- 1 À l’invitation d’Isabelle Lasvergnas, Dario De Facendis (tous les deux à l’université du Québec, à (...)
1Le vendredi 28 octobre 20051, Jean Baudrillard donnait à l’université Québec, Montréal, une conférence plénière intitulée « La parallaxe du mal. Le jeu d’antagonisme mondial». Lorsque fut venu mon tour au micro des questionneurs, ravalant ma salive comme devant l’oracle de la Matrice, je me lançai et d’une voix mal assurée balbutiai : « Faites-vous la différence entre virus et rétrovirus ? » Ma question eut l’air de le surprendre. Dans un haussement d’épaule, il commença par me répondre que le virus n’était pour lui qu’une métaphore, avant de se reprendre, après un silence : « Enfin, ce genre de métaphores qui créent leur propre référent. » Après un autre silence, il conclut par cette phrase : « En réfléchissant à votre question, je m’aperçois maintenant que j’ai toujours confondu viralité et virtualité. » Il n’est certes pas le seul, et sa « confusion » peut nous tenir lieu de constat.
2Aujourd’hui, cette « viralité » est en effet partout. Les études médiatiques et les sociologues de la technologie ne ménagent pas leurs efforts pour l’expliquer (Beauvisage et al. 2011), ni les spécialistes du marketing pour la maîtriser (Berger & Milkman 2012). Pas une semaine sans son nouveau « virus », chats grincheux hier, Lili Marlène de Crimée aujourd’hui, et les officines se multiplient pour tenter d’apprivoiser le phénomène : BuzzFeed hier, déjà (Rowan 2014), Upworthy aujourd’hui peut-être (Abebe 2014), et demain, demain qui sait ?
3En fait, la confusion de Baudrillard, maintenant étendue à l’ensemble de la cyberculture contemporaine, est à considérer comme une double confusion : d’une part, entre le virtuel et le numérique (digital en anglais) et, d’autre part, entre la viralité et la « numéricité ». C’est de cette seconde confusion qu’il sera question ici. Elle substitue en français un néologisme, certes déjà passé dans les mœurs, « viralité », à un autre néologisme, « numéricité ». Deux qualités interchangeables où ce qui se présente comme un virus tient lieu de ce qui se présente comme une entité numérique. Une métaphore, commençait par dire Baudrillard ce soir-là. Une catachrèse peut-être même, si tant est que nous ne comprenons pas encore ce qu’est exactement une entité numérique, et si la « numéricité » évoque cette qualité sans nom. Une telle métaphore vaut pour une intuition prophétique : le virus apparaît sous deux modalités enfin réconciliées, analogue (biologique) et numérique (informatique).
- 2 Article « Timeline of computer viruses and worms », Wikipedia [en ligne], Erreur ! Référence de lie (...)
4Si l’on en croit les historiens de l’informatique, la première infection virale informatique « sauvage », c’est-à-dire affectant des ordinateurs personnels, date de l’année 1981 (Parikka 2007 : 56). Certes, l’encyclopédie en ligne Wikipedia documente des infections virales dès les années 1970 (Creeper, sur pdp-10/tenex en 1971, Rabbit ou Wabbit, en1974, et animal sur l’Univac 1108 en 1975)2. On pourrait donc en conclure, ce qui n’est pas rien, qu’il existe probablement des virus informatiques depuis qu’il existe des ordinateurs, ou presque. Quoi qu’il en soit, c’est Elk Cloner, en 1981-1982, qui fait généralement figure d’entité pionnière dans les récits à saveur historique ou archéologique. Sur l’écran de la machine infectée, ce virus faisait apparaître une sorte de comptine :
It will get on all your disks / It will infiltrate your chips / Yes it’s Cloner !
It will stick to you like glue / It will modify ram too / Send in the Cloner !
5Il est intéressant d’ajouter qu’Elk Cloner anticipe même l’apparition du vocable « virus » pour le caractériser. Il faudra en effet attendre encore deux années, jusqu’au 3 novembre 1983 exactement, pour qu’apparaisse « officiellement » le premier virus informatique, au cours d’une expérience présentée lors d’un séminaire hebdomadaire sur la sécurité informatique à l’université de Californie du Sud à Los Angeles. Ce jour-là, Frederick Cohen a exposé le concept et son superviseur pour sa thèse doctorale, Leonard Adleman, a proposé de nommer « virus » son programme. Lors de cette démonstration, Fred Cohen avait présenté son travail comme « un programme informatique capable d’affecter d’autres programmes en les modifiant de façon à y inclure une copie (possiblement évoluée) de lui-même », une définition à laquelle il se tiendra lors de la publication subséquente de son papier (Cohen 1987), et qui deviendra la définition « officielle » du virus informatique. Selon Cohen, la première utilisation du terme « virus » pour évoquer un programme informatique indésirable provient d’un roman de science-fiction de David Gerrold paru en 1972 sous le titre When harlie was one. Dans une interview, Adleman confirme et insiste :
Le terme « virus informatique » existait dans la science-fiction avant que Fred Cohen et moi n’apparaissions dans
cette histoire. Plusieurs auteurs avaient employé ce terme avant 1983. Je ne me rappelle pas l’avoir lu, peut-être était-ce
un terme dont l’heure avait sonné.
Donc je n’ai pas inventé ce terme ; j’ai simplement nommé « virus informatique » ce que nous considérons maintenant comme des virus informatiques3.
