1Claude Lévi-Strauss, dans son « Introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss », souligne la place et l’intérêt de l’étude des pratiques corporelles et circassiennes : « Il s’agit là d’un patrimoine commun et immédiatement accessible à l’humanité tout entière, dont l’origine plonge au fond des millénaires, dont la valeur pratique restera toujours actuelle » (Lévi-Strauss 1993 : 13). De nos jours, les arts et techniques du corps sont au cœur du phénomène global de la patrimonialisation culturelle et des débats qui en découlent.
2La maroma (corde épaisse utilisée par les marins) a donné son nom à une expression spectaculaire, rituelle et festive pratiquée par des groupes d’artistes-paysans indigènes et métis dans les régions rurales du Sud du Mexique. Le « spectacle » inclut des danseurs de corde, des clowns, des trapézistes, des musiciens, et s’effectue en général à l’occasion de festivités communautaires des régions d’Oaxaca (Mixteca Baja, Sierra Mixe, Costa Chica), Guerrero, Puebla et Veracruz. Actuellement, les collectifs de maromeros sont à la fois pris dans des processus de patrimonialisation aussi bien internes qu’externes, et de « cirquisation ».
- 1 Je tiens à remercier Claudine Vassas pour son soutien dans mes recherches et pour son aide à la fin (...)
3Le présent article11 examine ces différents processus, ainsi que les transformations esthétiques, sociales et culturelles qu’ils engendrent au niveau local, en comparant deux maromas, l’une mixtèque, l’autre zapotèque, leurs formes d’organisation et leur insertion sur la scène nationale. Dans chacune de ces maromas, un des participants est impliqué dans des projets exogènes à la communauté et se soumet en quelque sorte à un processus d’« artification ». Ce dernier a été défini par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (2012) comme résultant de l’ensemble des opérations, pratiques et symboliques, organisationnelles et discursives par lesquelles les acteurs s’accordent pour considérer un objet ou une activité comme de l’art, celui-ci étant entendu comme résultat de processus sociaux, datés et situés. Je m’intéresse particulièrement à l’opérateur esthétique de l’artification, qui vise à faciliter une perception conforme aux attentes envers l’art ayant cours dans le contexte spatio-temporel considéré. Nous verrons que chacune des maromas envisagées s’insère dans des politiques patrimoniales et circassiennes distinctes.
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4Antipodisme, danse sur échasses, contorsion, volador2 sont autant de pratiques acrobatiques qui témoignent de l’importance et de l’ancienneté de l’Homo acrobaticus. Au Mexique, des vestiges archéologiques représentant des contorsionnistes ont été retrouvés et datés de 800 av. J.-C. L’acrobatie mésoaméricaine était très probablement effectuée au cours de rituels, en relation avec le cycle agricole. Moctezuma, le dernier souverain aztèque, profitait de divertissements de clowns et antipodistes durant ses repas comme l’attestent les peintures du Codex de Florence3 et de nombreuses chroniques espagnoles (Sahagún 1991). Les images du peintre allemand Christopher Weiditz, réalisées en 1529 lors de la présentation des antipodistes à la cour de Charles Quint sous l’entreprise d’Hernán Cortés – qui souhaitait asseoir sa réputation –, manifestent l’intérêt pour cette pratique (Pescayre 2012a). En ce qui concerne la danse de corde, Alonso de Molina, en 1571, traduit l’expression nahuatl mecatitech tlamati par « celui qui sait être sur la corde » (Molina 1944), tandis que le premier témoignage visuel présentant un danseur de corde, « Musiciens, danseurs de corde et sauteurs au Mexique », datant de la même époque, figure dans l’un des ouvrages de Theodor de Bry (Duchet et al. 1987 : 258). De Bry n’ayant pas connu le Mexique, il s’est certainement inspiré pour sa description du récit de José de Acosta, missionnaire jésuite arrivé au Mexique en 1585, qui mentionne un danseur de corde en ces termes : « En Nouvelle-Espagne, où l’on voit aujourd’hui des Indiens voltigeurs, qui contemplent, sur une corde ; […] ils font mille autres preuves de subtilité, en grimpant, sautant, voltigeant4. » On pourrait multiplier les références à ces pratiques dans les codex préhispaniques et coloniaux, ou dans les chroniques espagnoles qui s’accordent pour mentionner ces jeux acrobatiques mésoaméricains, dont on possède aussi des vestiges archéologiques (Pescayre 2012a). Ainsi, un imaginaire de ces acrobates s’est créé chez les Européens.
