1En janvier 2013, une question parlementaire assez inédite est adressée au ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur. Un député de l’UMP s’inquiète d’un nouveau mouvement qui se développe aux États-Unis : la « biologie de garage ». S’interrogeant sur la possibilité que cette forme de biologie dans des laboratoires particuliers ne débouche sur « des actes malveillants ou illicites », il demande au ministère si la biologie de garage existe aussi en France et comment en éviter les « dérives » et les risques sanitaires (Dord 2013). Dans sa réponse, le ministère explique que si ce mouvement existe en effet en France, il fait déjà l’objet de la plus grande vigilance : les « risques en matière de défense et de sécurité sont clairement identifiés » et des « mesures techniques de prévention et de confinement existent en effet pour tous les objets biotechnologiques avec des règles s’appliquant à tous les types de laboratoires ». D’un autre côté, le ministère souligne qu’au « niveau international, la stratégie du dialogue est en effet pour l’instant préconisée comme la plus à même de ne pas entraver l’innovation et ses retombées économiques ». La réponse du ministère est donc double : confinement et non-entravement.
2Les discussions autour de cette « biologie de garage », qui se fait en dehors des institutions scientifiques traditionnelles – et que l’on appelle aussi « do-it-yourself biology » –, tournent souvent autour de deux positions. D’un côté, la biologie de garage suscite des inquiétudes à l’égard des risques pour la santé et l’environnement (Ledford 2010 ; Gorman 2010 ; Schmidt 2008a). Bioterrorisme, échappée accidentelle, contamination de l’environnement, fabrication de virus : les dangers que l’on imagine sont nombreux. De l’autre côté, le mouvement est souvent célébré comme favorisant une science plus démocratique, citoyenne et ouverte (Landrain et al. 2013 ; Wohlsen 2011 ; Nair 2009). La biologie de garage pourrait même avoir une valeur économique et un fort potentiel d’innovation : la comparaison avec Steve Jobs, qui a bricolé des ordinateurs dans un garage avant de fonder Apple, est fréquente.
3On pourrait être tenté de discréditer ces comparaisons avec le bioterrorisme ou avec Steve Jobs en les qualifiant de « démesurées ». Mais c’est justement leur démesure et leur fréquence qui incite à s’interroger sur les êtres qu’elles font advenir. Le virus et le génie sont considérés comme des êtres qui peuvent apparaître au sein des laboratoires de biologie de garage, et cette apparition possible oriente leur activité normative. Comment décrire les interactions entre les biologistes de garage et ces êtres qu’ils font apparaître ? Quel est l’effet des comparaisons entre le biologiste, le terroriste et le génie dans ces interactions ? Qu’est-ce qui distingue les laboratoires de biologie de garage des autres laboratoires dans la gestion et la qualification de cette ambivalence entre virus et génie ? On décrira un laboratoire français de garage, La Paillasse, sur fond d’émergence des pratiques de do-it-yourself biology. On discutera ensuite la valeur des comparaisons dans le domaine scientifique, en analysant l’effet des comparaisons avec le bioterrorisme et avec le génie informatique dans l’activité de recherche en biologie.
4Trois termes sont utilisés comme synonymes : biologie de garage, do-it-yourself (DIY) biology et biohacking. Ces termes sont apparus dans les années 2004-2005, et se sont plus largement diffusés à partir de 2008. Tandis que DIY renvoie à un mouvement plus ancien (lié au bricolage domestique et au circuit de la mode et du recyclage) avec une connotation plutôt positive, le hacking est un phénomène plus récent associé à des notions à la fois positives (innovation, intelligence, ludisme) et négatives (sécurité, criminalité). Quant à l’expression « biologie de garage », bien qu’elle soit utilisée par les acteurs et dans la littérature académique, elle présente un inconvénient : ce type de recherche en biologie ne se pratique pas exclusivement dans des garages, mais aussi en des lieux qui peuvent notamment prendre la forme de laboratoires communautaires. Alors que des laboratoires tel La Paillasse à Paris – sur lequel nous nous attarderons ici – sont installés dans des espaces ouverts en centre-ville, d’autres, au fonctionnement comparable, sont logés dans des caves, tel BiologiGaragen à Copenhague.
5La biologie de garage peut être qualifiée de partiellement subversive. D’une part, elle vise à détourner et à contourner des objets techniques afin de fabriquer des équipements scientifiques et à transformer des espaces domestiques et des squats en laboratoires. Le mouvement revendique le libre accès à la science et se décrit comme alternatif.