6Entre 1971 et 1983, le virus est donc devenu numérique, en fiction d’abord, puis en code binaire. En 1992, on comptait déjà 1300 virus existants, une augmentation de 420 % par rapport à décembre 1990. En novembre de cette même année, on découvrait un nouveau virus par semaine. Dix ans plus tard, ce chiffre passait de dix à quinze nouveaux virus par jour. De décembre 1998 à octobre 1999, le nombre total de virus a augmenté de 20500 à 42000. De nos jours, les derniers rapports détectent jusqu’à 200000 nouveaux programmes malins (malware) par jour (Kaspersky Lab 2012). Les virus auraient cependant perdu au passage leur titre de forme la plus fréquente d’attaque informatique. En 2012, ils ne comptaient que pour 8 % des causes du milliard et demi des attaques sur le web, et des quelque trois millions de fichiers infectés. Ce faible pourcentage était pourtant aussi considéré par certains comme une inversion de la tendance précédente et un come back des virus sur la liste des « most wanted ». Ainsi Tim Rains écrivait sur le Microsoft Security Blog que « la relative fréquence des attaques virales a augmenté» (2013), tandis qu’un autre analyste concluait : « De nouvelles menaces permettent maintenant un retour des virus » (Waugh 2013).
7Cette foudroyante progression des virus informatiques, et l’épidémiologie parallèle du plus effrayant des rétrovirus, le VIH, me conduisit dès 2006 à conclure que le virus était en effet la première entité convergente, c’est-à-dire la première entité à avoir franchi le seuil qui séparait jusqu’alors les modalités analogiques et numériques du monde. À l’aide d’une analyse diffusionniste classique, j’avais en effet montré comment le trope viral avait doucement colonisé les discours de la contagion, autant numérique qu’analogique, depuis les années 1960 jusqu’à l’explosion, durant les années 1980, d’une méta-entité, l’hypervirus, témoignant de la viralité de l’idée même de virus (Bardini 2008).
8En 1993, Scott Bukatman avait déjà déclaré que l’« on devrait reconnaître et accepter la présence massive [pervasiveness] de la figure du virus dans le postmodernisme» (Bukatman 1993 : 347). De même, dans un autre article lui aussi intitule « Hypervirus », Nick Land avait insisté sur le même point :
Quoi que l’ultramodernité ait placé sous l’emprise des signes, la postmodernité l’a subverti avec le virus. Alors même que la culture migre dans des machines partielles (à qui il manque un système reproductif autonome), les virotechniques se substituent à la sémiotique. (Land 2011.)
9Cependant, alors que Bukatman
et Land évoquaient en fait la « figure »
du virus, je me permettais de considérer une entité actuelle, vivante,
qui aurait effectivement franchi le
seuil analogique / numérique. Certains me reprochèrent de confondre
métaphore et littéralité, en signalant que deux entités affublées du
même nom, « virus », ne font pas pour
autant une seule entité convergente.
Ils ignoraient alors probablement que la première entité virale était effectivement déjà née en 2002, ou plutôt qu’elle avait déjà été synthétisée (Cello, Paul & Wimmer 2002).
10En février 2013, exactement soixante-dix ans après qu’Erwin Schrödinger ait donné sa fameuse conférence au Trinity College de Dublin, J. Craig Venter a repris son titre « What is life ? » en lui ajoutant un sous-titre évocateur : « Une perspective pour le XXIe siècle » (Venter 2013b). Dans le même amphithéâtre, quarante minutes lui suffirent pour lancer ce qu’il appelle « l’âge numérique de la biologie ». Pendant cette conférence, Venter a expliqué comment, avec son équipe, il avait synthétisé, « à partir de rien [ from scratch] », leur première entité convergente.
11Il s’agit d’un virus, nommé φX174. Venter et sa troupe ont choisi ce virus en particulier, dit-il, car c’est avec lui que l’« histoire de l’ADN avait commencé », puisqu’il s’agit du premier virus à ADN dont le génome fut séquencé, en 1977, par Fred Sanger et son équipe. En lisant à l’envers l’histoire de la biologie moléculaire à partir de leur exploit, Venter en vient à sa conclusion logique : dorénavant, la vie est code (« life is code »), et cette nouvelle entité, que j’appellerai φXtwist, est là pour nous en convaincre. Car le virus synthétisé en 2003 (Smith et al. 2003) par Venter et son équipe n’est pas exactement le virus originel : c’est bien φX174, avec les mêmes 5 386 nucléotides qui composent le génome φX174, mais c’est aussi, potentiellement, un autre organisme, une étape vers un autre devenir, φX174 avec un « twist ».
- 4 Phrase – d’ailleurs tronquée puisque l’originale dit : « To live, to err, to fall, to triumph, to r (...)
12En effet, le but de Venter et de son équipe n’était pas de produire un virus : ils voyaient plus grand. Leur choix s’arrêta sur un « véritable » organisme : une bactérie, Mycoplasma genitalium, suivie d’une autre, Mycoplasma mycoides, pour aboutir à leur véritable création, Mycoplasma laboratorium, aussi baptisée « Synthia». φXtwist n’était donc qu’une étape dans le projet démiurgique de synthétiser en laboratoire un génome minimal. En tant que produit de synthèse intermédiaire, il possédait déjà une caractéristique qui serait ensuite actualisée dans la série des Mycoplasma : c’était un produit de synthèse, résultant d’un design humain. Venter et ses collègues ont d’ailleurs par la suite matérialisé cette caractéristique dans la série des Mycoplasma, à l’aide de l’encodage, dans leurs génomes mêmes, de quelques détails supplémentaires signifiants pour les humains, si ce n’est pour ces organismes. En fait, Venter et son équipe ont encodé quelques « messages » supplémentaires dans le génome de Mycoplasma laboratorium, des « filigranes » (watermarks) dans leur langage. Ce sont ces filigranes qui constituent virtuellement le twist de la nouvelle entité : les quarante-six noms des scientifiques ayant participé à sa synthèse, une adresse sur Internet, et trois citations. Venter et ses collègues ont donc signé leur création et, dans un rapport typiquement livresque à la création, ont donné en filigrane les principes, eux aussi signés, de leur philosophie. À cheval entre la culture de l’imprimé, avec ce recours à la citation, et la culture de la programmation, où code et commentaires se succèdent sans couture dans le même langage binaire, ils ont manifesté la convergence que je croyais avoir anticipée. Leurs sources, justement, mélangent sciences et lettres : « Vivre, se tromper, recréer la vie à partir de la vie» (James Joyce4), « Voir les choses, non pas telles qu’elles sont, mais telles qu’elles pourraient être » (Robert Oppenheimer), et « Ce que je ne peux construire, je ne peux le comprendre » (Richard Feynman). Cette dernière citation a été vite corrigée, lorsque Venter a compris que Feynman avait plutôt dit : « Ce que je ne peux créer, je ne peux le comprendre » –une bien meilleure formule selon lui.
