Cette recherche a été conduite dans le cadre du projet FABRIQ’AM « La fabrique des “patrimoines” : mémoires, savoirs et politique en Amérique indienne aujourd’hui » (ANR).
- 1 En outre, très rares sont les peintures figuratives récentes qui ont pu entrer dans les collections (...)
1Rien peut-être n’est plus conçu pour susciter la nostalgie qu’un musée d’ethnographie. Et rien peut-être n’y parvient davantage que les objets qui n’ont pas eu le droit d’y entrer. Amatiwana, indien trumai d’Amazonie brésilienne, a passé sa vie à peindre sur toile des scènes de la vie quotidienne ou rituelle et des épisodes mythiques de sa culture natale. Quarante ans après ses débuts, le bilan est amer : il a cessé de peindre, diminué par l’âge et la maladie, et découragé par les échecs successifs, ne parvenant pas à susciter l’intérêt (du marché ou de ses proches). En 2012 et 2013, les auteurs de ce texte cherchèrent à faire acheter ses douze dernières toiles par le musée du quai Branly. La commission d’acquisition déclina la proposition. Cette peinture réaliste autochtone n’était ni assez ancienne pour être de l’art primitif, ni assez radicale pour être de l’art contemporain. De toute façon, aucune cote n’existait1.
- 2 Parfois, elles sont été stimulées par une décision explicite d’agents occidentaux, comme dans le pa (...)
2On a coutume d’envisager les productions matérielles inédites que génère la colonisation comme des adaptations aux changements radicaux et désastreux qu’elle provoque2. Encore faut-il rappeler que ces adaptations sont souvent imparfaites, puisque ceux qui les opèrent ne disposent pas de toutes les informations nécessaires à leur diffusion ou à leur évaluation. Le marché, pour commencer, s’impose sans délivrer son propre mode d’emploi. C’est même là une de ses propriétés constitutives. Cette difficulté appelle une première interrogation sur les conditions d’entrée sur le marché de telles oeuvres. Outre leurs qualités intrinsèques, quels dispositifs, quels discours peuvent leur conférer une valeur ? Quelles sont les catégories pertinentes en la matière et sous quelles conditions peut-on glisser de l’une à l’autre ? Cette direction de recherche, que l’on effleurera en conclusion, s’oppose à une autre, plus ethnographique, qui consiste à traduire le point de vue autochtone. Quelles intentions président à la production de ces toiles ? Quel statut ont-elles ? Quelles sont les conséquences de leur vente, ou de l’échec de leur vente ?
3Les deux directions, cependant, convergent vers la nostalgie, entendue ici de manière volontairement très large (afin de pouvoir en comparer des modalités différentes) comme une souffrance ou une tristesse liées au constat d’une perte. Dans les deux cas, cette émotion est fondamentale : ici elle justifie les prix sur le marché de l’art, là elle est à la fois l’origine et le résultat des oeuvres d’Amati. Si l’on admet que la nostalgie est le résultat d’une certaine construction sociale, qui implique des gens, des choses et des images, force est de reconnaître qu’une situation d’interculturalité, comme celle que l’on observe ici, met en jeu une complexité supplémentaire. On cherchera à décrire un exemple de ce qui se produit lorsque la nostalgie globale d’une indianité originelle en train de disparaître, telle qu’elle est véhiculée par un certain nombre d’acteurs, rencontre non seulement une expérience vécue, mais aussi un autre rapport au passé, à l’absence et à la perte.
4Les peintures d’Amati s’inscrivent dans un contexte historique et culturel singulier. Les Trumai entretiennent un rapport douloureux avec leur passé, réel ou supposé, et avec la disparition des pratiques jugées dignes d’être exhibées au titre d’emblème d’indianité (ce que l’on désigne localement comme étant la cultura). Cette relation s’explique en partie par le contexte interethnique régional. Les Trumai font partie de la société du Haut-Xingu, dans l’État du Mato Grosso, au Brésil, qui a construit une unité sociale, culturelle et mythologique tout en préservant soigneusement les différences linguistiques internes. Une dizaine de groupes, représentant trois troncs linguistiques différents (arawak, tupi, caribe) et un isolat (le trumai), se sont rassemblés dans ce cul-de-sac topographique de la région des formateurs du fleuve Xingu, selon un processus qu’une approche croisée entre anthropologie et archéologie permet de reconstituer (Heckenberger 2001). Le pattern culturel et spatial dominant, dont la présence est attestée dès le Xe siècle, est arawak. À partir du xviiie siècle, des groupes caribe et tupi s’y sont progressivement agrégés pour former un complexe pluriethnique. Les Trumai ont été les derniers arrivés, dans la première moitié du xixe siècle. Les opérateurs principaux de l’intégration de nouveaux arrivants à ce cosmopolitisme amazonien sont le troc, les mariages intertribaux, et surtout le partage d’un cycle rituel commun, assez flamboyant. La xinguanisation est vécue comme un « devenir humain », c’est-à-dire comme une transformation corporelle (diète piscivore, coupe de cheveux, ornementation), qui induit et accompagne l’abandon des valeurs guerrières au profit d’un ethos de paix. La paix xinguanienne n’empêche pas la sorcellerie, ni le maintien d’un fort principe de rivalité entre les unités ethniques. Les Trumai ont ici une position particulière : ils échouent systématiquement dans la compétition qui anime les rapports intertribaux. Le groupe est éclaté en de multiples unités locales qui jamais n’atteignent la taille qui permettrait de se conformer au modèle à la fois spatial, sociologique et rituel du « vrai village » xinguanien : une place circulaire, parfaitement désherbée, sur laquelle organiser les « fêtes », autour de laquelle une dizaine de malocas permettent d’abriter une population totale atteignant environ quatre cents personnes. Sans village, pas de rituel possible, alors même qu’il constitue la modalité principale des rapports interethniques. Le dernier rituel intertribal auquel les Trumai ont participé s’est tenu en 1992. Depuis ce moment, ils vivent, selon leurs propres termes, une existence « triste », le rituel étant le lieu par excellence d’une sociabilité magnifiée, porteuse de joie et d’excitation. L’exode vers la ville, enfin, s’est accéléré depuis une quinzaine d’années.