6D’autre part, le mouvement s’est doté d’un code éthique, il dépend de nombreuses institutions pour des financements et des donations, et souligne que ses activités sont légalement encadrées (ce qui les distingue selon ses promoteurs, de celles des hackers qui transgressent le cadre de la légalité). Le terme DIY biology est aujourd’hui employé pour désigner un large éventail de pratiques. En construisant des « biosenseurs » pour détecter la présence de mélamine dans le lait (Nair 2009), des spectromètres pour repérer la présence de différentes substances toxiques (Wylie, McLaughlin & McIlvain 2013), ou encore des compteurs Geiger pour mesurer la radioactivité (Kera 2012), des recherches à bas coût sur les polluants environnementaux peuvent être réalisées. Les biologistes DIY ont aussi mis au point des tests pour déceler des maladies génétiques, et des procédés utilisant des « codes-barres ADN » pour déterminer l’origine des viandes alimentaires. À travers de telles expérimentations, la biologie DIY vise à transformer les citoyens en producteurs de connaissances et, ce faisant, à leur donner une prise sur les questions environnementales et de santé qui les concernent. Parmi les autres nombreux exemples, mentionnons encore le bidouillage de matériel scientifique pour la construction d’équipements alternatifs, ou la réingénierie génétique de yaourt afin d’en modifier le goût, de le rendre fluorescent ou encore d’augmenter sa teneur en vitamine C. Pour ces expérimentations, la biologie DIY mobilise et transforme à la fois les techniques de biologie moléculaire et l’éthique du hacking et de l’open source.
- 1 Voir le site internet : http://diybio. org/2009/11/19/bosslab/ [lien valide en novembre 2014].
- 2 Texte disponible en ligne : http://www. maradydd.livejournal.com/496085.html [lien valide en novemb (...)
7En 2008, la première association dédiée à ce type de biologie, DIYbio1, a été créée à Boston. Deux ans plus tard, Meredith Patterson, une des figures de proue du mouvement, a publié son « Biopunk Manifesto »2. Et en 2012, un réseau européen, DIY Bio Europe, a été lancé à Paris. De nos jours, de nombreux collectifs, laboratoires, wikis (sites web collaboratifs), sites web, etc. sont dédiés à ce mouvement. Une telle montée en puissance a attiré l’attention de journalistes et de chercheurs (Schmidt 2008a ; Bennett et al. 2009 ; Ledford 2010). Trois livres consacrés au sujet ont été publiés récemment par un chercheur en sociologie des sciences (Delfanti 2013) et par des journalistes (Wohlsen 2011 ; Charisius, Friebe & Karberg 2013). Dans un sens ou dans l’autre, ces travaux ont examiné l’éthique, les risques, les potentiels, et l’ouverture du mouvement.
8On recense à présent une cinquantaine de laboratoires pratiquant la biologie DIY à travers le monde, dont une vingtaine sont situés aux États- Unis (côte est et côte ouest) et une vingtaine en Europe. On en trouve aujourd’hui dans des villes comme New York, Boston, Paris, San Francisco, Manchester et Vienne, et ces dernières années, des initiatives ont vu le jour au Japon, en Indonésie ou à Singapour. Le mouvement se développe ainsi dans les pays occidentaux et occidentalisés et les laboratoires sont généralement situés dans les milieux suburbains ou urbains (Meyer 2013).
9Le laboratoire français La Paillasse a été créé en 2011 par Thomas Landrain et Théotime Calandra, tous deux biologistes de formation. La Paillasse est une association qui se définit comme « biohackerspace » ou « laboratoire communautaire pour les biotechnologies citoyennes ». Jusqu’en avril 2014, ce laboratoire était implanté dans une zone industrielle à Vitry-sur-Seine, une commune située à une dizaine de kilomètres du centre de Paris. Le laboratoire se trouvait dans la cave d’un grand hangar désaffecté. C’est grâce à des dons du Génopole et d’un ancien laboratoire de la mairie de Paris que les équipements scientifiques ont pu y être rassemblés. La cave ressemblait à un garage où s’empilaient des objets à perte de vue : des armoires, des réfrigérateurs, des bouteilles, des machines, des vieux fauteuils, des tables et des étagères. Mais comme il s’agissait d’un squat et que le hangar allait être démoli, La Paillasse a eu besoin de chercher de nouveaux locaux.
10Grâce à l’aide de la Mairie de Paris, La Paillasse a pu trouver un nouveau local au centre de la capitale, dans le 2e arrondissement. Puis, grâce à une campagne de financement collaboratif via la plateforme KissKissBankBank, elle a levé un capital pour un montant d’environ vingt-deux mille euros.
- 3 La PCR (polymérase chain reaction) est une technique qui permet d’amplifier in vitro une partie spé (...)
- 4 En biologie moléculaire, l’électrophorèse est une technique employée pour séparer des protéines et (...)
11Le déménagement s’est fait entre mars et juin 2014 : l’équipement rassemblé à Vitry-sur-Seine a été transporté (centrifugeuses, machine PCR3, réfrigérateurs, fioles et tubes à essai, réactifs, becs Bunsen, boîtes de Petri, bacs d’électrophorèse4, etc.) ; des chaises ont été récupérées dans un café situé à proximité des nouveaux locaux ; et d’autres équipements ont été réunis grâce à une campagne de récupération de matériel de laboratoire opérant depuis juillet 2013 dans toute la France. Le laboratoire s’est considérablement agrandi, passant de 15 à 750 m2. Tandis qu’à Vitry-sur-Seine, La Paillasse partageait une cave avec un hackerspace (le /TMP/LAB), elle occupe désormais ses propres locaux. La Paillasse est d’une certaine façon sortie de son « garage » en se normalisant. Le modèle ouvert et communautaire de La Paillasse a aussi inspiré la création de laboratoires dans d’autres villes françaises, telles que Lyon et Bordeaux, et dans des villes à l’étranger (Lausanne et Manille).
