1De nombreux groupes amérindiens des basses terres de l’Amérique du Sud ont institutionnalisé un type de relation que l’on désigne par les termes « amitié rituelle », « amitié formelle » ou encore « amitié cérémonielle ». L’expression renvoie à un rapport dyadique, instauré dans un contexte rituel, associant deux partenaires (ou deux couples de partenaires) par un lien d’étroite collaboration marqué par une « amitié » et une intimité ostentatoires, parfois accompagné par l’échange réciproque différé de biens de valeur. L’institution de l’amitié rituelle a été depuis longtemps repérée et décrite dans ses diverses manifestations par les ethnographes des sociétés amazoniennes (Bodley 1973 ; Gillin 1975 ; Harner 1972 ; Kloos 1971). Pourtant, la fonction de cette institution et sa place au sein des agencements sociocosmologiques amérindiens restent énigmatiques, tant elle paraît s’écarter des logiques gouvernant les systèmes d’attitudes indigènes et les valeurs qui leur donnent sens. Ceux-ci sont régis par deux grands modèles de relation appliqués à un large spectre de rapports tant avec des humains qu’avec des non-humains. Le premier de ces schèmes est celui de l’affinité généralisée, autrement dit un rapport de tension vers et d’incorporation de l’altérité, concrètement incarnée par d’autres groupes désignés comme ennemis privilégiés, par les animaux de chasse, par les Blancs, par les morts et les esprits en général. Les affins par excellence – ou affins potentiels, comme les appellent Eduardo Viveiros de Castro et Carlos Fausto (1993) – sont les êtres dont on prélève, généralement par prédation plutôt que par échange, les éléments vitaux pour les procès de subjectivation au coeur de la reproduction sociale : des noms propres, des principes de magnification de la personne, des virtualités d’incarnation, des moyens de forger une destinée et de s’inscrire dans la mémoire collective. Ils sont à distinguer des affins actualisés – cousins croisés, beaux-frères, épousables en général – dont l’altérité est diluée par le procès de « familiarisation » (ibid. ; Fausto 2001) qui les tire vers le pôle de l’identité et aboutit à leur intégration au sein du collectif de référence. Dans la mesure où elle donne sa forme à l’ensemble des rapports avec les Autres, l’affinité potentielle ou méta-affinité fonctionne ainsi comme un « opérateur cosmologique », pour reprendre le concept forgé par Viveiros de Castro (1998) pour désigner ces dispositifs synthétiques d’application très large.
2Qu’en est-il alors de l’autre pôle du continuum mis en lumière par Fausto et Viveiros de Castro, celui menant de l’affinité potentielle, via l’alliance actualisée, à l’identité (au sens de « mêmeté ») ou à la consanguinité ? Que recouvre ce dernier terme dès lors qu’on l’oppose à la méta-affinité – et non plus à l’affinité au sens courant dans les études de parenté ? Des nombreux travaux consacrés cette dernière décennie à résoudre ce problème (Gow 1997, 2000 ; Taylor 2000 ; Vilaça 2002 ; Viveiros de Castro 2004 ; Taylor & Viveiros de Castro 2006) a émergé l’idée que, si l’affinité, inscrite dans la texture du monde, est un donné de la vie sociale, la « consanguinité », elle, est activement produite : loin de découler « naturellement » des processus biologiques de reproduction, les rapports entre parents, enfants et germains en tant que positions généalogiques sont engendrés dans le cadre d’un travail de fabrication mutuelle, par la commensalité, l’intimité physique, un exercice permanent de visualisation mentale (ce en quoi consiste la pensée pour les Indiens) et par la mémoire d’interactions saturées d’affects. Ceci veut dire qu’il n’y a pas de différence entre filiation « naturelle » et adoption ; mieux, la reproduction « naturelle » apparaît comme un cas particulier de l’adoption, puisque les nouveau-nés sont souvent considérés comme des « étrangers » issus d’autres collectifs (en particulier celui des morts), et que leur attachement à leur nouveau groupe d’appartenance doit être forgé. De ce point de vue, l’incorporation des bébés ne se distingue guère d’une des formes majeures d’adoption dans les groupes amazoniens, celle des petits d’animaux chassés, incorporés dans les maisonnées et élevés par les femmes, à la becquée voire au sein (Erikson 1987 ; Descola 1994). Le parallélisme entre ces deux modes de croissance des collectifs autorise à considérer que les rapports de consanguinité ressortissent d’une matrice relationnelle plus générale, englobant une série de rapports asymétriques d’inclusion, notamment les rapports entre « maîtres » et animaux apprivoisés, esprits maîtres du gibier et espèces chassées, chefs et gens du commun, chamanes et esprits auxiliaires, patrons et employés, qui ont pour point commun d’être tous prédiqués sur la filiation adoptive et d’impliquer une attitude prédatrice envers les Autres et protectrice à l’égard des membres du collectif donné que subsume la figure du Maître (Costa 2007). Cette configuration est le plus sou vent désignée par l’expression anglaise « master / pet relation », parce que c’est dans l’interaction avec les animaux captifs qu’elle a été d’abord mise au jour ; on peut sans dommage substituer à cette appellation celle de relation « maître / subordonné ». En vertu du caractère généralisé de ce schème relationnel, Fausto (2008) juge qu’il constitue l’autre grand « opérateur cosmologique » du monde indien amazonien et propose de l’appeler « métaconsanguinité », par analogie avec la méta-affinité ou affinité potentielle.
3Pris conjointement, ces deux opérateurs permettent de rendre compte de la dynamique des principales dispositions sociocosmiques propres aux groupes des basses terres. Toutefois, le recours à l’un ou l’autre de ces modèles conceptuels ne suffit pas à justifier toutes les particularités de la relation d’amitié rituelle. Celle-ci repose en effet, comme j’essaierai de le montrer, sur une combinaison originale de traits issus à la fois de la méta-affinité et de la méta-consanguinité et d’ordinaire exclusifs les uns des autres. Reste à comprendre comment elle s’articule aux rapports de parenté et quelle est sa place dans l’économie générale des cosmopolities amazoniennes. Commençons par une rapide description de la variante jivaro de l’amitié formelle (Harner 1972 ; Brown 1984 ; Descola 1993 ; Kelekna 1991 ; Maader 1991) afin de donner au lecteur une idée de cette institution et de son étrange tonalité.