5Cette situation est d’autant plus amère que l’époque instaure une véritable concurrence entre groupes indiens sur le marché de l’autochtonie. Les Xinguaniens sont très en avance, eux qui parviennent à capter une bonne part du commerce ethnographique, journalistique et touristique brésilien. Mais les Trumai restent les parents « pauvres » de ce système de plus en plus gagné par le capitalisme. Ils voient le flux de touristes, le renouvellement des modalités du spectacle (vidéos, films, grands projets de conservation patrimoniale à plusieurs centaines de milliers de réaux) sans en retirer grand-chose.
- 3 Les femmes trumai sont en outre réputées jalouses et colériques.
6Dans ce contexte où plus aucun événement ne semble garantir le maintien de relations privilégiées entre les différentes familles reconnues comme trumai, et où les choix matrimoniaux vont jusqu’à se tourner systématiquement vers des non-Trumai, on serait tenté de prédire la dissolution imminente des Trumai. L’un d’entre nous (Vienne 2011) a montré que cette menace pèse sur eux depuis deux cents ans sans jamais s’être réalisée. Les dynamiques ethnogénétiques locales continuent d’objectiver, en particulier sur le critère de la langue, les Trumai comme une des unités ethniques du système. Mais en même temps, les scissions internes répétées, qui empêchent l’émergence d’un groupe local suffisamment important numériquement, les empêchent aussi de participer de fait à ce système. Du point de vue des voisins et des parents, l’ethnie n’a pas disparue. Elle est simplement considérée comme l’ethnie sans culture, l’ethnie qui n’en est plus une, et à laquelle on associe sans cesse les mêmes traits typiques qui frisent le stigmate : ils sont vagabonds (« Ils ne s’arrêtent jamais ! »), « n’existent plus » et « se disputent sans arrêt »3. Du point de vue des Trumai, ces étiquettes essentialisées, à commencer par le délit de nomadisme (qui tranche avec la sédentarité des autres groupes), traduisent en fait un passé victimaire. Leur histoire est celle d’une incurable incapacité à se regrouper, à grandir, à s’épanouir face aux raids destinés à voler femmes ou enfants, aux attaques sorcellaires et aux épidémies. La perte contemporaine de la cultura et de ses signes extérieurs est vue comme étant en continuité avec ce passé. En l’absence d’une participation des Trumai aux événements rituels qui cristallisent les collectifs ethniques, et même en l’absence d’une socialité qui compenserait ce manque, l’appartenance au groupe se vit essentiellement sur le mode discursif et émotionnel. Être trumai, c’est savoir partager un même passé et un même ressentiment à l’égard des ethnies alliées et ennemies. C’est aussi ressentir la même nostalgie, désignée par le terme falapita, envers des passés plus ou moins distants, plus ou moins réinventés et plus ou moins compatibles entre eux. Cela peut être l’époque du dernier chef, Nituari, qui parvenait à fédérer le groupe et à le faire participer à certaines fêtes, en dépit de sa faiblesse démographique. Cela peut être l’époque antérieure, durant laquelle les Trumai étaient des guerriers réputés, que les autres groupes respectaient et venaient recruter pour se défendre contre des voisins moins policés que les pacifiques Xinguaniens. Il peut s’agir enfin du passé presque mythique des Trumai avant l’arrivée dans le Xingu. Ironiquement, on ne sait rien d’eux ou presque, si ce n’est que pendant leur trajet vers le Haut-Xingu, ils se disputèrent sur le partage d’un nandou au point que la moitié d’entre eux fit demi-tour. Ce récit d’origine est donc déjà celui d’une scission, la préfiguration, confirmée rétrospectivement, que l’union est aussi nécessaire qu’inatteignable. Ce qui n’empêche pas de se réunir dans la tristesse paradoxale liée au fait de ne pas parvenir à s’entendre, dans une nostalgie du passé qui rappelle que l’on n’arrive jamais à être ce que l’on devrait, et dont les voisins continuent de donner l’exemple.
