moins en moins tolérée par les pouvoirs publics, par certains élus et par une partie des citoyens français. De même, la présence des journalistes, produisant des images choisies et peu flatteuses de ce qui se passait dans la Jungle (violence et insalubrité), se faisait plus difficile, mettant ainsi en péril le travail des photographes en général. Réaliser un portrait contenant un visage devenait peu à peu une tâche insurmontable.
10Mais il existe une autre image bien plus sensible, une image qu’un migrant refusera à accorder sans y être vraiment obligé. Une image qu’il faut garder secrète. Elle a une portée légale bien plus grande dans l’identification et elle devient à ce titre la représentation de soi la plus personnelle : les empreintes digitales. Seule la contrainte induite par une arrestation fait plier un migrant pour qu’on lui tire le portrait éternel de ses doigts. Entre migrants, il n’est pas rare de distinguer ceux qui ont « donné leurs empreintes » de ceux qui les ont encore gardées cachées, car la stratégie migratoire en est affectée. Le portrait est avant tout un problème pratique.
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11Si l’on envisage le portrait de manière textuelle, on peut considérer qu’une histoire (ou un récit) de vie peut représenter une personne. Au prix d’un iconoclasme de convenance, nous contournons les contraintes légales des images en n’incluant plus de visage. Changeons même les noms (un autre moyen d’identification), et l’histoire de cet homme-là est protégée, tout en devenant un cas exemplaire de la condition migrante, la déclinaison singulière mais anonyme d’une condition partagée. Le chercheur a donné la parole, il a montré la vie de son interlocuteur sans en compromettre la stratégie.
12Mais le risque encouru dans la constitution de ces histoires de vie est celui d’une impression de cohérence construite rétrospectivement. L’« illusion biographique » (Bourdieu 1986), que produit le discours expliquant une situation par des causes, est inhérente à l’exercice de l’histoire de vie, surtout s’il est narration sur soi comme dans l’autobiographie. Évidemment, cette critique du discours de l’histoire de vie est abusive quand elle s’applique à tout discours sur soi, comme le montre Nathalie Heinich (2010), car elle repose sur un soupçon généralisé et oppose faits et discours sur des faits, dans la grande tradition constructiviste. Mais cette critique tient néanmoins pour certaines situations, lorsqu’on se trouve dans une position où il faut justifier la situation contemporaine pour orienter fortement son futur, comme un migrant qui doit rendre compte de sa présence illégale sur un territoire.
13Qu’une histoire de vie soit subjective, partielle et partiale est une chose inévitable. Elle est toujours orientée par des choix, des emphases et par une tonalité. Mais le contexte de justification permanente, qui est la condition inévitable d’un migrant illégal, ajoute des problèmes délicats de véracité et de sincérité (Le Courant 2013 : 191-193). Cela pose en conséquence des problèmes de représentation de ces vérités et de ces sincérités malmenées.
14Symétriquement, la maire de Calais, Natasha Bouchard, n’hésite pas, dans l’édito du magazine municipal de Calais (le Calais mag de janvier 2016), à rappeler à la mémoire des Calaisiens que leur ville s’est déjà relevée de catastrophes. En témoignent les célèbres Bourgeois de Calais d’Auguste Rodin déposés devant l’hôtel de ville, bourgeois qui se sont rendus aux Anglais il y a près de 700 ans pour lever le siège de la ville et sauver ses habitants. Dans cette histoire mobilisée en contexte politique par la maire (il fallait encourager certains Calaisiens à supporter la Jungle et ses migrants), il ne reste que l’abnégation et la résilience de ces « bourgeois héroïques », quitte à en oublier les moins grandes vertus de certains de ces bourgeois qui font toujours s’interroger les historiens. Les Bourgeois de Calais sont-ils vraiment ce qu’il en est dit ? Les migrants de la Jungle de Calais sont-ils vraiment ce qu’ils en disent ?
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15Justifier leur situation par un récit est une nécessité pour les migrants qui demandent l’asile. En effet, ils auront à le faire de manière impérieuse lors de l’entretien face à un officier de protection de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, ou face au président de l’audience de la Cour nationale du droit d’asile.