- 5 J’ai déjà commenté cette pratique courante en bioarts, qui consiste à encoder dans le génome d’enti (...)
13Ainsi est née, déjà virtuellement surchargée d’annotations et de connotations plus ou moins signifiantes5, la première entité convergente ou plutôt, comme le premier terme de passage, dit Venter, vers « la première entité à avoir un ordinateur comme parent ». φXtwist : un virus biologique et numérique, le premier designer virus convergent. Si cette entité peut être la forme de vie archétypique pour une nouvelle ontologie adaptée au XXIe siècle, il faut encore répondre à une autre question : φXtwist existe certes, mais est-il vivant ? Pour cela, il est nécessaire d’introduire quelques résultats récents de la virologie.
- 6 André Lwoff, cité par Luis P. Villarreal (2004 : 105). Voir aussi Lwoff (1957).
- 7 Cité par Cécile Klingler (2009).
14À l’origine des recherches à leur sujet, les virus n’étaient pour les biologistes ni vivants ni morts, mais quelque part entre les deux, entités ambiguës dans les territoires liminaux du vivant. D’après une des plus hautes autorités françaises de l’époque, les rattacher ou non au domaine du vivant était alors « une question de goût »6. Mais les travaux conduits à l’université de Méditerranée, à Marseille, par Didier Raoult, Jean-Michel Claverie et Bernard La Scola semblent maintenant faire pencher le goût du côté du vivant. Leurs découvertes des virus qu’ils ont baptisés Mimivirus, Mamavirus et Spoutnik ont en effet changé profondément notre compréhension de ces « parasites obligatoires ». Mimi et Mama sont des virus géants, tellement grands que l’on pourrait les prendre pour des bactéries (d’où le nom du premier : « Mimi » est la contraction de « microbe mimicking ») ; quant à Spoutnik il a aussi été appelé virophage, car il infecte d’autres virus. Ce qui permet à beaucoup de conclure que le virus participe bien du domaine du vivant. Jean-Michel Claverie aurait même affirmé, en parlant de Mama : « Aucun doute, ce virus géant est un organisme vivant puisqu’il peut être malade7. »
- 8 Un bactériophage, ou phage, est un virus qui infecte une bactérie, du grec φάγος (phágos, « mangeu (...)
- 9 La découverte des virus tempérés est habituellement attribuée au microbiologiste québécois Félix d’ (...)
- 10 Du grec ancien λύσις (lysis, « dissolution»).
- 11 L’excision est ce moment de la transduction virale où le génome du virus s’extrait de celui de son (...)
- 12 La capside est une couche protéique encodée dans le génome viral qui lui permet de se protéger du m (...)
15À l’origine aussi, les virus ne pouvaient être que... virulents ! Ce pléonasme apparent fut désamorcé relativement tôt dans l’histoire de la virologie, par la découverte des bactériophages8 dits « tempérés »9 et de leurs deux modes éthologiques : lytique et lysogénique. Dans le premier mode éthologique, le virus est en effet virulent : il se reproduit à l’intérieur de la bactérie qu’il infecte jusqu’à ce que sa concentration fasse littéralement exploser la membrane de la bactérie, c’est la lyse10 de la membrane. Dans le deuxième mode éthologique, par contre, le phage insère son code dans le code de la bactérie infectée, et est donc reproduit à chaque fois que son hôte se reproduit. On appelle « prophage » le virus lorsqu’il existe en tant que code inséré dans celui de son hôte bactérien. En fin de phase lysogénique, le prophage est excisé11 du code bactérien et encapsidé12 de nouveau pour passer en mode lytique. Mais lorsque cette excision est imparfaite, les nouveaux virions emportent dans leur code quelques séquences du code bactérien qui étaient situées à proximité du site d’insertion du prophage. Lorsqu’ils infectent un nouvel hôte et entrent de nouveau en mode lysogénique, ils peuvent ainsi transférer ces séquences d’une bactérie à une autre. Ce mouvement de séquences, parfois de gènes entiers, les biologistes le nomment maintenant « transfert latéral ou horizontal», et son processus élémentaire, « transduction virale ».
- 13 La résonance interne est un autre concept central de l’ontogénétique simondonienne. Selon Anne Sauv (...)
16Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980 : 17-18) parlaient d’« évolution aparallèle » en s’inspirant des travaux de Gilbert Simondon, qui avait lui- même construit dès la fin des années 1950 une nouvelle ontogénétique (plutôt qu’une ontologie) sur le concept central de « transduction ». Pour Simondon, à son degré le plus élevé d’abstraction, la transduction signifie « une opération, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place : chaque région de structure constituée sert à la région suivante de principe de construction » (Simondon 2005 : 32). L’évolution aparallèle est un pléonasme, où la redondance des termes est ultimement fondée sur les transductions, qui sont la vie même. En d’autres termes, la transduction est bien « une seule relation [qui] court à tous les niveaux de l’être » (Combes 1999 : 45), et la transduction virale est bien l’archétype de la transduction vitale. La transduction virale décrit effectivement la résonance interne13 minimale du vivant, dans la mesure exacte où l’existence virale consiste en cette « perpétuelle mise en relation du milieu intérieur et du milieu extérieur, relation que l’individu opère à l’intérieur de lui-même» (ibid. : 43). Le virus comme forme de vie la plus élémentaire, comme vie nue, n’est ni intrinsèquement autonome, ni intrinsèquement dépendant, mais bien alternativement les deux, le disparate et la disparation même. Son corps est transitoire et relatif, pure relation, pure immanence : flux de code et de milieux.
- 14 Pour le biologiste Jakob von Uexküll (1864-1944), l’Umwelt caractérise le « monde propre » à une es (...)
- 15 De la série de ses hôtes successifs, dont les séquences génétiques peuvent venir augmenter le génom (...)
- 16 Un virus est dit être dans une phase d’« éclipse » entre le moment où le virion pénètre dans l’hôte (...)
- 17 L’eau (H2O) est ce composé chimique qui présente trois phases distinctes en fonction des conditions (...)
17L’Umwelt du virus transducteur, pour reprendre le terme de Jakob von Uexküll14, est ambigu. Il se caractérise par cette exacte alternance d’intérieur et d’extérieur que la capside ne peut résumer à elle seule, qu’elle ne peut, au mieux, que matérialiser. Cet Umwelt est relatif car la différence milieu intérieur / extérieur qui le caractérise est elle- même relative. Comme un virus transducteur n’a jamais absolument de code propre – son code est toujours à la fois son code et celui d’autres15 –, il n’a pas systématiquement de milieu intérieur propre –son milieu intérieur est alternativement le sien (encapsidé) et celui d’un autre (eclipsé16). On ne peut pas réduire un virus à son code libre (lorsqu’il est prophage), pas plus qu’à sa forme encapsidée (lorsqu’il est virion). Pas plus qu’on ne pourrait réduire l’eau à sa phase liquide17, le virus ne peut être réduit à l’une de ses manifestations (prophage ou virion). Plus encore, ce qui vaut pour la relation au milieu vaut aussi pour la relation à l’un et au multiple. Le virus, envisagé comme entité, n’est ni un ni multiple, ni virion individuel, ni population de codes variables, colonie ou meute, mais alternativement les deux, plus que un et moins que un (Bardini 2010 : 109-125). En termes ontologiques, le virus est une entité modale : un virus c’est l’ensemble de ses modes (ou phases, pour reprendre le terme antérieur, emprunté à la thermodynamique).
18Des résultats récents de la virologie le confirment : les virus sont « des agents essentiels dans les racines et le tronc de l’arbre de la vie », et « leur volatilité génétique » est elle-même « une condition sine qua non de la vie » (Villarreal & Witzany 2010 : 706). Plus encore, « les découvertes concomitantes de parasites cellulaires dotés d’un génome moins que minimal, de plus en plus dépendants de leur hôtes, et de virus géants de plus en plus complexes, utilisant le cytoplasme de leur hôte comme un riche medium, suggèrent que la frontière historiquement abrupte entre le monde des virus et celui des parasites ou symbiotes cellulaires devrait céder la place à une transition graduelle » (Claverie & Abergel 2012 : 200). Pour saisir cette atténuation des frontières autrefois si rigides, il faudrait encore généraliser ce mouvement de la vie dans le code même, il faudrait passer du virus au rétrovirus et du rétrovirus au transposon, du transposon au rétrotransposon : autant de mots, de noms, pour le même processus essentiellement transductif.
- 18 Au sens de Spinoza, selon le scolie 1 de la proposition 33 de L’Éthique : « Une chose est dite néce (...)
19Le vivant apparaît finalement comme étant toujours déjà transcodé, et le vivre ensemble généralisé qui l’organise depuis le niveau moléculaire jusqu’au niveau molaire est essentiellement transductif. Il est donc possible de concevoir le vivant dans le cadre d’une écologie-monde. Dans ce sens aussi, on pourra considérer qu’il n’existe pas d’évolution sans co-évolution, pas d’association sans symbiose : la relation qui court à tous les niveaux de l’être est nécessaire18.
- 19 Department of Defense Advanced Research Project Agency Information Processing Techniques Office (AR (...)
- 20 « The cooperative living together in intimate association, or even close union, of two dissimilar o (...)
- 21 Depuis Norbert Wiener (1964) jusqu’à Philippe Breton (1995).
