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Nostalgie

La consolation des objets

Esthétique de la nostalgie dans l’oeuvre d’Orhan Pamuk*
Patrizia Ciambelli et Claudine Vassas
p. 114-137

Résumés

Est-il possible de raconter une histoire d’amour par le biais d’objets en élaborant ensemble un roman et un musée ? Peut-on faire d’une collection – réelle et imaginaire – d’objets ordinaires une oeuvre d’art à part entière et la concrétiser sous ces deux formes ? Tel est le double projet mené par Orhan Pamuk sous le nom « Le Musée de l’innocence », projet ancré dans une esthétique créatrice de la mélancolie – l’hüzün turc – à laquelle il associe la perte de la femme aimée et les transformations de la ville d’Istanbul. Pamuk, de son roman-musée à son musée-roman, propose une conception de la collection et du musée idéal, élabore une théorie de l’objet, de sa force et de sa capacité à nourrir et à atténuer la nostalgie. Il affronte aussi les contraintes et les choix présidant à la mise en place concrète des objets et à leurs modes d’exposition, ces derniers se révélant moins « innocents » qu’il n’y paraît. L’article s’attache à l’analyse du processus créatif propre à Pamuk, seul susceptible de conférer à des oeuvres si différentes une identité commune.

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Texte intégral

  • * Nous avons bénéficié pour cette recherche d’une mission du Centre d’anthropologie sociale (EHESS/CN (...)

1Masumiyet müzesi, le Musée de l’innocence

Créé par Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006, ce petit musée d’Istanbul inauguré en 2012 retrace les souvenirs et les significations associées aux objets de la vie quotidienne du roman éponyme de l’auteur, paru en 2008. Le roman et le musée ont été conçus simultanément en 1990. Le narrateur et protagoniste du roman, Kemal Basmaci, doit se marier avec la jeune et riche Sibel, lorsqu’il tombe amoureux de Füsun, une cousine éloignée qui travaille dans une boutique de mode. Leur courte histoire d’amour se déroule dans une chambre poussiéreuse remplie de vieux meubles et de souvenirs. Après le mariage de Füsun avec un cinéaste amateur et la rupture avec sa propre fiancée, Kemal rend visite durant huit ans à Füsun dans la maison où elle habite. Après chaque visite, il emporte un objet qui la lui rappelle, jusqu’à constituer une collection de plus de mille cent pièces. Dans la maison transformée en musée, les cabinets-vitrines qui les contiennent correspondent aux chapitres du roman : ils portent le même titre et le même numéro, et sont installés dans le même ordre, à l’exception de la boîte 68 – contenant 4 213 mégots – située dans la plus grande pièce à l’entrée. Le dernier des cinq étages où Kemal a vécu entre 2000 et 2007, lorsque le musée était en cours d’élaboration, contient les pages du manuscrit du roman ainsi que les esquisses des boîtes. Les vidéos projetées sur les murs sont de courts extraits de plus de cinquante films tournés entre 1950 et 1970 montrant des scènes de baisers et des instantanés d’Istanbul. Le musée restitue l’atmosphère de la fiction et l’histoire de la vie à Istanbul dans la deuxième moitié du XXe siècle. Il se fonde sur l’idée qu’objets et images évocateurs de mémoires hétérogènes, placés côte à côte, peuvent faire surgir des pensées et des souvenirs autres. L’Innocence des objets est le titre du catalogue dans lequel Pamuk raconte à la première personne l’histoire du projet muséal auquel il a travaillé pendant plus de quinze ans.

« Selon l’étymologie, nostalgie se réfère au passé ou
au lointain, tandis que, me semble-t-il, saudade
et aware traduisent une expérience actuelle.
Soit dans la perception, soit dans la remémoration,
des êtres, des choses et des lieux sont l’objet
d’une prise de conscience imprégnée du sentiment
aigu de leur fugacité
. »
(Claude Lévi-Strauss, cité dans Wachtel 2004.)

  • 1 Tout en rapprochant l’hüzün de la tristesse, Pamuk (2007 : 149-153) s’attache à les différencier en (...)

2Hüzün, mélancolie, tristesse : trois mots en guise de titre donné par Orhan Pamuk à l’un des chapitres clés de son livre Istanbul. Souvenirs d’une ville (paru en 2003), dédié à la cité turque et à ce sentiment de mélancolie profonde qui s’y rattache et l’enveloppe comme une atmosphère. L’hüzün, difficile à définir et à traduire autrement que par des synonymes qui n’en sont pas, s’apparente à la saudade portugaise, au dur roumain… Comme eux, il s’accroche à un pays, à un peuple, à une ville dont il est la signature. Ce trait dans lequel Pamuk décèle une catégorie anthropologique reconnue par Claude Lévi-Strauss dans son ouvrage Tristes Tropiques, qualifie d’abord une nation dans sa globalité, mais tout autant le sentiment qui émane des paysages et des lieux d’Istanbul et surtout la production littéraire et artistique qui en découle (au premier chef musique et poésie)11. Il est également à l’origine de la passion des Stambouliotes pour la conservation et la collection sous toutes leurs formes.

  • 2 Il semble qu’il s’appuie pour cela sur Al Kindi, lui-même auteur d’un traité consacré à la tristess (...)

3Selon Pamuk (2007 : 73, 75), ce caractère collectif de l’hüzün, qui s’élargit d’ailleurs à tous ceux qui séjournant dans la ville l’éprouvent et le partagent un temps, affecte de manière continue ses compatriotes qui le subissent ou l’assument « comme un destin ». Plus encore, il revêt chez certains une forme aiguë en s’attachant à leur personne à l’instar de la mélancolie, maladie de l’âme affectant l’esprit et le corps qui s’enracine dans la perte. C’est cet aspect que retient Pamuk quand, dans ce même chapitre, il convoque la vénérable tradition des médecins et des philosophes arabes ayant apporté leur contribution à l’étude de ce mal, de son étiologie et des effets singuliers qui en découlent. À l’appui de cette définition, il relève deux occurrences attestant de ce lien dans le monde arabe. La première a trait à l’expression senetül hüzün, « année de la tristesse » qui, dans le Coran, désigne l’année où le prophète ayant perdu sa femme et son oncle paternel s’en trouva durablement affligé. Pour la seconde, il se réfère à Avicenne, lequel considérant la médecine comme une philosophie pratique examinait des patients, procédait à une lecture des signes. Dans la somme que constitue son Canon, il consacre un traité, Fi’l Hüzün, à la mélancolie22 dans lequel figure une curieuse méthode thérapeutique que Pamuk rapporte ainsi :

Pour diagnostiquer la maladie d’un jeune homme prisonnier d’un amour incurable, il suggère, tout en lui prenant le pouls, comme méthode de traitement de l’hüzün, l’invocation du nom de la jeune fille dont le malheureux est épris.

4Faire d’un amour perdu, d’un « amour noir » – en turc, kara sevda – la principale cause de l’hüzün singularise ce dernier en l’ancrant au plus profond de la personne, et c’est bien à ce point de rencontre entre le collectif et l’individuel que se déploie toute la dialectique d’Istanbul, où dans l’alternance des chapitres Orhan Pamuk articule des éléments de sa biographie à l’histoire de la ville. La mémoire et l’expérience de l’un s’accrochant à celles de l’autre, une même nostalgie nourrit le passé du narrateur, remémoré comme un « paradis perdu », à celui d’Istanbul auquel l’attache un même amour (Pamuk 2007 : 107). À partir de ce sentiment de perte et de tristesse se tisse le lien entre événements historiques et biographiques : l’ascension sociale de sa famille puis la ruine de sa fortune vont de pair avec l’instauration de la toute nouvelle République turque et la montée du nationalisme qui dans les années cinquante suscitera des violences contre les minorités, dont les siens bien qu’épargnés furent les témoins directs. La nostalgie familiale se nourrit de l’effondrement de l’Empire ottoman, dont témoignent les vestiges des vieilles bâtisses en bois, konak et yali des rives du Bosphore qu’il voit dans son enfance s’enflammer ou être détruits dans une volonté d’occidentalisation, qui ne parvenant pas à effacer les traces d’une « culture agonisante » opère « la transformation des intérieurs domestiques en musées d’une culture jamais vécue » (ibid. : 55, 286).

5Cette nostalgie est également décelable dans la passion avec laquelle des épistoliers urbains, chroniqueurs et feuilletonistes glanent et restituent depuis le XIXe siècle, dans les pages des journaux lus avec avidité par les Stambouliotes, tous les faits qui concernent la ville, sa vie, son histoire, son passé. Au sein de cette corporation, Pamuk distingue quelques poètes ethnographes, pour lesquels il éprouve une affection particulière, dont Reşat Ekrem Koçu qui a consacré sa vie à réaliser une Encyclopédie d’Istanbul s’étalant sur six siècles. Si son entreprise s’apparente à celle des cabinets de curiosités qui ont précédé les premiers musées, Pamuk le situe pourtant du côté des « malheureux collectionneurs » à l’âme mélancolique, accumulant et conservant leurs trésors sans limites. Koçu finira sa vie englouti par les journaux, images, cahiers, documents de toute nature emplissant sa maison, et les volumes de son encyclopédie éparpillés, dans le meilleur des cas, échoueront chez les bouquinistes d’Istanbul (ibid. : 239-249).

  • 3 Encore qualifié de « ruminant de la mémoire », être du « ressentiment » dont il oppose la passivité (...)

6À ce titre, son exemple ainsi que celui d’autres écrivains de sa génération évoqués par Pamuk avec une grande tendresse sont emblématiques de ce qu’il qualifie de nostalgie non productive, faisant obstacle à la créativité. Il les rapproche de l’« historien impuissant33 » décrit par Nietzsche tout en leur reconnaissant le rôle qu’ils ont joué dans la construction d’une poétique et d’un imaginaire de la ville qu’il a fait siens et à travers lesquels il continue à rêver Istanbul, la replaçant dans un âge d’or mythique et lui attribuant une « innocence » – le terme revient deux fois dans une même et seule page (ibid. : 466) – qu’il sait aussi peu réelle et crédible que la sienne. D’où cette interrogation finale à propos de sa tristesse et de celle qu’il prête à la ville :

De qui ou de quoi m’étais-je séparé pour avoir tant de peine ?