- 5 Propos recueillis le 7 juin 2014.
- 6 Parmi la dizaine de projets développés à La Paillasse, citons aussi la construction d’un échographe (...)
- 7 Maker Faire est le nom générique d’une série de salons consacrés au DIY, regroupant ateliers, prése (...)
- 8 La demande est introduite sous forme d’un dossier à remplir, dans lequel il faut préciser, entre au (...)
- 9 L’élaboration de ces normes se fait à la fois à travers des discussions par courrier électronique e (...)
12Toutefois, même si La Paillasse s’est matériellement transformée, sa philosophie reste la même. L’association revendique la pratique de l’open source – c’est-à-dire l’accès universel à ses résultats et publications – et défend une position de « contre-pouvoir » par rapport aux laboratoires conventionnels. Elle est pluridisciplinaire – en accueillant étudiants, artistes, designers, ingénieurs, philosophes, geeks, etc. – et ne demande aucun diplôme à ceux qui veulent devenir membres et se lancer dans des expérimentations biologiques. Si La Paillasse est un espace ouvert, elle est toutefois régie par des modes d’organisation établis. Pour y accéder il faut soit posséder une clé (seuls les membres « résidents » en ont), soit y aller pendant les périodes où les activités sont les plus nombreuses (surtout les jeudis soirs pour l’instant). Les locaux, étendus sur deux étages, sont subdivisés en plusieurs parties. Le rez-de-chaussée contient un espace d’accueil avec un bar, une salle de conférence, et des salles pour des bureaux et des réunions. La cave est dédiée aux expérimentations scientifiques et techniques : dans certaines des salles on se consacre à des expérimentations en biologie et d’autres servent de « fablab » pour la conception et la fabrication d’objets. La Paillasse est organisée à la fois par projet, par spécialisation et par fonctionnalité. Au niveau informatique, tout internaute peut s’inscrire à la liste de diffusion de La Paillasse (qui compte actuellement six cents membres) et ainsi suivre les discussions et y participer. Les chercheurs de La Paillasse visent, entre autres projets, à fabriquer de l’encre biologique biodégradable à l’aide de bactéries. Marie-Sarah Adenis, designer de formation, propose de fabriquer une encre moins chère et moins polluante par une « biologie qui sert à quelque chose » et produit des objets que « tout le monde peut utiliser »5. Un autre projet a pour but de construire un bioréacteur open source pour produire des micro-organismes qui, par la suite, pourront fabriquer des biocarburants, des cosmétiques ou des aliments6. Ces deux projets peuvent être considérés comme les projets phares de La Paillasse, du fait qu’ils sont souvent cités et montrés au public lors de Maker Faires7, d’entretiens, de présentations, ou encore de portes ouvertes. Comment les chercheurs de La Paillasse manipulent-ils ces micro-organismes ? Les laboratoires d’expérimentation, situés dans une cave, sont entièrement dépourvus de fenêtres, ce qui leur donne un cachet underground. On y trouve nombre d’éléments bricolés : des morceaux de bois découpés sur mesure, des bandes adhésives pour tenir ensemble différentes pièces et des objets détournés de leur fonction d’origine, comme une Cocotte-minute. Ces éléments côtoient, comme nous l’avons vu, les équipements habituellement employés en biologie moléculaire. L’espace est ordonné et compartimenté par des plans de travail, des armoires permettant de ranger les verreries et les réactifs, et des emplacements réservés à la culture cellulaire et à la microscopie. Les membres de La Paillasse utilisent cet espace pour extraire de l’ADN, préparer des gels d’électrophorèse où l’ADN va migrer, cultiver des bactéries, des champignons et des algues. Pour le moment, les biologistes de La Paillasse n’ont pas encore fabriqué des organismes génétiquement modifiés, mais ils travaillent avec des organismes courants qui ne présentent, selon eux, aucun danger. Les seules mesures de sécurité sont des consignes affichées sur les murs comme « Annote ton matos » et « Merci de refermer les portes ». Des masques et des gants sont disponibles, mais le tri des déchets n’est pas considéré comme nécessaire. La Paillasse compte toutefois obtenir une permission officielle pour la transformation génétique en 2015. Une demande d’agrément pour l’utilisation confinée d’organismes génétiquement modifiés sera donc adressée au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche8. À cette occasion, il est prévu de renforcer la sécurité : une poubelle spéciale pour des « déchets d’activités de soins à risques infectieux » sera mise en service, et La Paillasse fera appel à une entreprise spécialisée pour venir récupérer ces déchets ; les réactifs dangereux seront rangés dans une armoire fermée à clé ; et l’aménagement d’une zone sécurisée uniquement accessible au moyen de badges est planifié. Notons aussi que La Paillasse a activement contribué à l’élaboration d’une charte éthique et de « Community Biolab Guidelines » pour la communauté DIY9.
13Malgré le fait que La Paillasse soit un espace ouvert, celui-ci possède ses règles, ses confinements et ses hiérarchies. Si le laboratoire veut jouer un rôle dans l’ouverture des innovations sur des micro-organismes au grand public, il a aussi formulé des normes de sécurité encadrant ces recherches. Comment cette double orientation normative peut-elle donner prise à des comparaisons plus larges dans des controverses ?
