Navigation – Plan du site

AccueilNuméros66Vivre plus loin

Vivre plus loin

Une rencontre d’ours chez les Even du Kamtchatka [récit]
Nastassja Martin
p. 142-155

Résumés

Cet article est le récit d’une rencontre entre un ours et une anthropologue au Kamtchatka. L’auteur revient sur cette expérience et sur les rêves qui ont précédé l’événement lorsqu’elle se trouvait sur son terrain chez les Even de la région d’Icha au Kamtchatka. En opérant un va-et-vient entre son premier terrain chez les Gwich’in d’Alaska et le présent terrain au Kamtchatka, elle pose la question de la distance critique de l’anthropologue et des relations énigmatiques qui la lient à ceux dont elle partage les existences.

Haut de page

Texte intégral

« Postuler que le sens intérieur est aussi un sens extérieur, qu’il n’y a pas d’îlots perdus dans le devenir, pas de régions éternellement fermées sur elles-mêmes, pas d’autarcie absolue de l’instant, c’est affirmer que chaque geste a un sens d’information et est symbolique par rapport à la vie entière et à l’ensemble des vies. Il y a éthique dans la mesure où il y a information, c’est-à-dire signification surmontant une disparition d’éléments d’êtres, et faisant aussi que ce qui est intérieur soit aussi extérieur. »
Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, coll. « Krisis », Grenoble, Million, 2005, p. 333.

1Il y a une rivière avec une falaise. Une cascade, très haute. Je me penche pour regarder. Dans l’eau tout en bas on distingue des rochers menaçants, on dirait une mâchoire ouverte pleine de dents pointues qui attend. Je tremble. Je m’allonge sur le rebord pour mieux regarder et moins trembler mais j’ai si peur, je ne peux presque plus me lever. Ivan et Valodia s’approchent. « Suis-nous », disent-ils. Ils prennent leur élan et plongent. Je ferme les yeux, j’imite, on s’enfonce dans l’eau sous les remous, on évite les rochers. Je rouvre les yeux sous l’eau. Tout est si clair, je vois les saumons comme s’ils nageaient dans l’air ; puis je vois le chasseur qui nage devant moi. Sauf que ce n’est plus un homme. C’est un oiseau multicolore qui tourne sur lui-même et qui nage avec la grâce des poissons qui l’entourent. Je regarde mes bras qui brassent devant moi. Il n’y a plus de bras, mais des plumes jaunes et rouges qui fouettent l’eau. Oh non. Je me suis encore transformée.

2« J’en peux plus », je me dis au réveil. Marre de me métamorphoser presque chaque nuit. Je me lève avec un sentiment de malaise niché dans la poitrine, comme une angoisse doublée d’un énervement qui commence à poindre et qui travaille le fond du corps. Pourquoi c’est encore moi qui rêve ? De mauvaise humeur je sors de mon couchage, je titube au milieu des moustiques et de l’herbe mouillée du matin je me dirige vers la yourte je glisse la tête sous la bâche mes yeux à demi fermés recensent le nombre de personnes la place vide sur la droite je m’affale sur une peau et j’attends qu’on veuille bien me servir du thé. « Qu’as-tu vu cette nuit ? ». Pas envie de répondre. Pourquoi c’est toujours moi qui dois raconter mes nuits ? J’ai l’impression qu’ils m’utilisent comme un thermomètre, tiens, quelle est la tendance atmosphérique du jour, quelles sont les dispositions des êtres éthériques, si nous demandions à Nastinka, c’est bien pratique, avec son positionnement entre les mondes, elle, elle rêve ; elle, elle n’a qu’à nous dire. Sauf que ce jour-là, je n’ai plus envie. Je veux me taire, et je veux qu’eux aussi se taisent, les humains du matin comme les êtres bizarroïdes qui viennent me visiter lors des heures sombres. Moi qui rêvais d’altérité, je ne supporte plus à présent ces éléments exogènes qui m’envahissent et menacent ma santé psychique. Je veux des nuits noires, silencieuses, dépeuplées. Du vide. Je veux fermer mes frontières.

