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Le temps dilaté, l’espace rétréci

Le quotidien des demandeurs d’asile
Carolina Kobelinsky
p. 22-37

Résumés

La vie de Klara Golounova et Aké Koné, demandeurs d’asile hébergés dans des centres d’accueil en France (cada), est caractérisée par une dilatation du temps et une rétraction de l’espace. Cet article explore la réalité que recouvre leur attente au quotidien. Bien entendu, il n’existe pas une seule et unique façon de faire l’expérience de l’attente et celle-ci ne constitue pas un temps homogène ni même continu. Cependant, trois séquences semblent se succéder dans l’expérience des hommes et des femmes rencontrés au cours d’un terrain conduit entre 2003 et 2008, notamment dans des centres d’accueil en région parisienne : 1. la halte qu’impose le début de l’attente et l’arrivée au foyer, 2. l’ennui qui s’installe et le temps qu’il faut remplir, 3. le contournement de l’attente.

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Texte intégral

  • 1 L’attente semble d’ailleurs être l’activité première avant même de pouvoir demander l’asile, comme (...)

1Celui ou celle qui demande l’asile se trouve, par définition, en situation d’attente : il ou elle attend la réponse à sa requête. L’attente peut dans ce sens être pensée comme l’activité par excellence de ceux qui sollicitent le statut de réfugié, qui sont classés dans la catégorie des demandeurs d’asile1. Et les centres d’accueil pour demandeurs d’asile en France (cada) peuvent être envisagés comme les lieux de cette attente. Les personnes que j’ai rencontrées au cours d’un terrain mené notamment dans deux cada en Île-de-France, entre 2003 et 2008, ont dû attendre entre six mois et quatre ans avant d’obtenir une réponse de l’administration, la plupart du temps négative.

2Les gouvernements successifs ont cherché à diminuer l’attente des demandeurs d’asile, pour des considérations davantage économiques qu’humanitaires. L’attente est très coûteuse pour l’État qui prend en charge les demandeurs d’asile pendant cette période et qui dépense des moyens importants dans le dispositif national d’accueil. Ce dernier est financé intégralement par l’Office français de l’immigration et de l’intégration et placé dans chaque région et département sous la responsabilité du préfet. Les cada – qui font partie de ce dispositif – sont des structures dédiées à l’hébergement et à l’accompagnement des étrangers pendant la durée de la procédure. Ces logements peuvent être « éclatés », c’est-à-dire dans des appartements qui se trouvent en dehors du bâtiment où siège l’administration du cada, ou collectifs, dans des bâtiments de type foyer. Actuellement, deux cent soixante et onze centres répartis en France accueillent 21 410 personnes. Ils ont vu le jour en 1991, deux mois après une circulaire interdisant le droit au travail des candidats au statut de réfugié. Leur gestion est confiée à différentes associations ou entreprises qui emploient des intervenants – animateurs, assistants sociaux, juristes, psychologues, personnels administratifs – afin d’assurer le suivi social et juridique des résidents. La prise en charge de l’attente est ainsi devenue un marché qui a contribué au développement des associations et des entreprises conventionnées par l’État.

  • 2 Empêcher l’installation des étrangers qui n’ont pas vocation à rester en France parce qu’ils seront (...)
  • 3 Il est question ici uniquement de demandeurs d’asile hébergés dans des structures collectives (plus (...)

3Si elle allège les dépenses publiques, la diminution du temps procédural implique cependant que les agents chargés d’examiner les requêtes consacrent moins de temps à étudier chaque dossier. Les chiffres de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides montrent que le taux de reconnaissance du statut de réfugié des procédures où l’administration accélère le temps d’évaluation des dossiers – appelées procédures prioritaires – est sensiblement plus faible que celui des procédures normales. Aujourd’hui, l’attente est bien plus réduite qu’au moment de mon enquête. En mai 2013, le ministre de l’Intérieur Manuel Valls annonçait que la durée moyenne entre le dépôt d’une demande d’asile et la réponse définitive de l’administration était de seize mois, insistant toutefois sur la nécessité d’une nouvelle réforme du droit d’asile pour raccourcir davantage ce temps procédural. Les intervenants des cada que j’ai côtoyés s’accordent pourtant à affirmer qu’une attente de quelques mois ne semble pas donner la possibilité aux demandeurs d’asile – qui la plupart du temps viennent d’arriver en France – de recouvrer leurs forces physiques à la suite de leur périple, de comprendre la bureaucratie, d’apprendre les bases de la langue avant de quitter le cada. Si elle est trop courte, l’attente ne constitue pas une véritable halte dans un parcours de circulation et d’errance. Si elle dure plusieurs années, l’attente est vécue par les demandeurs d’asile rencontrés comme une période de grande précarité et d’incertitude. Loin des images d’installation qui sont souvent mises en avant dans les discours politiques2, l’attente a des effets lourds sur le quotidien des demandeurs d’asile hébergés dans des cada de type foyer3, que je propose d’explorer à travers ces pages.