5Gonzalo Fernández de Oviedo, Francisco López de Gómara, Fray Bartolomé de Las Casas, Fray Bernardino de Sahagún, Diego Durán – pour ne citer que les principaux chroniqueurs – : tous ont évoqué leur intérêt pour les jeux acrobatiques mexicains. Leurs récits sont tiraillés entre l’admiration pour ces pratiques indiennes et leur condamnation au nom de l’extirpation d’idolâtries. Le goût que les Espagnols nourrissaient pour les « jeux » de force et d’équilibre pourrait avoir été un facteur décisif pour la continuité ou la disparition de certains d’entre eux. Le jeu de pelote (ullamaliztli), celui du haricot (patolli) ainsi que les danses collectives de nuit se sont éteints sur presque tout le territoire ; l’antipodisme, la danse sur échasses (zancudos) et le volador ont survécu. Peut-être que ces traditions acrobatiques ont continué d’exister parce qu’elles ont aussi été christianisées. La stratégie indienne de survivance consistait à faire perdurer une pratique religieuse en atténuant son aspect païen, en transformant l’acrobatie rituelle en jeu et en spectacle prenant place au sein d’une fête catholique ou civile. Les premières compagnies de maroma sont nées dès le xviie siècle. Composées d’indigènes, d’Espagnols et de mulâtres, elles s’organisaient à México. Une licence leur était délivrée par le vice-roi pour qu’elles exercent leur activité dans toute la Nouvelle-Espagne (Ramos Smith 2010 ; Calzada Martínez 2000 ; Vázquez Meléndez 2012). À México, elles présentaient des spectacles d’acrobatie, de magie et de danse de corde dans les patios de maromas – mais les maromeros étaient alors souvent considérés comme des groupes marginaux. Durant le xviiie siècle, ils étaient parfois dénoncés au tribunal du Saint-Office de l’Inquisition, en vertu du fait que « toute habileté hors du commun était susceptible d’éveiller des suspicions de sorcellerie, plus l’acrobate était habile, plus il courait le risque d’être dénoncé » (Ramos Smith 2010 : 238).
6Une date marquante pour l’avenir de la maroma est celle de 1808, deux ans avant l’Indépendance mexicaine, lorsque le cirque anglais de Philip Lailson arrive à México (Revolledo Cárdenas 2004 : 52). Son influence sera durable, plus particulièrement sous le gouvernement de Maximilien (1864-1867), qui voit le Mexique s’occidentaliser. On privilégie alors les spectacles de cirque européens au détriment des maromas, même si quelques collaborations ont eu lieu entre les uns et les autres.
7Actuellement, de nombreuses fêtes et danses indigènes sont présentes dans certaines régions du Mexique. Nous verrons que, quelquefois, on retrouve une dimension rituelle dans ces pratiques. Parmi les formes de spectacles populaires contemporains, c’est autour de la maroma, la forme la plus riche et la plus complexe, que se concentrent les questions d’héritage et de recomposition des pratiques les plus anciennes.
8À présent, la maroma est reliée à un système de représentation, à des rituels associés aux calendriers agricole et religieux chrétien, et à l’organisation sociale des communautés qui la pratiquent. Elle possède une profondeur historique et s’appuie sur le socle d’une organisation communautaire nécessaire à la réalisation des fêtes patronales. D’une manière générale, la maroma se déroule de la façon suivante.
9Dans un premier temps, les maromeros sont reçus par les autorités communautaires. Ensuite, ils vont saluer le saint patron dans l’église et lui demandent sa protection avant d’effectuer le montage du cadre aérien et de la structure de danse de corde, après qu’ils ont choisi les matériaux et le lieu ou se déroulera la représentation. Ils font une libation d’alcool dans les trous creusés pour l’insertion des mâts, ainsi que sur le matériel. Les maromeros, accompagnés du groupe musical, parcourent le village pour inviter la population au spectacle de maroma. Celui-ci est composé de « numéros » de clowns, de trapèze, de danse de corde, de corde volante, de saynètes comiques et peut durer plusieurs heures. À la fin de la représentation, les maromeros remercient les autorités civiles et religieuses. Dans certaines communautés, on dit que les maromeros ont été élus par les dieux pour apporter les offrandes jusqu’à eux, aussi on effectue des sacrifices de volailles afin de remercier les divinités pour les bonnes récoltes et leur demander de la pluie pour la saison à venir. La maroma se situe ainsi entre divertissement et rituel.