*

3Ce n’est pas que je ne comprends pas ce qui m’arrive. Neuf ans que je travaille chez ceux qui « partent rêver plus loin », comme dit Clarence en pays gwich’in de l’autre côté du rideau de glace en Alaska. « Que fais-tu, avec ta tente sur tes épaules ? », demandais-je à Clarence il y a cinq ans lorsqu’il s’éloignait subrepticement, hors de son village, vers la forêt. « Je n’entends rien ici. Je ne vois rien non plus. Trop de bavardages, trop de confort, trop de famille et pas assez d’autres. Je sors rêver plus loin ». Ah, bon. Je note. À force de temps, moi aussi je commence à rêver là-bas, mais juste un peu : un loup après qui je cours entre les épinettes noires, un castor qui plonge sous les monticules de glace de la rivière Yukon et qui m’invite à le suivre. Rien d’alarmant pourtant alors, je me dis qu’il s’agit simplement de quelques signes manifestes de cette nécessaire empathie qui forme le terreau de notre métier d’anthropologues.

4Seulement depuis que je suis sous le volcan chez les Even sur la rivière Icha au Kamtchatka, c’est différent : je rêve tout le temps, c’est comme si j’étais habitée par la forêt, par les êtres qui s’y meuvent. Mon hôte Daria ne s’affole pas pour autant, et comme Clarence en pays gwich’in, elle trouve cela très « normal » que ce soit moi qui rêve chez elle. « C’est que pour rêver il faut être déplacé », constate-t-elle un soir. « C’est pour ça que je ne reste jamais trop longtemps à Tvaïan : il faut se séparer de la famille et de la maison pour voir les choses la nuit. Forcément toi, tu es si loin de chez toi. Pas étonnant que tu voies autant de choses ». « Très bien », je me dis au début, cela fera un beau sujet d’écriture sur l’animisme appliqué aux rêves, la perméabilité des esprits, l’enchevêtrement des ontologies, le dialogue des mondes, la transversalité des songes et que sais-je encore. N’empêche, je sature.

5L’inquiétude qui naît en moi n’est pas des moindres : je me rends compte que je deviens peu à peu ce personnage liminaire dont on me parlait en Alaska, un naa’in, une femme des bois qui sent tout parce qu’elle n’est pas d’ici ni de là-bas d’ailleurs, un être photosensible qui réceptionne des informations exogènes en permanence puisque, se situant dans la zone incertaine et ambivalente de l’entre-deux mondes, elle est nécessairement plus exposée. Sauf qu’à Tvaïan sous le volcan, les Even ne me surnomment plus « Naa’in » comme les Gwich’in, mais « Matura ». Matura, c’est l’ourse. Ça, c’est à cause de mes appétences sylvestres (je n’ai toujours pas renoncé à grimper aux arbres), de mon goût prononcé pour les myrtilles (je peux passer des heures assise au milieu des champs à fourrager), de ma musculature trop prononcée pour une femme (les parois alpines ne sont pas si loin), et surtout des rêves que je fais, comme l’ourse qui ne dort pas mais rêve cachée dans sa tanière sous terre et réinvente son monde chaque hiver avant de ressortir au grand jour.

  • 1 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Pocket, 1997, p. 25.

6Moi qui venais enquêter sur leurs formes de pensées à eux, me retrouve à rêver à leur place, on me traque et on m’investigue, on veut savoir ce que je vois pour savoir où aller chercher les animaux, mais je n’en sais rien moi, et d’ailleurs je n’en veux plus, de ces rêves ; je voudrais me cantonner à être ce que je suis, une anthropologue sur le terrain qui sait mettre l’espacement nécessaire entre elle et son objet d’étude, je voudrais croire à cette fable de la distance critique dont on se convainc entre anthropologues pour assurer notre légitimité scientifique – et surtout pour préserver notre santé mentale. Là-bas alors je repense à Claude Lévi-Strauss, je me dis que ça doit être ça, son « observation intégrale », je me dis aussi que je suis peut-être en danger si tel est le cas, puisque qu’elle est celle « après quoi il n’y a plus rien, sinon l’absorption définitive – c’est un risque – de l’observateur par l’objet de son observation1 ».