16En revanche, des différences significatives existent entre ce discours et l’histoire de vie. Face à des agents d’État, il est dit que le migrant doit fournir des « preuves » de la situation qu’il a fuie et qui justifieraient son asile. En fait de preuves qu’un migrant ne peut apporter (il n’a le plus souvent aucune manière d’objectiver par des preuves tangibles sa présence lors d’événements, et sa souffrance et son ressenti ne sont pas recherchés, ni pris en compte), il doit fournir un discours suffisamment précis qui corrobore les informations que possède l’agent, lui-même dépendant des informations récoltées par les ambassades et autres institutions internationales (des informations parfois très parcellaires, comme pour ce qui concerne le Darfour). Il doit donc fournir un témoignage conforme à des preuves déjà recensées, et c’est ce témoignage qui devient, récursivement, la preuve qu’il fut témoin. Le discours proposant une histoire de vie et celui qui est adressé aux représentants de l’État lors d’une demande d’asile ne sont donc pas équivalents, bien que la justification soit un enjeu central dans les deux cas.
17Dans le cas, par exemple, d’entretiens avec un chercheur en sciences sociales (et avec certains journalistes), le discours n’est pas tenu de correspondre à un savoir que possèderait déjà le chercheur et qu’il s’agirait de confirmer, comme dans la demande d’asile. L’anthropologue en effet n’est pas là pour juger, et il n’a peut-être pas les moyens de vérifier la véracité de tel ou tel événement d’un récit de vie. Il tient le ressenti et la subjectivité pour des faits, et prend donc en compte des données comme la souffrance, le malheur, la tristesse, la douleur et la réaction de survie consécutive à ces épreuves… au risque parfois du pathos. Car si ces aspects de l’expérience individuelle sont jugés pertinents et qu’il doit les inclure dans l’exercice du portrait, comment éviter d’avoir recours à des ressources proprement esthétiques (qu’elles fussent narratives ou photographiques) ? Comment éviter la facilité du cliché compassionnel, qui montre un regard malheureux ou l’image métaphorique d’une bouteille à la mer ?
18Notons que la construction de portraits critiques de migrants correspond aussi à des conditions esthétiques propres (et ils se trouvent plutôt dans la presse que dans les travaux en sciences sociales). Là, le discours habituel présentant les migrants comme des victimes, helpless et speechless, appuyé sur la mise en forme chargée de pathos de leurs ressentis, cède la place à un discours présentant les migrants comme ayant un projet, donc tout à fait actifs et n’ayant pas besoin d’aide. On y substitue l’imputation d’une souffrance indifférenciée par celle d’une recherche abusive d’assistance, voire du projet d’invasion préméditée. Les images sont alors celles de migrants masqués par des écharpes rappelant des turbans, en groupe à la manière d’une horde, où les visages sont soustraits mais où demeurent les indices de l’origine étrangère, comme la noirceur des mains. Ne manquent alors que les sabres courbes, et l’on aurait les représentations du bien et du mal telles qu’elles sont normalisées par le cinéma grand public, Star Wars ou 300, où les méchants sont désormais orientalisés après avoir été, pendant des décennies de guerre froide, figurés sur le modèle de l’Aryen ou du Slave.
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19Nous fumions la shisha et parlions en anglais avec Y.
« J’ai quitté le Soudan pour fuir le danger. En fait, je parle trop. Autour de la shisha, je parle trop et pas assez de football. Quand on était assis entre amis, ils parlaient football, mais je ne pouvais pas m’empêcher de parler politique. Et la protection du gouvernement écoute. Et la nuit ils viennent te chercher et t’emmènent en prison. Trois mois sans voir le ciel, j’ai passé trois mois sans voir le ciel. Ma famille ne savait pas où j’étais. Alors après je suis parti. En Afrique, on a de très belles images de l’Europe : les gens ont le droit de parler, ne sont pas pauvres et ont l’air heureux. J’ai cru la télé. C’était beau comme des bulles de savon, et ça éclate comme une bulle de savon. Le dandjèrmari [NDA : en roulant les « r »] fait son travail durement.
− Le danger Mary [NDA : prononcé à l’anglaise] ? Je ne comprends pas, tu peux répéter ?
− Oui, le dandjèrmari. Moi, je pourrais faire ça, et protéger les personnes qui parlent de politique.
− Tu veux dire “la gendarmerie” ?
− Oui. Je voudrais travailler, être protégé et protéger, et travailler. Et je voudrais pouvoir parler avec mes amis, et pas seulement du football. »
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20À quoi revient, pour l’anthropologie, de collecter cette histoire de vie-là ? Si chaque personne est représentée pour elle-même, on exhibe son unicité la plus radicale, comme lorsque l’on montre que chaque trait du visage d’un portrait n’appartient qu’à un modelage unique, métonymie de l’existence unique. Mais on court le risque de n’aboutir qu’à la banalité, la trivialité de constater qu’il y a autant de personnes que de vies singulières, perdant au passage les logiques sociales et pragmatiques de la migration. À un certain niveau de précision, chacun est irréductible.