- 4 Il est officiellement né en 1946, mais il est probable qu’il soit en réalité plus jeune.
7La vie d’Amati est emblématique de ce rapport à la perte et au changement, puisqu’une maladie chronique qui le poursuit depuis l’enfance l’a conduit à effectuer de nombreux et longs séjours dans les grandes villes du Brésil. En 1954, alors qu’il a environ huit ans4, il est atteint par l’épidémie de rougeole qui décime le Xingu. Les frères Villas Bôas, indigénistes responsables de l’expédition Roncador-Xingu et futurs fondateurs du parc indigène du Xingu (en 1961), l’envoient à Rio de Janeiro pour se faire soigner. Peu après, âgé d’une douzaine d’années, une autre maladie le contraint à retourner à Rio pour un séjour beaucoup plus long. Il est donc l’un des premiers Trumai à avoir une expérience importante du « monde des Blancs ». Dans les années 1960, Amati vit à nouveau dans le Xingu, où il a pris femme et fondé une famille. Avec le petit groupe trumai conduit par son père, le chef Nituari, il s’installe près du Poste Diauarum (poste administratif et d’assistance médicale), où il travaille et discute beaucoup avec Claudio Villas Bôas. C’est à cette époque, en 1966, que l’ethnolinguiste française Aurore Monod-Becquelin commence son étude de la langue trumai. Si son père est son informateur principal, Amati par son bilinguisme et son intelligence est un traducteur et un interlocuteur précieux. Dans les années qui suivent, l’arthrose le fait beaucoup souffrir. Il perd progressivement la capacité de marcher, se voit exclu peu à peu de tout ce qui faisait le sel de son existence. Il connaît des accès de désespoir. Au début des années 1970, il part vivre à São Paulo pour un traitement qui dure environ cinq ans, loin de sa famille. Son épouse kamayura, Tataruyap’, l’attend, malgré les rumeurs qui le disent mort, et malgré les demandes de remariage. Sans connaître un mot de portugais, elle parvient à le rejoindre à São Paulo après plusieurs années. Ces années d’éloignement comptent dans sa carrière de peintre, comme nous le verrons. Au retour de São Paulo,
8Amati emménage avec sa famille dans plusieurs villages successifs et effectue d’autres séjours, plus brefs, dans les hôpitaux des grandes villes. Il est l’un des premiers Indiens du parc à s’installer dans la ville de Canarana au début des années 1990. Cette récente ville du front pionnier est devenue rapidement le point d’entrée du parc du Xingu pour les journalistes, les touristes et les anthropologues. La population indienne n’a cessé d’y croître. Amati a pu y acquérir un terrain en 2005 grâce à un projet de documentation de la langue. Il conserve cependant un lien avec le parc, puisqu’il passe une partie de l’année dans le village de son fils aîné.
9Il est difficile de ne pas voir dans la vie d’Amati l’image du parcours de son groupe. Dans les deux cas, l’existence se caractérise par une tension entre le fait et la norme, entre la vie telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être. Ce parallèle est d’autant plus pertinent qu’Amati était, en tant qu’aîné, destiné à hériter de la chefferie. Cette charge, selon l’idéologie politique locale, consiste non à exercer un pouvoir coercitif mais à rassembler, à incarner le groupe, à en « prendre soin », sur le modèle de la filiation et de la compassion. Le chef appelle ainsi les villageois ses « enfants » lorsqu’il s’adresse à eux dans le discours cérémoniel, depuis le centre de la place, et il doit faire preuve d’une générosité sans faille. Un de ses rôles est de recevoir les messagers lors des rituels, selon un protocole où il se donne à voir comme une « forme-chef », ce qui implique la maîtrise d’un genre de discours spécifique, mais aussi un certain physique et une certaine posture, l’arc à la main (Franchetto 1993). Selon Carlos Fausto, alors, « moins qu’un représentant (i. e. quelqu’un qui prend la place de), le chef-maître est la forme par laquelle un collectif se constitue comme image ; c’est la forme de présentation d’une singularité pour les autres » (Fausto 2008). Pour actualiser ce statut héréditaire, il faut devenir une « personne magnifiée » (Heckenberger 2005 : 259-263, cité par Fausto 2008), c’est-à-dire devenir un parangon, à tous égards. Un travail spécifique sur le corps de l’adolescent promis à la chefferie assure cette formation. Sa réclusion pubertaire est donc particulièrement longue, jusqu’à deux ans. Il y consomme des plantes puissantes et dangereuses destinées à le rendre agile et fort à la lutte qui accompagne les rituels intertribaux. Il s’y entraîne davantage et plus longtemps que les autres. La loi de silence de la réclusion fait qu’il respectera davantage l’idéal de maîtrise de la parole et de contrôle des émotions. Bref le chef est réputé plus beau, plus fort, meilleur en tout que les hommes du commun. La langue trumai l’appelle simplement aek, « celui qui est bon ».