4L’ensemble des tribus qui composent cette ethnie, vaste ensemble de chasseurs-horticulteurs dont le territoire s’étend des rives sud du Marañon au Pérou jusqu’aux rives nord du Pastaza en Équateur, est parcouru par un réseau de partenariats d’échange nommés amikri, en référence au terme par lequel les amis rituels s’adressent l’un à l’autre – amikru, « mon amik », appellation qui dérive à l’évidence de l’espagnol amigo. L’initiative, optionnelle, de s’engager dans un rapport d’amik avec un autre partenaire est toujours prise par un homme. Le plus souvent, la relation unit des individus adultes vivant dans une maisonnée autonome, indépendante de l’emprise immédiate du père de l’épouse (la résidence est uxorilocale chez les Jivaro, et la polygynie, de type sororale, y était jusqu’à récemment généralisée). Toutefois, le partenariat implique aussi des femmes, en l’occurrence l’une des épouses de chaque partenaire, chacune devenant la yanasri (le pendant féminin d’amik) de l’autre ; elles sont également appelées yanasru, « ma yanas », par l’amik de leur époux. En bref, le partenariat associe deux couples monoconjugaux. En principe, il est toujours possible de décliner une offre de rapport amik, mais un tel refus est interprété comme l’indice d’une attitude hostile. Si l’homme ciblé par l’offre de partenariat accepte la proposition, la relation est scellée par un bref rituel : les deux hommes s’agenouillent sur une couverture étalée dans la partie masculine de la maison et s’embrassent mutuellement, en répétant à tour de rôle « amikru, amikru ». Toujours agenouillés, ils embrassent et s’adressent ensuite à leurs yanasri respectives, puis c’est au tour des deux femmes de sceller leur partenariat, selon la même formule. Les enfants de ces couples appelleront dorénavant « père » et « mère » les amik de leurs parents, tant que la relation est active, mais, la relation n’étant pas héréditaire, ils n’utiliseront pas le vocable amik pour s’adresser les uns aux autres. Les amis rituels n’échangent pas de cadeaux à ce stade de la relation, mais par la suite, à chaque fois qu’un homme visite la maisonnée de son partenaire, il doit y apporter des présents de valeur. Les obligations inhérentes à la relation ne se limitent pas à l’échange de biens : les amik se doivent aussi protection mutuelle contre toute agression éventuelle par d’autres membres du groupe local visité et assistance dans les situations de conflit. Le plus souvent, le lien amik engage des hommes distants l’un de l’autre tant sur le plan spatial que sur le plan social, et de façon préférentielle des membres de tribus jivaro distinctes. La relation peut s’étendre aussi à des étrangers, Indiens d’autres groupes ethniques voisins, métis installés dans la région ou même des Blancs – par exemple des anthropologues. Jusqu’à une date récente, toutefois, les Jivaro préféraient nouer avec ces partenaires non indigènes une variété locale de relation de compadrazgo plutôt qu’un rapport d’amik. De façon plus exceptionnelle, des membres d’un même groupe local, voire des proches parents tels que des frères, peuvent décider de nouer une relation amik. Dans tous les cas, la terminologie et les attitudes caractéristiques de la relation viennent remplacer le rapport éventuellement préexistant. Un homme peut avoir plusieurs amik, mais rarement plus de deux ou trois car la relation est contraignante et onéreuse, tant sur le plan des biens échangés que sur le plan des « services » attendus de l’ami rituel. Enfin, tandis que les loyautés associées aux relations de parenté sont labiles et les alliances entre maisonnées très instables, les obligations propres à la relation d’amitié rituelle sont prises très au sérieux ; les partenaires s’efforcent d’honorer leur dette respective – leur tumash, un mot qui désigne aussi l’obligation de venger la mort ou la maladie d’un proche parent. Se soustraire à ces devoirs équivaut à une déclaration d’hostilité envers son amik et sa parentèle.
5Les comportements prescrits entre amik se distinguent des interactions courantes entre Jivaro. Ils se caractérisent par des manifestations ostentatoires d’amabilité et de politesse, aux antipodes de l’antagonisme stylisé typique des rapports entre personnes distantes. Ainsi, les amik ne s’engagent pas lors de leurs visites dans ces exercices de force que sont les dialogues cérémoniels masculins, pratiqués d’ordinaire en cas de rencontre avec des non-familiers. Ils échappent également aux pratiques discursives et magiques mises en oeuvre pour tenter d’infléchir ou de modeler les dispositions d’un non-consanguin – un point sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Par ailleurs, l’embrassade rituelle qui instaure la relation amik est la seule occurrence de contact physique entre adultes distants ; normalement les hommes jivaro ne se touchent jamais en public, et ils sont horrifiés par les corps-à-corps entre hommes typiques des beuveries chez leurs voisins Quichua. Les interactions amik / yanas sont également inhabituelles ; tandis que les femmes distantes de génération plus ou moins équivalente sont, en cas de rencontre, soigneusement ignorées et/ou font l’objet de manoeuvres clandestines de séduction, un amik traite avec beaucoup d’égards sa partenaire féminine et s’efforce de converser aimablement avec elle, sans pour autant encourir le courroux de son époux.
6La dimension utilitaire du système jivaro de partenariats rituels, en matière économique et sociale, a souvent été mise en avant : le réseau des amik permettait la circulation transtribale de ressources inégalement distribuées, telles que le sel et surtout les biens d’origine occidentale, au premier chef les fusils, les munitions, le tissu et les outils de métal, ainsi que les chiens de chasse, la volaille et les cochons. Le réseau reposait de fait sur une forme atténuée de spécialisation productive. Les Achuar du Nord, par exemple, étaient réputés pour la qualité de leurs sarbacanes et de leurs couronnes en plumes de toucan, les tawaspa, couvre-chefs emblématiques des Jivaro. Les Jivaro orientaux, plus proches des dynamiques noyaux de peuplement péruviens, fournissaient des carabines, alors que les Shuar proches du piémont andin apportaient du sel, des fusils rustiques fabriqués dans les bourgades des hautes terres et des pointes de lances en fer. Dans un milieu marqué par l’hostilité de principe entre groupes locaux distants et entre tribus, le réseau amik et la protection qu’il offrait favorisait la circulation de l’information, des personnes et des biens entre unités sociales éloignées.
7Cette interprétation d’esprit fonctionnaliste ne manque pas de justification. Toutefois, elle ne permet pas de comprendre les caractères très particuliers de la relation entre amik. Elle n’explique pas pourquoi la relation engage des paires conjugales « monogamisées », pourquoi elle est rituellement instaurée, pourquoi elle n’est ni transitive (les amik d’un homme ne sont pas amik entre eux) ni transmissible (les enfants d’amik ne sont pas « amis » entre eux) ; elle ne rend pas compte de la couleur affective très singulière de cette relation faite de contrainte, de « confiance » et d’amitié ostentatoire, pas plus qu’elle n’explique la présomption d’absolue égalité statutaire entre partenaires, caractéristique de la relation, ou encore l’exemption dont bénéficient les amik des pratiques de persuasion que les Jivaro utilisent couramment pour contrôler ou changer les dispositions d’autrui, humain ou non humain.