La demande d’asile en France

Les étrangers sollicitant l’asile doivent démontrer que les motifs qui les ont poussés à venir en France sont en accord avec ceux stipulés par la convention de Genève de 1951 qui définit un réfugié comme étant une personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, [qui] se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut, ou en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».

En 2012, 41 254 personnes de plus de soixante-dix nationalités différentes ont demandé l’asile en France. Parmi les premiers pays de provenance on comptait la République démocratique du Congo, la Russie, le Sri Lanka, le Kosovo, la Chine et le Pakistan. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides estimait à 176 984 le nombre de personnes sous sa protection en 2012, sans compter les mineurs accompagnant au moins un parent.

En 2012, le taux de reconnaissance du statut de réfugié était de 9,4 % en première instance, et de 16,6 % après un recours. Les pourcentages pour la période de mon enquête oscillaient entre 8 et 16 % en première instance, et entre 11 et 25 % au recours. Faute de statistiques officielles, l’association France Terre d’asile avait effectué à cette époque une comparaison montrant que les requérants hébergés en cada (4 150 places réparties dans soixante centres sous sa gestion) obtenaient l’asile en première instance à 71,3 %, alors que ce taux n’était que de 16,4 % au niveau national (ftda 2005 : 6).

Depuis 1991, une circulaire interdit le droit au travail aux demandeurs d’asile. Plus précisément, cette régulation stipule que si, à l’occasion d’une offre d’emploi, aucun candidat de l’Union européenne ne se présente, un demandeur d’asile peut y prétendre avec succès. Elle exige par ailleurs que ce dernier soit entré régulièrement sur le territoire. Actuellement, dans le cadre de la transposition de la directive européenne dite « accueil », le requérant peut solliciter une autorisation provisoire de travail s’il n’a pas le résultat de sa demande d’asile au bout d’un an ou s’il a déposé un recours contre un premier rejet. La personne est alors soumise aux règles de droit commun applicables aux travailleurs étrangers ; l’accès au marché de l’emploi étant prioritairement réservé aux nationaux et aux étrangers en situation régulière, il ne sera autorisé à occuper un poste que si, dans la branche d’activité et la zone géographique considérées, le nombre de demandes d’emploi n’est pas supérieur au nombre des offres. Dans la pratique, l’obtention de cette autorisation est de fait exceptionnelle. Au cours de mon terrain, je n’ai jamais rencontré de demandeur d’asile travaillant avec une telle autorisation. Cela ne change donc en rien l’impossibilité pratique de travailler légalement introduite par la circulaire de 1991.

Le cada vient alors prendre en charge les besoins fondamentaux des résidents. Les personnes que j’ai rencontrées pendant mon terrain avaient décidé de demander une place en cada. Il est certainement difficile de parler de choix alors que les possibilités qui se présentent aux requérants sont souvent très inégales : le cada, les hôtels, les foyers d’urgence, et même la rue. Quoi qu’il en soit, les demandeurs d’asile ne peuvent aujourd’hui plus choisir. Le dispositif d’accueil actuel repose sur l’offre systématique d’un hébergement accompagné en cada et, à titre subsidiaire, sur une allocation financière (l’allocation temporaire d’attente), qui est versée aux demandeurs d’asile pendant toute la durée de la procédure. Si le requérant refuse la prise en charge, il perd non seulement la possibilité d’être hébergé en cada mais aussi tout droit à l’allocation temporaire d’attente.