7En réfléchissant à tout cela près de la rivière les mains plongées dans l’eau froide posées sur les écailles du saumon que j’essaie de démêler du filet, je me dis : il faut vraiment que je ferme mes frontières, il faut que j’arrête de rêver pour qu’ils arrêtent de me prendre pour leur station météo. Surtout, j’aimerais qu’ils arrêtent de m’associer à l’ours constamment, cela me fatigue, d’en entendre parler à longueur de journée. Pourtant je ne peux rien y faire : il semble que ce soit tout ce qu’il y ait, et ni les hommes, ni les ours ne me lâchent avec leurs fragments d’histoires et de rencontres, leurs récits mythiques et leurs anecdotes quotidiennes, le jour, la nuit, tout le temps. Comme pour l’instant je n’ai pas d’échappatoire – il faudrait juste pouvoir partir mais je ne peux pas, nous n’avons plus d’essence à mettre dans les moteurs des bateaux pour remonter la rivière –, je me réfugie dans mon carnet de terrain, cela devient presque médical alors, d’écrire, et je me dis que la réflexivité me sauvera. Je peuple donc mes textes de toutes les histoires qu’on me raconte, de tous les rêves que je fais, les hommes les ours les saumons les oiseaux et les êtres hybrides se juxtaposent les uns aux autres au fil des pages. Aussi notre dialogue se poursuit-il : les Even veulent connaître mes rêves ; je veux connaître les êtres qui peuplent mes rêves. Ils veulent savoir ce que j’écris sur ces êtres ; je veux savoir ce qu’ils en pensent.

*

8Malgré toutes mes tentatives réflexives pour limiter cette tendance empathique qui est en train de prendre des proportions excessives, ma psyché s’avère de plus en plus perméable, j’ai l’impression de prendre l’eau. Je note je retranscris j’écris presque compulsivement, mais à mon corps défendant tous ces êtres commencent à s’infiltrer et je ne me sens plus vraiment moi-même, je me transforme en rêve de plus en plus régulièrement. C’est cet autre visage en dessous du visage unifié qui apparaît, celui du masque animiste, ce visage tourmenté, métissé, ensanglanté par les différences qu’il arrive mal à conjuguer ; ce visage hybride en forme de miroir inversé est comme une fureur qui s’apprête à déchirer la fragile unité de ma vie. Je m’accroche alors désespérément au monde des idées, je me dis que je ne « crois » pas vraiment à ce que j’écris, ni à ce que je rêve, ni à ce qu’on me dit, je me mets à subvertir ma propre pensée en même temps que la leur, et comme les Gwich’in m’ont appris à le faire, je relativise tous ces autres et je ne prends plus personne au sérieux, j’ironise en permanence pour opposer des barrières à tous ceux qui m’entourent. En vain.

9C’est une discussion sur nos voisins les ours – de nouveau – qui me fait finalement sortir de mes gonds, prendre mes jambes à mon cou et partir à pied dans un autre camp de chasse pour trouver de l’essence et fuir hors de la forêt trop bruyante trop vibrante trop vivante trop animée pour moi. Je raconte un soir mon dernier rêve à quelques chasseurs. Je suis allongée sur le ventre d’un ours, il m’entoure d’une patte protectrice. Il est gros et gris. Nous discutons de choses et d’autres, nous devons être dans le temps du jadis, là où les limites entre les êtres n’étaient pas encore stabilisées, là où ils se comprenaient encore puisqu’ils parlaient la même langue. Le corps de l’ours et le mien sont indistinctement mêlés, ma peau se fond dans son épaisse fourrure. Nous parlons calmement mais soudain je sens une sourde angoisse, lorsqu’un deuxième puis un troisième ours débarquent dans notre chambre (car il faut dire que nous sommes allongés sur un lit, dans une maison que je ne reconnais pas). L’un est noir, l’autre brun. Ils sont plus jeunes, plus petits aussi, ils me frôlent et brusquement je me sens menacée, je remarque leurs griffes, leurs dents, leur incertitude et leur ambivalence, qui d’un coup se met à résonner avec la mienne, je ne suis plus très sûre de l’issue de cette rencontre. Je me réveille en sueur (comme d’habitude), incapable de mettre du sens sur ces images nocturnes.