20En 1960, un psychologue nommé J. C. R. Licklider publia un papier intitulé « De la symbiose entre ordinateurs et humains » (Licklider 1960). L’introduction de ce concept de symbiose allait s’avérer stratégique dans le contexte de la gestion des subventions opérée par le bureau des Techniques de traitement de l’information de l’Agence des projets de recherche avancée19 du Pentagone, dont Licklider fut le premier directeur de 1960 à 1963 (Bardini 2000 : 19-24). En effet, Licklider y définissait la symbiose selon son acception biologique, comme « la vie commune et coopérative de deux organismes différents dans une association, voire une union intime20 ». Au passage, l’ordinateur apparaissait donc, même si c’était métaphoriquement, comme un « organisme », une appellation généralement réservée aux êtres vivants. Licklider appartenait à cette génération de pionniers qui, les premiers, ont envisagé le devenir des ordinateurs comme celui de « créatures artificielles ». Depuis, de nombreuses études se sont engouffrées dans cette avenue en comparant l’ordinateur au golem et autres créatures légendaires21. En outre, le champ de recherche connu sous le nom de « vie artificielle» (artificial life ou aLife) a voulu faire de cette métaphore une réalité, en développant pratiquement les moyens de produire artificiellement un organisme à base de silicone plutôt que de carbone. En fait, les prémisses de ces recherches, comme de celles du champ voisin de l’intelligence artificielle (artificial intelligence ou ai), datent de l’origine même de la cybernétique, avec les recherches fondatrices de John von Neumann. Dès les années 1950, von Neumann a entrepris des recherches sur les « automates cellulaires », dans le but « de développer un modèle abstrait de la reproduction en biologie – une question qui avait émergé des recherches de la cybernétique » (Wolfram 2002 : 876).
- 22 Le lecteur intéressé pourra se reporter en particulier à Steven Levy (1992) et Stefan Helmreich (19 (...)
21Je ne vais pas insister ici sur l’histoire des recherches dans le domaine de la vie artificielle, d’autant moins qu’il existe déjà une littérature conséquente à ce sujet22. J’insisterai plutôt sur un point en particulier : les virus informatiques furent parmi les premiers programmes à avoir été considérés comme des formes de vie artificielles. Comme le dit Stefan Helmreich (1998 :129), « de nombreux chercheurs dans le domaine considèrent l’existence des virus informatiques comme une preuve de l’émergence spontanée de la vie artificielle ». Cette proposition nécessite cependant quelques nuances, et une précision de taille. Une des principales nuances est clairement énoncée par un chercheur lors d’un entretien avec Helmreich :
La vie ne peut être définie qu’en fonction d’une certaine physique. Un virus informatique est presque aussi « vivant » qu’un vrai virus (enfin pas encore, mais pas loin),
mais seulement dans le cadre physique de la mémoire d’ordinateur. (Ibid. : 78.)
22Quant à la précision, elle est en effet « de taille » : les chercheurs en vie artificielle ne peuvent pas plus définir ce qu’il veulent dire par vivant, que les biologistes ne le peuvent ! Comme le dit Eugene H. Spafford dans un des articles les plus cités dans ce domaine, « la première et la plus évidente question est : qu’est-ce que la vie ? Sans une réponse à cette question, nous ne serons jamais capables de dire qu’un virus informatique est vivant » (Spafford 1994). La réponse n’est pas plus évidente aujourd’hui. Dans une étude récente, Yong Zher Koh et Maurice Ling ont examiné plus de cent trente cinq définitions de la vie produites entre 1865 et 2001, pour parvenir à la même aporie : « Un virus informatique, en tant qu’organisme numérique, peut être considéré aussi vivant qu’une bactérie ou un virus, selon la manière dont nous définissons la vie » (Koh & Ling 2013).
23Plus qu’un problème de définition, il semblerait que nous ayons affaire ici avec ce que les sociologues de la science et de la technologie ont coutume d’appeler un cas de « flexibilité interprétative », caractérisé par « la présence de différentes interprétations du monde naturel » (Pinch & Bijker 1984 : 420). Il ne s’agit pas simplement, en l’occurrence, de différentes interprétations scientifiques de ce qu’est la vie, mais aussi de différentes interprétations techniques au sujet du design de créatures artificielles (comme si « la vie » était une partition qui pouvait être interprétée de diverses manières). Cette double flexibilité interprétative, scientifique et technique, a même été conçue comme une ressource par les chercheurs dans le domaine de la vie artificielle.
Les biologistes ne sont pas d’accord
sur le caractère vivant des virus, et les chercheurs en aLife se sont approprié cette incertitude pour argumenter que les virus informatiques seraient peut-être un cas limite pour la vie artificielle. En considérant ainsi les virus informatiques, ils peuvent alors dire qu’il y aurait un seuil à franchir. (Helmreich 1998 : 129.)
- 23 Notez au passage que l’anglais fait une différence entre « life form » et « form of life ».
- 24 Cité par Dan Ferber (2004 : 161).
24Dans un papier plus récent, Sofia Roosth et Helmreich précisent même l’idée « que la vie soit traitée dans ce champ [la biologie synthétique] comme une entité cohérente, bien que ce qui est en jeu soit sa matérialité, atteste de la capacité du concept de forme de vie à désigner les possibilités conjoncturelles qui stabilisent cependant des formes actuelles »23 (Helmreich & Roosth 2010 : 42). Les tenants de la biologie synthétique paraissent maintenant leur donner raison, et lesdites « formes actuelles » englobent désormais des modalités de présence analogiques et numériques. Dans un article paru il y a quelques années dans Science, Venter semblait pourtant moins optimiste : « nous aimerions construire des formes de vie à partir de principes... mais c’est plutôt difficile lorsque nous ne les connaissons pas... les gens ne devraient pas accepter que cela va marcher comme si c’était un fait accompli »24. De toute évidence, Venter est moins modeste aujourd’hui, et il n’est pas le seul... Le seuil a été franchi, et les principes premiers pourraient s’être avérés non nécessaires.
25En témoigne le discours actuel de Mario, alias Second Part To Hell (spth), alias hh86, un « vétéran» de la programmation de virus informatiques. En octobre 2013, il écrit sur sa page internet, un texte consacré à « L’infection de l’ADN biologique avec du code informatique numérique » :
- 25 SPTH, « Infection of biological DNA with digital computer code », octobre 2013, accessible en ligne (...)
