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2017

Reprise de sang

La mort sur le Plateau
Gérard Lenclud

Résumés

La vendetta albanaise, régie par un code inflexible et minutieux, le Kanun, a inspiré trois romans à Ismail Kadaré. Gérard Lenclud se penche sur le plus célèbre d’entre eux, Avril brisé, pour en évaluer l’intérêt anthropologique et profite de l’occasion ainsi offerte pour comparer les projets de connaissance de l’ethnographe et de l’écrivain.
Photographe, Guillaume Herbaut s’est rendu en 2004 et 2005 à Shkodra, à la rencontre des familles albanaises forcées par le Kanun à la reprise du sang ou à s’en protéger par la claustration. Il en a rapporté les images qui accompagnent ce texte. Son travail a fait l’objet d’un livre, L’ombre des vivants, paru en 2016 aux éditions de la Martinière.

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Texte intégral

Ismail Kadaré, Avril brisé,
traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, Paris, Fayard, 1982.

I

1Entre les deux guerres, sous le règne de Zog, quelque part sur le Plateau du Nord qui prend naissance au cœur de la montagne albanaise et s’étend, raviné par les lits d’anciens torrents, jusqu’au-delà des frontières du pays, Gjorg est à l’affût, les yeux vides de haine, à l’abri d’un talus, au bord de la grand-route. Il attend, le fusil dans le creux de l’épaule ; le jour décline ; le froid tombe ; il a hâte que le guet finisse. « Prends patience et sache attendre », lui a recommandé son père.

2Enfin, l’homme approche. Six mois plus tôt, Gjorg l’avait seulement blessé. Les siens avaient peiné à acquitter l’amende prévue par la clause du Kanun consacrée à ces circonstances. Avec l’indemnisation, le calcul du sang retournait à l’unité comme à l’origine : un contre un. Cette fois-ci, il ne fallait pas que Gjorg manque de tuer, sauf à risquer la ruine de sa famille. Si le coup est mortel, bien sûr, il n’y a rien à payer, en argent du moins.

3L’homme arrive à portée. Embusqué derrière les grenadiers sauvages d’où pendent des lambeaux de neige, Gjorg le met en joue ; il vise la tête. Conformément au Code, il l’avertit avant de faire feu. L’homme s’écroule ; à peine a-t-il eu le temps d’esquisser un geste. Gjorg empoigne le corps afin de l’allonger sur le dos, ainsi que le prescrit le Kanun, l’arme du défunt appuyée contre sa tête. Puis il s’en va, presqu’au pas de course.

4En chemin, il croise un groupe de montagnards ; il s’arrête et, la voix quelque peu cassée, il les prévient que, là-bas, au tournant de la grand-route, il a tué un homme. L’un des marcheurs s’adresse à lui : « Tu n’aurais pas le mal du sang ? ». Le Kanun prévoit, en effet, que son acte puisse plonger le meurtrier dans un état second et lui faire omettre ses devoirs envers le corps de sa victime ainsi que l’obligation de disposer le fusil contre son visage.

5Gjorg poursuit sa marche. Il atteint le village ; il pénètre dans sa kulla, une demeure de pierre en forme de tour, semblable à toutes celles du Plateau. « Alors ? », demande quelqu’un à l’intérieur. Il fait « oui » de la tête. « Tu as les mains trempées de sang, lui dit son père ; va les laver ». « Et maintenant ? », s’enquiert Gjorg. « Il faut annoncer la mort au village », lui répond son père.

6Et bientôt, Gjorg entend, venant du dehors, le premier cri : « Gjorg des Berisha a tiré sur Zef Kryeqyqe ! ». On eût dit à la fois l’annonce d’un crieur public et la mélopée d’un psalmiste.

7Une demi-heure plus tard, on rapporte le corps de la victime sur une civière faite de quatre branches de hêtre, comme il convient. Son père est sur le pas de la porte : « Que m’avez-vous apporté ? Une blessure ou une mort ? ». La réponse vient sans tarder ; elle est claire et nette : « Une mort ».

8Le village s’anime ; il bruisse. On va et vient à la lumière des torches. Aux fenêtres, on s’échange la nouvelle : « Gjorg Berisha a repris le sang de son frère ». On s’interroge : les Berisha vont-ils demander la trêve de vingt-quatre heures ? Oui, les médiateurs sont déjà partis solliciter la bessa, la protection jurée. En attendant, tout le clan des Berisha prend ses précautions ; on barricade les portes, on obture les ouvertures. Il faut faire vite : tant que la trêve n’est pas accordée en bonne et due forme, les proches de la victime sont en droit de se venger sur n’importe quel membre de la famille du meurtrier.

Famille vivant recluse à cause de la vendetta. Le père s’est jeté dans le puits du jardin.

Famille vivant recluse à cause de la vendetta. Le père s’est jeté dans le puits du jardin.

© Guillaume Herbaut.

9La discussion a été brève ; les médiateurs s’en reviennent ; les Kryeqyqe ont octroyé la bessa. « Heureusement, soupire une voix rauque derrière un volet fermé, on aura au moins vingt-quatre heures sans que le sang ne coule. »

10Les funérailles ont lieu le lendemain, à la mi-journée. Des pleureurs sont venus de loin ; ils s’écorchent le visage, ils s’arrachent les cheveux, ainsi qu’il est de mise. Gjorg n’a eu d’autre choix que de participer à la cérémonie et, même, d’assister ensuite au repas offert pour l’âme du défunt. Le Kanun l’exige, lui a rappelé son père. Aux funérailles, il frôle les proches de Zef, parmi lesquels se trouve celui qui l’avertira avant de faire feu ; au repas, il mange et boit à leurs côtés. Plus que tout, il voudrait n’être pas là, se trouver loin, déserter, mais c’est là chose impensable, tout comme il était impensable de fuir l’embuscade, la veille. Il ne pouvait se dérober, « pas plus que n’avaient pu se détacher de tout cela son grand-père, son aïeul, son bisaïeul, tous ses ancêtres, cinq cents, mille ans auparavant ». Combien étrange, pense-t-il, et dure à imaginer, doit être la vie des hommes vivant à l’écart de la loi du sang !