10Lorsque je termine mon histoire, mes hôtes sautent sur l’occasion pour en dire quelque chose : « Nastinka, il y a les personnes marquées par l’ours. Des êtres liminaires qui ont voyagé dans l’autre monde et qui en sont revenus. Transformés. Il y en a peu parce que c’est rare qu’on en revienne mais il y en a. Prends ces griffes ; tu es déjà Matura, tu as quelque chose de lui en toi, mais il faut que tu fasses attention ».

11Trop c’est trop. Je prends leurs griffes mais cette fois je m’en vais, je dois fuir hors de ce système de significations et de résonances qui menace de m’engloutir. Plus tard, je lisserai tous ces fragments d’expériences ingouvernables, je les transformerai en données enfin suffisamment essentialisées et désincarnées pour pouvoir être manipulées et mises en relation les unes avec les autres. Plus tard, je ferai mon métier d’anthropologue. Pour l’instant je dois couper, radicalement : je m’en vais vers les montagnes, je veux de l’air, du froid, de la glace, du silence, du vide et de la contingence, surtout plus de destin, et encore moins de signes.

12Pourtant c’est au cœur des glaciers, au milieu des volcans, loin des hommes, des arbres, des saumons et des rivières que je le trouve, ou qu’il me trouve. Je marche sur ce plateau d’altitude aride sur lequel je n’ai a priori rien à faire, je sors du glacier, je descends du volcan, derrière moi la fumée crée un halo de nuages. Je me crois seule, mais je ne le suis pas. Un ours tout aussi déboussolé que moi se promène lui aussi sur ces hauteurs où il n’a rien à faire non plus, il est presque comme un alpiniste alors ; c’est vrai que fait-il là, sur cette terre dégarnie sans baies ni poissons alors qu’il pourrait être tranquillement en forêt en train de pêcher ? Nous tombons l’un sur l’autre : si le kairos doit avoir une essence, c’est celle-ci. Une aspérité du terrain nous cache l’un à l’autre, la brume monte, le vent n’est pas dans le bon sens. Quand je le vois il est devant moi, il est aussi surpris que moi. Nous sommes à deux mètres l’un de l’autre, il n’y a pas d’échappatoire possible, ni pour lui ni pour moi. Daria m’avait dit, « Si tu rencontres un ours, dis-lui “je ne t’attrape pas, tu ne m’attrapes pas non plus” ». Oui, certainement, mais pas là. Il me montre les dents, il a peur sûrement, moi aussi j’ai peur, mais je ne peux pas fuir, je l’imite, je lui montre les dents. Tout va très vite ensuite. Nous entrons en collision il me fait basculer j’ai les mains dans ses poils il me mord le visage puis la tête je sens mes os qui craquent je me dis je meurs mais je ne meurs pas, je suis pleinement consciente. Il lâche prise et m’attrape la jambe. J’en profite pour dégager mon piolet qui est resté à ma bretelle depuis le glacier ce matin, je le frappe avec, je ne sais pas où car j’ai les yeux fermés, je ne suis plus que sensation. Il lâche. J’ouvre les yeux, je le vois s’enfuir en courant en boîtant, je vois le sang sur mon arme de fortune. Et moi je reste là, hallucinée et sanguinolente, à me demander si je vais vivre mais je vis je suis plus lucide que jamais, mon cerveau semble fonctionner à mille à l’heure. Je me dis : si je vis, je vais avoir des choses à dire et à faire dans cette vie. Je me dis : si je vis, ce sera une deuxième naissance.