10Santa Teresa Veracruz est une communauté zapotèque d’environ six cents habitants située à la frontière entre les États d’Oaxaca et de Veracruz. Sa population proviendrait de Yalalag, dans l’État d’Oaxaca, et aurait progressivement migré jusqu’à la fondation du village, aux alentours de 1912. Un chemin de terre sépare la route principale du village. Lorsque nous y accédons de nuit, à pied, nous sommes accompagnés de milliers de lucioles. Les habitants fêtent leur sainte patronne chaque année du 13 au 16 octobre. Le premier soir, les bandas de musiciens, venues des villages voisins, font la calenda, le tour des maisons, pour demander une participation financière. Ils sont conviés à boire de la bière et à manger. C’est le mayordomo qui prend en charge la nourriture des musiciens et des maromeros de la fête. Le lendemain, les maromeros procèdent au montage du cadre aérien et de la structure de fil. Ces structures étaient auparavant en bois, mais nous verrons qu’elles sont désormais en métal. Ils se rendent ensuite à l’église où ils se placent sous la protection de sainte Thérèse afin de ne pas tomber du fil ou de la corde volante. Pour cela, chacun allume une bougie devant la statue représentant la sainte.
11Dans la soirée, maromeros et musiciens parcourent le village pour inviter les habitants à les rejoindre et les conduisent jusqu’au lieu de la maroma. Au son du brincadillo joué par les bandes musicales, les maromeros évoluent sur le fil par petits sauts, pieds nus, à l’aide d’un grand balancier en roseau et se balancent sur la corde volante. Le fil et la corde sont les spécialités « traditionnelles » de la maroma de Santa Teresa Veracruz. Le groupe est constitué par une quinzaine de jeunes de 15 à 23 ans. La maroma de Santa Teresa intègre désormais dans son spectacle des numéros de cirque (mât chinois, jonglage, monocycle) et est donc considérée comme une forme de « cirque indigène ».
12La « cirquisation » est un processus à double sens qui s’instaure à partir de l’autodéfinition des collectifs de maromeros comme « cirque indigène ou communautaire », et de la cooptation de cette tradition indigène par des cirques classiques – souhaitant conforter leur notoriété – et contemporains à la recherche de nouveaux modes artistiques. La maroma s’insère alors dans un spectacle plus large, et la dimension rituelle, festive et communautaire qui est à son origine s’estompe. Il s’agit davantage d’impressionner un public par une performance physique que de l’offrir en « sacrifice » pour remercier une divinité ou un saint intercesseur. Le maromero revendique aujourd’hui le statut d’artiste et parle dossiers, contrats et droits. La cirquisation ouvre une forme d’interaction entre le groupe et le monde extracommunautaire, perçue au niveau local comme un moyen pour obtenir des revenus. Ce phénomène engage une reformulation culturelle, économique, spatiale, sociale et esthétique de la maroma.
13La maroma zapotèque de Santa Teresa est actuellement inscrite dans ce processus de cirquisation depuis sa participation au Laboratorio de Acrobacia Indígena (lai), il y a une dizaine d’années. Ce projet fait partie du controversé Festival de l’identité Cumbre Tajín, organisé par l’État de Veracruz, au sein duquel coexistent diverses pratiques culturelles mêlant indigènes de la région véracruzaine et artistes internationaux à la mode. Le projet est porté par des membres du Centro de las artes indígenas (Xtaxtakget makgkaxtlawana, en totonaque) – inscrit en 2012 par l’Unesco à son registre des meilleures pratiques de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel –, ainsi que par le directeur de diffusion du plus grand cirque classique du Mexique : le cirque Atayde. En 2008, les maromeros ont été invités à participer à l’Encuentro de circo joven organisé par le cirque Atayde, puis au festival de cirque Rodará, marquant le début de l’ouverture de cette maroma aux influences extérieures et son affirmation en tant que « cirque indigène » sur la scène nationale. Cette même année, ils ont été en contact avec la compagnie Otro Circo, à laquelle ils ont intégralement emprunté son numéro de mât chinois, l’insérant dans leur maroma. Un an après, le cirque Atayde leur a offert une structure de fil en métal, ce qui a facilité la présentation de leur spectacle dans des contextes extracommunautaires. Le responsable de la maroma de Santa Teresa affirme qu’« ils ne savaient pas qu’ils faisaient du cirque jusqu’à ce qu’ils aillent à Cumbre Tajín ». C’est cette expérience qui les a poussés à s’autodéfinir en tant que « cirque indigène ».