11L’après-midi, après le repas d’enterrement, le village s’agite à nouveau. En effet, les anciens s’apprêtent à se présenter chez les Kryeqyqe afin de solliciter pour Gjorg la grande bessa, celle qui s’étend sur trente jours. Elle sera sûrement concédée car, jusque-là, tout a été exécuté selon les règles : le meurtre, le traitement du corps de la victime, là-bas sur la grand-route, la courte trêve, les funérailles, le repas. De fait, la bessa est octroyée peu avant l’expiration de la trêve. Gjorg a donc trente jours à vivre sans la menace d’un canon de fusil pointé sur lui, un ruban noir cousu sur sa manche droite, signalant à tous qu’il est engagé dans une reprise de sang. Le sursis lui paraît à la fois bien court et interminable.

12Chez les Berisha, le moment était enfin venu de laver la chemise de Mehill, le frère de Gjorg. Conformément au Kanun, elle avait attendu, suspendue, que vienne le jour de la vengeance. En un an et demi, les taches de sang avaient jauni, signe certain que Mehill, des profondeurs du sol où il reposait, souffrait que ce jour ne soit pas encore venu. Blanche à souhait, la chemise allait pouvoir ondoyer joyeusement sur le fil à linge. À l’étage supérieur de la kulla des Kryeqyqe, une chemise fraîchement ensanglantée flotte au vent.

13Ainsi débute Avril brisé, le roman d’Ismaïl Kadaré, écrit en 1978.

II

14Avril brisé est une œuvre de fiction. Kadaré y introduit des personnages ; il y noue une intrigue. Pourtant, le héros principal, celui par qui tout arrive, n’est pas un être humain mais un ouvrage de l’homme, le Kanun, et, plus qu’il ne raconte une histoire, le roman décrit un état de choses, presque une forme de vie.

15Commençons néanmoins par les personnages. Ils ne manquent pas. Il y a évidemment Gjorg, l’auteur de la reprise de sang, vingt-six ans, un mois d’existence devant lui. On le suit durant le temps de la bessa accordée par les Kryeqyqe sous le contrôle des médiateurs agréés. On l’accompagne, en particulier, à Orosh où il est tenu, la vengeance accomplie, de s’en venir acquitter l’impôt du sang. Orosh, c’est là où siège celui qu’on nomme le prince, en charge de faire régner avec ses subordonnés le Kanun sur toute l’étendue du Plateau. Dans la galerie de l’immense kulla où Gjorg patiente, tous portent comme lui, cousu sur leurs manches, le ruban noir. Des jours parfois s’écoulent avant d’être admis en la présence de l’intendant du sang et de pouvoir lui verser la somme prévue, soigneusement consignée. On marche ensuite sur les pas de Gjorg dans le périple qu’il a décidé d’entreprendre avant l’achèvement de la trêve et, si les Kryeqyqe lui en laissent le loisir, l’enfermement dans l’une des tours de claustration où se réfugient les meurtriers afin que leurs familles ne soient pas mises en danger. Gjorg erre sur le Plateau avant de se rendre compte que, s’il s’est mis en route et va de lieu en lieu, c’est pour revoir une femme entraperçue dans une voiture à cheval, tapissée de velours noir. Le regard qu’elle a lancé sur lui l’a frappé en plein cœur.

16Il y a Mark Ukacierre, l’intendant du sang à Orosh, préposé également aux archives dans ce berceau du Kanun. Il broie du noir ; il maudit le vent mauvais qui souffle des villes et des plaines et monte contaminer le Plateau : les affaires du sang périclitent ; les meurtres patinent ; les reprises tardent ; l’impôt rentre mal. En bas, là où s’étale l’appétit de vivre même sans honneur – attisé par les femmes –, on s’en prend au Kanun et à la sévérité de ses lois ; on dénonce une industrie du sang ; on flétrit une prétendue barbarie ; on médite sur la façon d’expurger le Plateau de la mort qui l’imprègne. Et même à l’étranger, on donne dans la « vendettologie » ; on délivre un avis ! Pour apaiser son ressentiment, l’intendant aime à se plonger dans le Livre des Sangs qui recense avec force détails tous les cas de sang dûment lavé par le sang ; le registre comptabilise les milliers de dettes et fait apparaître les reprises en attente. Rarement tout de même, il arrive qu’on puisse rappeler au représentant d’une famille qu’elle a laissé un sang non repris. Dans le passé, la machine tournait à plein régime ; elle ne connaissait d’arrêt que lors des guerres, des famines ou des épidémies, ayant toutes pour effet de dévaluer la mort, la rendant chose triviale, sans grandeur, infligée et reçue hors la solitude qui la rend belle. Dans la vendetta, la mort hisse l’être humain au-dessus des petitesses de l’existence. Mais en ces temps nouveaux ! L’année commencée est désastreuse. Seulement huit meurtres la veille, par exemple ! Ce jour de mars menaçait même de rester sans reprise de sang ; un certain Gjorg du village de Brezftoht l’a, par miracle, ensanglanté. Qu’il en soit remercié !

Lina Hilli. Son mari a été assassiné. Son frère l’a vengé. Depuis, elle vit claustrée.

Lina Hilli. Son mari a été assassiné. Son frère l’a vengé. Depuis, elle vit claustrée.

© Guillaume Herbaut.

17Il y a des personnages qui ne font qu’une brève apparition, mais qui en disent long, sous la plume de Kadaré, sur le peuple du Plateau. Ali Binak, par exemple, l’un des douze interprètes les plus réputés du Kanun parmi les quelque deux cents en exercice : il vole de village en village afin de résoudre les affaires délicates à la lumière du Code ou de trancher dans les cas imprévus. Ou encore le père de Gjorg, devant qui ce dernier ne dit mot. Sans plus de haine que son fils, froid comme du marbre, il l’a rappelé à son devoir : le sang sur la chemise de Mehill jaunissait toujours plus. « À toi de décider, dit le Kanun, si tu restes un homme. » Une vieille femme, aussi, qui dénombre les maisons prises dans un cycle de sang, là où elle habite : cent quatre-vingts sur deux cents. Voilà qui mettrait du baume au cœur de l’intendant ! Un montagnard, avec un ruban noir sur la manche, qui traîne un bœuf de la même couleur sur un tronçon de route protégé par une bessa ; c’est là, et là seulement, où il est en sursis, qu’il a une chance, bien faible, de vendre la bête avant de se mesurer à son destin.