10Dans ce système où les vertus politiques s’inscrivent dans le corps, un infirme incapable de marcher et de parler d’une voix forte – sans même parler de lutte – ne peut devenir chef. Le frère cadet d’Amati a donc été intronisé à sa place, mais il s’est révélé incapable de tenir les Trumai en une même unité locale. Les scissions se sont dès lors accélérées. Et Amati, de loin en loin, n’a pu que constater l’effritement du groupe qu’il aurait dû guider.
11Il continue néanmoins d’occuper un rang de prestige, toujours par la parole, mais à sa manière singulière. De son fauteuil roulant, la tête enfoncée dans les épaules, il fait preuve d’une grande inventivité verbale, change de langue (portugais, trumai ou kamayura) fréquemment selon l’interlocuteur, pour se faire comprendre ou à l’inverse pour instaurer volontairement l’incompréhension. Il se situe systématiquement sur la frontière du licite, de l’admissible. Maître en moqueries, il s’amuse à mettre ses interlocuteurs mal à l’aise, puis détend l’atmosphère par une plaisanterie graveleuse, avant de se lancer dans une diatribe cynique contre l’évolution du parc du Xingu ou une réflexion philosophique sur la pensée animale. Il passe aussi par de grands moments de désespoir ou de colère. Malgré ou plutôt à cause de cela, il reçoit d’innombrables visites dans sa maison de Canarana, qui abrite parfois jusqu’à une quinzaine de personnes : parents de passage, chefs xinguaniens, amis brésiliens, responsables politiques locaux. Il continue de respecter l’idéal xinguanien du chef hospitalier et généreux, même s’il n’en exerce pas la fonction. Amati est le presque chef d’une presque ethnie.
12La carrière de peintre d’Amati est étroitement liée à ce statut de malade puis d’exilé, enfin de témoin impuissant de la fin d’un monde. Dans le récit inaugural qu’il donne de sa vocation, il s’agit simplement d’oublier la souffrance et le désespoir :
En premier lieu, je ne voulais pas faire de tableaux. Après être tombé malade, j’ai fait ces tableaux, seulement pour faire passer la tristesse, la souffrance. Je savais que je finirais dans la chaise roulante, alors j’ai commencé à faire ces tableaux. J’ai fait des tableaux. Il n’y avait pas d’autre chose à faire. Je savais que je ne pouvais plus travailler, que je ne pouvais plus rien faire. Alors [c’est] la seule chose que j’ai essayée. Avant de faire des tableaux, je voulais faire une bêtise, je voulais me tuer. À cause de la tristesse […]. [ J’ai pensé] je ne vais pas faire ça. J’ai beaucoup pensé. Et j’ai commencé à prendre un crayon. J’ai commencé à faire du dessin.
13Les années passées à São Paulo peu après correspondent à une période de production importante. La peinture y est moyen de combler la distance et le manque, en s’abstrayant de la situation présente. Il rapporte cette conversation avec un ami, lors de son séjour à Jaçana, dans la banlieue de São Paulo :
Il m’a demandé : « Tu peins ? »
Je lui ai répondu :
— Je peins.
— Parce que tu aimes ça ?
— Oh, c’est pour passer le temps, et oublier
un peu ma vieille [sa femme], ma famille. Cela peut être ça. Je peins pour oublier. C’est pareil lorsque je peins une image de lutte ou toute image d’Indien, de fête. Depuis cette distance où je suis, tout seul, en peignant je sens que je suis dans le tableau. Il m’a dit « C’est intéressant ! C’est bien ! » Tu vois, je suis comme ça. Quand je peins ces personnages, ces choses, quand je suis seul, ou même à côté des gens, il me semble que je suis dans ce monde […]. Tu penses, tu penses, et tu vois tout. Tu sais que la pensée va loin, Sophie, n’est-ce pas ? Par exemple moi, d’ici, souvent, je visite le Xingu, je visite Atïxïtïxï xu [nom du lac au bord duquel se trouve le village de son fils]. Quand j’ai cette imagination Atïxïtïxï xu, je vois tout, le lac, la forêt, tout ! C’est comme ça, quand je peins je sens ça.
14Même s’il est ensuite retourné vivre auprès des siens, il s’inquiète des changements radicaux survenus dans le parc et autour :
Tu vois ces images du Xingu, Sophie, eh bien je ne sais pas pour les autres, mais pour moi c’est triste, très triste. Car à l’époque où je vivais dans le Xingu, quand je me baladais en aval, ça n’était pas comme aujourd’hui. Ça donne la nostalgie [saudade], on ne peut plus voir comment c’était avant. Ça change beaucoup, alors c’est très important d’avoir ces images, ces souvenirs pour que les enfants puissent voir, qu’on puisse leur expliquer comment était le Xingu avant.