14La maroma zapotèque de Santa Teresa est aujourd’hui un véritable spectacle de cirque comportant des numéros de fil, corde volante, monocycle, jonglage, échasses et mât chinois. En 2013, un centre d’entraînement pour maromeros (cem) a été construit au village, avec le soutien du cirque Atayde. Cependant, le centre possède plus d’affiches du cirque Atayde que de photographies des maromeros eux-mêmes.
15Le lai a engendré plusieurs transformations de la maroma de Santa Teresa Veracruz : réduction du temps du spectacle, glissement d’un public communautaire vers un public touristique exogène, insertion d’éléments circassiens tels que le salut au public, dé-ritualisation, dé-contextualisation, appauvrissement de la complexité de la maroma, notamment de la musique. Le lai, présenté au parc thématique Takilhsukut, devient un musée vivant visant à offrir aux touristes une sélection d’expressions acrobatiques mexicaines, allant même jusqu’à intégrer des pratiques externes à la sphère véracruzaine, par exemple les zancudos (échassiers) de Zaachila d’Oaxaca. Toutefois, certains groupes d’autres régions ont refusé de « vendre leur culture ». Cette année, le lai est sorti de l’État de Veracruz pour se présenter à Guadalajara (État de Jalisco), lors d’un autre festival qui revendiquait l’« inclusion des minorités ».
16L’insertion d’éléments circassiens dans la maroma de Santa Teresa témoigne de la vitalité de la tradition. Cependant, cette transformation, appréciée par certains, critiquée par d’autres, en particulier par les anciens, ne fait pas l’unanimité dans la communauté elle-même.
- 5 Dans cette pantomima, Don Alfonso imite le prêtre et sa femme lui amène une poupée pour qu’il bapti (...)
17San Miguel Amatitlán est un village mixtèque d’environ cinq cents quarante habitants fondé avant l’arrivée des Espagnols (1521), situé dans la région de Huajuapan de León (État d’Oaxaca). La fête patronale a lieu le 29 septembre. Bien que la fête nationale de la Vierge de Guadalupe soit le 12 décembre, à San Miguel Amatitlán, elle est célébrée tous les 12 du mois, à tour de rôle, dans un quartier différent du village. J’ai assisté à la fête du quartier de Santa Cruz le 12 octobre 2014. La réalisation de la fête a été soutenue par l’Unidad regional de culturas populares de Huajuapan de León, ce qui a permis à la maroma locale de San Miguel d’inviter la maroma de Santa Catarina Noltepec, spécialisée en danse de corde. La maroma de San Miguel Amatitlán est composée de Don Alfonso Jiménez, de sa femme Aurelia Bonilla et de leurs enfants. Don Alfonso a débuté en 1992. Il a maintenant cinquante-six ans, et c’est un clown et trapéziste reconnu dans la région, en particulier pour le numéro de trapèze ballant avec lequel il termine chaque spectacle. Il s’est aussi fait une spécialité de la pantomima, une saynète burlesque dans laquelle à partir d’un événement réel on fait la critique moqueuse d’une personne ou de la réalité sociale. Ainsi celle inspirée par l’histoire d’un prêtre qui serait venu interdire la maroma à San Miguel Amatitlán, qu’il interprète avec sa femme et ses enfants5, est encore très appréciée par le public actuel.
- 6 Il est très rare de voir des femmes sur la corde ou le fil. Cela est dû à des prohibitions rituelle (...)
- 7 Argent envoyé par les migrants résidant aux États-Unis.