- 10 Le Homebrew Computer Club, un club d’informatique composé de « hobbyistes », actif entre 1975 et 19 (...)
14De la part des acteurs eux-mêmes, des journalistes, ou des scientifiques, la biologie DIY est comparée à des figures très diverses : les « gentlemen » amateurs d’histoire naturelle, les terroristes, le mouvement punk, Steve Jobs et le Homebrew Computer Club10. Plusieurs raisons expliquent pourquoi ces mises en connexion coexistent et prolifèrent : la biologie DIY est un phénomène récent et émergent ; il représente un bon sujet pour les médias ; c’est une identité nouvelle qui demande à être connectée à des points de référence établis ; et les risques et le caractère innovant des activités des biologistes DIY sont sujets à débat.
15De la même façon, les hackers informatiques ont été comparés à des « chiens de garde publics », à des « lanceurs d’alerte », à des corps d’élite de programmeurs, à des artistes, à des vandales, à des criminels, etc. (Jordan & Taylor 1998 ; Deseriis 2013). Ces comparaisons sont nombreuses et fréquentes, elles sont tissées entre différentes cultures, époques et échelles, et entre des valeurs et des cadres éthiques différents, voire opposés. Pourquoi de telles comparaisons sont-elles mobilisées et pourquoi des figures si dissemblables sont-elles juxtaposées ? Quels sont les effets de telles comparaisons ? Comment des anthropologues, dont le travail ordinaire est de comparer, peuvent-ils analyser ces comparaisons à propos du travail ordinaire des biologistes ?
16La comparaison permet d’explorer de nouvelles voies imprévues, d’aller au-delà des cadres nationaux en faisant varier les échelles d’analyse, d’identifier les modèles sociaux tout en soulignant la singularité des cas étudiés (Verdalle, Vigour & Le Bianic 2012). Andre Gingrich et Richard G. Fox (2002 : 20) font une distinction entre comparaisons « faibles » ou implicites et comparaisons fortes et explicites, en signalant le caractère pluriel de celles-ci. Jörg Niewöhner et Thomas Scheffer (2008 : 281) relèvent que les comparaisons « connectent ce qui resterait sans cela non connecté, elles spécifient ce qui resterait sans cela non spécifié, elles soulignent ce qui resterait sans cela non reconnu » (voir aussi Deville, Guggenheim & Hrdli ková 2013). L’approche de Timothy K. Choy (2011) sur les « écologies de la comparaison » montre comment les identités se constituent en rapport à plusieurs points de référence et plusieurs échelles, comme lorsqu’on compare les dangers pour une espèce naturelle, un territoire politique ou un système économique. Il ne s’agit pas de discuter la validité de ces comparaisons mais de les saisir comme points d’entrée dans les problèmes que l’identité et les pratiques de cette communauté soulèvent. identité nouvelle qui demande à être connectée à des points de référence établis ; et les risques et le caractère innovant des activités des biologistes DIY sont sujets à débat.
17De la même façon, les hackers informatiques ont été comparés à des « chiens de garde publics », à des « lanceurs d’alerte », à des corps d’élite de programmeurs, à des artistes, à des vandales, à des criminels, etc. (Jordan & Taylor 1998 ; Deseriis 2013). Ces comparaisons sont nombreuses et fréquentes, elles sont tissées entre différentes cultures, époques et échelles, et entre des valeurs et des cadres éthiques différents, voire opposés. Pourquoi de telles comparaisons sont-elles mobilisées et pourquoi des figures si dissemblables sont-elles juxtaposées ? Quels sont les effets de telles comparaisons ? Comment des anthropologues, dont le travail ordinaire est de comparer, peuvent-ils analyser ces comparaisons à propos du travail ordinaire des biologistes ? La comparaison permet d’explorer de nouvelles voies imprévues, d’aller au-delà des cadres nationaux en faisant varier les échelles d’analyse, d’identifier les modèles sociaux tout en soulignant la singularité des cas étudiés (Verdalle, Vigour & Le Bianic 2012). Andre Gingrich et Richard G. Fox (2002 : 20) font une distinction entre comparaisons « faibles » ou implicites et comparaisons fortes et explicites, en signalant le caractère pluriel de celles-ci. Jörg Niewöhner et Thomas Scheffer (2008 : 281) relèvent que les comparaisons « connectent ce qui resterait sans cela non connecté, elles spécifient ce qui resterait sans cela non spécifié, elles soulignent ce qui resterait sans cela non reconnu » (voir aussi Deville, Guggenheim & Hrdliková 2013). L’approche de Timothy K. Choy (2011) sur les « écologies de la comparaison » montre comment les identités se constituent en rapport à plusieurs points de référence et plusieurs échelles, comme lorsqu’on compare les dangers pour une espèce naturelle, un territoire politique ou un système économique. Il ne s’agit pas de discuter la validité de ces comparaisons mais de les saisir comme points d’entrée dans les problèmes que l’identité et les pratiques de cette communauté soulèvent.
Ce dont nous avons besoin pour revigorer l’entreprise comparative, ce ne sont pas de nouvelles méthodes mais de nouvelles idées, ou peut-être simplement de problèmes nouveaux [fresh problems]. (Kuper 2002 : 162.)