Les séquences de l’expérience

4Étant contrainte, l’attente implique une forme de soumission et modifie pendant sa durée la conduite de ceux qui sont suspendus à la décision attendue (Bourdieu 2003). Elle induit un basculement du temps qui vient s’ajouter à la contradiction temporelle qui habite l’émigré, ballotté entre deux temps, deux conditions, deux pays (Sayad 1999). La vie des demandeurs d’asile en cada est caractérisée par une dilatation du temps et une rétraction de l’espace. Je propose d’examiner la réalité que recouvre cette attente pour deux demandeurs d’asile que j’ai nommés ici Klara Golounova et Aké Koné. C’est-à-dire, appréhender leur attente comme une expérience quotidienne qui se déploie en une multiplicité d’activités vouées à passer, oublier, déguiser, estomper le temps. Ces deux parcours, choisis en raison de leurs différences en termes d’origine géographique, de genre et de situation familiale, illustrent comment elle est avant tout une expérience éminemment singulière. De plus, l’attente ne constitue pas un temps homogène ni continu, trois séquences semblent se succéder dans l’expérience des hommes et femmes rencontrés : la halte qu’impose le début de l’attente et l’arrivée au foyer ; l’ennui qui s’installe et le temps qu’il faut remplir ; et le contournement de la temporalité imposée.

5Mais les séquences de l’attente ne doivent pas être pensées telle une chronologie uniforme. D’une part, elles sont rythmées par les phases de la procédure d’asile : le rejet de la demande par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides provoque non seulement la déception mais aussi l’urgence que représente la nécessité de déposer un recours auprès de la Cour nationale du droit d’asile dans les trente jours après la réception de la notification. La convocation à l’audience à la Cour – qui arrive dans un délai qu’il est impossible de prévoir – crée également un temps d’urgence pour préparer le récit et éventuellement apporter de nouvelles preuves de persécution dans le pays d’origine. Après l’audience, pour une fois l’attente aura une limite claire, celle des vingt et un jours avant le résultat de l’évaluation. D’autre part, la succession d’étapes temporelles n’est pas linéaire, il peut y avoir des va-et-vient dans l’expérience de l’attente, entre des périodes d’ennui et des moments d’activité permettant de la masquer. La durée des séquences change par ailleurs en fonction des profils, des parcours et des rencontres de chaque demandeur d’asile. En schématisant les différentes expériences des personnes rencontrées en cada, on peut estimer que la première étape, de mise en sécurité et de recomposition de soi, dure à peine quelques mois, alors que la deuxième s’étale dans le temps glissant vers un provisoire (temporel et spatial) qui dure, et que la troisième varie selon les activités qui permettent d’estomper l’attente et la durée totale de cette dernière.

Un espace confiné

  • 4 Les places disponibles en CADA ne couvrent pas la totalité des demandeurs d’asile. La sélection des (...)

6À leur arrivée au cada4, les demandeurs d’asile doivent signer un contrat de séjour qui spécifie la prise en charge au titre de l’aide sociale à l’hébergement, leurs engagements et les conditions de la fin de cette prise en charge au moment de la réception de la décision de la procédure d’asile. Ils doivent également signer le règlement intérieur de l’établissement. Dans les foyers où j’ai conduit mon terrain, les demandeurs d’asile se voient alors attribuer une chambre à partir d’un principe de quadrillage où le rassemblement par groupe d’origine est évité. Les intervenants cherchent à empêcher que la spatialité construise ou renforce des divisions communautaires qui pourraient s’avérer nuisibles pour la gestion du lieu de vie.

7Les demandeurs d’asile dépendent économiquement de l’allocation mensuelle de subsistance fournie au cada, qui recouvre, au-delà de l’hébergement, une petite somme d’argent et des tickets de transports pour se rendre aux entretiens concernant la procédure d’asile ou pour des rendez-vous ponctuels tels que des visites chez le médecin. À cette dépendance économique s’ajoute le contrôle de l’activité. Quelle que soit sa taille et son organisation – plus grande ou plus petite, avec des appartements ou des chambres –, le cada est une institution partiellement fermée. Les résidents peuvent entrer et sortir de l’établissement, cependant, le règlement intérieur de chaque institution indique clairement, à chaque fois plus ou moins dans les mêmes termes, que :

Le demandeur d’asile qui souhaite s’absenter plus d’un jour doit en informer l’équipe du centre. Toute absence de plus de cinq jours doit être autorisée par le responsable du centre. À défaut, elle sera considérée comme un départ volontaire, justifiant la fermeture de la chambre, la mise sous consigne des bagages et la fin de la prise en charge au titre de l’aide sociale.