15L’idée d’un objet mémoriel destiné aux jeunes générations revient souvent :
Ces peintures que je fais, je les laisse pour les gens, comme souvenir [lembrança], ou alors pour que les enfants apprennent. Je suis sûr que les enfants, qui n’ont jamais vu ces danses vont demander comment c’était, qu’est-ce que c’est que ça, etc. De la même manière que moi je demandais… J’étais un enfant curieux. C’est pour ça que je garde toutes les photos, tous les dessins, les oiseaux. Qui sait si cet oiseau du Xingu un jour disparaîtra. Alors au moins j’ai ces photos pour tout montrer à mes petits-enfants, pour qu’ils voient.
16Le choix des sujets reflète cette préoccupation : des scènes traditionnelles, mythologiques ou rituelles, où pullule une vie animale et végétale menacée tout autant que la culture xinguanienne. Les voisins indiens, et pas seulement les Blancs, sont d’ailleurs vus comme une menace. Il souhaiterait faire délimiter, à l’intérieur de la réserve, une zone où la chasse serait interdite, afin que les Ikpeng, qui mangent selon lui à peu près tout, ne déciment pas la faune. Il y a fait ouvrir un village, loin du fleuve, mais près de là où il a grandi.
17Sa peinture serait donc une peinture de sauvetage, comme il existe une ethnographie de sauvetage. Cette motivation doit être rapprochée du goût très précoce d’Amati, de beaucoup en avance sur les autres Indiens de la région en tout cas, pour la recherche, l’archivage et la documentation. Il se compare lui-même, pour cette raison, à un anthropologue. Dès les années 1970, il commence à enregistrer des rituels de toutes ethnies et à commander des enregistrements à des parents. Il y a plusieurs raisons à cette attitude singulière. En premier lieu, il est normal dans le Haut-Xingu de chercher à accéder à une position d’éminence par l’apprentissage de savoirs prestigieux et difficiles, comme les corpus de chants, de musique et de danse qui accompagnent les grands rituels. Nituari était ainsi un chanteur réputé et recherché. Amati ne cache pas son désir d’accumuler du savoir (mythologique, historique, rituel), et son plaisir à montrer qu’il le détient, sans pour autant le communiquer. La documentation spontanée à laquelle il se livre est donc d’abord une appropriation des technologies occidentales (écriture et enregistrements) afin de parfaire sa formation. Elle préfigure à la fois l’utilisation désormais systématique des magnétophones pour la transmission des chants, et la focalisation sur la musique des grands projets de documentation des années 2000 dans le Haut-Xingu.
18Le fait qu’il ne puisse mobiliser ce savoir pour exécuter ces rituels, pour les raisons qui ont été présentées, donne néanmoins à cette entreprise une tonalité particulière. Outils mnémoniques à l’origine, les objets accumulés deviennent des objets mémoriels, conservés pour déclencher une
- 5 Kewcha est un instrumental. L’expression signifie littéralement « chose faite pour qu’ils pensent »
19contemplation nostalgique du passé. Dans les malles et les sacs qu’abrite sa maison, Amati garde un bric-à-brac de documents : souvenirs laissés par des amis de passage, livres d’ethnographie, romans en langue étrangère, disques, coupures de presse, cassettes, cahiers d’écolier de ses petits-enfants (« Comme ça, on croira que je suis allé à l’école »), photographies. Les toiles doivent être envisagées dans ce contexte. Le lien entre l’image et le savoir qu’elle est censée véhiculer est lâche. Tout au plus l’image peut-elle susciter la curiosité, et donc provoquer un récit. Moins que la sauvegarde d’un savoir érigé en canon, c’est donc bien la contemplation volontaire de ce qui est perdu qui semble motiver Amati. Amati traduit le portugais lembrança (« souvenir ») par le mot falapita. Il aurait pu choisir la forme négative « ne pas oublier » (fal puchu tak) ou le verbe employé pour « se rappeler » (falamata, qui signifie aussi « comprendre »). La nostalgie prédispose aussi à la « pensée », faxla. Ce verbe désigne moins un raisonnement qu’une rumination, un ressassement, qui amène la personne à s’abstraire de la socialité immédiatement présente. Or Amati recherche volontairement la nostalgie et la pensée : il va jusqu’à dire que les toiles sont là « pour faire penser », wan faxla kewcha5. Elles sont donc explicitement des « instruments de ressassement » et de nostalgie. Vouloir se souvenir au point de ressentir la tension du manque et aller jusqu’à garder ou produire des objets mémoriels à cette fin est pourtant normalement proscrit. Tout sentiment d’incomplétude, tout désir inassouvi est en effet associé à la maladie. Les esprits denetsak sont censés profiter de cet état pour agresser les humains. Ce sont en premier lieu des yaw welekue, ou yaw i’an, des revenants. Les funérailles ont pour tâche principale de congédier le mort, de l’empêcher de rôder et d’entraîner avec lui ses proches. La nostalgie qu’il ressent pour sa famille ne doit pas être réciproque, sous peine de maladie et de mort. Les endeuillés cherchent à éviter les rêves, ou les apparitions du mort, en évitant les lieux où l’on avait l’habitude de le voir. Dans tous les cas, cette vision est interprétée comme une visite, une intrusion. Amati, au contraire, va jusqu’à garder des photos des morts, ou des objets leur ayant appartenu, alors qu’ils sont en principe brûlés. La nostalgie, même pour un vivant absent, est dangereuse. L’amoureux ne doit pas penser à son amoureuse : le serpent boa prendrait ses traits et apparaîtrait au détour d’un sentier de forêt. Produire des images de ce qui disparaît afin de se guérir de la peine que suscite cette disparition est ainsi profondément contradictoire dans le monde xinguanien. On y décèle une recherche d’un état maladif chronique, qui était déjà à l’oeuvre dans l’appartenance au groupe trumai. Amati le pousse à un degré supplémentaire, et surtout lui donne une forme matérielle.