18La biologie DIY est un « nouveau problème » : les comparaisons dont elle fait l’objet révèlent que son identité est ambiguë et incertaine, et qu’il est difficile de placer ce mouvement dans des catégories délimitées. Il faut donc décrire ce que Donna J. Haraway appelle la « promesse de l’objectivité » :
Un expert scientifique cherche la position du sujet [subject position], non de l’identité, mais de l’objectivité, c’est-à-dire, de la connexion partielle. Il n’y a aucune façon d’» être » simultanément dans toutes, ou entièrement dans aucune, des positions privilégiées (c’est-à-dire subjuguées). (Haraway 1988 : 586.)
- 11 D’autres auteurs ont utilisé la notion de « comparaison partielle » pour pouvoir penser la multipli (...)
- 12 L’approche adoptée dans cet article peut aussi être qualifiée de symétrique ou « écologique », pour (...)
19Marilyn Strathern s’inspire du travail de Haraway pour remarquer que « non seulement il n’y a pas de totalité, mais chaque partie définit aussi une position partisane » (Strathern 1991 : 39)11. En se basant sur ces idées, cet article veut éviter de représenter la biologie DIY comme un « tout » cohérent, rassemblant les différentes positions et comparaisons discutées dans cet article. Les comparaisons qui sont faites ne peuvent être que partiellement connectées. Je vais donc m’abstenir de prendre une vue analytique surplombante, détachée de ce qui se passe « sur le terrain », pour suivre les acteurs dans leur travail de comparaison et voir ce que les comparaisons font dans les pratiques de la communauté DIY. Ma position ici n’est pas seulement que nous devons suivre les acteurs, mais que nous devons aussi « suivre les comparaisons » là où elles sont faites. En d’autres termes, l’idée est moins de suivre des individus en tant que tels, que de suivre la pratique de la comparaison et de décrire comment elle tient ensemble différentes pratiques, échelles ou temporalités. Suivre les comparaisons signifie à la fois suivre ces mises en connexion et suivre ce qu’elles sont censées produire, délimiter ou spécifier12.
- 13 Bien que les auteurs de ces articles ne soient pas des biologistes DIY, leurs écrits ont eu des eff (...)
20La référence aux terroristes est fréquente lorsque les risques et les dangers potentiels de la biologie DIY sont examinés. Dans un article sur la biosécurité, Brian Gorman (2010 : 426) fait part d’une « menace intentionnelle de terroristes ou de criminels qui cherchent à exploiter l’amélioration de l’accès à une biotechnologie létale dans des garages ou des espaces de hackers communautaires » (voir aussi Ledford 2010 : 652). Dans un article alarmiste, on peut lire : « Les avancées rapides dans les biosciences suscitent des inquiétudes chez les experts du terrorisme sur la capacité des scientifiques amateurs à créer des pathogènes mortels pour des usages néfastes » (HSNW 2010). L’auteur anonyme de cet article rapporte des propos de Craig J. Venter – l’un des premiers biologistes à avoir déchiffré la carte du génome humain par le biais de son entreprise Celera Genomics – : « Quelqu’un pourrait essayer de fabriquer le virus Ebola »13.
- 14 Cette problématique renvoie à un dilemme classique : celui des sciences et technologies à « double (...)
21Le raisonnement est généralement le suivant : la « biologie de garage » ouvre la science et la technologie à des non-professionnels ; la science peut de ce fait être utilisée, voire abusée, par ces non-scientifiques ; si ces savoirs tombent dans de mauvaises mains, comme les terroristes, les conséquences peuvent être dramatiques14. Le lien avec les terroristes et les virus les plus dangereux comme Ebola cristallise et matérialise le danger de la biologie de garage. La figure du terroriste produisant un virus mortel est utilisée pour représenter la malveillance et le danger imprévisible de manière tranchée. Cette comparaison produit une identité sociale vague et non individualisée, le « bioterroriste ».
22Le bioterroriste est une figure qui occupe une géographie bien particulière : pour les États-Unis et les pays occidentaux, il incarne un danger venu de l’Est (ancien bloc soviétique, Moyen-Orient, Chine). Contrairement à l’histoire de la réussite de Steve Jobs, qui peut être facilement localisée, les terroristes sont diffus et potentiellement « partout ». Le virus ajoute une couche de complexité à cette géographie puisqu’il est difficile à détecter, pouvant être caché dans une bouteille de parfum (Hessel, Goodman & Kotler 2012), transmis par des fraises (Kelty 2010 : 2) ou des chats (voir plus loin). Le caractère « invisible, intangible, insipide » (Jefferson, Lentzos & Marris 2014 : 20) des virus rend donc la géographie du bioterrorisme particulièrement difficile à cerner. C’est sa capacité à facilement transgresser les échelles et les frontières, qu’elles soient géographiques, politiques ou biologiques, qui le rend si menaçant.
- 15 Un biologiste DIY du laboratoire MadLab de Manchester déclare par exemple : « Voici ce que nous lis (...)