21Les difficultés de la « pensée par cas » de l’anthropologie (Passeron & Revel 2005) concernent aussi les représentations visuelles. Un portrait est donc aussi un problème d’échelle où l’on doit chercher et justifier les unités considérées comme pertinentes dans la description. Est-ce l’histoire de vie qui compte ? Est-ce le visage qui exprime le mieux l’individu considéré ? D’ailleurs, pourquoi ne pas s’attacher à décrire par la photographie les différentes conceptions de l’individu, chose courante en anthropologie (voir l'Homo hierarchicus – Dumont 1967 –, ou les « dividualités » dans Mimica 1988) ?
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22On peut toutefois chercher à représenter l’universel au moyen du singulier. Par exemple, selon François Jullien, le nu permet de représenter l’essence partagée de l’homme par la représentation d’un corps intime et ultra-personnalisé. S’appuyant sur l’exemple grec, il dira que « le nu n’est pas empirique », car « il désindividualise et déshistoricise », dans une sorte de « ce corps-là pour tous les corps », voire un « ce corps-là pour Le Corps » (Jullien 2010 : 119-120).
23Mais représenter l’essence migratoire est tout à fait impossible. Un migrant présent dans la Jungle de Calais est un migrant en raison, justement, d’un événement historique (à l’échelle de sa vie et à l’échelle géopolitique) qu’il a fui, devenant de ce fait, au niveau moral, un réfugié. Sinon il s’agit d’un nomade qui migre ou qui transhume, ce qui est tout à fait différent. Le nomadisme est un régime d’action défini par beaucoup d’autres choses que par la seule volonté individuelle de déplacement sur un territoire. Ainsi, le nomadisme est culturel, car il est une donnée « sociale » plus qu’« individuelle ». Or un migrant qui fuit son pays est le produit d’un processus politique singulier et de relations événementielles qu’on ne peut même pas réifier au niveau culturel. Peut-être y a-t-il des cultures du déplacement (du nomadisme à la migration économique), mais peu de chance qu’il y ait des cultures du déplacement fondées sur la fuite.
24En conséquence, faire des portraits de migrants fait apparaître un autre problème fondamental, au-delà même de l’exercice formel du genre. Pouvons-nous seulement faire des portraits de ces migrants-là (c’est-à-dire pratiquant cette migration singulière fondée sur la fuite d’un pays), alors même que ces personnes ne sont des migrants que depuis quelques semaines, quelques mois tout au plus, et que l’appellation « migrant » est avant tout une catégorie sociologique en vigueur dans les énoncés politiques et médiatiques, mais bien peu une réalité pour les acteurs centraux de cette migration ? Rares étaient les habitants de la Jungle qui s’intitulaient, se labellisaient ou se qualifiaient de « migrants » (alors que nombre de nomades peuvent se définir comme nomades, c’est-à-dire s’autodéfinir de manière partiellement congruente aux catégories politiques d’un État). Le participe présent (en « migrant ») réifié en catégorie nominale (« le migrant ») n’était pas accepté par nos interlocuteurs. Participer à une migration n’était dans ce cas que transitoire. « Migrant » est juste, littéralement, leur manière actuelle de faire, mais pas leur manière d’être ni de se décrire dans l’existence.
25De plus, l’appellation « migrant » s’est probablement stabilisée dans les médias car elle permet d’éviter l’alternative entre deux jugements de valeur opposés. Le premier consiste à légitimer, à justifier et donc à accepter la présence en Europe de ces personnes en les qualifiant de « réfugiés » ou d’« exilés ». Le second, par le choix des termes « illégaux » ou « clandestins », remet au contraire en question cette légitimité en insistant sur les moyens pratiques et juridiques de leur déplacement international. Comme toujours, nommer est déjà un peu définir, et chaque terme correspond à des valeurs qui se modifient dans le temps et selon les interlocuteurs (Canut 2016). « Migrants » était donc le terme qui contenait à la fois les possibilités d’une acception positive ou négative. Il est en ce sens moins neutre que polysémique.