8Les partenariats rituels de type amik, nous l’avons dit, sont loin d’être spécifiques aux Jivaro. On les retrouve sous différentes formes dans bien d’autres sociétés amazoniennes. Le conglomérat formé par les Arawak préandins (ensemble Campa / Piro / Yanesha) est lui aussi maillé par un réseau d’amis formels dits ayompari, qui sert d’articulation avec ses voisins pano, harakmbut et tupi-guarani (Bodley 1973 ; Killick 2009, 2013 ; Schäfer 1991 ; Santos Granero 2007). Un réseau similaire, fondé sur une relation d’échange ritualisée entre partenaires appelés pawana, irrigue la constellation Carib / Arawak de l’aire guyanaise (Thomas 1982 ; Gallois 2005 ; Gillin 1975 ; Henley 1982 ; Howard 1993 ; Kloos 1971 ; Grotti 2013 ; pour d’autres exemples, voir Coutinho 2012 ; Course 2013 ; Reevet & High 2012). On rappellera au passage que ces deux ensembles ont joué un rôle majeur dans le développement, dans les temps précolombiens et durant les premiers siècles de la colonisation, de vastes circuits d’échange qui s’étendaient des hautes terres andines jusqu’aux groupes de la côte atlantique et caribéenne du nord-est de l’Amazonie. Fernando Santos Granero (2007), auteur d’une précieuse recension des variantes de l’amitié formelle en Amazonie, inclut dans cette catégorie les liens d’alliance entre chamanes campa ou entre les chamanes et leurs esprits auxiliaires, bien que ces relations, si elles sont choisies, ne soient pas toujours rituellement sanctionnées et soient loin d’être équistatutaires comme le sont les rapports entre amik, ayompari ou pawana. À l’inverse, et sans doute parce qu’il centre son analyse sur l’échange de biens matériels, incarnation pour lui d’une relation de confiante amitié qu’il serait dans la nature des humains de rechercher, Santos Granero tend à négliger d’autres formes de rapports dyadiques rituellement instaurées, mais qui n’impliquent ni échange de biens, ni même manifestations d’amitié. Les jumelages cérémoniels dans les groupes gê du Brésil offrent un exemple de ce type de lien : ces rapports, héréditaires, unissent des individus affiliés à des moitiés opposées dans une relation spéculaire – tout ce qui arrive à l’un affecte l’autre – qui exclut l’échange, notamment matrimonial (mais pas entre enfants d’individus appariés), et impose des conduites d’évitement, y compris sexuel, entre partenaires (Crocker 1990 ; Carneiro da Cunha 1978 ; Coelho de Souza 2002, 2004 ; Da Matta 1982). D’après Alexandre Surallès (1998), le même type d’embarras caractérise les rapports entre homonymes chez les Candoshi, bien que cette relation ne soit ni formalisée ni rituellement instaurée. Dans les groupes de la famille tupi, les partenariats rituels ne sont pas focalisés sur l’échange de biens ; ils privilégient la dimension sexuelle de la relation et l’amitié qui lui est associée. Le lien apihi-pihã des Arawêté décrit par Viveiros de Castro (1992) unit deux couples mariés, dont l’un récemment, dans un rapport de partage sexuel, de camaraderie joyeuse et d’étroite collaboration à la chasse comme à la guerre. Intimité, amitié démonstrative et collaboration caractérisent également le lien entre amis formels appelés pajé chez les Parakana tupi, une relation jadis limitée aux hommes et établie par un rituel spécifique (Fausto 2012). La relation entre pajé n’entraîne pas de mutualité sexuelle comme c’est le cas chez les Arawêté : elle est fondée sur un engagement d’homicide mutuel, l’ami choisi étant désigné comme l’exécuteur de son partenaire si l’inimitié de principe entre les groupes d’où sont issus les amis vire au conflit déclaré. L’étrange combinaison d’amitié et d’hostilité typique des amitiés rituelles chez les Tupi justifie le parallèle dressé par Viveiros de Castro entre ces pratiques contemporaines et le rapport qui unissait au XVIe siècle le guerrier Tupinamba à son captif de guerre, transformé en beau-frère par le don d’une « soeur » avant d’être tué et mangé – cependant, chez les Arawêté la consommation érotique de la femme de son partenaire ne culmine pas dans un festin cannibale, ou plus exactement diffère ce moment à la vie post mortem (Viveiros de Castro 1992).
9Au vu de la variété de formes qu’assument ces partenariats rituellement initiés, dont nous n’avons pourtant présenté qu’un court échantillon, il semble difficile de les ranger dans une catégorie sociologique clairement définie, à distinguer de manière univoque d’autres ensembles de relations de parenté ou de paraparenté tel le compadrazgo. Ce qu’on désigne par l’expression « amitié formelle » recouvre plutôt un champ de relations partageant certaines caractéristiques, mais pas nécessairement toutes. On retrouve cependant dans la plupart des relations classées comme amitiés formelles un certain nombre de traits récurrents, qu’il nous faut à présent synthétiser et analyser.
10Soulignons en premier lieu que ces rapports d’amitié formelle sont toujours rituellement institués – ils ne découlent ni d’affinités librement choisies, ni de rapports de parenté préexistants. Une conséquence importante du mode de production de la relation d’amitié est qu’il donne naissance à des « personnes » non ordinaires, des êtres complexes ou paradoxaux synthétisant des traits contradictoires ou combinant à tout le moins des dimensions normalement exclusives les unes des autres (Houseman & Severi 1998). En second lieu, ces partenariats, sous leur forme dominante, sont nettement infléchis vers l’association d’individus considérés comme Autres, d’une « nature » différente de celle du Moi/Nous de référence. Plus spécifiquement, ils unissent des Autres regardés comme les ennemis préférés, en tant que tels cibles privilégiées des actes de prédation guerrière et source des éléments nécessaires aux procès de personnification qui sous-tendent la reproduction sociale amérindienne.