23Les biologistes DIY ont maintes fois déploré que de nombreux articles et commentaires assimilent leurs activités à la fabrication de virus15. Toutefois, Thomas Landrain, un des fondateurs de La Paillasse, affirme que la représentation du domaine s’est améliorée et qu’ils n’ont plus besoin de faire face à de nombreuses questions « sans fondement » sur la fabrication synthétique de virus. La Paillasse essaie de mettre en avant la qualité écologique, innovante et citoyenne de ses activités, que ce soit la fabrication d’encres biodégradables, d’algues, de bio-art, ou d’équipements scientifiques. On lit ainsi sur un forum de discussion en 2012 que « personne dans la communauté DIY n’était intéressé à faire cela – et si quelqu’un l’était, il ferait partie de la communauté bioterroriste et non de la communauté DIYbio ». Pour les biologistes DIY, la comparaison avec des terroristes est une épreuve qui les amène à spécifier ce qu’ils sont et ce qu’ils font, à se décrire comme une communauté dotée de règles.
- 16 Federal Bureau of Investigation : principal service fédéral de police judiciaire et de renseignemen (...)
24Une histoire célèbre a été largement diffusée au sein de cette communauté. Steve Kurtz, professeur d’université et fondateur du Critical Art Ensemble, utilise la biotechnologie dans ses œuvres d’art. Un matin, en mai 2004, il trouva sa femme décédée à la maison. Il appela la police qui, découvrant son matériel de laboratoire et ses boîtes de Petri, convoqua le Joint Terrorism Task Force. La rue fut bouclée, des agents vêtus d’un costume de prévention des risques biologiques saisirent son matériel, et Kurtz fut arrêté et détenu pour présomption de bioterrorisme. « Ils ont même décidé que je pouvais prévoir d’utiliser mon chat pour répandre des bactéries ou des virus – et ils l’ont enfermé lui aussi », témoigna plus tard Kurtz dans un entretien publié par The Guardian. Il fut rapidement établi que sa femme était morte d’une cause naturelle, mais il a fallu quatre ans pour que l’ensemble des accusations portées contre Kurtz soient totalement abandonnées. Cette histoire a été rapportée dans le milieu de la biologie DIY comme le contraire d’une success story. L’arrestation et les accusations portées contre Kurtz représentent une sorte de scénario du pire pour toute relation future entre la biologie DIY et les autorités publiques, dont le FBI16.
- 17 Le « FBI DIYbio outreach workshop » a eu lieu du 12 au 14 juin 2012 près de San Francisco. Une quar (...)
- 18 Le « chapeau blanc » (white hat) est un hacker éthique, tandis que le « chapeau noir » (black hat) (...)
25Au cours des dernières années, le FBI a par conséquent développé une attitude plus ouverte et proactive, allant jusqu’à se présenter comme le « nouveau FBI ». Par exemple, lors d’un atelier de sensibilisation organisé en 201217, il a déclaré vouloir « travailler avec » les biologistes DIY, les considérant comme des « partenaires » dans une « relation positive ». Si la sécurité et la responsabilité restent ses principales préoccupations, le FBI se donne pour objectif de pouvoir distinguer entre les « chapeaux blancs » et les « chapeaux noirs »18, afin que la communauté DIY soit « protégée contre les acteurs néfastes ». Le FBI a ainsi distribué un jeu didactique appelé Biosecurity Outreach Cards sur les cartes duquel figurent des informations à propos de différentes bactéries et virus, parmi lesquels le virus Ebola, l’adénovirus et la variole. Chaque carte comporte, sur un des côtés, des petites icônes symbolisant les modes de transmission, les traitements, ainsi que les niveaux (de un à quatre) de létalité, de contagion et de biosécurité en laboratoire.
26Sur l’autre côté, sont imprimés de brefs textes descriptifs d’une vingtaine de lignes. Au verso de la carte adénovirus on peut donc lire : « Les adénovirus peuvent être transmis par contact direct, par la voie fécale-orale, ou par l’eau contaminée. De bonnes pratiques d’hygiène et de chloration de l’eau évitent la plupart des infections. » La communauté DIY a pour sa part apporté trois types de réponse aux préoccupations concernant la sûreté et la sécurité. La première réponse est de type argumentatif : comme on l’a vu ci-dessus, les biologistes DIY soulignent qu’ils ne travaillent pas avec des matériaux dangereux et que des terroristes potentiels n’ont pas besoin de la biologie de garage pour atteindre leurs objectifs. La deuxième réponse est éthique et procédurale, par l’établissement collectif d’un code d’éthique. Le code européen d’éthique, rédigé en 2011, stipule que les praticiens doivent être « transparents », « adopter des pratiques sûres », « promouvoir la science citoyenne et l’accès décentralisé à la biotechnologie », « respecter les êtres humains et tous les systèmes vivants », et que « la biotechnologie doit être utilisée uniquement à des fins pacifiques ». L’insistance de la communauté sur la transparence est importante à mentionner ici : d’un côté, elle survient après les nombreuses critiques et craintes exprimées face à la biologie DIY ; de l’autre, le mouvement ne se présente pas comme subversif ou dangereux d’un point de vue éthique, se rapprochant par là des normes des institutions scientifiques. La troisième réponse a été d’ordre pratique : sur le site www.DIYbio.org, un portail a été mis en place à travers lequel les internautes peuvent poser des questions touchant la sécurité à un groupe d’experts en la matière (tous membres d’une association professionnelle de prévention des risques biotechnologiques) ; et DIY Bio Europe a mis au point des « Community Biolab Guidelines » sur son site internet. En somme, le virus est maintenu en dehors du garage de manière triple : de façon discursive, éthique / procédurale et pratique.