18La maroma invitée de Santa Catarina Noltepec est formée quant à elle d’une douzaine de jeunes hommes danseurs de corde. Leur structure est entièrement en bois et ils dansent sur une corde de bateau, tendue à l’aide d’un mécanisme de la marine. Contrairement aux maromeros de Santa Teresa, ils portent des baskets pour danser sur la corde. Certains sont vêtus du costume traditionnel des femmes de leur village, et pourvus de faux seins – car il n’y a pas de femmes dans la maroma6. La maroma mixtèque subit une crise de transmission due à la migration accrue des pratiquants vers les États-Unis, à l’introduction d’éléments exogènes à la fête patronale et à une désaffection des jeunes générations, attirées par des activités plus prestigieuses ou mieux rémunérées. Cependant, la migration a engendré une nouvelle forme d’organisation communautaire, et les remesas7 envoyées par les migrants contribuent aux achats de costumes pour la maroma, financent les jeux pyrotechniques de la fête patronale ainsi que l’achat des dispositifs électroniques (smartphones, tablettes, etc.) permettant de filmer la maroma et la fête pour que les migrants puissent participer à distance aux activités de leur village d’origine via Internet. Cette crise de transmission a pour résultat la désagrégation des compagnies de maromas de certains villages mixtèques, mais a renforcé la coopération intercommunautaire. Quand une maroma manque de clowns, de trapézistes ou de danseurs de corde, elle invite un groupe voisin afin de pouvoir proposer un spectacle complet digne de rendre honneur au saint patron ou à la Vierge.
19La rupture de la chaîne de transmission occasionnée par la migration prend des formes différentes chez les maromeros mixtèques et zapotèques. Les premiers migrent jeunes, avant d’être maromeros et les seconds migrent avant d’avoir transmis leur savoir.
20En 2009, peu après l’inscription par l’Unesco de la cérémonie rituelle des voladores sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, les directions régionales de Cultures populaires du Conseil national pour la culture et les arts (Conaculta) de l’État de Puebla et de la ville de Huajuapan de León ont tenté de faire inscrire la maroma mixtèque sur la Liste de sauvegarde urgente de l’Unesco, afin de revaloriser cette pratique dans des espaces communautaires et extracommunautaires, mais leur demande a été rejetée au niveau national.
- 8 Les informations et citations concernant le jultagi proviennent du site internet de l’Unesco : http (...)
21Bien que cette initiative qui relevait d’une volonté de patrimonialisation institutionnelle ait échoué, depuis lors, les institutions locales organisent des rencontres annuelles de maromeros dans l’objectif de diffuser et de sauvegarder elles-mêmes la maroma mixtèque. C’est dans cette perspective que Culturas Populares de Huajuapan s’est impliqué dans la fête du 12 octobre à San Miguel Amatitlán en finançant le transport des compagnies invitées, des ateliers pour maromeros et jusqu’à la réalisation d’une peinture murale représentant la maroma sur un mur de l’église. À titre comparatif, le julgati (marche sur corde raide) coréen a été inscrit sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en 2011. Déjà reconnu comme patrimoine national en 1976, sa transmission est assurée principalement par l’Association pour la sauvegarde du jultagi de Gyeonggi-do, fondée en 1991. Cette association repose sur un maître, Kim Dae Gyun, auquel le gouvernement sud-coréen a octroyé le titre de « trésor vivant ». La valeur d’ancienneté et d’authenticité du julgati est ainsi garantie, car il existe des preuves historiques datant de la période Goryeo (918-1392). Le julgati associe à un danseur de corde, un clown et des musiciens. Il a subi des transformations tout comme la maroma mexicaine. Une représentation complète durait entre quatre et cinq heures, une nouvelle forme de spectacle plus courte a été créée, tout en conservant sa « supériorité artistique » pour pouvoir « évoluer vers une forme nouvelle et perfectionnée appréciable au xxie siècle »8.
22Les possibles raisons de la distinction du julgati par l’Unesco et du rejet de la maroma par les institutions patrimoniales nationales mexicaines sont d’ordres divers. Tout d’abord, le julgati est inscrit sur la Liste représentative, alors que la demande d’inscription de la maroma avait été formulée au titre de la Liste de sauvegarde urgente.