De Fi’l Hüzün à Füsun

  • 4 Dans Istanbul, il écrit : « Ce sentiment noir et blanc qui me travaille comme un triste bonheur » ( (...)
  • 5 L’une des citations mises en exergue du roman est empruntée aux Carnets de Samuel T. Coleridge : «  (...)

7Cette question le conduit dans les derniers chapitres d’Istanbul à l’évocation d’un premier amour qui signe la fin de son enfance et décide de sa vocation d’écrivain. En effet, jusque-là Pamuk se destinait, croyait-il, à la peinture, qui restera essentielle pour lui comme l’attestent les nombreuses pages qu’il lui consacre en retraçant la naissance de son goût pour cet art qu’il découvre et pratique dès ses jeunes années. De même, l’image (peinture, photographie, cinéma) tient une place essentielle dans la constitution de son imaginaire de la ville : les aquarelles et les gravures d’Hans Memling, les vieux films et les photographies d’Ara Güler, qui dessinent les contours d’une « ville en noir et blanc » alimentent en lui un égal sentiment44. Dans ces dernières pages donc, il se décrit adolescent déjà en possession d’un atelier (l’une des pièces de l’appartement-musée de sa grand-mère) dans lequel il s’empresse de conduire sa bien-aimée, qui se prête à son désir en lui servant de modèle. Les séances de pose sont entrecoupées d’ébats fougueux et les amoureux surpris doivent alors errer dans la ville à la recherche de possibles refuges. C’est pour eux l’occasion de la découvrir et pour Pamuk d’évoquer une nouvelle fois ses vieux quartiers, le spectacle des rives du Bosphore et des incendies qui les illuminent, parcours qui les conduit jusqu’au Musée de peinture et de sculpture – le premier en Turquie ! –, là tombant en arrêt devant une toile intitulée La Femme couchée, dans l’attitude que Rose Noire – c’est le nom de la jeune fille – adoptait pour leurs séances. Ils font de cette salle leur lieu de rendez-vous, jusqu’à ce que retenue par ses parents elle ne puisse un jour le retrouver. Avec la perte de son modèle, auquel il était puissamment attaché, et bien qu’ayant entrepris des études d’architecture, son attrait pour le dessin se met à décroître au point qu’il l’abandonne (« Mon enfance était terminée ») et revient à ses parcours dans Istanbul, retournant dans les lieux qu’ils avaient arpentés ensemble et y saisissant dès lors avec clarté toute leur puissance mélancolique. De ces errances les plus lointaines, aux marges de la ville, vécues comme un voyage dans l’au-delà, il rapporte chaque fois un petit objet – jeton, tesson, carte, bille. Ils sont à la fois la preuve de son passage dans un autre temps et une autre dimension, et les garants de son retour dans le réel55.

8Cette épreuve directe de la perte et de la souffrance amoureuse s’identifiant dès lors à la ville vaincue et écrasée, et les minuscules vestiges qu’il y prélève lui apportant à la fois tristesse et consolation, germe avec eux l’idée d’une collection. Il prend conscience que c’est par l’acquisition de ces modestes objets élevés au rang d’objets d’art qu’il nourrira sa nostalgie et en fera le matériau d’un grand projet créatif : roman ou musée (ibid. : 517). Désormais, l’hüzün tel qu’il l’a accepté et fait sien comme destin, creuset et ferment d’un imaginaire qui lui appartient en propre, inspire puissamment toute l’oeuvre du romancier. L’argument de son roman intitulé Le Musée de l’innocence, paru en 2008, est repris du dernier chapitre d’Istanbul, qui attache définitivement le sentiment nostalgique suscité par la ville à la mémoire du premier amour perdu.

9L’histoire est celle d’une passion amoureuse racontée du point de vue d’un narrateur – Kemal – qui se confond de plus en plus avec Pamuk au point que ce dernier vient prendre sa place à la fin du roman pour faire à sa demande le récit de cette perte et de ses tentatives désespérées pour combler l’absence, meubler le temps, au moyen de menus objets que le malheureux héros va progressivement accumuler jusqu’à constituer un musée à partir de ceux qu’il a dérobés à son aimée, la jeune Füsun, au cours de leurs brefs instants de bonheur et qu’il continue à rassembler après qu’il l’a perdue.

  • 6 Stefan Zweig, lui aussi collectionneur passionné, partage une même conception. Avant d’être obligé (...)

10De Rose Noire, dont la disparition lui fit découvrir avec l’amour noir, kara sevda, la mélancolie amoureuse, à Füsun, la filiation est assurée. Elle passe également par le choix de ce prénom qui bien qu’assez commun en Turquie (comme tant d’autres il dit une qualité attribuée à la femme : ici le « charme ») fait entendre à travers elle le fi’l hüzün de la nostalgie, dont elle est aussi l’incarnation. Enfin c’est chaque fois la perte qui va enclencher la collecte d’objets dotés à la fois d’un pouvoir de consolation et de tristesse puisque susceptibles de préserver avec la nostalgie dont ils sont porteurs la mémoire de ce qui a été et d’en nourrir l’écriture. Là s’affirme la vocation d’écrivain de Pamuk et sa passion naissante pour la constitution d’une collection conçue comme une oeuvre d’art à part entière6.

11Exposée dans Istanbul, théorisée et illustrée, cette esthétique créatrice de la nostalgie superbement magnifiée dans la fiction romanesque va en effet prendre corps dans une réalisation des plus singulières, la création d’un musée-roman baptisé à son tour « Musée de l’innocence ». C’est dire à quel point le romancier s’attache à tisser le plus étroitement possible la relation entre les oeuvres de manière à les rendre indissociables, invitant à les penser ensemble comme il affirme les avoir élaborées :

  • 7 Allocution prononcée le jour de l’inauguration du musée. Dans Le Romancier naïf et le romancier sen (...)

J’ai conçu le livre, le roman et le musée en même temps. En écrivant le livre, j’achetais les objets pour le musée un par un. Ensuite j’ai regardé ces objets, écrit le roman, et enfin j’ai placé les objets dans ce musée en suivant une certaine logique, les chapitres du livre correspondent aux vitrines du musée77.

  • 8 Tout, précisément, sépare l’écriture d’un roman, qui outre les libertés qu’il autorise ne doit d’ex (...)

12En dépit de cette assertion, démentie d’ailleurs dans d’autres entretiens où Pamuk revendique la totale autonomie de chacun d’eux, il est évident qu’il serait absurde de chercher à établir point par point des correspondances entre des entreprises aussi différentes, dont la chronologie justement révèle les écarts, les abandons provisoires, les décrochages88.

13Notre choix dans le cadre de cet article sera d’interroger à partir des oeuvres, non en les comparant mais en opérant des allers et retours entre elles, la manière dont Pamuk romancier s’y fait anthropologue de sa propre vie, muséologue, y proposant une conception de la collection et du musée idéal, muséographe, quand il affronte les contraintes et les choix esthétiques présidant à la mise en place des images et des objets toujours associés. Ces derniers, on l’a souligné plus haut, sont premiers et c’est à partir d’eux que Pamuk procède à la création. Objets de nostalgie dotés de cette ambivalente capacité à apporter dans le même temps « tristesse et consolation », ils sont pour lui susceptibles de l’abolir, d’en détruire la durée au profit de l’instant.

14Conserver par eux « ombres et fantômes » de la femme aimée et de la ville forme donc un seul et unique projet. Le roman s’illustre dans le musée, le musée prend corps dans le roman, Füsun et Istanbul réunies y sont encloses.

15Cela n’est possible qu’en assurant le maintien d’une double fiction : la fiction muséale qui court tout au long du roman et la fiction romanesque qui traverse tout l’espace du musée, chacune se reflétant dans l’autre. Les objets associés aux protagonistes du roman, aux événements qui les affectent, aux émotions qui les submergent sont exposés dans le musée. Les lieux qui s’y rattachent, et où se noue et se dénoue leur destin, y trouvent aussi leur traduction en images, par là musée et roman acquièrent une identité commune.

16Ainsi Pamuk, dans le roman, élabore-t-il à leur propos une théorie et une esthétique inséparables de leur rapport au temps qu’il essaie en retour de projeter dans le lieu du musée lui-même conçu comme un espace-temps.

La force des objets

17Fiction romanesque et fiction muséale s’articulent d’abord dans la façon dont Orhan Pamuk nomme, introduit divers chapitres en s’adressant au lecteur pour lui rappeler que tel ou tel objet figure dans le musée : « J’expose ici… » Lorsque le roman s’achève, figure un bon donnant droit à une entrée gratuite à présenter au gardien du musée pour le faire tamponner, qui transforme le roman en guide et le lecteur en visiteur. Ainsi est signifié le point d’achèvement de la collection désormais complète après que l’on a assisté à sa constitution page après page. Auparavant se sont succédé trois longs chapitres intitulés respectivement « Le Musée de l’innocence », « Les collectionneurs » et « Bonheur » (Pamuk 2011 : 621-662) dans lesquels Kemal, à la suite de la disparition tragique de son objet d’amour qui l’a laissé en proie à une mélancolie morbide, évoque sa longue errance d’une quinzaine d’années à travers le monde. Il y retrace sa quête laborieuse du musée idéal et explique comment germe en lui l’idée de rassembler sa propre collection autour d’une histoire racontée par le biais des objets en découvrant de petits musées privés construits autour d’une personnalité et rassemblant les objets lui ayant appartenu. Il admire tout particulièrement celui de Gustave Moreau, qui vécut dans sa demeure avec ses collections, transformant et repensant ce lieu de vie en espace d’exposition de son vivant. C’est sur ce modèle qu’il élabore son concept de maison-musée et fort de cette certitude, de retour à Istanbul, se met à la recherche du lieu qui en permettra la réalisation.