18J’ai gardé pour la fin Bessian Vorpsi, un écrivain qui jouit de quelque crédit dans les cercles mondains et les milieux artistiques de Tirana, dans ces années de l’entre-deux-guerres. Avec sa jeune épouse, Diane, ils ont décidé d’effectuer leur voyage de noces là-haut, sur le Plateau. Ils y circulent dans une voiture à cheval dont l’intérieur est tapissé de velours noir. Glissons vite sur leur rôle dans l’intrigue : on a deviné que c’est le regard de Diane, entrevu un court instant à travers la vitre de la portière, qui a subjugué Gjorg ; et c’est la pâleur de l’homme au ruban noir sur la manche, en chemin vers son sort, qui fascine Diane et va la faire sortir d’elle-même, la poussant à s’aventurer au bord de la falaise, dans un monde où la valeur de l’existence se mesure à l’aune du rapport à la mort. Elle y est aspirée, allant jusqu’à pénétrer dans une tour de claustration, peuplée d’hommes portant un ruban noir sur la manche droite. Il y a tout lieu de penser que le mariage de Diane et de Bessian ne survivra pas à la rencontre avec Gjorg.

19Bessian a publié sur le Kanun, qu’il se flatte de bien connaître, et sur le pays où le Coutumier fait autorité. Ses récits mêlent le philosophique au tragique. En vérité, Bessian est un beau parleur : il s’écoute parler. Lorsqu’il s’adresse à Diane, en tout cas, et prétend l’éclairer, il se montre soucieux de l’effet à produire ; il en « rajoute ». Il glose ; il explique ; il rappelle ; il professe. Il est sentencieux. Parlant du Plateau, il proclame que c’est le refuge des derniers hymnes homériques ; il cite Shakespeare et, bien sûr, évoque Hamlet. Dans sa bouche, le drame sécrète du pathos. Le Kanun ? « Terrible, absurde et fatal comme toutes les grandes choses. » « Un mythe colossal. » « Comme toute chose grandiose, le Kanun est au-delà du bien et du mal. » « Une véritable constitution de la mort. » Si cruelle soit-elle, « nous, Albanais, devons être fiers de l’avoir engendrée ». Et il déplore le spectacle offert à Diane par des montagnards portant un sac de maïs sur le dos et s’abritant de la pluie sous des parapluies, oui, des pépins. Ces manières-là sont bien prosaïques ; elles déparent la légende.

20Un médecin, empêché d’exercer son métier sur le Plateau, contraint de se contenter d’expertiser les blessures au service des arbitrages d’Ali Binak, et remplissant à lui seul dans l’ouvrage la fonction (ingrate) de moderniste, un brin marxiste peut-être, ne l’envoie pas dire à Bessian : les affaires de sang sont pour l’écrivain un spectacle auquel il assiste comme d’une loge. Il y est en quête de beauté, de grandeur, de motifs exaltants qui lui serviront à se faire mousser. « Vos livres, votre art, crie-t-il à Bessian, sentent tous le crime ». C’est sur le sang des montagnards qu’il s’est bâti une réputation ; le royaume de la mort lui est de bon rapport !

III

  • 1 En écrivant la partie de L’Éducation sentimentale où il « emboîte » ses personnages dans l’actuali (...)

21On le voit : loin d’être une toile de fond, le Kanun est bien le personnage central d’Avril brisé. Il en dévore les principaux protagonistes ; c’est d’ailleurs à mon sens la faiblesse du roman1.

22Sous la plume de Kadaré, le Kanun est tentaculaire. Il étend son emprise sur les terres et leurs limites, sur les champs et sur les friches, sur les villages et les regroupements de villages, sur les maisons et leurs fondations, sur les étables, sur les routes et sur les passes, sur les moulins, sur les marchés, sur les auberges et leurs remises, sur les églises et sur les tombes, sur les noces et sur les funérailles. Il grimpe même au ciel d’où tombe la pluie qui gonfle les biefs et les canaux d’irrigation, à l’origine de tant de conflits meurtriers.

23Certes, les lois du sang ne constituent qu’une partie du Kanun ; celui-ci tend, en effet, à régenter l’entièreté des domaines de l’existence. Il a l’esprit à tout ; il n’omet rien dans ses 1263 articles. Il prend soin, par exemple, de définir ce qu’est une maison : il y faut un foyer et qu’en monte une fumée ; il n’oublie pas de décider ce qu’il convient d’entendre par une route : elle doit être aussi large qu’est longue une hampe de drapeau.

24Pourtant, les chapitres du Kanun d’où le sang ne s’échappe pas sont indissolublement liés à ceux d’où il goutte. C’est au point qu’on ne sait pas où finissent les uns et commencent les autres. Les règles de la vie passent par celles de la mort. Au demeurant, la bonne vie, c’est une vie longue, assurément, mais qui s’achève par une balle en plein front ; une belle mort, quoi !

25Le Kanun fait la loi ; les montagnards font comme il dit. Le Coutumier exige ou proscrit. Les montagnards s’exécutent. Ils se plient à tous les commandements du Code ; ils se soumettent au moindre de ses interdits, et ces derniers pleuvent ; ils consultent des exégètes sitôt que la lettre du Kanun manque d’être explicite, par crainte d’en contrarier l’esprit ; ils défèrent à des règles dont l’arbitraire, parfois biscornu à l’extrême, saute à la figure de qui n’a pas été spectateur, dès son plus jeune âge, de la révérence qui les entoure. Ce n’est qu’à voix basse qu’on raconte, dans les hauteurs de l’Albanie, ce qu’il advient des individus, des familles, des villages, des Bannières – ces associations de villages – ayant contrevenu aux principes majeurs du Kanun.

26Bref, le Coutumier institue le Plateau du Nord en État de droit lors même que le droit de l’État n’y a jamais pris racine. On n’y est nullement confronté à une sorte d’état de nature !