La vie biologique se propage dans le monde biochimique, le code informatique dans
le monde numérique des ordinateurs. C’est une règle – aucune entité auto-répliquante n’a jamais passé la barrière entre le numérique et le biologique. Jusqu’à aujourd’hui. Je présente ici une méthode grâce à laquelle un code numérique informatique peut infecter de l’ADN biologique et donc se propager dans le monde biochimique. Cette méthode est principalement basée sur les fantastiques recherches sur la vie synthétique menées au Craig Venter Institute, et pourrait conduire à de nouvelles questions au sujet de la définition de la vie même25.
- 26 Il s’agit de Mikko H. Hypponen lors de son intervention intitulée « Silicon plagues » au cours de l (...)
- 27 http://spth.virii.lu/main.htm [lien valide en octobre 2014].
26Quelques semaines plus tard, alors qu’un expert international en sécurité informatique26 s’était ému des risques de ce genre de position et avait conseillé aux programmeurs de virus de ne pas « créer des virus qui peuvent infecter l’ADN », spth répondait que, certes, comparés à ces virus bio-informatiques potentiellement très dangereux, les virus informatiques classiques n’étaient « qu’un jeu d’enfant », mais que ce n’était pas pour autant qu’il fallait suivre le conseil de ne pas en créer. Selon lui, les bénéfices seraient tels que la position de l’expert lui paraissait « naïve »27. Si cette déclaration d’intention est suivie d’effets, il faudra donc probablement nous habituer à de nouveaux genres d’épidémies virales, et peut-être aussi, à de nouvelles formes évolutives.
- 28 Eugene Thacker disait sensiblement la même chose dès 2005 lorsqu’il caractérisait les premières exp (...)
- 29 « Pour les biologistes synthétiques », écrivent les responsables d’un ouvrage paru récemment, « la (...)
27Les discours annonçant la réalisation imminente des capacités démiurgiques humaines abondent de nos jours, à l’heure où la biologie synthétique apparaît comme la discipline fondatrice d’une nouvelle révolution industrielle. La question est donc de savoir dans quelle mesure l’espèce humaine est maintenant effectivement en position de devenir le designer de nouvelles formes de vie. On pourra objecter, non sans raison, que l’humain a toujours transformé d’autres formes de vie par la domestication, l’agriculture et l’élevage. La différence tiendrait en réalité dans les moyens de ces transformations : alors que jusqu’à présent l’humain transformait la vie par essais et erreurs, il se propose maintenant de la créer de toute pièce (c’est la fameuse expression anglaise « from scratch », littéralement « à partir de rien »). Alors que l’intervention humaine se bornait à exploiter, en les dirigeant, les mutations aléatoires du code génétique des autres formes de vie, elle entend maintenant les produire comme résultats d’un effort d’ingénierie28. La biologie synthétique est la démarche d’ingénierie appliquée à la biologie moléculaire29, la méthode industrialisable de l’ingénierie de créatures nouvelles, l’avènement de la machine de quatrième espèce, la machine génétique.
28Je soutiens ici que cette révolution en marche inaugure une nouvelle phase du régime capitaliste, que j’appelle capitalisme génétique, ou pour le personnaliser, « Venter capitalism ». Comme le dit Kaushik Sunder Rajan (2006 : 3), « les sciences de la vie représentent un nouveau visage, une nouvelle phase du capitalisme et, en conséquence, les biotechnologies constituent une forme d’entreprise inextricable du capitalisme contemporain ». Le capitalisme global est donc déjà entré dans cette phase génétique, la phase de notre rencontre avec la machine de quatrième espèce. En reprenant les analyses de Michel Foucault (1975) et de Gilles Deleuze (1990), je considère en effet qu’après les machines archaïques des sociétés de souveraineté, les machines motorisées des sociétés disciplinaires, les machines informatiques des sociétés de contrôle, l’humanité fait maintenant face à l’émergence des « machines génétiques ». Le dernier épisode en date de la série souveraineté / discipline / contrôle décrite par Foucault, Deleuze et Guattari, consiste en la production de machines permettant l’encodage/décodage cybernétique du vivant même, de l’adn aux bits, et vice versa. Quelle est donc cette machine ? Deleuze et Guattari insistent sur le fait que ceci est l’objet de la machine cybernétique, et ils ont probablement raison.
29Mais nous constatons maintenant qu’il y a deux types de machines cybernétiques comme il y a eu deux cybernétiques. Ceci justifie le postulat d’une autre rupture sociétale : une nouvelle machine cybernétique, au-delà des dispositifs de contrôle, inaugure une nouvelle phase. Alors que la première cybernétique se concevait comme une science de la communication et du contrôle chez l’animal et la machine (mais pas l’humain), la seconde vise à l’autopoïèse (et englobe l’humain). En d’autres termes, alors que la première ne faisait que réguler ses composantes vivantes, la deuxième vise certes à les réguler, mais surtout à les produire. La machine cybernétique autopoïétique à composantes vivantes, ou machine cybernétique de deuxième ordre, n’est plus le simple servomécanisme, machine cybernétique motorisée et autorégulée. Elle n’est plus un simple ordinateur, elle est la machine de quatrième espèce, la machine génétique en devenir.