18Or cet idéal poursuivi de manière forcenée – 5 723 musées visités en quinze ans –, on peut dire qu’il existait déjà, Kemal l’avait eu sous les yeux, à portée de main, il en avait joui avant même de procéder à sa collecte d’objets et de trouver où l’exposer. Ce lieu, c’est l’appartement de l’immeuble Merhamet appartenant à sa mère, qui l’avait acheté dans les années 1950 pour y entreposer toute sorte d’objets inutilisés qu’elle avait mis là « au rebut », mais aussi des objets chinés chez les brocanteurs et les antiquaires en une amorce de collection. En son coeur, c’est la chambre dans laquelle il retrouvait Füsun, et où il avait aussi entassé dans un premier temps les objets progressivement acquis et accumulés au cours de leur brève relation. Cette chambre, avant qu’il n’en transfère le contenu dans sa maison-musée, il la prendra en photo pour l’immortaliser et mieux la reconstituer sous les combles.

19La collection et le musée préexistaient donc au projet : les murs qui abritaient leur amour, les objets qui les entouraient, témoins de leur histoire jusque-là seulement déposés, comme endormis, recelaient pourtant une force, une capacité de réminiscence qu’un regard, un toucher suffiraient à libérer, éveillant des souvenirs, des sensations, faisant se lever des images. Objets investis d’une force témoignant de pouvoirs d’abord ressentis par le narrateur à son insu, mais qu’il allait ensuite de manière systématique susciter, convoquer. Bien que Kemal s’attache à établir une sorte de chronologie de leur acquisition à partir de la disparition de Füsun, on découvre qu’il éprouve leur force d’attraction dès la première rencontre. Sous le coup de l’émotion suscitée par la vision de sa jeune cousine, il achète – sur un coup de coeur, dit-il – une carafe jaune, achat compulsif qui inaugure l’acquisition ininterrompue d’objets de toute nature, sans hiérarchie de valeurs esthétiques ou marchandes, qu’il se procurera par tous les moyens dans tous les lieux (vieux quartiers aux marges d’Istanbul, mais aussi espaces de la modernité) associés à leur amour, aux événements qu’ils partagent, aux sentiments qu’ils éprouvent. De ce point de vue, avec leur histoire, c’est tout l’Istanbul des années 1970 qui prend corps dans le roman, toute une époque qui sera donc muséalisée à travers les emblèmes de la vie moderne : objets de consommation courante, affiches de cinéma et publicités, marques à la mode comme l’eau de Cologne pe-re-ja, les glaces Alaska-Frigo ou le soda Meltem. Le monde qui les entoure et celui de leur intimité se mêlent donc, les objets qu’il se procure prolongent et complètent ceux qui sur le mode de l’exemplaire unique touchent plus directement à la personne de Füsun.

20Les choses qu’il subtilise à Füsun au cours de leurs rendez-vous amoureux dans l’immeuble Merhamet sont investis d’une valeur suprême et de la plus grande force : la boucle d’oreille qui se détache de son oreille la première fois qu’ils font l’amour et qui constituera la première pièce du musée, son mouchoir, un verre dans lequel ils ont bu ensemble, son parapluie qu’il a dissimulé à cet effet, une petite règle qu’il lui offre et qu’il redécouvrira chez elle, avec émotion, plus tard lorsque la retrouvant mariée il se met à fréquenter assidûment sa maison quatre fois par semaine durant sept années. Il reprend l’objet et à son contact ressent la même émotion que celle qu’il éprouvait quand il se trouvait auprès de Füsun. C’est le moment où saisi d’une véritable pulsion fétichiste envers tout ce qu’elle a touché, il se met à « dérober », « escamoter », « extorquer », « voler », « échanger » même contre de l’argent qu’il laisse parfois à leur place, les menus objets qu’il emporte à l’issue de chaque soirée passée dans sa maison. Objets porteurs d’une force d’autant plus puissante qu’ils ont été en contact avec le corps de Füsun devenue femme – les flacons de son parfum, son rouge à lèvres et les traces qu’il imprime sur les mégots de cigarettes qu’elle abandonne et qui recueillis soir après soir seront plus tard assemblés dans une composition reliquaire.

Enfances

21Pour Kemal évoquant cette période la plus sombre, la plus nostalgique de sa vie, la comparaison avec les « malheureux collectionneurs » entassant dans leurs maisons-poubelles tous les vestiges d’un temps passé s’impose. La multiplication des objets ainsi accumulés pour combler le vide rend plus évident encore à son grand désespoir le manque qu’ils étaient destinés à combler sans y parvenir, et leur pouvoir de consolation n’a d’égal que celui de leur désolation. Pourtant, des modestes bibelots décoratifs trônant sur la télévision dans la maison de Füsun, tels les petits chiens en céramique ou en plastique, qu’il emportait régulièrement et que sa tante renouvelait par une sorte d’acceptation tacite, il dit encore :

Tous ces objets étaient beaux parce qu’ils avaient en fin de compte contribué à façonner cette pure merveille nommée Füsun. (Pamuk 2011 : 210.)

  • 9 Walter Benjamin (2000 : 62) y rassemble de courts récits, des fragments de mémoire comme autant de (...)

22Ce façonnage, il en recherche et en retrouve la trace dans ceux qui renvoient au passé de la jeune fille, à leur enfance partagée, puisque dans le dépôt d’objets « endormis » constitué par la mère de Kemal dans l’immeuble Merhamet se trouvent des « babioles » leur ayant appartenu à tous deux et aussi un tricycle, un kaléidoscope. Une place particulière leur est donnée, non seulement dans le roman et le musée mais dans l’oeuvre de Pamuk car à travers eux s’opère cette concrétion entre les temps qui seule abolit la souffrance, allège le sentiment nostalgique. Dans Istanbul, les chapitres consacrés à son enfance s’attardent sur la bien nommée boutique à l’enseigne d’Alaaddin où lui et son frère se procuraient billes, cartes à jouer, images à colorier, fragiles pantins articulés, délicates figurines à découper, jouets mécaniques sonores qu’ils se disputaient ensuite ou échangeaient, menus trésors gardés dans des boîtes et que l’on retrouve dans le roman, où ils n’ont d’égal que la boîte à couture de la mère de Füsun, couturière à domicile, détentrice d’une boîte non moins précieuse dans laquelle les enfants se plaisaient à manier le trésor des boutons et boucles brillantes. Collectionneurs en herbe, ils affectionnent ces objets que Walter Benjamin dans Enfance berlinoise99 a si bien évoqués : ceux qu’ils amassent et conservent eux-mêmes, ceux qu’ils découvrent dans les coiffeuses et les nécessaires à ouvrages de leurs mères.

  • 10 Expérience proprement proustienne qui se renouvelle tout au long du roman.

23Dispensateurs de « petits instants de bonheur », ces objets-jouets d’abord partagés avec Füsun enfant, puis retrouvés et maniés en sa compagnie, enfin respirés, mordillés et caressés dans le secret et la solitude douloureuse lorsqu’il les reprendra un par un pour « jouer » avec eux – le mot revient à plusieurs reprises –, restituent le sentiment d’être hors du temps qu’il éprouvait alors dans leur « chambre magique »1010. Un tel sentiment s’attachait déjà aux soirées de Nouvel An de son enfance et à celles qu’il revécut ensuite tandis qu’en ces mêmes veilles de fête il se partageait en allées et venues entre la maison de sa mère et celle de Füsun pour y jouer à la tombola. Un chapitre parmi les plus beaux et les plus émouvants est consacré à ce jeu dont il détaille tous les apprêts, les règles et les objets, aujourd’hui et autrefois puisque le rituel reste immuable.

C’est avec l’émotion d’un vrai conservateur de musée que je passe en revue les objets que j’ai choisis avec soin parmi les cadeaux divers et variés que ma mère et tante Nesibe préparaient à l’intention des gagnants de la tombola de la veille du Jour de l’an. (Pamuk 2011 : 412.)

  • 11 Claude Lévi-Strauss (1962 : 34) à propos de l’« effet esthétique » produit par les objets les plus (...)

24Les babioles que l’on y gagne prennent en effet aux yeux des joueurs une valeur inestimable, adultes et enfants partageant à leur égard la même candeur fervente, la même innocence. Cette qualification et cette esthétisation associées à la petitesse des objets élus, à leur miniaturisation, évoquent certes leur lien à l’enfance, mais comme l’a si bien montré Giorgio Agamben (2000) dans un beau texte intitulé « Le pays des jouets », font signe aussi du côté de leur appartenance à la sphère du sacré et du funéraire et désignent leur lien au monde de l’au-delà1111.

25Il n’est pas indifférent dès lors que ce soit l’héroïne du Musée de l’innocence qui, dénonçant la vanité de la communication avec les morts comme forme de violence faite à leur âme, expose en quoi un « vieil objet » leur ayant appartenu, mieux que leur convocation forcée, est susceptible d’en ranimer le souvenir vivant, « une boucle d’oreille par exemple »…

Le Musée du silence

  • 12 Déjà dans le roman de Pamuk intitulé La Maison du silence (1988), qui se déroule dans la demeure d’ (...)

26Le Musée du silence12, tel est le titre d’une oeuvre de la romancière Yoko Ogawa (2005) qui prend pour argument la rencontre fatidique entre un jeune conservateur de musée et une vieille dame collectionneuse dans l’âme depuis son jeune âge, ayant accumulé tout un bric-à-brac qui envahit sa demeure. Elle l’engage à titre privé dans son manoir pour donner réalité à un projet muséographique qui puisse répondre à son désir, car malgré toutes les visites qu’elle a pu effectuer dans de nombreux musées, aucun ne la satisfait. Outre l’inventaire des objets, leur archivage, leur remise en état, leur conservation et la conception du futur musée, il doit se soumettre quotidiennement à un travail long et éprouvant : écrire sous la dictée de la vieille dame l’histoire de chacun des objets inventoriés, seule façon aux yeux de leur propriétaire de leur redonner vie. Il découvre alors que ces derniers possèdent une particularité : celle d’avoir été « dérobés » sur le corps ou dans la maison d’une personne venant juste de mourir – avec la complicité du personnel dont elle s’est entourée – et que dans le village voisin la cadence des décès s’accélère de manière inquiétante... Partagé entre le désir de fuir et la curiosité, il reste, d’autant plus que subissant l’emprise du lieu et de la vieille dame il en vient, à son tour, à collaborer à l’acquisition des objets tout en soupçonnant le secret de leur provenance. Elle le met alors dans l’obligation de retracer l’histoire de chaque objet en vertu du fait que « seuls ceux qui ont récolté les objets ont le droit de raconter leur histoire » (Ogawa 2005 : 268). Prisonnier à jamais, il réalise le musée et scelle le destin qui l’attache désormais à ce lieu en exposant dans une vitrine les deux objets qu’il avait pris avec lui pour ce qu’il pensait être un séjour provisoire : un microscope et un livre. À la mort de la vieille dame, comprenant que la collection est désormais achevée et afin d’échapper à la « nostalgie insupportable » que cela lui procure, il s’installe dans une petite chambre dans les combles du manoir pour en raconter l’histoire qui devient Le Musée du silence. Comme chez Pamuk, une semblable théorie de l’objet et du musée idéal traverse l’oeuvre d’Ogawa, exposée dans des dialogues entre le jeune conservateur et sa commanditaire. De même, et c’est là le point de convergence le plus notable entre les deux oeuvres, chacune s’achève – et s’ouvre dans le même temps – sur la fiction de la recherche d’un narrateur.