27C’est que le Kanun est tatillon, vétilleux ; il serait même procédurier dans l’âme s’il en avait une. Prenons l’hospitalité, dont le caractère est sacré. Elle est, avec la bessa, l’un des piliers du Code moral. « La maison de l’Albanais, s’exclame Bessian, est la demeure de Dieu et de l’hôte ». Le maître des lieux n’y vient donc qu’en troisième. Le Kanun promeut l’hôte en semi-divinité, hors de portée des maux terrestres sous le toit de l’invitant. On peut, sous conditions s’entend, faire grâce du sang de son père ou de son frère, jamais, au grand jamais, de celui de son hôte, cet homme qui a juste frappé à votre porte, un beau soir, besace en main. L’atteinte à l’hôte, protégé par la bessa, retentit comme un coup de tonnerre sur le Plateau. À lui, en somme, tout serait permis. Tout, vraiment ? Tout, décrète le Kanun, sauf de soulever le couvercle de la marmite. Commettrait-il ce geste que, sur le champ, l’être suprême se changerait en ennemi mortel.

Des armes saisies par la police dans une maison de Shkodra.

Des armes saisies par la police dans une maison de Shkodra.

© Guillaume Herbaut.

28Prenons maintenant l’indemnisation d’une blessure au cas où, par maladresse ou par malchance, en voulant reprendre un sang, votre cible n’est pas tombée raide morte. Une blessure non compensée par le versement d’une certaine somme, on l’a dit, vaut une moitié de sang. (Blessez deux membres de la même famille ou, par deux fois, le même homme, sans débourser, et vous voilà débiteur d’un sang tout rond.) Payer pour la blessure infligée permet de récupérer le droit de prendre une vie en toute légitimité. Le Kanun statue à ce sujet de manière pointilleuse. Toutes les blessures n’ont pas le même prix ; la localisation fait la différence. À la tête, cela coûte deux fois plus cher. La somme à acquitter pour une blessure au corps n’est pas la même selon qu’elle se situe au-dessus ou au- dessous de la taille. (À sa première tentative, comme pris d’une hésitation à l’idée de défigurer Zef Kryeqyqe, Gjorg l’avait atteint en haut du cou.) Et le Kanun opère bien d’autres distinctions. Cela dit, le médecin qui sert d’assistant juridique à Ali Binak rapporte que maintes familles sur le Plateau sont prêtes à se ruiner, à indemniser vingt blessures s’il le fallait, pour conserver le droit de mettre à mort la victime, une fois celle-ci guérie.

29Le Kanun ne néglige pas la composition du trousseau de l’épousée : ne surtout pas manquer d’y placer la « cartouche bénie », celle avec laquelle le mari abattra sa femme si d’aventure il prenait à cette dernière l’envie de le quitter.

30On se souvient que, dans les premières pages du livre, Kadaré juge bon de préciser que Gjorg, en embuscade, a les yeux dénués de haine. Pour l’expliquer, et en finir avec la peinture du Kanun qu’offre Avril brisé, dévoilons l’origine du cycle de sang dans lequel sont pris les Berisha et les Kryeqyqe.

31L’histoire est racontée à Gjorg par son père ; ce dernier la tient lui-même du sien. Elle commence soixante-dix ans plus tôt. Un soir d’automne, un homme frappe à la porte des Berisha. Qui est-ce ? On l’ignore. On ne le sait toujours pas. Qu’importe ! Il demande asile pour la nuit. On lui offre à dîner ; on lui prépare un lit. Au petit matin, le frère cadet du grand-père de Gjorg le raccompagne jusqu’à la limite du village, comme c’est la règle. Et là, à peine venait-il de quitter l’inconnu que celui-ci s’écroule, tué net par un Kryeqyqe qui, on l’apprendra, le pistait de longue date. Dans un tel cas, le Kanun est clair : si l’hôte que vous escortez est tué sous vos yeux, c’est à vous qu’il incombe de le venger ; mais, s’il est abattu une fois que vous lui avez tourné le dos, vous êtes dispensé de cette obligation. Or c’est bien ce qui s’était passé ; le grand-oncle de Gjorg s’était déjà remis en marche pour regagner sa maison quand la balle avait atteint l’hôte. Personne ne pouvait en témoigner, mais le Kanun prescrit de croire en la parole. Hélas, il se trouve que l’inconnu était tombé à la renverse, le visage dirigé vers le village. La commission sitôt constituée pour déterminer si la charge de la vengeance revenait aux Berisha avait conclu par l’affirmative. Ainsi, conformément à une clause du Code, les Berisha ayant fourni gîte et couvert à l’inconnu se devaient-ils de le venger. Ils se trouvaient plongés d’un coup dans une affaire de sang, prisonniers du mécanisme fatal, englués dans le tourbillon de la mort. Depuis ce soir d’octobre où un inconnu avait frappé à la porte et ce petit matin du lendemain où il s’était écroulé, la face tournée en direction du village, quarante-quatre tombes avaient été creusées, vingt-deux de part et d’autre, toujours une en plus, une en trop, un sang à reprendre.

32On ne peut donc s’étonner que le père de Gjorg ait échoué à éveiller la haine dans le cœur de son fils à l’encontre des Kryeqyqe pour hâter le jour de la reprise, lui-même d’ailleurs n’en éprouvant aucune. Il s’agissait pour Gjorg, conformément aux prescriptions du Code, d’apurer les comptes, nullement d’exercer la vengeance d’Edmond Dantès.

33Sous la plume de Kadaré, le montagnard du Plateau, entre dans la vie, construit corps et âme par les lois du Kanun. Celles-ci vont se rappeler à lui à chaque instant, jusque dans les paysages qu’elles dessinent : un champ en friche, c’est un clan débiteur de sang ; des murs incendiés, c’est une kulla qui a failli. Comment Gjorg pourrait-il ne pas reconduire sa soumission au Code ? J’allais écrire à sa culture. Le Kanun est bien comme sa seconde nature, celle à laquelle, quoi qu’on en ait, on se plie.

34Mais, plutôt que le père spirituel intransigeant d’un peuple tout entier, le Kanun n’est-il pas l’enfant naturel d’un état de société ?