11Par ailleurs, le jumelage d’individus de même sexe dans un rapport d’amitié rituelle implique toujours l’égalisation, en termes de magnitude sociale, des partenaires concernés. Même lorsque ces réseaux d’amis charrient des flux de biens, ils ne sont pas monopolisés par des chefs ou des hommes de pouvoir. Ils ne servent pas à forger des positions d’éminence sociale – chez les Jivaro, au moins, les « grands hommes » n’avaient ni plus ni moins d’amik que les gens de moindre statut – et même tendent à contrarier les mécanismes qui servent à les construire, puisque en Amazonie la magnification des personnes s’enracine dans la capacité à aligner sur les siennes les dispositions affectives et les intentions d’autres individus. Or, l’étiquette des attitudes entre amis cérémoniels interdit le recours à des pratiques d’influence magiques ou discursives ; dans certains cas, par exemple chez les Gê, il existe une présomption d’incommunication entre les partenaires, de telle sorte que l’« affectement » automatique de l’un par ce qui touche l’autre n’est jamais attribué à un acte de communication intentionnel, implicite ou explicite.
12L’équivalence de statut posée entre les amis rituels assimile cette relation à l’autre relation équistatutaire saillante en Amazonie, à savoir celle entre beaux-frères, en particulier ceux unis par un échange matrimonial direct. Toutefois, une différence cruciale sépare la relation d’amitié formelle de la relation entre beaux-frères : cette dernière reste toujours marquée par une hostilité et une rivalité plus ou moins latentes, ou en termes plus abstraits par une forme de coopération agonistique, tandis que l’esprit de compétition est soigneusement exclu de la première : les amis rituels veillent à ne pas s’engager dans des jeux de pouvoir et s’efforcent au contraire de rendre leurs actions, et leurs présents mutuels, aussi semblables que possible.
13Dans la majorité des cas, l’amitié formelle unit des partenaires de même sexe ; cependant, elle comporte toujours une dimension sexuelle, de façon explicite dans la relation apihi-pihã des Arawêté, de manière moins directe dans d’autres cas : le lien pajé des Parakana est (ou était jusqu’à récemment) une relation exclusivement same-sex, mais l’intimité physique entre pajé, l’invitation à dormir couché entre les cuisses de son ami, confère à leur rapport une connotation érotique (Fausto 2012). On relèvera aussi que chez les Campa les partenaires ayompari s’adressent l’un à l’autre par un terme dénotant « fiancé » au début de leur association, avant de s’appeler réciproquement par le terme « frère » (Santos Granero 2007). Chez les Jivaro, le lien amik engage des couples, comme chez les Arawêté, mais il exclut le partage sexuel – la séduction de la femme de son amik entraîne d’immédiates représailles armées –, exclusion qu’on retrouve dans les appariements rituels des groupes gê, sous peine de sanctions sévères. En somme, l’amitié formelle entretient un rapport fort, soit positif soit négatif, avec la sexualité. Examinons à présent le curieux mélange d’affects caractéristique de la relation entre amis cérémoniels. Cette relation est très souvent empreinte d’ostensibles témoignages de confiance et d’amitas, des dispositions émotionnelles qui tranchent sur la méfiance et l’hostilité de principe présidant ordinairement aux relations avec des Autres, dispositions qui restent manifestes même dans les rapports avec des affins actualisés ou « familiarisés ». Ces pratiques justifient le qualificatif d’« anti-affinité », utilisé par Viveiros de Castro et repris par Santos Granero, pour décrire la relation d’amitié formelle, dans la mesure où elles apparaissent comme une inversion spéculaire de la relation d’affinité masculine, et même comme un antidote aux attitudes prescrites et aux obligations inhérentes aux rapports entre beaux-frères : les amis formels seraient en définitive des beaux-frères transformés en frères juvéniles inoffensifs. Par ailleurs, ces partenariats rituels font souvent de l’ami une sorte d’alter ego ou de jumeau, comme c’est clairement le cas chez les Gê, ou même chez les Parakana, où les amis formels sont censés accomplir ensemble et simultanément (« fesse à fesse », comme le formulent les Indiens) l’acte productif suprême, l’homicide d’un ennemi (Fausto 2012). Comme l’a souligné Lévi-Strauss (1991), les jumeaux constituent une sorte de monstre conceptuel pour les Amérindiens d’Amazonie, qui manifestent une forte aversion pour toute relation de nature homothétique : l’homonymie, l’homomorphisme, l’homosexualité et les naissances multiples ont tous des valences négatives, un symptôme de la difficulté qu’ont les Indiens à concevoir une relation productive qui ne soit pas fondée sur une différence. Dans cette perspective, les amis formels apparaissent non seulement comme des beaux-frères libérés du poids de l’affinité mais aussi comme la seule forme possible de « jumeaux », étant donné que leur appariement s’enracine dans la différence, et même dans la différence par excellence, celle entre Soi et l’Ennemi. On remarquera la similitude entre ce rapport de jumelage différentiel et la relation postulée par les Indiens entre le corps et la conscience proprioceptive ou plus généralement réflexive. En effet, la conscience de soi est souvent attribuée à une instance différente du moi préréflexif et initialement extérieure à elle, engendrée par l’incorporation d’un esprit sous forme d’un message ou d’une vision. Chez les Jivaro, l’état de subjectivité magnifiée à laquelle aspirent les hommes et les femmes passe par la rencontre d’un esprit nommé arutam émanant d’un mort récent ; l’aperçu du futur délivré par l’arutam s’intègre à l’individu et forme une sorte de voix intérieure conférant au bénéficiaire de la vision la détermination, la clairvoyance et la puissance attendues d’un Jivaro exemplaire (Maader 1999 ; Taylor 2000). La relation d’amitié formelle participe donc, d’un côté, du rapport d’affinité masculin le plus marqué (celui entre beaux-frères), mais elle relève, de l’autre, du rapport le plus intime qui soit, celui d’un individu à lui-même. La contradiction entre ces dimensions n’est qu’apparente : comme le fait remarquer Viveiros de Castro (2012), si dans notre propre tradition le modèle du rapport de soi à soi est la relation à l’ami, cet « autre moi-même » selon la définition d’Aristote, en Amazonie c’est l’Autre – l’Ennemi, pour faire court – qui fait office d’ami et sert à fonder la conscience de soi. Ici, l’Autre est moi ; chez les Indiens, le moi est l’Autre. Que la relation d’amitié formelle constitue aussi un reflet spéculaire de la relation de soi à soi en tant que relation de différence est une manière de souligner la force de l’intimité jugée inhérente à la relation.