  • 13 Cette « mort des objets » est évoquée par Alain Fleischer (2011) dans son livre Sous la dictée des (...)

27Dans Le Musée de l’innocence, souvenons- nous, Kemal après la mort de Füsun entreprend une longue errance à travers le monde et c’est en visitant d’innombrables musées qu’il se prend à rêver à la possibilité de raconter son histoire « par le biais des objets ». En effet, si dans les maisons privées ces derniers, parfois « oubliés », « abandonnés », « endormis », attendent qu’on les ranime, dans les musées rendus à l’anonymat et au silence ils « souffrent », « pleurent », et même « meurent »1313

Un récit des origines

28Orhan Pamuk fait germer l’idée du musée et du roman en 1982, lors d’une rencontre avec Ali Vâsib, dernier prince ottoman et arrière-petit-fils du sultan Mourad V qui venait juste de rentrer dans son pays. Au cours de la soirée, le prince fait le récit de son exil forcé depuis 1924 (date de la chute de l’État ottoman et de la naissance de la République) qui le contraignit à travailler au palais d’Antoniadis, siège de l’un des musées d’Alexandrie, où il assuma toutes sortes de tâches. Ali Vâsib raconte qu’un jour le roi Farouk, lors d’une visite, saisi par sa cleptomanie, avait ouvert une vitrine pour s’emparer d’une antique assiette et l’avait emportée dans son palais (Pamuk 2012b : 9-11). Ce que Pamuk affectionne dans cette anecdote est l’idée qu’à l’origine de toute collection – et donc de tout musée – il y a l’objet dérobé qui vient combler un manque, une perte. Et lorsque l’un des convives de la soirée propose qu’Ali Vâsib en raison de ses compétences muséographiques soit employé au pavillon des Tilleuls pour faire visiter le lieu de son enfance en racontant ses souvenirs, Pamuk se prend à imaginer le vieux prince tel un objet exposé parlant dans sa maison-musée, rêverie qui anticipe la double posture muséographique idéale qui s’incarnera dans le personnage de Kemal. Cet épisode, entre fiction et réalité, constitue en quelque sorte le récit fondateur de son projet :

Collecter et exposer dans un musée les vrais objets d’un récit fictionnel et écrire un roman fondé sur ces objets. (Pamuk 2012b : 15.)

  • 14 Allusion à Marcel Proust qui qualifie son oeuvre de « tableau », un de ses écrivains de référence q (...)

29Malgré le caractère d’indissociabilité revendiqué par Pamuk, la décision de créer un musée réel s’impose à lui quand, sur le point d’achever l’écriture, il mesure l’écart entre les mots et les choses qui désormais ont envahi son bureau et sa maison tout entière (Pamuk 2012a : 106). Puisque le roman ne place rien de réel devant nous en dépit de sa capacité à rendre le monde qu’il dépeint authentique, c’est au musée qu’il revient de le concrétiser à partir d’objets et d’images et grâce à un ensemble d’expédients techniques (éclairages, éléments scénographiques, sonorités) pour donner à voir toute une époque d’Istanbul dans laquelle s’inscrit la vie des protagonistes du roman. Cependant, roman et musée se séparent et gagnent en autonomie progressivement à tel point que Pamuk finira par soutenir qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu le roman pour visiter le musée, parachevant ainsi l’autonomie radicale des deux oeuvres : le musée a « sa propre âme et existe indépendamment du roman » (Pamuk 2012b : 18). D’ailleurs l’inauguration du musée en 2012 est accompagnée de la parution d’une oeuvre non prévue au départ, qu’il qualifie de « catalogue » et à laquelle il donne comme titre L’Innocence des objets. Ce catalogue s’impose non seulement parce que le récit avait abandonné la forme encyclopédique d’entrées séparées accompagnées de riches notices pour laisser la place à la structure plus classique du roman, mais surtout parce que le constat de l’écart entre deux pratiques – mettre en mots pour éveiller l’imagination et faire voir pour donner corps à l’imaginaire – motive du coup l’apport d’autres textes qui rendent compte de sa démarche muséographique, de son approche qu’il qualifie d’anthropologique, de son processus créatif, de ses compétences abandonnées, au moins en apparence, au bénéfice de l’écriture : le dessin, la calligraphie, l’architecture et surtout la peinture. Malgré le bonheur que celle-ci lui a longtemps apporté, tout à coup, à vingt-trois ans, il cesse de s’y adonner et comprend que désormais, pour une raison qui lui échappe, ce qu’il veut c’est réunir les deux arts en une seule pratique et pouvoir « peindre avec des mots » (Pamuk 2012a : 82, 83, 103)1414.

  • 15 Il précise que c’est l’acquisition d’objets « réels » qui, faisant progresser l’histoire imaginaire (...)

30Pour Pamuk, roman et musée parlent chacun avec son propre langage de l’amour, de la perte et de la nostalgie qui s’attache à tout ce qui a pu toucher à la personne aimée. Ce contact intime donne une dimension singulière aux objets, qui se chargent dès lors d’une force et d’un pouvoir d’évocation et de mémoire mobilisé par Kemal, dont la seule consolation, avons-nous vu, consiste à s’entourer des objets ayant conservé trace, odeur, empreinte de Füzun : un pinceau à maquillage, une tasse à thé, des mégots de cigarettes, une règle, des épingles à cheveux, la boucle d’oreille… Mais le besoin de collecter des objets – vrais ou faux, achetés ou dérobés, conservés ou perdus – s’élargit à tous les personnages féminins du roman qui chacun à sa façon les installent, les disposent ou les rassemblent dans l’espace privé et clos de leur maison. Füsun qui aligne dans les tiroirs de sa chambre peignes et brosses à cheveux, miroirs de poche, broches en forme de papillon, boucles d’oreilles ainsi que tous les cadeaux de Kemal ; Nesibe, la mère de Füsun et ses mini-autels accommodés sur la télé où trônent les chiens en porcelaine offerts et subtilisés par Kemal ; la mère de Kemal qui stocke tous ses objets hors d’usage dans l’appartement de l’immeuble Merhamet où les jeunes protagonistes se retrouvent et font l’amour pendant une courte période de leur histoire. Lieu de la première fois et déjà réserve du musée faisant écho à l’appartement poussiéreux et mal chauffé dans le quartier de Cihangir, rempli de meubles et d’objets désuets, que la mère de Pamuk lui prêtait comme atelier dans les années de son adolescence et dans lequel il dessinait les panoramas d’Istanbul, avant de rentrer « fatigué et étrangement triste ». Même si Pamuk voit dans sa propension à thésauriser des objets ordinaires une pulsion vitale et incontrôlée qu’il apparente à son besoin adolescent de reproduire, saisir et multiplier par le dessin et la peinture les rues et les vues de sa ville1515, plusieurs chapitres d’Istanbul montrent combien son enfance dans la maison-musée de sa famille le prédispose à toutes les formes de collecte, fût-ce celle des choses les plus modestes, les plus dérisoires.

31Eléments moteurs dans le roman et dans le musée en tant qu’objets privés appartenant à l’histoire d’amour qui se déroule entre Kemal et Füsun, leur portée dépasse très vite ce cadre pour faire d’eux les témoins et les vestiges d’un autre temps et d’une autre histoire : celle d’Istanbul dont on s’est débarrassé trop vite pour tourner la page du passé au nom de l’occidentalisation. Objets de tous les jours qui reflètent les transitions et les ruptures entre autrefois et aujourd’hui, ils sont ceux que les Stambouliotes ont également partagés à l’époque où se déroule le roman. Inexorablement nostalgiques, certains sont liés à l’intime, d’autres renvoient à la dimension sociale des lieux ouverts et des espaces urbains traversés ou parcourus dans le roman – magasins, théâtres, cinémas, rues, bateaux, plages, restaurants et hôtels. Objets, et images aussi : paysages, vues, clichés et plus que tout le cinéma, passerelle entre une vision de l’Orient en train de se brouiller et une perspective occidentale promouvant une modernité revendiquée par la génération des années 1970. Pamuk, qui a été aussi scénariste, et qui garde la nostalgie des projections en plein air de son enfance, du culte des vedettes de cinéma de son adolescence et des flirts entamés à la faveur de l’obscurité, installe le cinéma dans ses oeuvres en y intégrant des scènes de projection sur les places de la ville, où jouant selon son habitude de l’incertaine frontière entre fiction et réel il mêle dans des séquences magnifiques les événements qui se déroulent sur la pellicule et ceux qui animent le public commentant l’action depuis les balcons voisins.

Collectes et collectionneurs

  • 16 Il s’agit d’un vieux quartier tout en ruelles et en escaliers au coeur de l’Istanbul européenne qui (...)

32La pièce la plus chère, la plus grande, la plus visible de la collection, qu’il achète en 1999, est une petite bâtisse ottomane de la fin du XIXe siècle à côté de l’ancien hammam à Çucurkuma, quartier où jeune adolescent il se rendait déjà pour photographier les paysages de la ville fantôme, nourrissant les toiles d’inspiration impressionniste qu’il peignait à l’époque16.