20Sa posture est donc bien plus pessimiste et lucide que le discours officiel sur la « sauvegarde », la « revitalisation » ou la « préservation » culturelles qui sert de langue de contact entre les Indiens, les journalistes, les organisations non gouver- nementales et les anthropologues. « C’est trop tard, les jeunes ne veulent pas apprendre », dit-il sobrement. Son travail de peintre vient plutôt servir d’illustration à l’ensemble de ses savoirs accumulés et mémorisés, non écrits. Son oeuvre, analysée dans la durée, montre une évolution vers le réalisme, l’exactitude, la visée documentaire, la fidélité (soit à ce que l’on peut voir, soit à ce que des figures d’autorité lui ont raconté). Il décrit cette évolution comme une « amélioration » constante (Moiroux, inédit). L’influence serait donc davantage muséale qu’anthropologique. Sa production tourne par ailleurs le dos aux registres figuratifs traditionnels adossés à la vision chamanique. C’est en effet le chamane qui d’ordinaire identifie les esprits responsables de la maladie, et supervise la fabrication des masques qui les figurent dans un rituel thérapeutique collectif (Barcelos Neto 2001 ; Fausto 2011). Chez Amati, le tableau d’une fête des masques se donne comme représentation, non comme étant une instanciation des esprits avec lesquels s’établit une relation sociale grâce au rituel.
21On pourrait donc envisager ses tableaux comme des dioramas portatifs, en deux dimensions, destinés à offrir une saisie nécessairement imparfaite, mais jugée typique et représentative, soit d’un mythe, soit d’un rituel, soit d’un moment de la vie quotidienne. Dans un passage célèbre de La Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss montre que le modèle réduit (qui caractériserait toute oeuvre d’art) inverse la priorité entre le tout et les parties : il permet de saisir la totalité de manière immédiate, et de ce fait « gratifie l’intelligence et la sensibilité d’un plaisir qui, sur cette seule base, peut déjà être qualifié d’esthétique ». Permettant une expérience sur le prototype qu’il entend représenter, le modèle réduit « compense la renonciation à des dimensions sensibles par l’acquisition de dimensions intelligibles » (Lévi-Strauss 1962 : 38-39). Il n’est pas certain qu’il y ait dans le cas d’Amati une compensation à cette renonciation. La miniaturisation et le cadrage (de plus en plus symétrique et régulier, au point d’être mesuré à la règle) permettent surtout de mettre à distance, de prouver par la transmutation des pratiques en une image typique le caractère irrémédiable de la perte. Ils permettent aussi d’adresser à un public blanc une image qui s’efforce de respecter ses conventions et ses techniques. À défaut de maîtriser le cours de l’histoire, Amati peut contrôler ce travail de synthèse, de composition, de présentation. Ce sont ses souvenirs personnels qu’il met en image. Ou le résultat de ses recherches. Ce dispositif présente en effet la caractéristique d’ouvrir très largement le domaine de la nostalgie, qui peut concerner non seulement ce que les Trumai faisaient, mais tout ce qu’ils auraient dû faire ou pu faire. Amati peut ainsi peindre des rituels dont il n’a aucun souvenir personnel, car il n’était pas né lorsqu’ils ont été abandonnés, comme le rituel du manioc. Il peut aussi représenter des rituels que les Trumai n’ont jamais réalisés eux-mêmes, tels que la fête des masques wauja, ou le rituel funéraire kwarup.
22Il est possible d’aller plus loin : la nostalgie n’est pas seulement dans les motivations, la contemplation ou dans les sujets des toiles. Elle est aussi dans le rapport à l’objet peinture. Amati en conserve autant que possible des photos, et en fait souvent d’autres versions, car les toiles vendues, données ou volées sont elles aussi regrettées. Ses archives abritent donc des ecphrasis, des représentations de représentations, des objets mémoriels au deuxième degré : photographies des toiles, cartes postales ou reproductions faites à l’occasion d’expositions. Et ces images elles-mêmes sont prises dans cette boucle, puisqu’elles servent de modèle à de nouvelles toiles. Parmi ses douze tableaux les plus récents certains sont des copies (légèrement modifiées) de toiles déjà vendues, dont certaines étaient faites partiellement d’après des photographies obtenues auprès de parents wauja afin de vérifier l’exactitude des descriptions orales qu’il avait entendues. Au terme de ce processus, la toile finale représente autant ses versions antérieures que tel ou tel rituel ou mythe.