8Les activités des demandeurs d’asile sont réglées, leur temps est encadré, surtout au début du séjour. Dans l’un des foyers où j’ai mené l’enquête, les nouveaux arrivants reçoivent une « feuille de rendez-vous » que les référents sociaux remplissent minutieusement en indiquant les activités à réaliser. Dans le second cada où j’ai fait du terrain, l’organisation de l’emploi du temps n’est pas officialisée mais, de fait, les intervenants aménagent les activités des nouveaux résidents pendant les premières semaines du séjour. Il s’agit surtout de contraintes bureaucratiques mais également d’activités récréatives et d’animation organisées par l’équipe du cada. Le courrier postal des demandeurs d’asile est reçu par l’équipe du centre. Ils doivent aller le chercher aux bureaux des travailleurs sociaux et leurs lettres officielles doivent être ouvertes devant un intervenant qui en fait une photocopie. Par ailleurs, les chambres sont systématiquement inspectées afin de, selon une assistante sociale, « contrôler qu’il n’y ait pas de dérives » quant à la propreté et au respect des locaux. Pendant ces « visites », les intervenants font l’état des lieux communs, discutent avec chaque résident sur les rapports avec les voisins et glissent des commentaires concernant le rangement, le ménage et les habitudes quotidiennes des résidents.

  • 5 Ils peuvent toutefois développer différentes tactiques afin d’esquiver les effets de dépendance et (...)

9La gestion des demandeurs d’asile possède ainsi une dimension disciplinaire en ce qu’elle isole un espace (celui du foyer), où l’on codifie ce qui est permis et ce qui est défendu. Bien que leurs portes restent ouvertes et qu’il y ait une certaine liberté de circulation, les cada participent d’un dispositif de mise à l’écart en place depuis plusieurs décennies dans les États européens visant à la gestion des populations étrangères (Kobelinsky & Makaremi 2008 ; Kobelinsky 2010). Certainement plus doux que les institutions fermées de détention des étrangers telles que les centres de rétention administrative ou les zones d’attente aux frontières, où sont présentes les forces de l’ordre, les cada peuvent tout de même être considérés comme des espaces de confinement. Les demandeurs d’asile y font l’expérience d’une infantilisation dans le sens d’une dépossession, au profit de l’institution, de leur capacité de décision et de leur autonomie5.

Un temps à soi

  • 6 Numéro national départementalisé d’urgence pour les personnes sans abri.

10Depuis Oufa, sa ville natale en Russie où elle travaillait comme institutrice, Klara Golounova a traversé six pays et des dizaines de villes avant d’arriver en France en novembre 2003, à l’âge de vingt-neuf ans. Elle a fait ce voyage avec son mari et leurs enfants de deux et cinq ans. Sur la route, ils dormaient tous les quatre entassés dans des pièces exiguës qu’ils partageaient à chaque fois avec des inconnus. Arrivés en France, ils ont erré dans les rues parisiennes avant qu’une femme croisée au hasard appelle le 1156, ce qui leur permet de passer deux nuits dans un hôtel. Ils sont ensuite dirigés vers un foyer d’urgence à Noisy-le-Grand. Finalement, ils ont obtenu une place en cada quelques semaines après avoir déposé leur demande d’asile auprès de la Préfecture de police. C’est au sein de ce centre que je fais leur connaissance, trois mois après leur arrivée. Des premiers jours au foyer, Klara Golounova se souvient de la joie de ses enfants lorsqu’elle leur a dit qu’ils avaient le droit de décorer la pièce avec leurs dessins. Elle se rappelle aussi le « profond sommeil » de son mari la nuit. Elle me raconte l’importance qu’avait eue à ses yeux la longue réunion avec l’assistante sociale peu après leur arrivée, qui lui avait expliqué – un peu en anglais, un peu en français, avec des mots qu’elle pouvait comprendre – les pas de la procédure d’asile qu’ils avaient engagée et comment toute la famille pourrait bénéficier d’une aide médicale. Elle allait enfin pouvoir demander un rendez-vous chez le médecin pour ses enfants. Amputée d’une jambe dans son adolescence, elle voulait s’assurer que ses enfants n’avaient pas hérité de sa maladie oncologique.