  • 17 Elles ont inspiré le film Les Collections de Mithat Bey sorti en France en 2011. La réalisatrice Pe (...)

33Construite peu après le tremblement de terre de 1894, cette maison délabrée, sombre et froide, avec ses « enduits écaillés et laissant apparaître des barres métalliques rouillées » sera désormais celle de Füsun et des Keskin, la famille fictive ayant vécu dans la maison et pour laquelle il cherche et accumule les objets de leur vie. Depuis les années 1990, il chine déjà chez les brocanteurs et aux marchés aux puces, il se renseigne auprès de ceux qui aiment « garder les choses », les propriétaires de ces légendaires maisons-poubelles qui avaient fait la une des journaux en 1996, lorsque l’un d’eux était mort écrasé dans l’effondrement de ses montagnes de papiers17.

34Or, en écumant les magasins lors de ses recherches, il tombe parfois sous le charme d’objets étrangers au roman, qu’il achète alors sur un coup de tête. Placés chez lui, devant lui, dans son bureau, ils deviennent une source d’inspiration ou des objets emblématiques : la râpe à coing à laquelle est consacré un des chapitres du roman portant ce titre et qui occupe seule une vitrine, ou la robe aux roses orange à feuilles vertes portée par Füsun en apprenant à conduire, elle aussi exposée mais entourée d’objets divers et de photos.

  • 18 Pamuk précise à propos de ce nom qu’il s’agit de celui de la jeune femme dont le mélancolique poète (...)
  • 19 Sur cette problématique de l’original, du faux et de la copie, voir l’article de Monique Jeudy-Ball (...)

35La part autobiographique inhérente à son écriture romanesque le conduit à doter ses personnages de traits appartenant à ses proches et à récupérer des objets familiers qui trouvent eux aussi leur place. Mais il n’hésite pas pour ceux qui demeurent introuvables ou imaginés ad hoc à les commander à des artistes ou à des artisans. Les objets ainsi réalisés deviennent donc des pièces uniques tout en ayant le statut de faux, ce qu’incarne doublement le fameux sac acheté par Kemal à sa fiancée Sibel, présenté comme étant un vrai Jenny Colon18 et qui se révélera n’être qu’une copie19.

  • 20 Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini (2008 : 322) rendent compte dans leur travail sur les coll (...)
  • 21 Concept élaboré par John Ruskin dans Les Sept Lampes de l’architecture comme résultat de la rencont (...)

36Pamuk fait face à l’entassement de ces objets qui dévorent de plus en plus son espace en les décrivant dans leurs infimes détails au fur et à mesure qu’il les intègre dans son roman-musée. Uniques ou multiples, authentiques ou faux, copies ou imitations, tous prennent à ses yeux le statut de « vrais objets imaginaires » dotés d’une âme20. De même que le chaman peut à la fois la capter, la mobiliser, la faire circuler, l’écrivain auquel il le compare, lui aussi médiateur entre deux espaces, est détenteur des mêmes pouvoirs (Pamuk 2012b : 140). Mais la force des objets dépendant autant des souvenirs qu’ils enserrent et véhiculent que « des caprices de notre mémoire et de notre imagination » (Pamuk 2012a : 206), ils ont aussi le pouvoir d’attirer et d’agir par eux-mêmes. Cette puissance incontrôlable – leur agency –, il l’expérimente surtout quand, s’agissant de les ordonner et de les positionner dans l’espace muséographique, ils résistent et dictent leurs règles donnant l’impression de communiquer entre eux. Ayant décidé de faire correspondre chapitres et vitrines, la première idée d’« aligner » les objets selon leur ordre d’apparition dans le roman s’avère très vite décevante et impraticable. Après plusieurs tentatives, il trouve enfin une façon de procéder qui lui convient et qu’il décrit dans L’Innocence des objets. Une fois esquissé le plan d’aménagement dont il se sert comme point de départ, il place dans chaque « boîte » – c’est lui qui la qualifie ainsi – objets et images en procédant par tâtonnements : ajoutant et enlevant, déplaçant ou décalant et prenant des photos à chaque étape, il avance dans la composition jusqu’à atteindre une harmonie. La méthode essais-erreurs qu’il adopte se conforme parfaitement au rôle fondamental et incontournable joué par l’aléatoire dans le surgissement de la « beauté accidentelle » que l’oeil peut saisir là « où le mental ne l’aurait pas soupçonnée et où la main n’aurait osé se porter »21. Ce minutieux et long travail d’assemblage et de juxtaposition fait « ressusciter le peintre » qui est en lui (Pamuk 2012a : 255) : chaque ensemble est conçu et composé comme un tableau dans lequel ombres et lumières viennent travailler les contrastes et les profondeurs afin de restituer à chacun cette touche singulière et très poétique si recherchée.

Le Musée de l’innocence

  • 22 Apparu en Europe à la Renaissance et considéré comme l’ancêtre du musée, il connaît son apogée au m (...)
  • 23 Au sous-sol du Musée de l’innocence, une librairie propose les publications de Pamuk, quelques post (...)
  • 24 Posture paradoxale de Pamuk puisque c’est aussi pour raconter leur histoire que le musée est créé. (...)

37Le musée s’inspire d’un modèle ancien, celui du cabinet de curiosités dans sa double acception de Wunderkammern – chambre d’art et de merveilles où l’on rassemble et présente une multitude d’objets rares, singuliers, exotiques – et de meuble destiné à conserver les plus petites pièces d’une collection particulière22. La partie centrale en est le plus souvent dissimulée par un décor, une marqueterie en trompe-l’oeil derrière laquelle sont abrités les « secrets » du propriétaire. Microcosme de l’étrange réservé à la contemplation mélancolique du collectionneur et des rares spectateurs admis, le cabinet de curiosités joue sur le double registre du visible et du caché qu’on retrouve ici dans certains des cabinets-vitrines dotés de tiroirs qui recèlent des objets non exposés. Ces réserves miniatures renvoient à une autre idée affectionnée par Pamuk qui est celle du musée-mémorial : même si les corps de Kemal et de Füsun n’y sont pas physiquement enterrés, ils sont représentés par ces objets cachés, destinés selon lui à la vie « dans l’autre monde ». Placé dans une fausse fenêtre sur la façade rouge foncé, un petit panneau prévient le visiteur que le musée contient « les photographies et les objets ayant appartenu à la famille Keskin et à leur fille Füsun, qui ont habité la maison de 1975 à 1999, et à Kemal Basmaci, amoureux de Füsun et dont l’histoire est racontée dans le roman Le Musée de l’innocence d’Orhan Pamuk »23. Le seuil à peine franchi, on comprend d’emblée l’intention : isoler le visiteur dans un espace clos, à l’abri d’une ville où les ruines d’un passé proche se mêlent au présent d’une modernité encore étrangère et indéfinie, dualité inscrite dans la perception chromatique d’Istanbul, qui reste pour Pamuk la « ville en noir et blanc » des gravures nostalgiques de Memling, des premiers films, et des photographies d’Ara Güler qu’on reconnaît dans certaines vitrines. Et c’est bien la pénombre qui domine dans ce dedans feutré, silencieux, renouant avec la semi-obscurité du souvenir de la maison-musée de son enfance. Noir et blanc que le regard rencontre sur le sol noir du hall d’entrée, là où le dessin de la grande spirale blanche s’impose comme symbole dominant et visible de chaque étage par l’ouverture centrale en forme de pyramide de la cage d’escalier, qui permet une vue d’ensemble du musée à partir de tous les niveaux. Réélaboration formelle de la ligne droite aristotélicienne qui représente le Temps et relie les instants discontinus du présent, la spirale symbolise pour Pamuk la conception du récit – des cercles de plus en plus larges autour d’un axe fixe, le point de départ, à savoir l’amour – mais aussi les instants d’un temps continu plus vaste. Pour sa part, le musée ambitionne de « voir le Temps se muer en Espace » en restituant aux objets dépouillés de leur histoire leur « innocence intemporelle »24 (2012a : 72, 74, 86 ; 2012b : 141, 253).

  • 25 Période qui, à Istanbul, voit se succéder coups d’État, instauration de la loi martiale, manifestat (...)

38Juste au-dessus de la grande spirale du temps qui fait un clin d’oeil au surréalisme et notamment aux explorations des disques optiques de Marcel Duchamp, une grande vitrine tout à fait singulière donne à voir cette conversion sur un pan de mur. Sur un très grand panneau recouvert de papier peint à motifs floraux sont épinglés comme les spécimens d’une collection entomologique les « 4 213 mégots » de cigarettes fumées par Füsun pendant huit ans, parfaitement alignés en neuf colonnes qui scandent les années de 1976 à 198425. Sous chaque mégot, Pamuk en scribe méticuleux a retranscrit la note rédigée par Kemal ainsi que le jour et le mois. Si au terme d’une année entière il arrive à accomplir cette oeuvre monumentale qui s’apparente à une stèle, c’est en bonne partie grâce à sa formation à la calligraphie ottomane entreprise après le renoncement à la peinture et à son tour abandonnée. Une opportunité perdue qui avait suscité en lui plus tard la colère et le regret de ne pas avoir été « parmi les derniers » à apprendre les secrets d’un art désormais en voie de disparition pour pouvoir à son tour le transmettre.

  • 26 Le désir de modernisation qui affecte la Turquie de cette période malgré le poids de la tradition e (...)
  • 27 Dans le catalogue du musée, Pamuk (2012b : 54-57) publie « Un modeste manifeste pour les musées » o (...)

39Cette installation temporelle s’accompagne d’une vidéo montrant à travers les mouvements de la main de Füsun l’acte de fumer (allumer la cigarette, la tenir, secouer la cendre, éteindre le mégot), qui pour les jeunes femmes turques en particulier était devenu l’une des voies d’accès à la modernité26. Dans le choix de ce détail on reconnaît la préoccupation anthropologique de restitution d’un répertoire exhaustif de gestes saisis dans leur contexte culturel et local, ce qui est l’un des principes du projet muséographique27.