30Le prototype de la machine de troisième espèce à l’origine des dispositifs informatiques de contrôle, le governor de James Watt, est advenu avec la première machine motorisée fonctionnelle, le moteur à vapeur. De la même manière, la machine génétique est advenue avec le premier ordinateur pleinement fonctionnel, la machine informatique personnelle et distribuée. Le chiasme de la modernité tardive est donc le suivant : la machine génétique est à la machine cybernétique ce que le régulateur à boule était au moteur à vapeur. C’est donc une fois que le monde a été enveloppé dans un réseau global d’ordinateurs personnels gonflés à bloc que le vivant a pu être réduit à une banque de données génétiques. La banque de données génétiques est l’institution financière du capitalisme du quatrième type, et les génomes décryptés constituent une nouvelle série d’étalons (comme le mètre de naguère, au pavillon de Breteuil). Ils sont sable et métal (métastable), organique et silicone (cyborg), dollars, yens et euros, un nouvel équivalent général.
31Ce capitalisme, Thacker (2005 : 173-209) l’appelait aussi « recombinant capitalism », une allusion à la technique de base du génie génétique, la production d’ADN recombinant. Ce terme désigne tout fragment de matériel génétique d’un organisme qui est introduit artificiellement dans l’ADN d’un autre organisme, par le biais d’un vecteur, plasmide, bactérie, ou virus. Ces entités vectrices sont donc à la fois moyens et fins, media et message. À ce titre, elles doivent être considérées comme les fondements mêmes du déploiement de la nouvelle phase du capitalisme, les bootstrap programs (les boucles d’amorçage) du transcodage du vivant. Au moment de la rédaction du présent article, la base de données du National Institute of Health américain contenait les séquences complètes de 4 168 génomes viraux et de 27 679 génomes de prokaryotes (ou unicellulaires, archées et bactéries)30.
32Dans cette économie, les virus ont une importance cruciale, même si leur statut de quasi-zombies (ni morts ni vivants) les a longtemps cantonnés au statut de moyen –si ce n’est à celui d’agent du mal, infection et contagion. Mais les temps changent, comme en témoignent les conclusions d’une récente revue critique de publications consacrées aux virus synthétiques :
33Les avancées de la synthèse génétique, couplées à la capacité d’utiliser les techniques décrites dans cette revue, permettent maintenant de produire des virus en l’absence de virus infectieux servant de modèles [...]. Les exemples présentés dans cette revue ne sont que le début d’une nouvelle ère dans laquelle la synthèse de génome va dominer les expériences génétiques avec les virus. (Wimmer et al. 2009 : 1171.)
34Même si le titre de cet essai renvoie encore au virus en tant qu’agent pathogène, l’emphase mise sur la synthèse virale est en elle-même révolutionnaire dans les mots de scientifiques. Et c’est bien à ce titre que le virus doit être conçu comme l’entité princeps du capitalisme génétique, et ce pour au moins deux ordres de raisons différents. Premièrement, parce que historiquement les virus ont été les premières formes de vie synthétisées... et bien avant que J. Craig Venter ne synthétise φXtwist.
35En 1828, le chimiste allemand Friedrich Wöhler a synthétisé (accidentellement) la première molécule organique, l’urée (co(nh2)2). Dans la mesure où une molécule dite organique est l’apanage du vivant, cet épisode était particulièrement ignificatif : la synthèse d’une telle molécule à partir de composés chimiques (le cyanate de plomb, l’ammoniac et l’eau) portait un dur coup à la doctrine du vitalisme, près de quarante ans avant la preuve par Pasteur de l’inexistence de la génération spontanée (ou hétérogenèse). L’urée, cependant, ne peut en aucun cas être considérée comme une entité vivante elle-même, puisque c’est une molécule qui provient de la dégradation des acides aminés. Il faudra attendre la deuxième moitié du siècle suivant pour qu’une entité vivante soit synthétisée, et ce sera, supposément, un virus.
36Dès la publication de la structure de l’acide désoxyribonucléique (ADN), en 1953, les chimistes, « en suivant leur tradition » (ibid. : 1163), commencèrent à synthétiser de l’adn. Le 18 avril 1956, le New York Times annonce la synthèse réussie d’un premier virus (Plumb 1956). Ce n’est en réalité que la première occurrence d’une confusion qui durera jusqu’aux annonces récentes, incluant celle de Venter en 2003. Dans tous les cas, plutôt que la synthèse d’un virus, au sens précédemment introduit de l’ensemble de ses modes (virion et prophage), il s’agit en fait de la synthèse de son acide nucléique (ADN ou ARN). Venter lui-même en a convenu :
Nous avons répété, en utilisant cette fois de l’adn synthétique, ce que Kornberg avait réussi durant les années 1960 avec une copie par polymérase d’adn du génome de φX174, alors encore inconnu. Ces exploits confirmaient que le code de l’adn contenait l’information nécessaire et suffisante pour faire le virus : preuve par synthèse. (Venter 2013a : 78.)
- 31 Selon les mots de David Baltimore, lui-même prix Nobel de médecine, cité dans le New York Times (Wa (...)
37De la même façon, la supposée création d’une forme de vie synthétique plus évoluée, Synthia, n’est en fait que la synthèse de son ADN, introduit dans une bactérie de la même espèce, préalablement « vidée » de son propre code. Ceci fit dire à certains détracteurs des discours par trop emphatiques de Venter, qu’il n’avait certes pas créé la vie, mais qu’il l’avait simplement « imitée», ce qui n’était après tout qu’un « tour de force technique » (et non démiurgique)31. Quelle que soit l’ampleur de cette confusion, elle est fondamentale pour mon propos en ceci qu’elle me permet d’insister sur le deuxième ordre de raisons pour lesquelles le virus doit être conçu comme l’entité princeps du capitalisme génétique.