14Certaines variantes de l’amitié rituelle impliquent l’échange réciproque de biens matériels de haute valeur ; tout au moins, elles supposent la générosité mutuelle entre parents proches co-résidents. On l’a souvent souligné, le don de nourriture et d’autres biens intimement liés à la personne – ornements, vêtements, ustensiles domestiques, etc. – et les manifestations d’intimité physique sont en Amazonie la matérialisation de la relation constitutive des liens de parenté au sein de l’unité domestique. Ces dons créent des personnes de nature semblable tant sur le plan physique que sur le plan moral, des personnes de la même « espèce ». Mieux, les ornements et les artefacts utilitaires comme les paniers, les jarres à bière de manioc ou les mortiers en bois pour la préparer sont souvent eux-mêmes crédités d’une certaine forme de « personnéité » et dotés parfois d’une subjectivité de type humain ; par ailleurs, ils « appartiennent » toujours à quelqu’un et constituent à la fois une extension externalisée et une expression du selfhood (soi) d’un individu, en bref l’équivalent d’une carte d’identité (Miller 2007), si bien qu’en cas de prêt à un familier de leur « maître » ils peuvent se rebeller et blesser l’emprunteur. Donner ces objets à un proche contribue de la sorte à enrichir la palette de relations dont il ou elle a besoin pour constituer sa propre position de sujet. C’est en ce sens qu’il faut interpréter l’affirmation de Viveiros de Castro (2004) selon laquelle les cosmopolities amazoniennes sont des économies du don orientées vers la production de personnes ou d’éléments nécessaires à la personnification : « Le don est la forme que les choses prennent dans une ontologie animiste [de consommation productive] ». Toutefois, cette forme de don de nourriture, d’ustensiles et d’ornements à des proches parents ne crée pas de dette, et les cadeaux faits en retour ne sont pas considérés comme un contre-don attendu. Le don et le partage renvoient à l’attachement, pas à l’obligation ; ils sont destinés à susciter de l’affection de la part des membres de la collectivité dont on relève, non à mettre en place un système d’échange de biens de valeur équivalente. Dans l’amitié formelle, par contraste, la générosité mutuelle crée de la dette, et même une dette très contraignante, identifiée à cette dette suprême qu’est le devoir de vengeance. On comprend mieux, à la lumière de ces observations, ce que recouvre la notion de confiance, si souvent mise en avant comme étant l’une des caractéristiques majeures de l’amitié cérémonielle – et si contraire à la méfiance qui colore les relations interpersonnelles « ordinaires », hantées par l’inclination à croire autrui susceptible en permanence d’entrer dans une autre sphère d’influence et de glisser par conséquent dans un autre réseau de solidarité. La confiance que se témoignent les amis formels ne renvoie pas à l’identification empathique qui pour nous gît au coeur de cette notion. Cette conception ne ferait pas sens dans le contexte des mondes indigènes amazoniens. D’abord parce qu’elle est contraire à la présomption d’opacité des états mentaux et des dispositions d’autrui, opacité croissante en fonction de l’éloignement social de l’interlocuteur : on ne sait pas à qui celui-ci est relié, par quelles influences il a été modelé. Ensuite parce que l’ami est un Autre et échappe pour cette raison à la pulsion d’empathie. De fait, on ne fait pas confiance à son partenaire rituel ; on fait confiance à la relation qui vous unit à lui. Ce que les ethnographes traduisent par le terme « confiance » ne renvoie donc pas à une imputation d’ordre psychologique. L’expression constitue à mon sens une traduction équivoque de la force contraignante de la dette, l’anticipation d’une suite inscrite dans la relation par l’échange différé de biens – ou d’homicides, puisque le même terme, et pas seulement chez les Jivaro, sert à qualifier l’obligation de vengeance aussi bien que le devoir de rendre à son partenaire des biens de valeur égale. L’échange de dons matériels entre amis rituels est en somme à la prédation ce que le lien rituel est à l’affinité : si l’amitié cérémonielle forme une sorte d’anti-affinité, l’échange réciproque de richesses entre partenaires constitue une sorte d’anti-vengeance, une version édentée de consommation productive, c’est-à-dire une consommation productrice de nouveaux éléments de personnification. La valeur accordée aux biens échangés apparaît dans cette perspective comme une réplique mimétique de la valeur suprême attribuée à l’homicide rituel – et l’homicide est toujours un acte rituel en Amazonie.
15Élargissons à présent l’analyse, en comparant la relation d’amitié rituelle à d’autres types de lien et en examinant son principe de composition. Il ne fait guère de doute que le terreau dans lequel s’enracine l’amitié formelle est celui de la différence, autrement dit celui de l’affinité pure, avant qu’elle ne soit affectée par le mouvement centripète de la consanguinisation ramenant l’Autre vers le Même, à mesure que l’affin potentiel s’actualise en affin réel par le mariage et les relations qui en découlent. L’ami idéal est un Autre maximalement autre, le plus souvent un ennemi privilégié. D’ordinaire, le rapport entre ennemis préférentiels est l’homicide réciproque différé, un acte de prédation dont résulte une large gamme de ressources de personnification, en particulier le sentiment d’identité créé par la métamorphose rituelle du tueur en Ennemi et la perspective « externe » sur le Soi qu’offre cette position – je me réfère ici à l’assomption par le tueur de l’identité de sa victime dans les rituels post-homicide, un phénomène amplement documenté et analysé dans la littérature américaniste (Albert 1985 ; Viveiros de Castro 1996 ; Taylor 1993). L’amitié formelle préserve certaines dimensions de la relation de prédation guerrière, comme la symétrie statutaire entre le guerrier et sa victime et la dette qui s’instaure entre eux et entre leurs parentèles respectives. Mais elle leur superpose une camaraderie ostentatoire et, le cas échéant, remplace la mise à mort par l’échange de biens de haute valeur, la consommation cannibale (tout homicide est une dévoration) par la consommation érotique. L’aspect sexuel de la relation d’amitié formelle s’ancre dans la prémisse implicite posant que les épouses d’Autres – les femmes Autres – sont du point de vue masculin des proies sexuellement désirables ; pour le formuler autrement, la sexualité est l’actualisation en régime de sexe croisé du rapport masculin à l’affinité.