27La figure du terroriste, avec sa volonté de produire des armes biologiques, est utilisée pour tracer une frontière nette entre le bien et le mal, entre la sécurité et le danger. Tout en maximisant la différence, cette comparaison qualifie également le lien potentiel entre biologistes et terroristes : c’est une connexion à surveiller, policer, empêcher – à la fois par les biologistes et par les pouvoirs publics. La comparaison entre biologistes de garage et terroristes est, en d’autres termes, une comparaison « antinomique », qui fonctionne à travers la négativité et la non-connexion. Elle affirme de manière univoque ce que les biologistes DIY ne doivent pas être et opère une réduction de la bactérie, comme potentiel agent de vie et de création, vers le virus, représenté comme pur opérateur de destruction. Steve Jobs
- 19 Propos recueillis le 30 novembre 2011.
- 20 Propos recueillis le 9 juin 2013.
28Lors de la première réunion du groupe DIYbio à Boston en 2008, un des fondateurs du mouvement, le biologiste Jason Bobe, a demandé si DIYbio.org pourrait être le Homebrew Computer Club de la biologie (Bobe 2008). Mais il n’a pas fallu attendre longtemps pour que les acteurs parlent plus résolument de « promesses » et de « potentiels » en imaginant la biologie DIY comme créatrice du « prochain Silicon Valley ». Thomas Landrain estime qu’« en prenant Steve Jobs comme référence, il n’est pas improbable que des amateurs puissent à nouveau transformer le paysage technologique de leur génération grâce à des structures comme La Paillasse »19. Il lui arrive par ailleurs d’illustrer cette comparaison visuellement lors de présentations à des conférences, en juxtaposant deux diapositives : la première avec une vieille photo de Steve Jobs dans un garage (« Ça me fait penser – cette période qu’on vit actuellement – aux années 1970 »), la deuxième avec une photo actuelle d’un biologiste DIY dans son laboratoire (« Au xxe siècle, on hacke la biologie »20). Lier la biologie DIY à Steve Jobs produit une promesse, c’est une comparaison « promettante » (promissory).
29Elle place côte à côte l’histoire d’un succès mondial et une histoire beaucoup moins connue, encore en train de se faire. Elle offre ainsi un récit d’expansion : d’un garage à une multinationale, d’un petit groupe de personnes à une grande société. Et elle fournit un récit de changement, d’innovation et de révolution. En d’autres termes, une telle comparaison relie des temporalités (passé, présent et futur), des échelles (local et global) et des notoriétés (inconnu et célèbre). Les propos de Robert Carlson (2007) – un biologiste et une des premières personnes à avoir employé le terme « biologie de garage » – l’illustrent bien :
Que ce soit dans les mains de Michael Dell, Steve Jobs et Steve Wozniak, des frères Wright, d’Otto Lilienthal, de William Boeing, ou des individus qui sont en train de transformer le monde par la biologie et sont encore-à-être-nommés, l’innovation réussie requiert un accès à la fois à la technologie et à une multitude de parties.
30Carlson propose, en passant, une catégorie ontologique intéressante et intrigante : les individus « encore à être-nommés » (yet-to-be-named) travaillant en biologie. Sur le forum de discussion DIYbio, un biologiste s’exprime de façon similaire :
- 21 diybio discussion forum : https://groups. google.com/forum/# forum/diybio [posté en 2008, lien vali (...)
On sait qu’il y a de la place pour le prochain Steve Jobs. Mais il y a certainement aussi de la place pour le premier <Ton Nom Ici>21.
- 22 Voir à ce propos les études consacrées aux imprimantes 3D (Ferdinand 2013) et au peer-to-peer (Musi (...)
31La comparaison entre la biologie DIY et Steve Jobs produit une catégorie ouverte, tournée vers l’avenir. Plusieurs changements d’échelle s’opèrent par le biais de tels discours : un laboratoire de garage est mis en parallèle avec une multinationale située à Cupertino en Californie et des pratiques locales sont comparées à des biens marchands diffusés mondialement. De telles expectatives ne sont pas seulement descriptives, mais elles se veulent performatives et lucratives. Elles sont articulées afin d’obtenir des fonds publics ou privés. Toutefois, la volonté de créer des projets marchands pourra aller à l’encontre de l’éthique du milieu DIY. La comparaison entre la biologie DIY et Steve Jobs soulève donc une tension intéressante : celle entre l’open source, qui est le modèle « économique » largement revendiqué par le milieu DIY, et les modèles marchands des entreprises et des start-up. Verra-t-on une coexistence – ou, au contraire, des tensions, inégalités et ruptures – entre ces logiques non marchandes et marchandes22 ? La transparence primera-t-elle ? ou assistera-t-on à des restrictions et à des confinements de certaines idées ou de certains projets ? La marchandisation de certains savoirs et techniques marquera peut-être la fin de la philosophie de la libre circulation. Si certains savoirs pourront continuer à circuler, d’autres savoirs seront très probablement confinés et protégés. À la géographie du « tout ouvert » se substituera probablement une géographie du « partiellement ouvert ». Il sera donc intéressant de suivre comment, au cours des prochaines années, le milieu de la biologie DIY va se développer et se positionner par rapport aux logiques marchandes.