IV

35Il est aisé de pointer les questions que ne peut manquer de susciter Avril brisé chez un anthropologue. En pénétrant, s’il se pouvait, dans l’atelier où s’est construit le roman, s’y sentirait-il un peu en pays de connaissance ? Jusqu’à quel point la fiction est-elle dans le vrai à propos du peuple du Plateau ? Des questions de ce genre, un ouvrage dirigé par deux anthropologues, Terrains d’écrivains, les aborde à travers les œuvres de douze auteurs ; il s’interroge, en effet, sur les rapports entre littérature et ethnographie (Bensa & Pouillon 2012). Pour des raisons sur lesquelles je ne peux m’étendre ici – et que traite en particulier un essai de Vincent Debaene (Debaene 2010) –, la mise en parallèle du texte ethnographique et de l’œuvre littéraire, voire même la confrontation de l’écrit anthropologique à l’écriture des écrivains, est sans doute une spécialité française.

36Terrains d’écrivains part d’un constat : nombre d’écrivains se sont astreints à réunir une documentation et même, pour certains, à enquêter sur les lieux voués à abriter leurs projets de fiction. Que doivent alors leurs œuvres aux matériaux collectés ? Comment un écrivain utilise-t-il les éléments de réalité empruntés à diverses archives ou dûment observés ? L’homme de lettres dévoilerait-il ce que l’ethnologue tendrait à passer sous silence, à savoir l’expérience personnelle servant de tremplin, selon l’expression de Gustave Flaubert, à l’ouvrage à venir ? L’exercice anthropologique escamoterait-il, pour sa part, certaines dimensions essentielles du vécu humain, ne serait-ce que les incertitudes de l’agir, sous couvert d’impératifs épistémiques ou de règles d’économie narrative ? Question plus surprenante, à mon sens : les écrivains, les grands écrivains, est-il précisé, diraient-ils mieux le monde, gens et choses, que les ethnologues ?

37Par force mais aussi par choix, je vais limiter à l’extrême les questions adressées par Avril brisé à ceux de ses lecteurs appartenant à la gent anthropologique, auxquelles je tenterai de répondre.

38Kadaré a-t-il eu recours à des archives ou à des chroniques pour écrire Avril brisé qui se passe, rappelons-le, sous le règne de Zog, donc entre 1928 et 1939 ?

39Aurait-il enquêté dans les villages du Plateau ? N’étant familier ni de l’œuvre ni de la biographie de l’écrivain, je l’ignore. La lecture du roman ne permet pas d’en décider. Les détails historiques y sont rares, tout comme les indications précises se rapportant au poids des affaires de sang sur l’existence quotidienne des montagnards. Tout juste, par exemple, apprend-on de la bouche de l’intendant du sang, qu’en cette année de l’entre-deux-guerres où se déroule le roman, on compterait 174 tours de claustration sur le Plateau abritant un bon millier d’hommes arborant un ruban noir sur la manche droite.

40Raisonnons un peu. Il est vraisemblable que ce qui est affirmé, dans Avril brisé, renvoie à un savoir assez largement partagé dans la petite Albanie, même si l’on est en droit de supposer qu’un écrivain aussi fortement inspiré que Kadaré par l’histoire tourmentée des Balkans et par les formes de vie qui en sont issues a nourri le dessein d’en savoir plus que par simple ouï-dire. Après tout, né en 1936, donc sous la monarchie, Kadaré, grandi avec le régime communiste instauré en 1945 par Enver Hoxha, va vivre à l’âge adulte dans sa patrie entre 1960, date à laquelle la rupture avec l’URSS l’oblige à quitter Moscou où il a étudié les belles-lettres à l’institut Gorki, et 1990, année où il sollicite et obtient l’asile politique en France, avant de se partager entre Paris et Tirana, sitôt le régime écroulé, deux ans plus tard. Trente années donc durant lesquelles les structures d’« autrefois », c’est-à-dire d’hier encore, n’ont pas manqué de laisser des traces dans les esprits et ont dû être largement mises en scène et en cause par l’« avant-garde » au pouvoir et ses préposés à l’écriture officielle du passé et des traditions populaires.

  • 2 Entretien avec Philippe Delaroche, publié dans L’Express le 18 novembre 2009. Disponible en ligne  (...)
  • 3 Cité par Jean-Jacques Mayoux dans sa longue introduction à l’ouvrage de Joseph Conrad, Au cœur des (...)

41Quoi qu’il en soit, l’étiquette d’écrivain réaliste sied mal à Kadaré, sauf dans une acception lâche du terme. D’ailleurs, l’écrivain ne la revendique pas, au contraire. Dans un entretien avec un journaliste, daté d’il y a sept ans, il affirme que « la littérature et la vie sont deux mondes en lutte » et il proclame que « la littérature ne saurait être inspirée par ce qui se passe dans la vie2 ». Étrange formule que cette dernière, trouvant peut-être son explication dans sa détestation des préceptes du réalisme socialiste – à moins que Kadaré ne veuille simplement dire que l’écrivain n’a d’autre muse que celle qu’il se choisit. Pensons ici à Joseph Conrad qui écrit à un correspondant : « Le réalisme en art n’approchera jamais de la réalité », signifiant par là que l’écriture littéraire n’a pas à reproduire, par les moyens qui lui sont propres, quelque chose qui lui serait extérieur et la précéderait3.

42Du reste, Kadaré ne fait aucunement en sorte de convaincre son lecteur, étranger à l’Albanie en tout cas, que le tableau du Plateau peint dans Avril brisé est fidèle à ce qui en aurait été le modèle et que, dans ce tableau, il livre un point de vue d’observateur sur un état de société et une forme de vie bien réels.

43J’en veux pour preuve que, sous sa plume, à la manière dont la brume, ou un crachin grisâtre, enveloppe le Plateau tout au long du roman, rien n’est tout à fait clair chez qui s’exprime sur le monde qui s’y trouve, sinon chez qui, comme Gjorg, en subit les arrêts. Usant de la liberté qui est celle du romancier, Kadaré donne la parole, à propos du Kanun et des cycles de sang, à des personnages dont les mots, pour diverses raisons, sont à prendre avec des pincettes.