16L’amitié rituelle préserve également des aspects centraux de la relation d’affinité concrétisée, celle entre beaux-frères, en particulier l’égalité statutaire entre les individus appariés ; mais elle remplace l’intime rivalité typique de ce lien par de l’antirivalité, chacun des partenaires faisant les mêmes choses au même moment, y compris l’amour avec l’épouse de l’ami, en excluant toute connotation de compétition. La mise en équivalence des amis formels place cette relation à distance maximale de la relation masculine la plus asymétrique en Amazonie, celle entre gendre et père de l’épouse, relation très contraignante et lourde d’obligations pour le gendre. Pourtant, des liens existent entre ce rapport très inégal et la relation d’amitié formelle, bien illustrés par la variante parakana. Le partenariat entre pajé est en effet fondé sur une relation antérieure, de type maître / subordonné, donc très asymétrique, mise en place lorsqu’un homme rêve de son ennemi, lequel est par ce fait contraint de livrer ses chants rituels à son Maître. Ces chants sont ensuite transmis à deux hommes qui, au cours d’une performance rituelle publique, vont les chanter de concert, « exécuter » se faisant l’ennemi apprivoisé, et devenir ipso facto pajé l’un pour l’autre (Fausto 2012). Autre exemple significatif, celui des Pemon de l’aire guyanaise : la relation d’amitié formelle entre pawana contraste fortement avec la relation entre un homme et son peito, ce terme désignant tout à la fois le gendre, le captif de guerre et l’animal apprivoisé – relation asymétrique s’il en est, impliquant un contrôle presque absolu du maître sur l’âme et le corps de son peito, et incarnation par excellence de la relation master / pet (Thomas 1982 ; Rivière 1984 ; Grotti 2013). Or c’est précisément cette relation au peito qui a permis aux groupes caribes tels que les Pemon de développer et d’étendre leur système de partenariats rituels d’échange en l’insérant dans le commerce d’esclaves durant les premiers siècles de la colonisation ; c’étaient en effet les captifs de guerre, les peitos, qui, au lieu d’être adoptés et mangés comme c’était le cas auparavant, servaient de monnaie d’échange pour obtenir auprès des colons européens les biens alimentant les relations pawana (Dreyfus 1992). Ces deux exemples, parmi bien d’autres, tendent à indiquer que la relation d’amitié formelle, de la même façon qu’elle présuppose la relation entre beaux-frères tout en l’inversant, est dérivée d’un rapport maître / subordonné antérieur, à tout le moins qu’elle intègre dans sa composition des éléments issus de ce rapport.
17Cependant, l’amitié formelle partage aussi des traits avec les rapports de consanguinité entre parents de même sexe : l’intimité physique exhibée, typique des interactions entre jeunes frères, la camaraderie joyeuse, mais également, de façon plus significative, l’évitement des pratiques de persuasion discursives et magiques. Entendons nous : en Amazonie, comme l’a souligné Viveiros de Castro (2004), la production de la parenté tout entière s’assimile à une production par des moyens magiques. En effet, si la parenté consiste à produire des personnes semblables, la « force » qui alimente ce mode de production est l’« influence » telle que définie par Roy Wagner (1977) comme l’énergie produite par l’emprise d’une âme sur une autre âme ; et l’influence en ce sens ne se distingue guère de la magie. Mais cette assimilation généralisée de la création de parenté à la magie pose problème : chez les Jivaro au moins – et je soupçonne qu’il en est de même dans d’autres groupes des basses terres – le type d’influence exercée sur les consanguins et sur les affins n’est pas de même nature. Les Jivaro mobilisent un large éventail de techniques « magiques », au sens courant du terme, dans leur traitement de parents non consanguins – ou de parents qui ont été littéralement « altérés » par la mort ou l’éloignement spatial –, de même que dans celui des conjoints, amant(e)s, animaux apprivoisés, gibiers et esprits. Ces moyens vont des charmes et filtres d’amour aux énoncés performatifs en passant par les bézoards, les pierres à effets et toutes sortes d’autres instruments. Or, ces outils ne sont pas mobilisés dans les rapports aux consanguins proches, parents, enfants et germains, en particulier les corésidents, qui fabriquent mutuellement leurs corps de semblables par des moyens non médiatisés, par le toucher, le regard et la pensée réciproque, par la commensalité et la visualisation mentale. La différence entre les deux sortes de « magie » impliquées n’a rien à voir avec l’« âme » des êtres concernés, puisque ces intériorités sont par principe identiques. Elle tient plutôt à la nature des corps : les corps d’affins, plus généralement d’Autres, sont d’une nature différente de celle de l’ego ou du Nous de référence, et la visée des pratiques magiques qui leur sont adressées est de les leurrer, de les amener à croire que leurs corps sont reliés à celui de l’énonciateur/performateur par la même glue que celle unissant les proches consanguins en vertu de leur fabrication mutuelle et simultanée. C’est ainsi que les animaux captifs, les conjoints, les amants et les esprits auxiliaires sont attirés par leur « maître » comme les enfants le sont par leurs mère et père ; que les arutam sont incités par compassion paternelle à faire don de leur « âme » aux quêteurs de visions ; que les gendres et plus généralement les individus de moindre envergure sont invités à s’aligner sur les intentions d’hommes éminents. Pour le dire autrement, la magie pour affins est la « force » qui alimente le procès de familiarisation, l’attirance vers la ressemblance des corporalités autres. Elle constitue donc une forme extériorisée de la magie empathique qui lie les consanguins, et diffère de celle-ci par son caractère réflexif. Si les amis rituels ne sont pas la cible de magie affinale, en dépit de leur altérité, c’est bien qu’il existe une composante de « mêmeté » consanguine dans la relation qui les unit. Le partenariat rituel court-circuite l’affinité en désarmant l’ennemi et en le convertissant en intime tout en préservant sa pure altérité ; mais de la même façon, il court-circuite la consanguinité en instaurant une identité maximale entre des êtres de nature différente tout en esquivant la médiation du mariage, de la sexualité ou d’autres modes de familiarisation, même si l’aura de ces procès adhère fortement à la relation, comme pour souligner leur inactivation dans le cadre du lien entre amis rituels.