23Or, le Mexique n’a pas intérêt à classer son patrimoine immatériel sur la Liste de sauvegarde urgente, car cela signifierait que l’État n’a pas su assurer la continuité de la pratique culturelle. Et en effet, la majorité des pratiques culturelles mexicaines sont inscrites sur la Liste représentative de l’Unesco. Un deuxième élément est la garantie de l’ancienneté du julgati. Pour la maroma, les témoignages historiques que j’ai pu consulter datent d’après la conquête espagnole (1521), ce qui constitue un obstacle tant pour attester l’ancienneté de la pratique que pour certifier son authenticité indigène. De fait, la maroma est partagée par plusieurs cultures indigènes au Mexique : Nahuas, Mixtèques, Mixes, Zapotèques, entre autres, alors que le julgati repose sur son lien à un unique trésor vivant.
24La maroma, cela est certain, appartient à une très ancienne tradition acrobatique. Peu importe que ses origines soient préhispaniques ou coloniales, ce qui compte c’est qu’elle soit constitutive de l’identité des groupes (ici mixtèques et zapotèques) qui la pratiquent et la revendiquent. Certes, elle connaît des évolutions, notamment du fait de son « artification » dont on peut admettre qu’elle constitue aussi pour elle une « chance de survie », même si « en passant à l’art, la complexité esthétique du rituel passe donc à la moulinette, afin de s’adapter à l’organisation actuelle de la pratique artistique » (Tarabout 2003 : 42). Dans le cas de la maroma, l’« artification » s’inscrit dans un projet différent de la simple patrimonialisation car elle renforce les qualités expressives et esthétiques qui étaient les siennes. Un certain « anoblissement » de la pratique artistique traditionnelle permet aux maromeros de se revendiquer eux-mêmes comme artistes. La maroma se conçoit donc aujourd’hui pleinement comme un art du spectacle. Les paysans-maromeros se voient professionnalisés et quelquefois rémunérés pour leur prestation artistique. Néanmoins, il est difficile de définir les maromeros comme des artistes-créateurs, car ils reproduisent à l’identique des mouvements sur le fil, la corde ou le trapèze et des pantomimas qui au fil des générations constituent un répertoire de formes et de gestes qu’ils entendent aussi transmettre comme un art ancien.
- 9 Musique traditionnelle de l’État de Veracruz qui s’exprime dans le fandango, où se réunissent danse (...)
25Étant moi-même artiste fildefériste et franco-mexicaine, je poursuis depuis plusieurs années des recherches en ethnologie et ethnohistoire sur les pratiques acrobatiques mexicaines, et m’autodéfinis comme « ethnofildefériste ». Dans l’objectif de « tendre un fil entre le Mexique et la France », j’ai été à l’origine de Transatlancirque afin qu’artistes, spectacles et savoir-faire circulent dans l’espace transatlantique. Transatlancirque est une association loi 1901 créée en 2010 qui a pour but de promouvoir l’échange interculturel entre l’Europe et l’Amérique latine à travers la création et la diffusion de spectacles vivants touchant les domaines du cirque, de la danse, du théâtre, de la musique, de la vidéo ou d’autres disciplines artistiques. La première création de Transatlancirque, Cabaret Mosaïk, a mis en scène trois cultures (la culture zapotèque, la culture urbaine de México et la culture française) et quatre disciplines : la maroma, le cirque contemporain, le clown théâtral et le son jarocho99, pour donner lieu à un spectacle « transculturel ». J’ai choisi ce terme car, contrairement à « interculturel » ou « pluriculturel », il implique la notion de voyage et crée une interaction qui va au-delà des cultures, des langages et des frontières. Nous vivons la porosité des frontières entre la France et le Mexique, ainsi qu’un dialogue avec les régions.
26Dans le cadre de ce projet, j’ai travaillé avec Lamberto Revilla, maromero zapotèque de Santa Teresa Veracruz, qui participe à un spectacle dans lequel il exerce sa technique en tant que maromero en l’accompagnant de la musique du son jarocho, une musique populaire de sa région. Il associe donc deux traditions distinctes qu’il projette dans un univers nouveau qui est celui du cirque contemporain. Le spectacle Cabaret Mosaïk combine quatre langages : les deux premiers – art du cirque et clown – s’apprennent dans des écoles, en particulier en Europe, les deux autres, le son jarocho et la maroma, sont des disciplines traditionnelles qui se transmettent de génération en génération. Il s’agit d’une tentative de mise en équilibre des différentes pratiques artistiques locales, urbaines, internationales.