*

13Ce jour-là le 25 août 2015 l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête, qui en se confrontant ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné. Lors de mon premier terrain en Alaska auprès des chasseurs gwich’in, j’ai toujours regardé Clarence avec des yeux amusés lorsqu’il me disait que tout était constamment « enregistré » dans le monde alentour et que la forêt était « informée ». « Everything is being recorded all the time », me rappelait-il souvent. Les arbres, les animaux, les rivières, toutes les parties de ce monde retiennent non seulement tout ce qu’on fait, mais aussi tout ce qu’on dit, tout ce qu’on rêve et tout ce qu’on pense. C’est pour cela qu’il faut faire très attention aux pensées que nous émettons, disait-il, car rien n’est « oublié » par le monde ; chacun des éléments qui le composent « sait » ce qui s’est passé, ce qui se passe ; quelque chose se prépare toujours, il existe un qui-vive des êtres extérieurs aux hommes, qui sont toujours prêts à déborder toutes leurs attentes. Aussi chaque pensée que nous déposons dans le monde vient-elle se mêler et s’ajouter aux anciennes histoires qui « informent » l’environnement, ainsi qu’aux dispositions de ceux qui le peuplent. Il y a dans le monde une latence et un bouillonnement, qui ressemblent à la lave qui attend sous le volcan que quelque chose la force à sortir du cratère. C’est pour cela que Daria et Matilda baissent la voix et chuchotent le matin dans la yourte ensommeillée lorsqu’ils racontent leurs rêves. « Tu as peur de réveiller les autres ? », je demande un jour, ayant des difficultés de compréhension tant leurs voix sont faibles. « Non, je ne veux pas qu’ils entendent, dehors », me répond-elle.

  • 2 Umberto Eco, L’île du jour d’avant, Paris, Grasset, 2007, p. 259.

14Ces données paraissent être de bons exemples des cosmologies animistes des peuples du Grand Nord ; elles en sont. Pourtant ce qui a peut-être été minimisé par les anthropologues qui ont enregistré ces formes de relation au monde, c’est leur existence hors de nos livres hors de nos conférences dans le monde physique ; leur actualisation dans des rencontres concrètes qui surviennent sans que nous y soyons préparés. Par-delà la distance critique et la réflexivité qui nous permettent de revenir sur nos expériences de terrain et d’écrire, il faut peut-être reconnaître aujourd’hui que ces mythes que nous collectons et que nous organisons pour les rendre partageables débordent toujours le cadre dans lequel nous les enfermons ; tout comme les êtres-personnes qui peuplent le monde débordent eux aussi toujours toutes les histoires que les indigènes racontent à leur sujet. Umberto Eco n’avait peut-être finalement pas tort : « Pour écouter des histoires, il faut suspendre l’incrédulité2 ».

15Dans le cas isolé de la rencontre que je relate, les rêves rejoignent l’événement, les mythes entrent en résonance avec la réalité. De quoi s’agit-il ? D’une période, d’un instant court ou long, au cours duquel les limites entre nous et l’extérieur s’effacent peu à peu, comme si l’on se désintégrait doucement pour descendre dans les profondeurs du temps du rêve où rien n’est encore stabilisé, où les frontières entre les existants sont encore flottantes, où tout est encore possible. Renaître ici c’est : être passé par ce cycle de désintégration dans l’altérité radicale, avoir failli se perdre, tout perdre, mais ne pas mourir et revenir, chargé de potentialités nouvelles. Renaître c’est, au sortir de ces abysses où règne l’indistinct, choisir de reconstruire de nouvelles limites à l’aide des nouveaux matériaux trouvés tout au fond de la gueule d’un autre que soi.

16Je pense au petit rat musqué et à l’homme du mythe gwich’in concernant la création du monde. Je pense à l’océan sans limites sur lequel ils flottent, incertain, ouvert, non-borné, liquide. Je pense à ce petit rat musqué qui plonge tout au fond de l’eau là où il fait noir là où il est aveugle là où il a peur pour aller recueillir dans ses griffes les fragments de tourbe qu’ils utiliseront ensemble, avec l’homme, pour créer une terre ferme sur laquelle marcher et délimiter leurs espaces respectifs. Je pense aussi à cet homme aveugle et maladif, qui reçoit l’aide du plongeon huard, qui grimpe sur son dos et qui par trois fois plonge avec lui dans les profondeurs sombres du lac, pour en revenir transformé et doté d’une nouvelle vision. Je pense à toutes ces histoires et à tous ces mythes, que nous avons soigneusement retranscrits dans nos monographies sur les peuples que nous avons étudiés, à tous ces voyages d’un monde à l’autre qui attisent notre intérêt scientifique, à tous ces hommes un peu spéciaux, ces shamans que nous suivons comme les chasseurs pistent les animaux qui les fascinent. Je pense à tous ces êtres qui se sont enfoncés dans les zones sombres et inconnues de l’altérité et qui en sont revenus, métamorphosés, capables de faire face à « ce qui vient » de manière décalée, ils font à présent avec ce qui leur a été confié sous la mer, sous la terre, dans le ciel, sous le lac, dans le ventre, sous les dents.