18Ces considérations apportent un éclairage supplémentaire sur cette « force » particulière qu’est la dette. Nous l’avons dit, l’échange de dons et de soins nourriciers entre proches parents n’est jamais, du moins chez les Jivaro, assimilé à une dette ; les cadeaux domestiques découlent de l’empathie et la produisent. Ce mécanisme d’attachement n’implique pas de retour précisément parce que la mutualité en est inséparable : dans la coproduction réciproque et continue, donner et recevoir sont conjoints. La dette n’intervient que lorsque ce mouvement rencontre la différence corporelle d’un Autre : elle est produite lorsque le flux analogique de la parenté (pour reprendre le vocabulaire de Wagner) est interrompu par ou achoppe sur l’altérité. Dit autrement, la dette qui oblige les amis rituels est une transformation de l’empathie productrice de parenté, hyperbolisée par l’altérité du partenaire – de la même façon que l’altération, au sens propre du terme, d’un proche parent par la mort induit le passage de l’empathie mutuelle à la vengeance réciproque. Le même est devenu autre, il relève désormais d’une autre espèce, donc d’un collectif virtuellement ennemi. Le terme « amitié » utilisé pour qualifier ce faisceau de relations si particulières n’est guère approprié, tant il s’écarte du sentiment que nous associons d’ordinaire à cette notion : nos amis ne sont pas nos meurtriers de choix, nous ne couchons pas avec leurs conjoints (en principe) ni ne calculons ce que nous espérons d’eux en termes de dette. Non que l’amitas entre partenaires rituels soit feinte ou inauthentique, au prétexte qu’elle est prescrite ; mais des affinités électives, des formes d’amitié spontanée, plus proches de notre conception de cette relation, existent en Amazonie en dehors du cadre du partenariat rituel, et elles ne prennent pas la forme contraignante qui le caractérise. Par ailleurs, dans bien des cas l’intime camaraderie entre « amis » rituels disparaît au bout d’un certain laps de temps pour laisser place à la relation – de parenté ou d’indifférence, voire d’hostilité – qui lui était antérieure. Si l’amitié cérémonielle n’est pas de l’amitié, qu’est-elle ? Un composé, rituellement créé, d’éléments ou de dimensions de relations préexistantes : un ami rituel est comme un affin mais traité comme un proche consanguin ; comme un conjoint ou un amant de sexe opposé mais traité comme un partenaire de même sexe ; comme un jumeau, ou un Soi, doté pourtant d’une forme différente de corporalité ; comme un égal, issu cependant d’un rapport antérieur d’asymétrie ; et il est tout cela simultanément. À première vue, l’extrême condensation symbolique inhérente à la relation d’amitié formelle et la diffusion panamazonienne de l’institution sous une forme ou une autre inciteraient à l’élever au rang d’opérateur cosmologique, aux côtés de l’affinité potentielle et de la méta-consanguinité. Cette catégorisation est pourtant discutable, pour au moins deux raisons. Tout d’abord, contrairement à la métaaffinité et à la méta-consanguinité, qui chacune donnent forme à un large éventail de rapports de nature hétérogène, la relation d’amitié rituelle est d’application très restreinte : certes, l’ami peut être choisi au sein d’une variété de groupes distincts (les ennemis préférés, les Blancs, une autre fraction tribale…), pourvu qu’ils représentent l’altérité, mais la relation ne concerne que ce partenaire-là et ne sert à qualifier nul autre rapport. L’individualisation de la relation d’amitié formelle est même l’une de ses caractéristiques les plus saillantes. En second lieu, si le scénario de la majorité des rituels amazoniens met en exergue, en les stylisant, tantôt la relation constituante à l’altérité (Erikson 1986), tantôt le procès de familiarisation (la méta-consanguinité, donc), tantôt les deux à la fois mais alors de manière séquentielle, les rituels qui instaurent l’amitié cérémonielle réaffirment ou redoublent ces procès cosmologiques centraux – le partenaire est un méta-affin, il ou elle est issu(e) d’une opération préalable de familiarisation – tout en les contredisant par leur mélange systématique : l’ami rituel est simultanément, et non pas séquentiellement, un hyperaffin et un hyperconsanguin. De ce point de vue, ces rituels se détachent de la dynamique à l’oeuvre dans la plupart des rituels amazoniens.
19Faut-il en conclure que l’amitié formelle constitue un contre-modèle, comme l’ont suggéré Viveiros de Castro et à sa suite Santos Granero ? Ces deux auteurs insistent en effet sur sa dimension « antiaffinale », la traitant comme un antidote à la forte tension des rapports masculins d’affinité. Nous avons montré toutefois que la relation d’amitié formelle est tout autant anticonsanguine qu’antiaffinale. En outre, l’interprétation en termes de contre-modèle se heurte à une difficulté, celle de sa nécessité : pour quelles raisons les Amérindiens prendraient-ils tant de soin pour instituer cette relation en tant que contre-modèle « performé » ? Après tout, s’il s’agit simplement d’imaginer des formes alternatives de sociabilité, tout le champ de la mythologie s’offre précisément à cet usage. On comprendrait mal la force de cette relation et sa ritualisation si elle n’agissait pas d’une manière ou d’une autre sur les rapports sociaux, et se limitait à offrir de la matière à l’imagination sociologique ou cosmologique.
20Nous sommes, rappelons-le, dans un univers largement dominé par des principes animistes. On peut donc poser que le rituel à l’origine de l’amitié formelle produit ou transforme des personnes – et non des choses – conformément à la logique de tous les rituels amazoniens. Mais il engendre des personnes d’un genre particulier : d’abord parce que celles-ci sont constituées comme étant exceptionnelles plutôt que comme personnes génériques ou généralisables ; ensuite parce que ces personnes sont fabriquées par la combinaison paradoxale de tous les rapports constitutifs de la sociabilité – y compris les rapports aux Blancs, un thème à peine effleuré dans le cadre limité de cet article. Quant à la finalité de créer des personnes de cette sorte, il faut garder à l’esprit que les positions de sujet distribuées par la logique des ontologies animistes sont autant de perspectives distinctes sur le réel. La constante préoccupation des Indiens des basses terres pour le point de vue attribué à d’autres corps d’espèces naturelles ou surnaturelles relève d’une nécessité de principe : dans ces mondes d’orientation animiste, la seule manière d’affirmer son identité en tant qu’individu ou collectif d’une espèce parmi d’autres est d’emprunter la perspective d’un être différent de soi (Taylor & Viveiros de Castro 2006). Qu’a donc de particulier le point de vue associé à ces personnes spéciales que sont les amis formels ? Leur relation est instaurée dans un cadre rituel. Or, le propre des relations rituelles est qu’elles sont réflexives : elles mettent en place des positions qui offrent une vue inédite sur un rapport ou un ensemble de rapports au préalable vécus et conceptualisés de manière distincte. À la lumière de cette observation, on pourrait imaginer que l’amitié formelle développe une position spéciale d’extériorité, différente de celles mobilisées dans la majorité