32On peut maintenant comparer la figure du bioterroriste à celle de l’innovateur et ainsi contraster les objets qu’ils sont censés fabriquer respectivement : le virus et le génie. D’un côté, on a un objet représenté comme dangereux, infectieux et problématique. De l’autre côté, une pratique valorisée positivement qui peut donner lieu à la création de biens marchands et à des avancées scientifiques et technologiques. Le contraste est particulièrement fort. Le virus est un « petit être » (Houdart 2014). Selon l’ethnologue Sophie Houdart, les petits êtres comme les insectes, les virus ou les particules subatomiques « sont parfois anonymes, toujours capricieux et proliférants, mortels et difficiles à voir à l’œil nu » (Journet 2012). Petit être sans âme, mais utilisé par des individus considérés comme malintentionnés, le virus est une entité qu’on essaye à tout prix d’éviter ou, du moins, de contrôler en termes de propagation. Le génie, par contre, est un « grand être » avec âme et créativité – personnifié par des gens comme Jobs ou Wozniak – que l’on célèbre.
- 23 Voir les travaux sur la biosécurité (Rabinow, Lakoff & Collier 2008 ; Hinchliffe & Bingham 2008 ; J (...)
33Les deux figures de l’innovateur et du bioterroriste se rejoignent dans un lieu bien précis : le garage. Si le terme garage renvoie à un lieu concret, il symbolise aussi le hors-contrôle, le non-institutionnel. C’est justement parce qu’un garage n’est pas surveillé, sécurisé et institutionnalisé que la fabrication de virus ou d’armes biologiques est redoutée. Dans un garage obscur, lieu auquel on peut imputer des mauvaises intentions, l’absence de scientifiques formés, de contrôles, de milieu stérile, de contrats ou de chartes régulant les pratiques font qu’un virus pourrait y être produit pour ensuite infecter et terroriser à plus grande échelle23. Le virus rend ici visible la différence entre un garage et un laboratoire sécurisé : c’est un « marqueur » de différence. Il fait apparaître, en creux, toutes les mesures qui existent dans les laboratoires conventionnels pour garantir la sécurité des expérimentations qui s’y déroulent. Ce qui apparaît à travers la comparaison garage-terrorisme est donc surtout une absence : celle du dispositif de confinement qui empêche le virus de franchir les murs d’un laboratoire officiel.
34Pour le génie, la situation est inverse : la nature du garage ne pose pas problème, mais est un élément positif favorisant la créativité. C’est parce que le garage est différent d’autres lieux plus institutionnalisés, que des innovations peuvent y être réalisées. Dans le garage il n’y a pas d’idées qui ne puissent être pensées, pas d’institution défavorable au bricolage, pas de pression pour être rentable tout de suite, pas d’alliances déjà construites, pas de contrats qui cadrent le temps, l’argent et les devoirs des bricoleurs. Le garage permet de penser de façon non conventionnelle, en dehors des contraintes et limitations économiques et politiques ; on peut y penser en dehors du « cadre académique », « outside the box » ou « outside the paradigm », selon les expressions utilisées par les biologistes DIY.
35En d’autres termes, face à la science institutionnalisée, perçue comme étant trop confinée, l’idée est d’innover de façon déconfinée. Cependant, le transfert d’une innovation produite dans le garage vers l’extérieur et sa transformation en bien industriel est souhaité et encouragé. Le succès mondial des innovations de Steve Jobs – leur « viralité », dans le sens positif du terme – en fait donc un point de référence intelligible, connu et positif. Alors que le bioterroriste n’est jamais nommé, le génie possède toujours un nom – Steve Jobs, Steve Wozniak – qui le singularise : on assiste à une « montée en singularité » (Boltanski 1990 ; Heinich 2000) en mobilisant un personnage emblématique pour représenter le potentiel de toute une communauté.
36Nous sommes ainsi en présence de deux types de viralité : une viralité portée par des « petits êtres » difficiles à rendre visibles et à contenir, et une viralité produisant des « grands êtres », très visibles. Dans ce deuxième cas de figure, le terme viralité est le plus souvent utilisé à propos de certaines vidéos ou images. Un exemple est l’affiche « Hope » de Barack Obama, une affiche qui est devenue « virale » et qui a été largement célébrée et commentée (Cartwright & Mandiberg 2009). À côté de telles images, le terme « innovation virale » est utilisé pour désigner une innovation qui se propage rapidement par réseau et qui atteint une large population (Edgeman & Eskildsen 2012 ; Diamandis & Kotler 2012). En passant du petit être au grand être, la notion de viralité est donc triplement transformée : sémantiquement, du fait qu’elle acquiert une valeur positive et qu’elle est utilisée comme analogie ; ontologiquement, en passant du domaine (micro)biologique au domaine technologique et médiatique ; et institutionnellement, car elle ne fait plus appel à des dispositifs de biosécurité et de confinement.