44L’un s’enthousiasme ; c’est Bessian, l’écrivain. Le Plateau est l’unique région d’Europe qui, tout en appartenant à un État moderne, a tenu à l’écart l’appareil étatique. La moitié du royaume échappe à son autorité ; l’écrivain en tirerait orgueil ! Oui, mais c’est un beau parleur. Un autre, l’intendant du sang à Orosh, remâche son amertume. Sa tristesse, face au ralentissement des reprises de sang, ne tient pas seulement à sa nostalgie d’un âge d’or où les montagnards, dit-il, jouaient avec la mort, infligée, reçue, « comme on joue à un jeu le dimanche ». Sans doute a-t-elle à voir avec les mauvaises rentrées de l’impôt du sang à l’heure où les intendants des terres, du bétail, des moulins, des mines ou des prêts se targuent auprès du prince de rendements en hausse. Un autre encore, le médecin réduit à assister l’exégète du Kanun, professe que le sang, comme tout le reste, est mué en marchandise. Pour être de sang, les dettes restent des dettes ! L’écrivain proteste ; l’explication par l’économie des affaires de sang est simpliste. Le médecin aurait-il (trop) lu Marx ? (On fusillait pour moins au pays de l’« oncle Enver » : Kadaré écrit Avril brisé en 1978, l’année où le dictateur rompt avec la Chine après avoir, dix-sept ans plus tôt, coupé les ponts avec l’URSS, faisant de la petite satrapie rouge une forteresse « assiégée » ; et, protégé par sa réputation et le succès de ses livres à l’étranger, Kadaré est, jusqu’en 1990, l’unique « grand » opposant officiel et toléré du régime.)

45Mais enfin, se demandera-t-on, Avril brisé nous apprend-il quelque chose sur ces sociétés où, selon la formule de Théophile Gauthier dans Le capitaine Fracasse à propos du duel, « la lessive de l’honneur ne se coule qu’avec du sang » ? Ou bien, à défaut de livrer de l’inédit, vient-il confirmer le savoir très général développé en anthropologie sur ces sociétés où l’acte de vengeance est institutionnalisé, projeté de la sphère privée dans le domaine public où il reçoit sa certification ?

46On retrouve dans le roman certains traits essentiels du fonctionnement de ces sociétés dont quelques-uns sont ici véritablement paroxystiques.

47C’est d’abord la distance d’avec l’État. Sur le Plateau, il s’agit d’un retrait de la machine étatique, non pas partiel mais total à en croire Avril brisé. L’absence de l’État a pour corollaire évident l’abandon aux institutions codifiées par le Kanun du monopole de l’usage légitime de la violence physique et symbolique, d’où l’empire de la vendetta et une histoire régionale scandée par les reprises de sang.

48C’est, bien sûr, l’épanouissement de la logique d’honneur. La valeur qui est mienne, proclame chaque groupe, j’entends que les autres s’inclinent devant elle. L’acte de vengeance est donc un geste à destination du tribunal de l’opinion publique, le seul qui siège sur le Plateau. Il répare toute atteinte à l’intégrité d’un groupe, telle qu’est ici définie cette intégrité. Une balle perdue allant se loger dans la porte d’une kulla demande que soient estimés au plus juste le dommage causé à l’honneur de ses habitants, ainsi que la compensation à en attendre et la monnaie en laquelle la toucher.

49Mais ici encore, un aspect de l’accomplissement de la vengeance paraît porté à un point culminant. Dans maintes sociétés, méditerranéennes notamment, tout se ligue, tant dans l’ordonnancement de la vendetta, que dans l’attestation et le tempo des offenses et des représailles, pour que le justicier du moment, bien que mis en demeure de passer à l’acte, éprouve en son for intérieur le désir de vengeance, pour qu’à l’instant d’inscrire son acte dans une séquence dûment programmée, il en fasse néanmoins une affaire personnelle. Rien de tel sous la plume de Kadaré ; je l’ai dit plus haut : Gjorg n’anticipe aucune satisfaction retirée du meurtre d’un Kryeqyqe. Il ne leur en veut nullement. Son Moi n’était pas blessé. Il s’est attelé à son obligation. « Nothing personal », comme dirait un tueur professionnel à sa cible sur contrat !

50On rencontre également dans le livre ce qui fait partie de l’ordinaire dans les sociétés à vendetta : les procédures destinées à restaurer l’état de paix, ici le rachat du sang, conditionné, dans l’une et l’autre parties, à l’approbation unanime des membres du groupe familial ; celles visant à contenir les risques que font courir les reprises de sang aux intérêts communs de la communauté, ici les diverses variétés de bessa s’appliquant par exemple à des lieux (moulins, étables, auberges, portions de routes, etc.) où l’écoulement de sang est rigoureusement proscrit.

Emin Spahija, chef de l’Union albanaise des missionnaires pour la paix. Il œuvre à réconcilier les familles prises dans une vendetta.

Emin Spahija, chef de l’Union albanaise des missionnaires pour la paix. Il œuvre à réconcilier les familles prises dans une vendetta.

© Guillaume Herbaut.

51Enfin, s’impose sur le Plateau le respect scrupuleux des lois de l’hospitalité, de ces lois qu’on retrouve le plus souvent, sinon toujours, dans les sociétés à vendetta. Viendrait-on par mégarde frapper à la porte d’un ennemi mortel que, dans ces sociétés, on trouverait asile et protection jusqu’au matin tant que le seuil de la maison n’est pas franchi ou que ne sont pas dépassées les limites du village. À la question du pourquoi de cette institution, Bessian répond en insistant sur le caractère démocratique de l’institution : tout homme, quel qu’il soit, d’où qu’il soit, est en droit d’être élevé à la dignité d’hôte. Le Kanun place le rapport à nouer avec l’hôte au-dessus de tous les autres liens, y compris ceux de consanguinité. (Mais qu’il ne soulève pas le couvercle de la marmite !)

52Voilà qui devrait me conduire à évoquer tout ce qu’omet de traiter Kadaré dans son roman, en écrivain souverain de ses choix, et qui permettrait de mieux saisir les mécanismes à l’œuvre sur le Plateau. Mais il serait absurde de reprocher à l’auteur d’Avril brisé de n’y pas faire œuvre d’ethnographe ! Pas une ligne sur les instances d’organisation sociale, sur les formes de la coexistence là-haut. On pressent, bien sûr, que la vendetta en est partie intégrante. On devine qu’il s’agit d’une société d’égaux ou, plus exactement, d’hommes et de collectifs « égalisés » dans et par l’institution du sang. Dans un univers de quant-à-soi généralisé où, de même que les maisons sont des forteresses, l’architecture familiale rappelle, dit Kadaré par la voix de Bessian, une « petite structure étatique », le sang fabrique du social. Les maisonnées se font la guerre ; le Kanun en fixe les règles ; le prince en perçoit les redevances.