27Dans ce spectacle, Lamberto Revilla a incarné le personnage du Chimil, figure mythique mihumaine, mi-animale de maromero du village de Santa Teresa Veracruz. Selon l’une des versions locales du Chimil telle qu’on me l’a rapportée, son histoire est la suivante :
- 10 « Mi papá contaba, entonces lo que pasa que dice que ese señor de Chimil (cuentan, no lo vi yo) es (...)
Mon père racontait que le Chimil était un clown qui avait des savoirs magiques. Alors ce qu’il faisait c’était d’endosser une peau de jaguar. Alors c’est pour ça qu’ils disaient qu’il faisait de la magie parce qu’il traversait le fil vêtu d’une peau de jaguar. Nous parlons d’il y a soixante ans. Il [le Chimil] apprenait aux jeunes à s’asseoir sur une chaise sur la corde tendue par exemple. Mais si on ne l’invitait pas comme professeur, il venait à la fête et faisait tomber les maromeros du fil, même les plus habiles10
- 11 Un nahual (du nahuatl nahualli) est, dans les croyances mésoaméricaines, un être mythologique de na (...)
28Lamberto Revilla affirme que le Chimil était un nahual11, ce qui révèle que le maromero a des pouvoirs particuliers et est extrêmement lié à la pensée magico-rituelle de la communauté. Après avoir vu des photographies de Lamberto représentant le Chimil, les autres maromeros de Santa Teresa ont immédiatement repris ce personnage emblématique et copié le costume bricolé pour le spectacle de Transatlancirque afin de l’intégrer à leur maroma. L’affiche publicitaire actuelle du lai montre les maromeros vêtus en jaguars sur le mât chinois.
29La participation de Lamberto au sein de Transatlancirque le positionne en tant qu’artiste-créateur et non plus comme maromero reproducteur de la tradition. Il défend aujourd’hui son statut d’artiste au sein de sa communauté. Le spectacle a été présenté à Santa Teresa en 2013, dans une perspective de « relocalisation de la tradition » (Pescayre 2012b).
30Un autre exemple de maroma hybride est le spectacle Maroma intercultural résultant d’une collaboration entre Pasatono Orquesta, la maroma de San Miguel Amatitlán et Transatlancirque. Pasatono Orquesta est un groupe de musique mixtèque impliqué dans la sauvegarde des musiques anciennes de la région. Leur dernier disque s’intitule Maroma et contient des pièces musicales composées pour les maromas. Le projet Maroma intercultural naît lorsque Transatlancirque participe à la fête de Tezoatlán de Segura y Luna en mars 2012. Si, dans Transatlancirque, l’élément « exotique » était Lamberto, aussi bien par sa culture que par sa discipline, c’est ici à mon tour de jouer ce rôle en tant que fildefériste française. Il ne s’agit pas cette fois d’une création, mais d’une juxtaposition de numéros de fil et de maroma sélectionnés par Rubén Luengas, directeur de Pasatono et mis en scène par Ángeles Cruz. La première représentation de ce spectacle a eu lieu le 20 septembre 2014 dans l’ancien couvent de San Pablo de la ville d’Oaxaca, aujourd’hui converti en centre culturel.
31Le couvent date de 1529 et il est intéressant de remarquer qu’une des saynètes choisies par Rubén Luengas est justement la pantomima du prêtre interprétée par Don Alfonso et sa famille. Les numéros présentés n’ont pas souffert de transformations, mais ont subi une nécessaire adaptation à un espace et à un public différents.
32De nos jours, des pratiques acrobatiques indigènes continuent à prendre place à l’occasion de fêtes patronales et de rituels agricoles de changement de saison. Même si nous ne pouvons pas être sûrs de ses racines indigènes, la maroma contemporaine ne cesse de se transmettre de génération en génération et constitue une tradition mexicaine vivante en constante recréation. L’image de Theodor de Bry, aujourd’hui devenue une référence identitaire la légitimant, a été reprise pour imprimer des affiches publicitaires du lai, présentant les maromeros de Santa Teresa Veracruz comme des vestiges du passé assortis de la légende : « Nous marchons sur la corde de l’histoire. » Les sociologues Heinich et Shapiro ont analysé les processus d’artification dans des sociétés occidentales. Il convient ici de nuancer cette conception, tout comme les auteures elles-mêmes le suggèrent : l’artification prend des formes différentes dans d’autres sociétés dès lors qu’il s’agit de pratiques traditionnelles autochtones.