11Aké Koné, demandeur d’asile que j’ai rencontré dans un autre cada en janvier 2005, a quitté la Côte d’Ivoire pour échapper à la guerre sévissant au nord du pays. Bien qu’il ait le même âge que Klara Golounova à son arrivée au foyer, qu’il ait, comme elle, fait des études supérieures (de comptabilité) dans son pays, leurs biographies avant l’arrivée en France n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est qu’elles sont traversées par la circulation contrainte depuis le départ de leurs pays respectifs. Aké Koné a voyagé seul depuis Bouaké, où il a laissé sa compagne et leur fille. Il est passé par Abidjan, Bougouni et Bamako, où il a dû attendre plusieurs jours chez des connaissances un passeport d’emprunt lui permettant de s’envoler vers Barcelone. Après une semaine à errer dans les rues catalanes, il a décidé de s’acheter un billet de bus pour la France. Une fois à Paris, c’est dans le métro qu’il a passé les premières nuits, puis dans un squat avec des compatriotes qui lui ont indiqué comment solliciter l’asile. Il a dormi dans une chambre d’hôtel assignée par le 115 avant d’arriver au foyer. « Le jour où je suis entré au cada, le jour où je suis arrivé, j’ai dit : “Ouf !” J’étais tranquille. » Comme pour Klara Golounova, le début de l’attente et l’arrivée au centre d’accueil apparaissent comme une halte dans un parcours d’errance.

12La plupart des requérants éprouvent un sentiment de soulagement en arrivant au foyer. Parce qu’ils ont un lieu où dormir et de l’argent pour s’acheter de quoi manger, parce qu’ils peuvent bénéficier d’un suivi social et se faire soigner s’ils en ont besoin, parce que les enfants peuvent aller à l’école. Aussi parce que l’accompagnement juridique offert leur permet d’accroître les chances d’obtenir le statut de réfugié. Également parce qu’ils sont guidés dans les méandres d’une bureaucratie qu’ils méconnaissent et que ce moment de « tranquillité » peut se révéler être une période de recomposition de soi. L’arrivée dans ce nouvel espace diffère ainsi de l’entrée dans un autre espace d’enfermement (total) tel que la prison, marquée par la dénégation et des sentiments de révolte avant que la vie se normalise dans la routine (Cunha 1997). L’inverse se produit dans un espace de confinement plus « doux » – pour reprendre le terme de Michel Foucault (1975 : 123-155) – qu’est le cada : les expressions de révolte, lorsqu’il y en a, ne viennent qu’après avoir passé plusieurs mois au foyer, lorsque le soulagement premier cède la place au vide de l’attente, à l’ennui et à l’encadrement institutionnel qui, pour beaucoup de mes interlocuteurs, rappelle « la discipline de l’école ».

13L’attente en cada est perçue positivement au début, voire comme étant utile, car elle offre un moment de répit dans lequel nombre de demandeurs d’asile trouvent une forme de protection, contrairement aux files d’attente, caractérisées par le renoncement à une meilleure utilisation du temps, provoquant parfois un sentiment d’humiliation et de mépris de la valeur de la personne (Schwartz 1975 : 91). Le soulagement dont mes interlocuteurs m’ont fait part permet ainsi de comprendre cette forme de captivité bienveillante des demandeurs d’asile qui se retrouvent en cada.

Le temps vide, le temps en trop

  • 7 Le choix du présent dans ces descriptions ne suppose pas de placer le vécu de Klara Golounova et d’ (...)