des rituels amazoniens. Ces positions-là sont, pour le dire succinctement, soit la position de l’ennemi, soit celle des animaux chassés, soit celle des esprits, ou une combinaison des trois puisque toutes ces perspectives ont en commun leur imputation à des entités Autres et peuvent facilement coulisser des unes aux autres. Elles mobilisent par conséquent des perspectives externes au groupe formant le « nous » de référence. L’angle de vision corrélé à l’amitié formelle est différent, en ce qu’il relève d’une extériorité pour ainsi dire interne : les « personnes » constituées par le rituel d’amitié formelle, ou plus exactement leur relation, sont un composé de tous les rapports centraux qui organisent une société amazonienne, et elles deviennent de ce fait le point d’imputation d’une perspective englobante sur le collectif en question. Éclaircissons ce point. Les chamanes – et les guerriers, dans un autre registre – sont les spécialistes des territoires et du comportement des Autres ; ils agissent comme diplomates entre le collectif auquel ils sont affiliés et qui se définit comme « humain » et le monde des esprits de telle ou telle classe avec lesquels ils ont scellé un pacte d’alliance, en vue de guérir les malades, de prévenir l’infortune, d’obtenir du gibier qu’il se livre aux chasseurs et de combattre les chamanes ennemis. Ils sont, en d’autres termes, les médiateurs de l’affinité potentielle. Les « Maîtres », eux, c’est-à-dire les chefs là où ils existent en vertu de leur lignage, de leurs compétences guerrières ou de leurs pouvoirs chamaniques, voient leurs subordonnés comme des enfants adoptifs ; vis-à-vis de leur propre collectif, ils agissent dans le champ de la méta-consanguinité. Du point de vue structurel, ces deux perspectives sont mutuellement exclusives et par conséquent chacune incomplète ou partielle : dans la position de Maître, qu’on soit chef ou chamane, on ne considère pas ses « enfants » comme des affins potentiels ; dans la position de guerrier (ou de chamane guerrier) on ne traite pas les Autres auxquels on est allié comme des « enfants » (ce qui n’empêche pas les mêmes chamanes d’être aussi dans un rapport de « maître » avec leurs esprits auxiliaires). En revanche, le point de vue implicite dans la relation instaurée par l’amitié rituelle a son origine dans la conjonction des perspectives d’ordinaire exclusives du guerrier et du maître ; de fait, il se situe exactement à la croisée de l’affinité potentielle et de la méta-consanguinité. Vue sous cet angle, l’amitié formelle apparaît moins comme un contre-modèle que comme un modèle indigène condensé de la société tout entière et des dynamiques qui la fondent : peut-être même offre-t-elle le seul point de vue « surplombant » concevable dans ce genre d’économie cosmologique, un équivalent animiste de ce regard très particulier que depuis quelques siècles nous appelons objectivité. Si cette hypothèse se confirmait, elle pousserait à voir dans la relation d’amitié formelle un terreau privilégié pour l’incubation d’institutions politiques. En effet, la perspective qu’elle met en place correspond à celle développée par des figures de « vrai » pouvoir comme celles qui se sont élaborées dans les États au voisinage de l’Amazonie – l’Empire inca et ses préfigurations côtières et andines, et bien sûr l’Empire ibérique et son envahissante postérité. C’est bien parce qu’il occupe, et lui seul, la position d’oeil absolu capable d’embrasser la totalité de son monde – une version magnifiée et « analogisée » (Descola 2005) de la conception que nous croyons déceler sous une forme embryonnaire dans la relation d’amitié formelle – que l’Inca, le roi, l’empereur ou le prêtre suprême est désigné comme fils ou représentant du Soleil, des divinités principales ou de Dieu, et qu’on lui concède à ce titre un pouvoir sans limites – contrairement à celui du Maître amazonien, qui ne voit que d’un oeil et doit composer avec le regard du guerrier. Serait-ce parce qu’ils flairent le spectre de l’État dans la situation construite par l’amitié rituelle que les Indiens des basses terres donnent un caractère si restrictif à sa relation constitutive ? Lui donner une plus grande généralité, ce serait s’engager dans la voie d’une hiérarchisation cosmologique que les Amérindiens se refusent à laisser émerger. De là à parler d’« Amis contre l’État », il n’y a qu’un pas – que je me garderai bien de faire en l’état actuel de la réflexion. J’observerai cependant que les systèmes d’amitié rituelle tendent à se concentrer dans les ensembles ethniques ou pluriethniques au contact de formations sociales étatiques ou protoétatiques : dans les groupes du piémont andin, dans ceux de l’aire guyanaise sous influence d’abord des sociétés hiérarchisées de l’ensemble arawak puis des comptoirs européens, dans le monde tupi travaillé au moment de la Conquête, au dire de certains spécialistes (Clastres 1975 ; Sztutman 2012), par la tension entre les chefs et les prophètes qui leur déniaient un pouvoir croissant. En outre, ces réseaux de partenaires formels, loin de se rétracter ou de disparaître sous l’effet de la colonisation, semblent au contraire se renforcer en se greffant sur les centres de pouvoir politique et économique implantés par les Blancs et en devenant les principaux circuits de diffusion des biens d’origine occidentale. La demande des Indiens pour les outils de métal, les armes à feu, les perles de verre et les animaux d’importation justifie en partie l’expansion post-Conquête des réseaux de partenariats d’échange. Toutefois, ce facteur économique ne suffit pas à expliquer la survie, voire la consolidation, de la relation d’amitié rituelle et la résistance de fait qu’elle oppose à la contractualisation marchande des échanges avec les Blancs.
21Résistance, mais aussi connivence involontaire, en vertu d’un malentendu historique qui a permis aux Indiens de voir dans le contrat marchand apporté par les Européens, modèle de la relation d’amitas fraternelle entre individus, un équivalent de la relation d’amitié rituelle (d’où les traces d’influence européenne dans sa configuration, telle l’adoption précoce par les Jivaro d’un terme espagnol pour la désigner) et aux Blancs de voir dans les rapports entre partenaires amigri, ayompari ou pawana une simple traduction du rapport d’échange commercial qui leur était familier (voir aussi Hugh-Jones 1992). Camouflée sous cette transposition équivoque, la relation d’amitié formelle a pu perdurer en tant que dispositif contre la menace de l’Un, voire s’intensifier à mesure que l’ombre portée de l’État obscurcissait l’horizon du monde indigène ; car si l’ordre colonial a voué à la dissolution les pratiques guerrières qui alimentaient le rapport à l’Autre, il n’a pas fait disparaître pour autant la perspective de l’Ennemi, un rôle aujourd’hui dévolu aux Blancs – et qu’ils jouent très bien. Ainsi, l’institution de l’amitié rituelle continue à tenir sur ses deux jambes, en conjuguant les points de vue issus des rapports synthétisés par l’affinité potentielle et la méta-consanguinité pour engendrer une relation qui est tout à la fois une modalité mutuellement profitable d’articulation au monde non indien et un moyen d’exorcisme de ses manières d’exercer la politique.