23La nostalgie indique aussi en creux ce que l’on espère de l’avenir (Boyer 2012, cité par Angé & Berliner 2014 : 11). De l’argent d’abord ? Si au début Amati donnait ses dessins à qui ils plaisaient (qui parfois les emportait inachevés), les motivations pécuniaires ont été assez tôt présentes, sans être dissimulées. Aujourd’hui elles continuent d’aller de soi compte tenu du fait qu’il vit en ville et touche une retraite modeste. Souvent, Amati emploie pour l’achat d’une toile l’expression dar valor, que l’on pourrait traduire par « valoriser » ou « apprécier ». Il n’y a pas là seulement un euphémisme pudique, mais bien l’indice qu’Amati interprète l’achat à la fois comme la sanction d’une appréciation esthétique et comme l’établissement d’une relation autre que purement marchande entre lui et l’acquéreur. C’est bien l’espoir d’une reconnaissance et d’un statut amplifié qui anime en partie son travail, et qui justifie cette torsion significative du rapport coutumier au révolu.
- 6 Il aime également l’idée de les montrer aux Blancs, de les exposer (mais il a souligné qu’ils ne co (...)
24Sa carrière est initiée, puis relancée de loin en loin par des encouragements, par la rencontre de gens qui ont « montré de l’intérêt ». Au tout début, ce fut Patrick Menget, anthropologue français qui travailla chez les Txicão, voisins des Trumai, à la fin des années 1960, et lui offrit des gouaches et de l’encre après avoir vu les premiers dessins qu’il avait réalisés avec les moyens du bord. Ce fut ensuite « Garcia », un pilote, qui emporta quelques-unes de ses toiles à São Paulo. D’abord récalcitrants, les frères Villas Bôas l’encouragèrent finalement à poursuivre la peinture. Ils le mirent en contact avec l’indigéniste et artiste Walde-Mar de Andrade qui organisa en 1972 dans une petite galerie de São Paulo la première exposition d’Amati. Au moins deux autres expositions furent organisées ensuite. Il n’a cependant jamais été durablement connecté au marché de l’art, et n’a donc pas acquis de cote définie. Il a vendu à des Blancs de passage, à des amis d’amis. Depuis quelque temps il compte vendre les toiles qui lui restent pour gagner de l’argent nécessaire à la construction d’une maison où sa famille nombreuse pourra vivre. Il considère en même temps, ce qui semble contradictoire, que ses tableaux sont désormais avant tout pour ses petits-enfants66. Mais ceux-ci s’en désintéressent très largement. Il tempête contre le manque de soin apporté par ses proches à ses toiles (comme au reste de ses affaires et archives) : elles sont mal enfermées dans des sacs en plastique, dans une cabane de bois, où l’on vit, dont les murs et le toit, percés, protègent mal des intempéries et de la poussière. Elles se salissent, s’abîment. La toile abîmée suscite autant le regret de son état antérieur que celui du monde qu’elle dépeint.
25La redécouverte en 2012 d’une pile de reproductions très détériorées par les rongeurs et les cafards le fit pleurer de rage et d’amertume : ces reproductions indexaient deux échecs relationnels. D’une part, elles avaient été faites par une femme qui au début des années 1990 organisa une exposition d’une vingtaine de toiles sans jamais les rendre ni les payer, d’autre part, leur état signifiait que ses descendants ne s’en étaient pas occupés correctement. Amati commanda un autodafé des reproductions, sans omettre de rappeler que la culture xinguanienne exige de brûler certains biens des morts.
26L’insertion sur le marché de l’art dépend d’une multitude de facteurs, que connaissent les artistes français, les galeristes et les collectionneurs, mais pas Amati : caution de spécialistes officiellement désintéressés (critiques, universitaires), réalisation d’expositions, dans une galerie ou un musée, appuis prestigieux, circulation dans plusieurs pays, passage en salle des ventes où l’on rachète éventuellement soi-même les oeuvres pour créer une cote artificiellement, etc. Il serait donc vain de chercher une raison univoque au relatif échec d’Amati. On peut tout de même pointer un malentendu fondamental et ironique touchant à la notion d’authenticité et d’original. Le refus d’acquisition par le musée du quai Branly est à cet égard symptomatique.