Regarder par la fenêtre

40Tel est le titre que Pamuk donne à l’une des nouvelles faisant partie du recueil D’autres couleurs (Pamuk 2009 : 613-646). Il y évoque l’habitude des Stambouliotes, dont sa grand-mère constitue l’une des figures emblématiques, d’assister au spectacle de la rue depuis leurs intérieurs voire de plonger leurs regards dans les appartements voisins ou, à l’inverse, de regarder de l’extérieur par les fenêtres ouvertes comme le fait Kemal dans ses errances nocturnes aux marges de la ville. Cette posture qui incite à la réflexion, à la rêverie, à la contemplation s’avère pour Pamuk inséparable de l’acte d’écrire, dans la lenteur du temps, face à la page blanche.

41Une même invitation à « se tenir devant les fenêtres » est suggérée dans le musée par l’agencement le long des murs du premier et du deuxième étage de soixante-quatorze boîtes vitrées qui se succèdent en séquence comme autant de fenêtres ouvrant le regard sur le dedans. Dans ces petits cabinets de curiosités insérés dans des structures verticales modulaires en bois sont soigneusement disposés, sur plusieurs plans, images et objets du roman de toutes formes, matières et dimensions, certains flottant, d’autres comme posés dans le vide. L’éclairage de l’intérieur accentue les effets recherchés dans ces tableaux très poétiques d’un temps à jamais révolu. Tout invite le spectateur à vivre une expérience nostalgique où se mêlent sentiments de découverte et de déjà-vu dans une sorte de superposition des temporalités et des présences, impression renforcée par l’aménagement de la balustrade qui circonscrit l’ouverture centrale, où plusieurs ensembles – clés, montres et horloges, salières, papillons – sont exposés dans des modules complètement transparents.

42La très riche iconographie joue un rôle fondamental, tantôt faisant écho aux objets, tantôt les prolongeant et se décline sur toutes sortes de supports : photographies, illustrations, cartes postales, tableaux, papiers peints, étiquettes, albums, figurines, affiches, tickets, coupures de presse, cartes de visite, emballages, billets de loterie, partitions, dessins, gravures, plans, croquis, lettres, cartes à jouer, manuscrits, maquettes, papiers d’identité, menus de restaurants... Sans compter le cinéma omniprésent à travers les affiches, les photos de tournage, les figurines des stars préférées, les extraits des films de l’époque : la vitrine 52 rappelle un certain nombre de titres, chacun accompagné du photogramme d’un baiser des protagonistes. D’ailleurs, comme Pamuk tient à le rappeler, les amoureux sont autorisés à « s’embrasser sur les lèvres » dans le musée.

43Si dans ces images on peut reconnaître des visages plus ou moins connus du cinéma, dans la majorité des vitrines sont exposés des clichés noir et blanc anonymes en format miniature qui remplissaient les archives de familles, premiers instantanés de sorties en voiture, de promenades sur le Bosphore, de fêtes de famille, ainsi que les photos en médaillon que les habitants d’Istanbul épinglaient sur le revers des vêtements lors des enterrements entre les années 1950 et 1980 (Pamuk 2012b : 114-115).

  • 28 Univers sonore auquel les ethnologues s’intéressent également (Candau & Le Gonidec 2013).
  • 29 Il précise qu’ils porteront un costume en velours marron foncé pour se fondre dans le musée, une ch (...)

44Le paysage sonore familier aux Stambouliotes est restitué de façon très discrète et ponctuelle dans ce lieu où le silence règne : des sons comme le pschitt-pschitt de l’insecticide Temiz- Is, le sifflet du veilleur de nuit, les cris des marchands, les voix des passants28. Il revient aux gardiens, précise Pamuk, en tant que « témoins de l’authenticité de l’histoire vécue », de la raconter et de donner sens aux objets qui s’y rattachent29. En effet, excepté les titres et les numéros des chapitres correspondant à chaque boîte il n’y a aucun cartel ni panneau explicatif. Figurent cependant sur le mur de la rampe conduisant au premier étage, quelques lignes rappelant encore au visiteur qu’il s’apprête à entrer dans la maison de Füsun transformée en musée entre 1999 et 2012 pour accueillir la collection de Kemal Basmaci.

  • 30 Une autre paire de boucles d’oreilles en perles offerte à Kemal par son père (qui l’avait auparavan (...)
  • 31 Sur le rôle et la symbolique de la boucle d’oreille dans son rapport à l’identité féminine et à la (...)

45L’incipit du roman, « C’était le moment le plus heureux de ma vie et je ne le savais pas », fait écho à la toute première vitrine dans laquelle est exposée la boucle d’oreille à papillon de Füsun présente tout au long du roman30. La spirale dont le motif est aussi inscrit dans le bijou fait de cet objet porteur de l’essence même de la nostalgie une métonymie de l’oeuvre entière par le lien qui l’attache au destin de sa propriétaire. Bijou emblématique de la féminité, touchant au plus près du corps de Füsun, il se confond avec elle en tant qu’unique objet d’amour et ses mouvements suivent ceux de l’héroïne : perdu dès l’ouverture du roman, retrouvé et aussitôt égaré par Kemal qui ressent sa perte comme « un mauvais pressentiment », l’imminence d’une catastrophe, mais qui le retrouvera plus tard, il réapparaît ensuite chez Füsun quand Kemal le dépose subrepticement sur le lavabo de la salle de bains, ce qu’elle niera pourtant. Or c’est en arborant ces boucles qu’elle prend place dans la voiture qui la conduira à la mort. Objet fatal s’il en est, la paire reconstituée signe la séparation du couple et la disparition, cette fois définitive, de Füsun. Après sa mort, sa mère remet à Kemal le bijou dont il fera « la première pièce du musée » en exposant une seule des boucles suspendue contre un voilage brodé31.

  • 32 Ce qui fera écrire à Robert Motherwell (2013 : 12) dans la préface d’une exposition de l’artiste à (...)

46L’aménagement des vitrines est inachevé, onze modules restent à finaliser ou à réaliser et cela est signalé par de petits rideaux de scène en velours rouge entrouverts ou tirés, qui confèrent à ces boîtes l’aspect de théâtres miniatures dans une scénographie jouant sur l’apparition, le surgissement, l’illusion optique. Même si Pamuk ne s’y réfère jamais, ses boîtes rappellent celles de Joseph Cornell dont l’extraordinaire art du collage et de l’assemblage a été célébré dans une récente exposition à Lyon (Ramond & Affron 2013). Boîtes magiques, petits théâtres, miniatures, boîtes-livres, jouets mobiles qui suggèrent les thèmes privilégiés de Cornell : l’enfance, la magie, le soir, le voyage, l’astronomie, les acrobates du cirque, la danse, les contes de fées32

  • 33 Même passion pour les images chez Fleischer, et en particulier la photographie qu’il pratique, qu’i (...)

47Un certain nombre d’affinités se dessinent entre ces deux maîtres de l’art nostalgique à la recherche d’une esthétique de l’illusion. Outre leur passion commune pour le cinéma et la photographie, ils partagent le plaisir voire le besoin de partir à la chasse aux choses et aux images, le goût de la collection, le choix de l’ordinaire, du commun et la pratique d’assembler dans un espace réduit et encadré des éléments hétéroclites33. Leurs façons de travailler aussi sont très proches et on retrouve chez Cornell la méthode essais-erreurs adoptée par Pamuk (Bann 2013 : 270). Tout comme celles de Pamuk, les boîtes vitrées de Cornell appellent à une protestation contre une modernité vouée au profit et déshumanisée. Enfin, elles suscitent une nostalgie liée aussi et surtout à la perte de l’enfance : pour Cornell, elle coïncide avec le décès de son père, pour Pamuk avec le départ du sien.

La couleur de la nostalgie

48Contrairement au reste du musée, les combles ont été aménagés de manière à ce que pénètrent la clarté du jour et la lumière des étoiles : une petite pièce avec un lit à une place, une table de nuit, une chaise, un tricycle, une valise, quelques photos et objets évocateurs... En dépit de son ouverture, la pièce reste en demi-teintes. Y dominent les tons allant du beige au jaune franc en passant par le jaune pâle. Chromatisme que décline une série d’objets jalonnant le roman et le musée : le sac crème Jenny Colon de la boutique Sanzelize où Kemal retrouve Füsun, « la jeune fille aux bras couleur de miel », la courte jupe jaune, la ceinture et les chaussures de même couleur qu’elle portait ce jour-là, la carafe jaune qu’il achète après cette rencontre mais aussi les mégots jaunis, la maison de production Citron Film du nom du canari qui chante tout au long du roman et que Füsun peint, les flacons d’eau de Cologne et de parfum (Soleil Noir pour elle, Spleen pour Kemal), les nuances sépia des photos jaunies et des vieilles cartes postales d’Istanbul ponctuant les vitrines du musée, dénichées chez les « nostalgiques collectionneurs », et pour finir la photo palie de Füsun à dix-sept ans, le jour de son concours de beauté, sur laquelle s’achève le roman (Pamuk 2011 : 662).