53On l’aura compris : le tableau dressé dans Avril brisé du régime d’existence sur le Plateau est de facture holiste, si l’on peut dire. C’est le tout de la scène qui importe au peintre et non les êtres qui y figurent, en figurants. Kadaré confère un relief saisissant au contexte, érigé par le Kanun en système, là où un récit conduit à la manière individualiste aurait donné à voir des hommes occupant, si peu que ce soit, la place de sujet dans ce qui leur advient.

54Le montagnard, dit Kadaré par la bouche de Bessian, est « mû par un moteur qui est en dehors de lui et parfois même de son temps ». En effet, l’injonction de reprise de sang peut venir de loin, lancée par des générations disparues. Il serait arrivé qu’une vendetta se rallume cent vingt ans après le dernier sang versé ! Au demeurant, constate le proverbe, « le sang qui atteint sa douzième année est comme le chêne, il est difficile à arracher ». La vendetta est à l’image du bon vin ; elle vieillit bien. Du coup, le montagnard avance dans la vie, tenu en laisse par le passé.

55Gjorg est moins l’auteur de son acte, si l’on entend par là un homme qui agit de lui-même, que celui à qui la force agissante du passé tel que mis au présent par le Kanun, fait faire ce qu’il fait, en traînant les pieds, en retardant le moment, mais sans songer sérieusement à dévier du chemin que lui trace le Code. Certes, à cet acte, il participe ; c’est lui qui appuie sur la gâchette. Mais l’institution lui tient le doigt. Le Kanun ne lui laisse pas le choix ; il le sait. Pour être actionné, il n’est pas un automate. La règle du jeu ne s’exerce pas dans son dos. Est-il libre pour autant ?

  • 4 Il est dit dans le roman qu’existaient à l’époque où il se situe des éditions de luxe des 1263 art (...)

56Les sciences de l’homme tiennent pour acquis qu’une société, ou une culture, ne s’offre pas à la lecture comme un texte. Or, dans la peinture dressée par Kadaré du peuple du Plateau, le Kanun est à la fois la « constitution » de la société – il le confirme dans l’entretien dont j’ai parlé – et le texte (fondateur) de sa culture. Pour s’expliquer les agissements des montagnards, il suffirait en somme d’une explication de texte, celle à laquelle se livrent avec brio les exégètes du Kanun4. L’art du romancier consiste ici à le montrer, à faire tenir debout cette fiction par la seule force de l’écriture.

57J’ai envie d’interpréter comme suit l’épilogue d’Avril brisé. Gjorg a quitté la route protégée par la bessa. La nuit tombe. Il entend quelques mots brefs ; c’est un Kryeqyqe qui l’avertit avant de faire feu. Il sent qu’on l’allonge sur le dos ; il perçoit le froid du fusil sur sa joue. « Selon toutes les règles », se dit-il. Il tend l’oreille aux pas de son meurtrier qui s’éloigne. Le son de ces pas lui est curieusement familier, écrit Kadaré. Mais oui, ce sont les siens, ce jour enneigé de mars où il a tué Zef Kryeqyqe. Gjorg ne nourrit-il pas à cet instant l’illusoire sentiment qu’il est l’auteur de sa propre mort ?

V

58Les (grands) écrivains adresseraient des leçons d’ethnographie aux ethnologues ; ils diraient mieux le monde. Tel est le point de vue défendu dans l’introduction à Terrains d’écrivains. Et l’un des contributeurs de l’ouvrage, Emmanuel Terray, déclare qu’à ses yeux la fresque africaine déployée par Louis-Ferdinand Céline dans le Voyage au bout de la nuit l’emporte, et de loin, sur les tableaux d’Afrique signés par des anthropologues. Elle aurait obéi à une même formule de composition. « C’est donc, écrit Terray, sur notre terrain que nous sommes battus » (Bensa & Pouillon 2012 : 306). Défaite honorable, ajoute-t-il, puisqu’essuyée face à un adversaire doté d’un génie créateur. (Prodigué à un anthropologue ou à un historien, serait-ce un hommage ?)

59On conviendra volontiers avec Bensa et Pouillon que l’ethnographie n’est pas opposable à la littérature à la façon dont la vérité vraie le serait à la fiction. Toutefois, ethnographie et littérature s’affrontent-elles ou, plus simplement, se placent-elles vraiment sur le même terrain ? Ne commet-on pas une erreur de catégorie, comme disent les philosophes, en le prétendant ?

60Il n’est guère pertinent de rappeler à ce propos que le talent d’écriture de l’écrivain surpasse très normalement celui de l’ethnologue, tout en sachant que, d’une part, l’écriture en littérature a peu à voir avec le beau style ou le bien-écrire et que, d’autre part, la longue tradition de l’essai impose d’ouvrir largement la définition de l’opus littéraire.

61Il n’est que trop évident, par ailleurs, qu’écrivains et ethnologues ne se battent pas, s’ils se battent, à armes égales. (Virginia Woolf n’a pas eu de peine à montrer combien le biographe, encombré de la vie de son modèle, est désavantagé par rapport à l’écrivain et pourquoi le Mr. Pickwick de Charles Dickens survivra à la reine Victoria de Lytton Strachey [Woolf 2015].) L’ethnologue se plie aux contraintes de la factualité ; certes, ses faits, il les construit, mais sans pour autant construire la réalité dans laquelle il les taille et les assemble. L’écrivain œuvre sous sa seule autorité (mais qui n’est pas d’essence divine) ; les faits, c’est lui qui les fait être ce qu’ils sont en les faisant signifier selon sa volonté, fussent-ils puisés aux meilleures sources.

62Il me semble que le vrai problème est de savoir si l’écrivain et l’ethnologue nourrissent un même projet de connaissance, puisque la littérature à l’évidence fait connaître, et si la connaissance obtenue l’est par les mêmes moyens ? Dans les deux cas, un « non » ferme s’impose.