*

  • 3 Jit dalché, littéralement « vivre plus loin », signifiant « vivre encore ».

17Au sortir de la gueule de l’ours, de ce no man’s land du glacier du volcan de la plaine d’altitude, in fine étrangement surpeuplé de présences et d’intentionnalités, il ne reste que peu de certitudes quant à la stabilité des êtres et des choses, à leur organisation en systèmes intelligibles et institués, à leur pérennité dans le temps. La plupart des « données » du chercheur, celles qu’il avait soigneusement collectées, celles qu’il avait commencé à mettre bout à bout pour créer un monde – celui qu’il devait partager avec sa communauté – gisent à présent à ses pieds comme autant de liens brisés qu’il faudra bien tenter de réagencer autrement pour pouvoir « vivre plus loin3 ». « Vivre plus loin » pour les Even revient toujours à la nécessité première et vitale de maintenir une forme de communication avec les êtres qui partagent leur monde, ces êtres informés aux trajectoires imprévisibles. Les histoires qu’ils se racontent, les chasses dans lesquelles ils s’engagent sont autant de manières de continuer à longer les contours et esquisser les limites de ces espaces intermédiaires où se déplacent des entités qu’ils ne comprennent jamais tout à fait, pour tenter de leur donner une forme – au moins temporaire, intermittente – et par là même redéfinir leurs propres existences face à eux.

18Quant à l’anthropologue, au sortir de cette histoire qu’elle situait antérieurement dans les formes de pensée de ceux qu’elle étudiait, et qui pourtant l’a saisie, la voilà confrontée de nouveau à sa problématique initiale, celle qui l’a poussée à traverser la terre et à venir à la rencontre de ces hommes pour tenter de les comprendre. La tâche qui lui incombe à présent ne consiste pas seulement à recomposer des fragments d’hommes, d’animaux, de lieux et de temporalités qui convergent dans l’événement pour en faire, plus tard, un récit cohérent à partager avec sa propre communauté. Il faut aussi et d’abord accepter de se départir de la position d’extériorité que le chercheur pense détenir et remettre à partir de là sa réflexivité au travail.

19L’anthropologue repose donc cette même question primordiale, à l’origine de tous les voyages qu’elle a pu entreprendre, de toutes les pages qu’elle a pu écrire, à l’origine aussi de la contingence rendue possible de se retrouver un jour face à un ours après avoir travaillé sur la question de l’animisme dans le Grand Nord pendant près de dix ans. Que vont faire les chasseurs dans leurs lointaines forêts, lorsqu’ils tournent autour des traces laissées par les proies fuyantes qui les entraînent aux confins de leurs territoires, lorsqu’ils appellent les esprits évanescents qui courent dans les aurores boréales, lorsqu’ils étudient leurs rêves à voix basse le matin près du feu sous la tente dans la nuit polaire ? De manière symétrique, elle se demande simplement aujourd’hui, de nouveau : que va-t-elle faire, elle, là-bas, avec eux ?

Haut de page

Notes

1 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Pocket, 1997, p. 25.

2 Umberto Eco, L’île du jour d’avant, Paris, Grasset, 2007, p. 259.

3 Jit dalché, littéralement « vivre plus loin », signifiant « vivre encore ».

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Nastassja Martin, « Vivre plus loin »Terrain, 66 | 2016, 142-155.

Référence électronique

Nastassja Martin, « Vivre plus loin »Terrain [En ligne], 66 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2016, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/16008 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.16008

Haut de page

Auteur

Nastassja Martin

Chercheur indépendant

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search