26Comment faire le portrait de « migrants » qui ne sont, au fond, qu’un tout petit peu, à l’échelle de leur vie, en cours de migration ? Comment faire le portrait de migrants qui ne sont pas, car il est presqu’impossible de s’accorder sur un terme, des « migrants » ? Bref, à moins qu’il ne s’agisse pour l’anthropologue de restituer le point de vue des organes étatiques ou médiatiques, il y a un risque à produire un artefact portraitique découlant d’un artefact politique.
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27Singulariser en personnifiant un visage peut malgré tout être utile. On humanise ainsi les sujets photographiques, ce qui est une nécessité morale indiscutable face à ceux qui ne voient en ces migrants de la Jungle qu’une horde de barbares sans visage et sans nom s’abattant sur l’Europe (un discours récurrent sur Internet dans ce qu’il est convenu d’appeler la « fachosphère »). Cela revient pragmatiquement à critiquer la mise en catégorie « migrant » et donc la réduction de ces personnes à un simple label.
28Capter par la photographie l’émotion d’un visage est d’ailleurs un procédé couramment employé pour « personnaliser » (rendre humain, au sens de la communauté morale). La photographie animalière y a aussi recours, qu’elle fasse partie du registre des beaux-livres sur le règne animal (Bailly-Maître & Rollando 2007 ; Greenberg 2007) ou du militantisme de la protection animale (Traïni 2011). On espère ainsi humaniser les animaux en exhibant des regards imprégnés d’émotions pour les inclure dans notre collectif moral. On leur devra en conséquence les mêmes égards que ce qu‘on se doit entre nous autres humains. De même, par l’exercice du portrait humanisant, les migrants anonymes et existant sous forme de statistiques deviennent des personnes morales. Mais cette humanisation du sujet photographique pour qu’il devienne sujet moral vise en fait l’humanisation morale de celui qui regarde, car une photographie transforme davantage celui qui la regarde que le modèle qui l’a permise. Le portait en dit au moins autant sur son auteur que sur son modèle, comme un musée en dit plus sur la société qui l’héberge que sur les sociétés qu’il est censé héberger (Price 1995).
29Or, si une des plus belles missions de l’anthropologie est de restituer le point de vue de certaines personnes considérées, et pas seulement celui de l’observateur (certains écrivains le font déjà très bien), à quoi devrait ressembler un portrait anthropologique ?
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30M. nous a dit qu’elle résidait à quelques dizaines de kilomètres de Calais, mais qu’elle travaillait au port. Il y a plus d’un an, elle apporta des habits et un peu de nourriture à une famille de Syriens qu’elle avait aperçue dans des tentes mal dissimulées dans un bosquet. Elle mit en place une collecte, via Facebook, pour récupérer, à son échelle, quelques dons supplémentaires. Puis elle fréquenta de plus en plus la Jungle. Elle rencontra surtout des Soudanais et proposa de leur donner des cours de français. Elle dit aujourd’hui que sa vie est là et qu’elle n’a guère de temps pour autre chose que son travail et les migrants. Elle dit aussi qu’elle s’est beaucoup faite insulter sur Facebook, qu’on l’a traitée de salope, parce qu’elle sait qu’une Blanche qui traîne avec des Noirs convoque parfois une idéologie grossière de racisme : l’animalité virile de l’homme noir qui rencontre le délicat érotisme de la femme blanche. Elle ajoute aussi que d’autres ont compris, peu à peu, qu’un rejet peut se muer en compréhension et en entraide. Parce que M. a réussi à transmettre l’expérience de l’interaction, celle qui fait que, face à des gens en souffrance, les questions de quotas migratoires, de légitimité de droit d’asile, d’une supposée inégalité des races et des cultures, s’effacent. Sa famille, désormais, comprend, respecte et, parfois, aide à son tour.
31Sa famille aide d’ailleurs tellement que depuis trois mois, ils hébergent A., dont les progrès en français sont impressionnants. Il a décidé de faire sa demande d’asile en France après plusieurs mois dans la Jungle. Ayant déjà « donné ses empreintes » en Italie et en raison des accords de Dublin qui l’obligeaient à faire sa demande là-bas, il a dû attendre 6 mois pour que son dossier soit effacé. Il participe désormais aux cours de français de M., comme prof assistant.
32Nous trouvons certains des élèves de M. très à l’aise avec les insultes, entre deux rires. Elle me dit : « Oui, le premier mot qu’ils apprennent en français est “dégage” ».