63Le projet de connaissance littéraire ? Que de livres à ce sujet ! Fions-nous à Milan Kundera qui se flatte de n’entretenir aucune ambition théorique. D’abord, confirme-t-il, « la connaissance est la seule morale du roman » ; « l’histoire du roman européen depuis Cervantès est celle d’une succession de découvertes ». Découvertes car, dit Kundera, « chaque roman, bon gré mal gré, propose une réponse à la question : qu’est-ce que l’existence humaine […] ? » (Kundera 1995 [1986] : 16, 193-194). L’auteur du Livre du rire et de l’oubli est soucieux de marquer la différence entre l’écrivain (Goethe, Chateaubriand…) et le romancier (Flaubert, Proust…) ; ce n’est donc pas avec des idées que tout (grand) romancier se collète avec l’existence humaine, en met en scène l’ambiguïté et en dévoile un aspect encore inconnu. C’est en usant de l’invention poétique. Le romancier, insiste Kundera, ne s’attaque pas à la réalité mais à l’existence humaine dont il contribue à dessiner la carte en s’attachant à en décrire, par l’intermédiaire de personnages, telle ou telle variante.

64Par quels moyens le romancier s’y emploie-t-il ? Donnons la parole à Gustave Flaubert : l’écriture est à elle seule « une manière absolue de voir les choses » (Flaubert 1998 [1839-1880] : 156, « Lettre à Louise Colet », 16 janvier 1852 ; nous soulignons). (J’ai remplacé à dessein le mot « style », utilisé par Flaubert, par celui d’écriture.) La poésie dont parle Kundera, c’est bien sûr de l’écriture dont elle provient. C’est l’écriture qui sait la trouver dans l’aventure humaine.

65On est à des années-lumière du projet de connaissance anthropologique – c’est à la réalité qu’en a l’ethnologue, et non au phénomène de l’existence – et de la fonction de l’écriture dans le texte ethnographique ! Au reste, qui donc aurait l’idée de soutenir que Moby Dick en remontre aux monographies s’attachant à décrire l’ordinaire des baleiniers ?

66Feignons de savoir ce qui fait le grand écrivain et considérons que Kadaré en est un. Avril brisé n’enseigne aucune leçon d’ethnographie à un ethnologue. Le roman vise à bien autre chose qu’à démonter patiemment la mécanique sociale qui aurait été observable au début du siècle sur le Plateau et à reconstituer la trame d’idées et de valeurs cristallisées dans l’état de société revêtu par le peuple albanais. Cette tâche est celle de l’anthropologue aux prises avec la réalité. L’écrivain s’y attèle, Kanun en main sans doute, mais sans ériger un Coutumier en Code ni un Code en instrument du destin sur terre. C’est à ce destin que Kadaré s’est confronté dans Avril brisé, faisant de l’histoire de Gjorg le modèle d’une existence humaine prise dans l’étau du monde, sans possibilité de le desserrer.

Eliola, 10 ans. Son père a été tué devant la porte de leur maison. Depuis elle rêve de se venger.

Eliola, 10 ans. Son père a été tué devant la porte de leur maison. Depuis elle rêve de se venger.

© Guillaume Herbaut.

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Bibliographie

BENSA ALBAN & FRANÇOIS POUILLON (dir.), 2012.
Terrains d’écrivains. Littérature et ethnographie, Toulouse, Anacharsis.

CONRAD JOSEPH, 1989 [1902].
Au cœur des ténèbres, Jean-Jacques Mayoux (trad.), Paris, Flammarion, coll. « GF-Flammarion ».

DEBAENE VINCENT, 2010.
L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».

FLAUBERT GUSTAVE, 1998 [1839-1880].
Correspondance, Bernard Masson (prés., comp.), Jean Bruneau (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

KUNDERA MILAN, 1995 [1986].
L’art du roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

WOOLF VIRGINIA, 2015.
Essais choisis, Catherine Bernard (éd., trad.), Paris, Gallimard, coll. « Folio classique ».

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Notes

1 En écrivant la partie de L’Éducation sentimentale où il « emboîte » ses personnages dans l’actualité politique de 1848, Gustave Flaubert dit redouter que les « premiers plans », les personnages de la fiction, ne soient « dévorés » par les « fonds », c’est-à-dire par les personnages de l’Histoire, les événements et les hommes de la Révolution de février. « Ne risque-t-on pas de moins s’intéresser à Frédéric qu’à Lamartine ? » (Flaubert 1998 [1839-1880] : 530, « Lettre à Jules Duplan », 14 mars 1868).

2 Entretien avec Philippe Delaroche, publié dans L’Express le 18 novembre 2009. Disponible en ligne : http://www.lexpress.fr/culture/livre/ismail-kadare-la-litterature-et-la-vie-sont-deux-mondes-en-lutte_829059.html [dernier accès, décembre 2016].

3 Cité par Jean-Jacques Mayoux dans sa longue introduction à l’ouvrage de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres (Conrad 1989 [1902] : 75).

4 Il est dit dans le roman qu’existaient à l’époque où il se situe des éditions de luxe des 1263 articles du Coutumier. Avant l’instauration du communisme, d’après certaines statistiques, la population albanaise comptait 85 % d’analphabètes.

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Table des illustrations

Titre Famille vivant recluse à cause de la vendetta. Le père s’est jeté dans le puits du jardin.
Crédits © Guillaume Herbaut.
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Titre Lina Hilli. Son mari a été assassiné. Son frère l’a vengé. Depuis, elle vit claustrée.
Crédits © Guillaume Herbaut.
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Titre Des armes saisies par la police dans une maison de Shkodra.
Crédits © Guillaume Herbaut.
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Titre Emin Spahija, chef de l’Union albanaise des missionnaires pour la paix. Il œuvre à réconcilier les familles prises dans une vendetta.
Crédits © Guillaume Herbaut.
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Titre Eliola, 10 ans. Son père a été tué devant la porte de leur maison. Depuis elle rêve de se venger.
Crédits © Guillaume Herbaut.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Gérard Lenclud, « Reprise de sang »Terrain [En ligne], Glissements de terrain, mis en ligne le 20 janvier 2017, consulté le 09 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/16091 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.16091

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Auteur

Gérard Lenclud

CNRS, directeur de recherches hononaires

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