- 12 Une preuve est l’importante salle dédiée aux Aztèques au Musée national d’anthropologie et d’histoi (...)
33Au Mexique, la construction de l’identité nationale s’est fondée sur une glorification des ancêtres, en particulier aztèques1212, laissant transparaître une certaine nostalgie de ce passé légendaire. Le Mexique est aujourd’hui un état pluriculturel, reconnu comme tel dans la Constitution depuis 1992. Cependant, certaines cultures indiennes – en particulier les descendants des Aztèques et des Mayas ainsi que les Totonaques, dont la « cérémonie des voladores » a fait l’objet d’une patrimonialisation unesquienne – sont plus valorisées que les autres. La recherche d’une mexicanité indigène précoloniale est entreprise par des institutions externes aux pratiquants de la maroma. Les maromeros mixtèques et zapotèques s’écartent de ce que Jacques Galinier et Antoinette Molinié (2006) ont appelé les « Néo-Indiens », car ils n’ont pas inventé leur indianité ni leur tradition maroma, qui se pratique depuis des temps immémoriaux. Tout processus de patrimonialisation est politique, et les collectifs de maromeros ne sont pas exempts de ce phénomène. Ils n’hésitent pas à jouer le jeu des « clowns culturels » (ibid. : 8) ni à utiliser les outils de la patrimonialisation en faveur de leur reconnaissance publique et de leur insertion dans la modernité.
34Ainsi, les obstacles mis à la patrimonialisation institutionnelle de la maroma mixtèque ne semblent pas être liés à l’« aztéquisation » de la culture indigène. Les maromeros nahuas de l’État de Guerrero, regardés comme des descendants des Aztèques, ne sont pas pris pour autant dans des processus de patrimonialisation institutionnelle. Tout indique que cette quête d’authenticité et de « préhispanisation » du patrimoine culturel mexicain contemporain provient de politiques nationales de mise en scène du local comme vitrine à l’international.
35Aujourd’hui pour la maroma, ainsi que pour les autres pratiques acrobatiques indigènes considérées par ceux qui les perpétuent comme un signe de mémoire et d’appartenance à une culture qu’ils entendent faire vivre, l’enjeu est de leur donner les moyens de perdurer et de créer, sans exacerber une ritualité figée qui folkloriserait leur art au nom du maintien de la tradition. Une façon d’obtenir une reconnaissance internationale est la patrimonialisation. Ce processus devrait permettre l’innovation dans le respect de l’héritage traditionnel lors de la transmission aux générations futures. La création se fait dans les interstices, et le changement pose de sérieux problèmes à la patrimonialisation, car il est question d’un patrimoine culturel vivant. Les porteurs de ce patrimoine sont conscients de la signification de représenter leurs traditions dans des contextes différents de l’originel : recréations de traditions au service du tourisme (lai), ou des arts du spectacle (Transatlancirque, Maroma intercultural), festivals et autres événements.
- 13 Technique agricole mésoaméricaine de cultures complémentaires telles que le maïs, la courge et le h (...)
36Le maromero, même s’il se définit de nos jours en tant qu’artiste, agit sur plusieurs tableaux à la fois : la milpa13, l’élevage, les métiers de la ville (banquiers, vendeurs, etc.) ou de la migration (travail souvent illégal). Les maromeros contemporains sont à la recherche d’un équilibre entre transmission interne et mise en scène tournée vers l’extérieur, dans la perspective de « ne pas briser le fil ». En effet, lorsque j’ai demandé aux maromeros de Santa Catarina Noltepec ce qu’ils entendent par « patrimoine », l’un d’entre eux m’a répondu :
- 14 « Como una herencia, digamos si tenemos hijos hablarles platicarles de lo que somos, como nos gusta (...)
C’est comme un héritage. Disons, si on a des enfants on leur parle de ce que l’on est, comme on aime la maroma il faudrait leur en parler, d’où ça vient. Et si on ne sait pas d’où ça vient on leur explique, on leur dit qu’ils s’intéressent pour le faire14.
37Ce qu’il faudrait préserver et garantir ce sont les conditions de vie et d’exercice des pratiquants de la maroma ainsi que leurs droits culturels. C’est autour de la milpa que se concentre le vivant. Cultiver la terre est au fondement de la maroma, et, pour reprendre les mots de Don Alfonso : « La maroma c’est comme la vie, et la vie c’est comme la maroma. »