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33Faudrait-il tenter de prendre le point de vue des gens pour réaliser un portrait photographique qui fasse sens anthropologiquement ? Il y a quelque chose de séduisant lorsque Proust dit que « le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est […] » (Proust 1925 : 69). Le problème est la mise en œuvre de ce déplacement dans le regard d’autrui. Sa restitution textuelle est lourde : il faut des livres entiers pour quelques notions et quelques pratiques. Le déplacement lui-même l’est tout autant : il faut acquérir une langue, un jargon, des habitudes et des usages, bref, faire des terrains longs de plusieurs mois pour apprendre un peu de la vie des autres.
34Pourtant, plusieurs expériences de constitution d’un savoir anthropologique à l’initiative des personnes qui étaient a priori l’objet même de l’anthropologie sont riches et magnifiques, telles celles d’Ogotemmêli, baroque en entretien (Griaule 1948), de Don Talayesva, franc écrivain de ses souvenirs (1959), de Davi Kopenawa, sage et apocalyptique (Kopenawa & Albert 2010) ou de Loceria, travailleur et précis (Tornay 2016). Mais ceux-ci n’ont jamais remplacé les ethnologues. Il faut donc s’accorder à penser que ce déplacement suppose quelque chose de différent que de donner son stylo ou son appareil photographique à un autre, c’est-à-dire de faire faire à d’autres.
35Adopter un point de vue différent du sien est bien ce qu’on s’efforce de faire par le texte en restituant l’expérience de certaines personnes selon leur point de vue, et en y gagnant au passage un peu d’intelligibilité sur des transferts de coquillages, des pleurs rituels, des mouvements syndicaux ou des édifices pyramidaux, par exemple. Mais cela a un coût, celui d’être très explicatif. Qu’on reconstitue l’histoire des personnes et des peuples sur des dizaines voire des centaines d’années pour en comprendre les inférences contemporaines, ou qu’on remplisse des centaines de pages pendant des décennies de débats pour rendre compte de manière systémique de la façon dont opèrent des notions plutôt intuitives pour les personnes observées, telles que le hau et le mana, il y a toujours un grand détour par le texte, fût-il quasi littéraire, et par la description de faisceaux de causalités, qu’il est peut-être impossible de faire pour une photographie.
36« Se déplacer dans l’altérité » pourrait être une définition de l’anthropologie, que cette altérité soit un autre lointain ou qu’elle soit une posture abstraite pour prendre de la distance avec sa société, dans une anthropologie du proche. Mais en se fondant dans l’autre, il faut conserver l’idiome anthropologique, seul garant d’une comparaison future avec d’autres terrains. Il faut rester soi alors qu’il serait idéal d’être un autre. Rester soi, sans quoi l’observation, a priori libre de toute forme (une discipline, voire un académisme), s’isolerait dans son occurrence et dans la collecte des différences et des singularités.
37Comment garder l’initiative de l’anthropologue, mais voir le monde comme un autre ? Comment se fondre dans l’autre sans devenir l’autre, parce qu’on ne peut pas lui demander qu’il s’occupe tout seul de questions dont il se fiche peut-être ? Ces questions, évidemment, s’appliquent indifféremment, que cet autre soit proche ou lointain, qu’il s’agisse d’un autre culturel ou d’un autre individuel – il faut se rappeler Qui est l’autre ? (Marc Augé 1987).
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38Peut-être que pour faire le portrait de certaines personnes qualifiées de migrants, il faudrait respecter leur point de vue fragmenté sur une vie qui ne leur appartient que très peu, bien qu’ils y soient plongés jusqu’au cou ? Après tout, dans les études actuelles sur la parenté, l’individu est envisagé comme étant constitué des autres et de ses relations aux autres. Ego, un point de vue davantage qu’une unité de mesure de toute chose. Faut-il décrire un réseau de personnes pour faire le portrait de l’une d’entre elles ?
39Peut-être que pour en faire le portrait anthropologique, il faudrait aussi faire le portrait de l’Angleterre selon eux, celui du passage et de l’arrêt ponctuel dans une cabane de bois, des socialités joyeuses et conflictuelles propres à la vie dans la Jungle, des oppositions et des moyens de transport ? Les historiens dressent bien des portraits à partir de faisceaux d’indices matériels résiduels. Les écologues et les cybernéticiens montrent bien que l’individu n’est pas forcément, une fois de plus, l’unité pertinente pour la description et l’analyse.