38Le choix du qualificatif princeps est volontaire. Habituellement, ce terme est utilisé pour référer à la première édition d’un ouvrage. La référence au domaine de l’édition n’est pas fortuite ici. En confondant une forme de vie avec son code génétique, Venter et ses collègues ont bien une justification scientifique : le code génétique du virus est infectieux en lui-même : introduit dans un hôte, il est effectivement équivalent à un prophage et se comporte comme tel. Il entre en mode lysogénique, qui se conclut par l’excision et l’encapsidation, ce qui produit une nouvelle « génération » de virions. C’est ce que Venter veut dire lorsqu’il parle de « faire le virus » dans la citation précédente. Ceci, par contre, ne peut fonctionner ainsi dans le cas d’une bactérie, comme Synthia. Autrement dit, pour le virus, le code est nécessaire et suffisant pour produire une forme de vie complète.
39Ceci, encore, constitue un autre aspect du caractère paradoxal de la vie virale. Si l’on accepte, comme Claverie et ses collègues ont cru le montrer, que le virus doit maintenant être considéré comme une forme de vie, et que par ailleurs, les expériences de synthèse virale ont montré que le code est suffisant, on doit alors en conclure que le code lui-même doit être considéré comme vivant. Mais aucun biologiste, et probablement y compris Craig Venter, ne serait prêt à l’accepter à l’heure actuelle. Venter estime certes que life is code, mais on peut douter qu’il irait jusqu’à considérer cette identité comme symétrique : point de code is life !
- 32 Cela semble en tout cas être la thèse défendue par Elie Ayache (2010 : XV) : « Le processus d’écrit (...)
40Sauf peut-être dans le cas exceptionnel des virus, qui constitueraient alors la forme de vie la plus élémentaire, celle qui, justement, peut être réduite à son code. Ce qui en définitive justifie son statut d’entité convergente, cette exacte traduction d’un code à l’autre, du code génétique, analogique, au code binaire, numérique. Plus encore que les « filigranes » de la signature du designer humain, la réduction de la vie à un code, ou à un ensemble de codes, implique le statut princeps de l’entité virale. À l’heure où le capitalisme lui-même semble de plus en plus se réduire à des jeux d’écriture32, ce ne serait, après tout, pas si paradoxal que cela...
41Récapitulons les trois mouvements principaux de l’argument :
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Il existe à présent une entité virale qui a effectivement franchi le seuil autrefois étanche entre les modalités analogique (biochimique) et numérique (informatique) du monde vivant, que j’ai baptisée φXtwist pour la distinguer de son homologue purement biochimique.
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Cette entité doit être considérée comme vivante – une forme de vie, donc – dans l’exacte mesure où la virologie contemporaine a démontré que les virus sont bien des formes de vie et, qui plus est, qu’ils sont des agents essentiels de l’évolution de la vie.
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Cette entité transductive contribue à redéfinir la vie même, et ouvre la voie à l’apparition de nouvelles formes vivantes symbiotiques : l’idée fondatrice d’une symbiose humain-ordinateur se déplace maintenant au niveau du code, dans une forme inédite de transduction virale, où le code informatique et le code génétique convergent.
42En utilisant le vocabulaire que Gilbert Simondon avait naguère lui-même emprunté à la thermodynamique, j’en déduirais donc que le seuil en question – celui que les chercheurs du domaine de la vie artificielle considèrent et celui que φXtwist a effectivement franchi – pourrait correspondre à un état critique, où les phases analogique et digitale de la vie se fondent en perdant graduellement leur spécificité. Je mets cette phrase au conditionnel, car pour l’instant, comme le veut la parabole de la loi du Procès de Kafka, le seuil n’a été franchi que par une seule entité.
- 33 LUCA est l’acronyme de « last universal common ancestor » (Glansdorff, Xu & Labedan 2008 : 29).
- 34 Voir Patrick Forterre (2006).
- 35 Où le bégaiement ironique du « nouveau nouvel » renvoie ici à la description fondamentale du paradi (...)
43Dans une variante informatique d’un reboot vital, je serais tenté de dire que cette entité, φXtwist, pourrait ainsi apparaître comme un précurseur d’un nouveau dernier ancêtre commun universel, luca twist33, comme les virus biologiques pourraient être apparus avant le plus récent organisme dont sont issues l’ensemble des espèces vivantes actuellement sur terre34. Quoi qu’il en soit, l’existence potentielle de hordes de biohackers, dont spth ne serait qu’une figure précoce, laisse présager d’une possible réaction underground au nouveau « nouvel esprit du capitalisme35» inauguré par Craig Venter, le Venter capitalism.
- 36 « Lorsque deux partenaires, ou plus, entrent dans une symbiose mutualiste, chaque partenaire apport (...)
- 37 « Offririez-vous la violence à un virus bien attentionné sur sa lente route vers la symbiose ? “Il (...)
44Dans cette nouvelle économie du vivant, il ne s’agit plus simplement de « coloniser la vie», mais bien de la produire et d’éditer, une base à la fois, une séquence à la fois, un gène (breveté) à la fois. À l’opposé d’une critique de la viralité sempiternellement fondée sur une conception maintenant périmée de la contagion d’être individuels supposés « sains » par des agents infectieux tout aussi individualisés, il s’agit maintenant d’en appeler à une perspective écologique où l’individu, qu’il soit humain ou virus, est une fiction. À l’heure où les codes commencent à converger et à s’entre-capturer par-delà le seuil qui séparait encore hier les modalités analogique et numérique du monde, il faut en appeler à des symbioses généralisées, même si une bonne partie d’entre elles s’avéreront probablement agressives36. Pour ceux et celles qui survivront à ces infections symbiotiques, comme le prévoyait William Burroughs37, le virus n’apparaîtrait plus comme un virus, indétectable, il deviendrait, bénin, le moteur transductif de l’évolution de leur code. Room for one more inside, Sir.