27À première vue, la nostalgie qui guide le travail d’Amati n’est pas sans lien avec la nostalgie qui anime ce musée d’ethnographie (du moins le plateau des collections permanentes). Dans les deux cas, on s’efforce à la fois de compenser et d’exalter la disparition culturelle par l’exhibition d’objets auxquels est conféré par ce biais le statut d’oeuvre d’art. Mais cette convergence masque des différences importantes. Dans un article récent, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre (2014) ont proposé un modèle qui peut éclairer indirectement la manière dont le musée du quai Branly envisage – à la suite du marché – la valeur des artéfacts qu’il expose. Ils s’y intéressent en effet aux procédures d’« enrichissement » des choses, c’est-à-dire aux formes de mise en valeur par lesquelles ces choses passent et qui justifient leur prix lors de la transaction. Ils repèrent, à côté de la forme dite standard correspondant aux objets industriels (dont la valeur est fonction de l’usage et baisse avec le temps), l’essor remarquable, dans les sociétés dites postindustrielles, de la « forme collection ». L’une de ses caractéristiques principales et « d’être orientée vers le passé et de se détourner de l’usage ». La valeur de l’objet est alors en partie fonction de sa « force mémorielle » qu’elle « doit au souvenir du contact physique qu’elle a entretenu dans le passé avec tel ou tel événement ou avec telle ou telle personne et particulièrement, dans le cas de l’oeuvre d’art, avec la personne même de l’artiste qui l’a façonnée ». L’analyse concerne donc aussi l’oeuvre d’art contemporain, qui est envisagée depuis le futur, comme un objet mémoriel en devenir. La nostalgie, immédiate ou virtuelle, devient le corrélat émotionnel de la valeur marchande. C’est ce qui explique la différence radicale de prix entre un original et sa copie.
28Cette importance accordée à l’original, et à un original dont on conserve l’histoire par la mémoire de ses détenteurs successifs, est au centre de l’évaluation monétaire des oeuvres sur le marché des « arts premiers ». Elle est aussi au coeur des stratégies d’acquisition du musée du quai Branly, qui privilégie les pièces d’exception, anciennes, issues de grands collectionneurs, au détriment parfois du spectaculaire (une parure de plumes collectée par Claude Lévi-Strauss ne saurait rivaliser avec une parure contemporaine, car la plumasserie vieillit mal) et de l’intérêt ethnographique. Ce choix se fait également, assurément, aux dépens du « dialogue des cultures » prôné par l’institution. Sally Price a critiqué les choix qui ont présidé à la muséographie du plateau des collections permanentes. Si l’Autre y est réhabilité en tant qu’artiste, l’arbitre du bon goût reste français. L’héritage colonial y est gommé, les sociétés d’où proviennent les oeuvres n’ont pas été conviées à participer au projet (à la différence de ce qui s’est produit dans les musées ethnographiques ailleurs dans le monde), et les objets y apparaissent comme les « vignettes d’un passé pré-contact » figé artificiellement (Price 2007 : 171). Le musée se présente comme un reliquaire où le visiteur peut s’approcher des réalisations de populations dont on choisit de parler au passé.
29On devine pourquoi ce rapport au passé de la forme collection, qui constitue aussi le soubassement de la valorisation de l’exotisme, est incompatible avec la nostalgie mise en images par Amati. Son travail est, pour commencer, trop récent. Le musée dans ses politiques d’acquisition s’aventure peu sur le marché contemporain, ce qui conduit malheureusement à privilégier le dialogue avec des intermédiaires, collectionneurs ou marchands, plutôt qu’avec des artistes autochtones, à moins qu’ils ne soient consacrés par le marché (comme c’est le cas des artistes australiens). Ensuite, quoique originales de fait, les oeuvres d’Amati se livrent comme l’inverse d’un original, c’est-à-dire comme des reconstitutions minutieuses, des copies. Elles tournent le dos à l’idée d’authenticité, puisqu’elles partent du constat que l’authenticité n’est plus. En un mot, Amati rivalise avec la muséographie du quai Branly. Lui aussi s’efforce de garder une trace nostalgique du passé, mais sur le modèle de la reconstitution, du diorama, une forme désuète de contextualisation qui n’entre pas dans les pratiques muséales de ce lieu parisien. Et ces reconstitutions peintes sont souvent des copies d’oeuvres antérieures, ou de photographies, donc en un certain sens des faux. Amati s’éloigne de ce fait du modèle du reliquaire et des memorabilia qui prévaut au musée. Il est assez ironique que notre exo-nostalgie (Berliner 2014 : 21), c’est-à-dire notre capacité, aujourd’hui démesurée, à regretter des pertes qui nous sont étrangères, soit aussi peu ouverte à la nostalgie des autres. En l’occurrence, le musée accueille avec religiosité des masques fabriqués par des parents d’Amati il y a quelques décennies, mais refuse d’y adjoindre leur version contemporaine pour lui : des images peintes. Ici la nostalgie procède de la mise en contact avec l’objet original, là des efforts déployés, avec les moyens du bord, pour compenser son absence. Dans les rubriques étroites de l’art contemporain, le terme « art brut » vient souvent, et bien maladroitement, réhabiliter les tentatives d’émulation de l’art tout court. On serait tenté de parler de muséographie brute en ce sens pour caractériser l’ensemble de l’oeuvre d’Amati, si l’expression ne convenait mille fois mieux, pour d’autres raisons, à la muséographie à la française.