49Accroché entre les fenêtres, le pyjama de Kemal donne corps à son absence. Sur le mur en face, deux grands panneaux exposent les pages manuscrites du roman, les cartouches vides du stylo utilisé, les dessins, les croquis, les projets, les notes sur le Musée de l’innocence et différentes traductions du livre. Objet exposé aux diverses étapes de sa réalisation, il marque une autre présence-absence, celle de l’écrivain. Ici la muséographie s’inspire du modèle de la reconstitution requis pour figer une image dans le temps et dans l’espace, suggérer la répétition d’une même scène : une fois par semaine pendant sept ans, le collectionneur et l’écrivain se seraient retrouvés dans cette chambre pour que l’un consigne ce que l’autre racontait. Kemal allongé sur le lit, parfois marquant une pause dans son dire et fixant son regard sur la photo de Füsun posée sur la table de nuit, Pamuk assis sur la chaise, carnet et stylo à la main, se faisant ethnologue, archiviste, conservateur, passeur... Comprenant que son désir d’établir un catalogue relatant en détail l’histoire de chacun des objets du musée le conduisait nécessairement à faire le récit de son histoire d’amour, Kemal décide en effet d’en confier la rédaction à un écrivain qui y travaillera comme s’il s’agissait d’un roman. Ultime fiction du Musée de l’innocence : il choisit Pamuk pour leur donner une voix. Sont alors évoquées, comme dans le roman japonais cité plus haut, les séances au cours desquelles Pamuk se fait montrer un à un les objets et, sous la dictée de Kemal qui en raconte l’histoire, entreprend de l’écrire. Pamuk par la force du récit prenant progressivement la place de Kemal, on assiste après quelques mouvements de révolte à l’effacement consenti de ce dernier : « Au revoir, bonjour, je suis Orhan Pamuk, avec la permission de Kemal… » (ibid. : 645). Dans les toutes dernières pages après la mort de Kemal, Pamuk s’exprimant désormais à la première personne évoque ses rencontres avec quelques-uns des protagonistes de l’histoire, ceux qui en ont été les témoins ; parmi eux, Berrin, un ami d’enfance, lui remet alors « en cachette, une bille ayant appartenu à Kemal lorsqu’il était petit ». Nous retrouvons là, objet de mémoire et de nostalgie, devenu gage de fidélité par-delà la mort, la bille qui, déjà évoquée à propos d’Istanbul, figure parmi les objets que Pamuk, en proie à la nostalgie après la perte de Rose Noire, rapportait de ses errances aux confins de la ville comme preuve de son retour dans le monde des vivants. La transmission du petit objet au romancier le charge d’un même pouvoir talismanique. Accepter d’en devenir le dépositaire l’engage à en raconter l’histoire, en faisant se rejoindre en lui le romancier et le conservateur. Premier objet de sa collection, la bille amorce le récit qui ramène à la vie les amours de Kemal et Füsun tout comme le musée, « lieu fondé pour vivre avec les morts » ainsi que l’affirme avec force Pamuk, les ranimera par le biais des objets.

Coeurs brisés

Un musée consacré à l’amour est né en 2006 d’un projet artistique, fruit de la collaboration entre l’artiste Olinka Vistica et le sculpteur Draze Grusbic instaurée au moment de leur séparation. Le Museum of Broken Relationships, traduit de façon plus lyrique par Musée des coeurs brisés (www.brokenships.com), est constitué des donations de personnes qui à la suite d’une rupture ont gardé un objet lié à celle-ci : un vélo usagé, une vieille peluche, un morceau de miroir, un vêtement, une lettre, un bijou, un collier de chat… et même une hache ayant servi à un amant à casser un meuble par jour après le départ de celle qu’il aimait. Le musée repose sur un principe de collection dynamique et itinérante. Lors des expositions, un appel à témoignage est lancé dans la ville qui se propose d’accueillir cette installation singulière. Les objets accompagnés d’un texte écrit par les donateurs sont sélectionnés et présentés au public pendant la durée de l’exposition. Depuis 2010, une partie de la collection est désormais visible de façon permanente au rez-de-chaussée du palais Kolmer sur la place Sainte-Catherine à Zagreb. Le musée s’articule en trois parties : un espace virtuel qui permet de faire partager son vécu en réseau, l’exposition réelle dans laquelle on renouvelle la collection au fur et à mesure des acquisitions, et la confession room, une partie interactive où les visiteurs peuvent laisser leur témoignage. Le circuit de l’exposition est thématique et l’on passe de la chambre matrimoniale à celle de la passion évoquant les sentiments associés à la rupture telles la colère, la rage, la déception, jusqu’à la chambre des larmes, là où la fin est liée à la mort d’un des partenaires. Le musée, qui a touché à présent plus de trente villes dans le monde, a été reconnu en 2011 comme étant le plus innovant d’Europe en se voyant décerner le prix Kenneth-Hudson par le Forum européen du musée. En 2014, c’est le Musée de l’innocence que le Forum a distingué du Prix du musée européen de l’année.

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Notes

* Nous avons bénéficié pour cette recherche d’une mission du Centre d’anthropologie sociale (EHESS/CNRS) à Istanbul en mai-juin 2014, qui nous a permis de parcourir les lieux du roman et de visiter le Musée de l’innocence.

1 Tout en rapprochant l’hüzün de la tristesse, Pamuk (2007 : 149-153) s’attache à les différencier en rattachant la seconde au sentiment éprouvé par le voyageur étranger découvrant le spectacle des grandes villes des tropiques tel que l’a ressenti et défini Lévi-Strauss. Pour Pamuk, le premier serait plus intérieur tandis que la tristesse serait éprouvée par celui qui regarde de l’extérieur. Sur la mélancolie comme « projet anthropologique et littéraire », voir Daniel Fabre (2013 : 20) citant Elias Canetti.

2 Il semble qu’il s’appuie pour cela sur Al Kindi, lui-même auteur d’un traité consacré à la tristesse. Nombre de médecins philosophes arabes depuis Aristote (Al Kindi, Razi, Maïmonide, etc.) se sont en effet penchés sur ce mal (Koetschet 2008).

3 Encore qualifié de « ruminant de la mémoire », être du « ressentiment » dont il oppose la passivité à la créativité, au mouvement de l’être du devenir (Deleuze 1962 : 126).

4 Dans Istanbul, il écrit : « Ce sentiment noir et blanc qui me travaille comme un triste bonheur » (Pamuk 2007 : 68). Toute la ville se décline dans ces deux couleurs, paysages, architecture, littérature et peinture. Les couleurs sont toujours présentes dans ses romans et souvent dans les titres mêmes : Le Livre noir, Le Château blanc, Mon nom est rouge, Neige, Dautres couleurs (essais). La peinture est aussi l’un des grands thèmes de son oeuvre. Mon nom est rouge se déploie dans l’univers de la miniature persane qu’il admirait particulièrement, et qui constitue pour lui et son peintre de prédilection (Memling avec son art du détail et du petit) une référence sublime. Son premier roman, Cevdet Bey et ses fils (1982), récemment traduit aux éditions Gallimard, retrace le destin d’une famille dont l’un des fils devient peintre.

5 L’une des citations mises en exergue du roman est empruntée aux Carnets de Samuel T. Coleridge : « Si un homme traversait le Paradis en songe, qu’il reçût une fleur comme preuve de son passage, et qu’à son réveil il trouvât cette fleur dans ses mains… Que dire alors ? » Le poète est aussi évoqué dans Istanbul.

6 Stefan Zweig, lui aussi collectionneur passionné, partage une même conception. Avant d’être obligé de s’expatrier, il avait réuni dans une chambre de sa maison devenue « lieu de culte » les précieux brouillons d’écrivains et notations de musiciens, incipit, fragments de textes ou de partitions dans l’idée cependant d’une collection ouverte non figée en un tout immuable, d’un organisme vivant se développant au gré des acquisitions (Zweig 2013 : 177, 368).

7 Allocution prononcée le jour de l’inauguration du musée. Dans Le Romancier naïf et le romancier sentimental (Pamuk 2012a), recueil de conférences données à Harvard en 2009, il expose sous le titre « Musées et romans » la manière dont son projet a vu le jour en donnant la priorité à l’idée de créer un musée à Istanbul.

8 Tout, précisément, sépare l’écriture d’un roman, qui outre les libertés qu’il autorise ne doit d’exister qu’à son auteur, et la réalisation d’un musée, travail collectif qui ne peut aboutir qu’en recourant à des corps de métiers, à des spécialistes, et pour lequel on doit composer avec de multiples contraintes (spatiales, temporelles, administratives, budgétaires…). Les deux furent également affectés par des événements liés à la situation politique d’Istanbul et à ses retombées sur la vie personnelle de Pamuk, sa prise de position en particulier relative au génocide arménien. S’ils restent liés de leur conception à leur achèvement c’est parce qu’ils s’inscrivent dans la longue durée d’une écriture et d’une réalisation certes faites d’arrêts et de reprises mais qui ne perdent jamais de vue le projet initial. Même si d’autres mises en chantier sont venues s’intercaler, c’est le cas pour Istanbul, de l’une à l’autre des motifs s’échangent, sont repris, amorcés ou développés. Écriture polyphonique et de la mise en résonance qui offre déjà un angle d’approche pour l’étude du processus créatif propre à Pamuk.

9 Walter Benjamin (2000 : 62) y rassemble de courts récits, des fragments de mémoire comme autant de « miniatures », et met en avant chez les enfants la passion de la collection, des jeux et « jouets anciens » (ibid. : 83-90), leur fascination pour l’univers de formes et de couleurs que leur offrent bulles de savon irisées, kaléidoscopes, vignettes, billes en verre… (ibid. : 39-42, « La couleur vue à partir de l’enfant » ; ibid. : 53-55, « Images coloriées »). Ce monde polychrome leur permet de ressentir, de découvrir, d’expérimenter, par lui ils accèdent à l’activité créatrice et inventrice, s’ouvrent à une poétique et à une esthétique dont l’adulte garde la nostalgie. D’où aussi le soin jaloux avec lequel sont conservés ces jeux et jouets, le grand nombre de collectionneurs et de musées le plus souvent privés (parmi eux celui de Christian Pommerol dans le Gard rassemble des pièces du monde entier). Les contenus des boîtes à couture et coffrets maternels sont évoqués par Benjamin (ibid. : 87) encore, et aussi par Pierre Michon (1984 : 33). Ils constituent autant de trésors convoités et « dérobés » du regard par les enfants, et laissent des traces profondes dans les mémoires comme le relève Patrizia Ciambelli (2002 : 26) dans son ouvrage Bijoux à secrets.

10 Expérience proprement proustienne qui se renouvelle tout au long du roman.

11 Claude Lévi-Strauss (1962 : 34) à propos de l’« effet esthétique » produit par les objets les plus petits se demande si le « modèle réduit n’offre pas toujours et partout le type même de l’oeuvre d’art ». Valorisation et esthétisation du petit sont aussi à l’oeuvre dans certains cultes comme celui des âmes du purgatoire, où des crânes anonymes sont « adoptés » par les dévots et installés dans des petites boîtes, entourés de soins et d’objets rituels (petits mouchoirs, napperons, fleurs et photos…) qui les ramènent à l’état de petit enfant (Ciambelli & Vassas 2011). Dans la même logique, en divers contextes religieux la capacité d’être des interlocuteurs privilégiés avec l’au-delà est reconnue aux enfants (Vassas 2005). Très souvent dans les expositions, de menus objets archéologiques sont accompagnés de la mention « jouets ou objets funéraires ». Au Japon, on continue à offrir aux morts des « jouets » parmi lesquels de petites poupées destinées à être posées sur les tombes.