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40Ce qui voudrait dire que lorsque le portrait photographique d’un corps ressurgirait, c’est-à-dire quand une personne présenterait sa vie et son visage capté par l’ethnologue, il faudrait s’assurer que le point de vue de l’ethnologue coïncide avec ce que le sujet voulait signifier de lui. Il y a donc, parfois, une image d’une personne qui peut être un portrait de migrants, pour peu qu’il s’agisse d’une image que lui-même voulait au fond produire de lui afin qu’on s’en saisisse. La vérité intentionnelle du selfie.
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41Ne pas trop vite tomber dans la facilité qui consiste à montrer un visage pour montrer une personne ou à faire une biographie (voire à faire faire une autobiographie) pour représenter un vécu. Trouver des solutions formelles de représentation pour faire le portrait de quelqu’un que nous ne regardons pas, mais avec qui nous sommes en train d’apprendre à regarder, à sa manière.
42Mais de ce point de vue, nous sommes « entrés dans le portrait » en occupant la même place que celui dont nous devions rendre compte, alors que l’objectif n’était pas de parler de soi – démarche inverse de Sophie Calle dans La Filature (1981), quand elle se fait suivre par un détective qu’elle a fait commanditer par sa mère, et où elle n’occupe plus seulement sa propre place pour parler d’elle, mais aussi celle d’un autre.
43De peur de faire entrer trop de gens dans ce portrait où les déictiques se surimposent (toi/moi/il-elle et ici/là), ce qui brouillerait la représentation anthropologique (voire produirait un excès narcissique du chercheur), on court cette fois le risque de vider l’image des personnes en se contentant de leurs traces.
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44Ce genre de déplacement entre soi et l’autre, D. devait souvent les faire, parfois malgré lui. En raison d’une logorrhée ininterrompue aux enchaînements étranges, certains le disaient fou, d’autres le disaient psychotique. Il faudrait ajouter pertinent.
45D. avait donc, en plus de son caddie rempli d’affaires diverses et d’une tente igloo coincée entre deux buissons en marge de la Jungle, une petite cuisine individuelle. D. y cuisinait longuement.
46« C’est ta cuisine ?
− Ma cuisine, c’est ma bouche.
− C’est quoi, alors, ici ?
− C’est mon esprit.
− Et tu vis là ?
− Je vis entre la France et l’Angleterre.
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47− Tu faisais quoi comme métier ?
− J’étais journaliste.
− Journaliste ?
− Oui, mais sans appareil photo.
− Ah… Avec un carnet et un stylo, à l’ancienne.
− Non, avec deux chips et une patate.
− Je ne comprends pas.
− C’est important de bien manger.
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48− Je suis né en Europe.
− Ah bon ? Comment le sais-tu ?
− Et toi, comment le sais-tu ?
− Parce que mes parents me l’ont dit !
− Moi, je ne crois pas ma grand-mère. Si tu croises des X et des Y, tu sais où tu es né. C’est de la science. Les Européens ne savent pas où ils sont nés. Tu crois en ta famille jusqu’à 14 ans, après c’est fini, tu crois ce que tu vois. Les Européens croient encore en leur famille.
− Tu veux dire que la science sait d’où l’on vient, mais qu’on ne peut pas croire en notre famille, en ce qu’elle nous dit ?
− Je dis que tu dois avoir une conférence entre ce que tu sais et la vie que tu vis là où tu es, et il faut alors négocier pour savoir qui l’on est.
− Tu viens d’où ?
− J’ai deux nationalités. Je suis américain parce que tout le monde est américain et que je suis comme tout le monde.
− Et la deuxième ?
− Je ne me souviens plus. Je n’ai plus de famille pour me le dire, et j’aimerais faire des études pour savoir.
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49− Tu parles bien anglais. Tu as fait des études avant ?
− J’ai passé 25 ans en Afrique.
− Donc tu as déjà vu des Soudanais.
− J’ai passé 25 ans en Afrique, et je peux te dire que ces gens-là ne sont pas africains.
− Ils sont quoi alors ?
− Ils sont européens. Comme moi.
− Vraiment ?
− Oui. Après quelques mois, tu oublies d’où tu viens. On te donne un travail, tu travailles, tu acceptes telle ou telle chose, tel compromis, telle dureté. Mais tu es payé, alors tu acceptes. Et après quelques mois, tu oublies. Tu finis par oublier. Et puis de toute façon, on ne se souvient jamais de là où on est né. Il faut toujours croire en quelque chose pour le savoir. »
© Jean-Baptiste Eczet.