12 Déjà dans le roman de Pamuk intitulé La Maison du silence (1988), qui se déroule dans la demeure d’une très vieille femme, un personnage amoureux dérobe des peignes à la femme qu’il convoite.

13 Cette « mort des objets » est évoquée par Alain Fleischer (2011) dans son livre Sous la dictée des choses consacré aux objets et aux collectionneurs. Le titre indique bien en quoi elles sont premières et renvoie aussi au mode d’écriture qui lui est propre puisqu’il dit et « dicte » ses textes. On y retrouve la dialectique de la « pièce unique » opposée à la multiplication de l’objet, à laquelle va sa préférence (ibid. : 387-430, « Additionner, soustraire »). Lui-même, collectionneur d’objets manufacturés produits en série, explique par là son attrait pour les objets possédant des mécanismes dont la remise en marche équivaut à un retour à la vie. Dans ce même ouvrage figurent en outre de beaux portraits (ibid. : 431-473, « Souvenirs de quelques collectionneurs »).

14 Allusion à Marcel Proust qui qualifie son oeuvre de « tableau », un de ses écrivains de référence qu’on voit se profiler par moments dans son écriture, notamment à propos des objets et des sentiments qu’ils suscitent.

15 Il précise que c’est l’acquisition d’objets « réels » qui, faisant progresser l’histoire imaginaire d’une relation amoureuse en dépit des impossibilités, lie le protagoniste à sa bien-aimée trente années durant et celle de la collection qui se construit sur cet amour passionné, obstiné, figé dans le projet muséographique.

16 Il s’agit d’un vieux quartier tout en ruelles et en escaliers au coeur de l’Istanbul européenne qui descend de Pera et Galatasaray vers le Bosphore, occupé jusqu’aux années 1950 par les immigrés grecs contraints de partir du jour au lendemain en laissant des immeubles vides. Investi ensuite par les Anatoliens qui s’y installent à leur tour, ce quartier « populaire » à la réputation parfois douteuse est devenu depuis les années 1990 un lieu branché envahi par les brocanteurs et les bars, où se sont installées des maisons d’édition.

17 Elles ont inspiré le film Les Collections de Mithat Bey sorti en France en 2011. La réalisatrice Pelin Esmer a imaginé une histoire autour de ce collectionneur qui accumule des objets dans un bel appartement d’un vieil immeuble du centre d’Istanbul que ses proches, ses voisins arrivent mal à différencier d’une décharge. Journaux, appareils électriques, cartes postales, livres de valeur montent en pile sous les hauts plafonds, jusqu’à former un labyrinthe dans lequel se perdent les rares invités autorisés à franchir le seuil. Obsédé par l’exactitude des pendules bon marché qu’il ne cesse de rapporter à l’horloger, lors de ses pérégrinations à travers la ville, Mithat Bey marchande âprement des objets insignifiants chez les commerçants qui le traitent avec un mélange d’exaspération et d’affection.

18 Pamuk précise à propos de ce nom qu’il s’agit de celui de la jeune femme dont le mélancolique poète français Gérard de Nerval s’était épris. L’actrice Jenny Colon est l’une des Filles du feu, et sa figure se confond parfois avec celle d’autres inspiratrices (Sylvie, Aurélia, Adrienne…). Le chapitre XXIII d’Istanbul évoque les promenades de Gérard de Nerval dans le quartier de Beyoğlu effectuées pendant son Voyage en Orient en 1843, quelques mois à peine après la mort de Jenny Colon « qu’il aimait sans retour d’un amour qui le hanterait sa vie durant » (Pamuk 2007 : 326-328). Aux côtés de Théophile Gautier et de Gustave Flaubert, Nerval compte parmi les écrivains français de la mélancolie ayant le plus influencé les écrivains turcs, dont Pamuk au premier chef.

19 Sur cette problématique de l’original, du faux et de la copie, voir l’article de Monique Jeudy-Ballini (2000 : 141-154) et les pages d’Alain Fleischer (2011 : 390) qui soutient que le premier objet d’une collection est un « faux original ».

20 Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini (2008 : 322) rendent compte dans leur travail sur les collectionneurs d’art primitif de l’attraction, de l’attirance irrésistible à laquelle chacun se dit soumis malgré lui, d’une force émanant de l’objet comme s’il agissait pour qu’il vienne à lui. Dans cette idée d’un destin auquel on ne peut pas échapper, le collectionneur se retrouve à la place de l’élu, de celui qui est choisi au lieu de choisir. Cependant, à ce principe s’associe l’idée que l’individu à son tour suscite par la force de son désir l’apparition de l’objet qui « sort », tombe, lui est donné, surgit, se distingue.

21 Concept élaboré par John Ruskin dans Les Sept Lampes de l’architecture comme résultat de la rencontre entre des éléments végétaux et architecturaux, cité par Pamuk (2012b : 103, 136).

22 Apparu en Europe à la Renaissance et considéré comme l’ancêtre du musée, il connaît son apogée au milieu du XVIIe siècle. Dans son article sur le cabinet de curiosités de Fréderic II, Daniel Arasse (1993) souligne le rapport à la mort du studiolo mis en place l’année où le prince perdit sa femme, et la dimension d’« autoportrait virtuel » de l’entreprise. Aujourd’hui, le cabinet de curiosités fait l’objet d’une relecture à partir de problématiques actuelles (le statut de l’oeuvre d’art, les rapports entre art et science, entre musée et collection) et il revient en force comme modèle dans les oeuvres d’artistes contemporains tels Hubert Duprat à Digne en 2002 avec son guide imaginaire, Mark Dion avec le Cabinet monumental installé en 2011 au Musée océanographique de Monaco, et plus récemment en 2014, Damien Hirst et son cabinet inspiré des créations de la maison de taxidermie Deyrolle, à Paris.

23 Au sous-sol du Musée de l’innocence, une librairie propose les publications de Pamuk, quelques posters des vitrines et les reproductions des boucles d’oreilles et pendentifs en forme de papillon, logo du musée. Dans un petit espace à part, une vitrine contient les donations des visiteurs, réduites pour le moment à quelques objets. Le ticket est plus cher pour les étrangers, gratuit pour ceux qui apportent le billet imprimé dans les pages du roman.

24 Posture paradoxale de Pamuk puisque c’est aussi pour raconter leur histoire que le musée est créé. La théorie du temps qui préside à sa réalisation entend articuler plusieurs niveaux, ce qui n’est pas toujours visible dans le lieu lui-même. Fleischer (2011 : 21-31), dans le chapitre « Le miroir du temps », hors de tout contexte muséographique, parle des objets dans lesquels « l’espace et le temps se reversent l’un dans l’autre ».

25 Période qui, à Istanbul, voit se succéder coups d’État, instauration de la loi martiale, manifestations, attentats et pendant laquelle en dépit du couvre-feu Kemal se rend tous les soirs chez Füsun.

26 Le désir de modernisation qui affecte la Turquie de cette période malgré le poids de la tradition est lisible dans les aspirations de la jeunesse à vivre selon d’autres modèles : sortir, fumer, boire, conduire, suivre la mode, se dénuder et surtout choisir librement ses relations amoureuses. Les jeunes filles tout spécialement s’élèvent contre les mariages arrangés et revendiquent l’amour libre à l’occidentale tout en obéissant à l’impératif de garder leur virginité jusqu’au mariage, qui reste une valeur sûre – ce qui donne lieu à des flirts prolongés et très poussés dont Pamuk (2011 : 87-91) rend compte dans un chapitre intitulé non sans humour : « Quelques déplaisantes considérations anthropologiques. »

27 Dans le catalogue du musée, Pamuk (2012b : 54-57) publie « Un modeste manifeste pour les musées » où il conteste les modèles « ni bons, ni innocents » des grands musées nationaux voués à célébrer et à représenter l’État, et expose ses idées sur les musées du futur dans lesquels, à son sens, il faudrait se concentrer sur « l’univers et l’humanité du nouvel homme moderne qui est en train d’émerger notamment dans les pays non occidentaux ».

28 Univers sonore auquel les ethnologues s’intéressent également (Candau & Le Gonidec 2013).

29 Il précise qu’ils porteront un costume en velours marron foncé pour se fondre dans le musée, une chemise rose clair, une cravate imprimée avec le motif de la spirale.

30 Une autre paire de boucles d’oreilles en perles offerte à Kemal par son père (qui l’avait auparavant achetée pour sa maîtresse) et destinée à sa fiancée Sibel, circule aussi dans le roman, établissant un parallèle entre l’histoire du père et celle du fils.

31 Sur le rôle et la symbolique de la boucle d’oreille dans son rapport à l’identité féminine et à la construction d’un destin, se reporter à Patrizia Ciambelli (2002 : 29-50).

32 Ce qui fera écrire à Robert Motherwell (2013 : 12) dans la préface d’une exposition de l’artiste à New York en 1953 : « Son oeuvre m’évoque tant et tant, dont cette déclaration de Gérard de Nerval il y a plus d’un siècle, à propos de l’art moderne “qui est l’épanchement du rêve dans la réalité”. »

33 Même passion pour les images chez Fleischer, et en particulier la photographie qu’il pratique, qu’il collectionne au même titre que les appareils photographiques, et sur laquelle il écrit aussi.

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Pour citer cet article

Référence papier

Patrizia Ciambelli et Claudine Vassas, « La consolation des objets »Terrain, 65 | 2015, 114-137.

Référence électronique

Patrizia Ciambelli et Claudine Vassas, « La consolation des objets »Terrain [En ligne], 65 | 2015, mis en ligne le 15 septembre 2015, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/15840 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.15840

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Auteurs

Patrizia Ciambelli

Centre d’anthropologie sociale (LISST/CAS),
Maison de la recherche, université Jean-Jaurès (Toulouse)

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Claudine Vassas

Centre d’anthropologie sociale (LISST / CAS),

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