14Quelques mois après l’arrivée au foyer, les journées de Klara Golounova sont « monotones », comme elle le dit elle-même. Elle se lève tôt, fait sa toilette, réveille ses enfants et son mari. Ils prennent le petit-déjeuner ensemble. Ensuite son mari accompagne les petits à l’école, elle reste dans la chambre. Le matin passe entre les activités ménagères, la télévision et les conversations avec des personnes qu’elle croise lors de ses va-et-vient entre la chambre, la cuisine et les toilettes. Son mari passe le temps à discuter avec d’autres demandeurs d’asile dans la rue, en bas du foyer. Si elle a de l’énergie pour marcher un peu, elle va faire quelques courses et chercher les enfants à l’école, ils mangent tous les quatre et les petits font la sieste avant de descendre jouer. Puis « c’est la douche des enfants, la télé et le repas ». Une fois par semaine, elle essaie de participer avec toute la famille aux activités organisées par le cada7. Klara Golounova trouve que c’est un bon moyen de « se détendre » un peu, de « penser à autre chose » et de passer un temps « sympa » avec les enfants et d’autres résidents « sans parler de choses sérieuses ». Son mari est plus réticent, il reproche aux animateurs un traitement quelque peu enfantin.

15Si les premiers temps en cada sont vécus comme un moment d’apaisement, très vite s’installe l’ennui causé par l’inaction et la monotonie des journées où, d’après Klara Golounova, Aké Koné et bien d’autres, « il ne se passe rien ». La télévision devient alors un objet central. Dans presque toutes les chambres elle est allumée toute la journée. Si elle sert parfois à apprendre le français, à s’informer sur le pays dans lequel ils viennent d’arriver ou à alimenter les discussions avec les voisins, la télévision constitue surtout un bruit de fond constant.

16Quatre mois après son arrivée en cada, Aké Koné passe beaucoup de temps dans sa chambre. Son quotidien est rythmé par les prières journalières et par les émissions qu’il suit à la télévision. Il a « des journées en trop », qu’il a du mal à « remplir ». Dans le langage d’Aké Koné, comme de la majorité de mes interlocuteurs, le temps est réifié (Gell 1992), témoignant de son objectivation. Les termes employés traduisent une impression d’excès qui vient de ce qu’il attend plus du moment – du présent, de l’attente – que ce que ce temps peut effectivement apporter (Nowotny 1992). Ce n’est pas tant l’absence d’emploi du temps qu’il vit comme un problème, c’est le fait de n’avoir aucune maîtrise du temps et de se sentir limité dans ses actions qui est source d’angoisse.

17Lors d’un entretien, Klara Golounova me fait part de sa difficulté à comprendre la temporalité qu’on lui impose et qui la contraint à « rester les bras croisés ». « Ne rien faire » est connoté de manière négative pour elle et se situe à l’opposé de l’image du travailleur. Comme dans les camps de réfugiés étudiés par Michel Agier (2008 : 207), les souffrances morales voire les troubles psychologiques liés à l’inactivité professionnelle occupent une place importante dans le quotidien des demandeurs d’asile rencontrés au foyer, qui expriment souvent des sentiments d’impuissance et d’inutilité.

18L’inaction renforce la mise à l’écart vécue au cada. « Je me sens un peu enfermé, un peu en prison, bloqué, comme dans un temps arrêté », me confie un après-midi Aké Koné. La sémantique carcérale est régulièrement utilisée par mes interlocuteurs pour décrire leur expérience du centre : « On est derrière les barreaux », « On est des prisonniers ambulants », « Ici on est enfermé » ou « Je me sens un peu en prison ». Mais le plus significatif dans la phrase énoncée par Aké Koné est l’articulation de l’interruption temporelle et de la contrainte spatiale. La fragmentation du temps est liée à la fragmentation dans l’espace ; elle ne peut se comprendre qu’en examinant ensemble l’attente et le confinement du cada.

Occuper le temps, témoigner de l’attente

  • 8 Je tiens à remercier Olivier Delubac qui est intervenu sur les photos de Aké Koné afin de garantir (...)

19Lorsque je raconte à Aké Koné que je m’intéresse aux expériences quotidiennes au foyer, il me suggère de travailler avec des images. Puis il ajoute : « Tu vois, par exemple je prendrais des photos différentes de celles que tu prendrais toi, parce que moi j’ai une idée de ce qu’est le cada et tout ça, et toi tu as une autre vision. » Je lui propose alors sans trop réfléchir de mettre à sa disposition un appareil numérique afin qu’il puisse prendre des photos. Il accepte parce qu’il aime bien la photographie, me dit-il. C’est lui qui m’enverra un message sur mon téléphone portable pour me rappeler que je m’étais engagée à lui donner un appareil photo. Quelques semaines plus tard, il a pris près de six cents photos, dont quelques-unes accompagnent ce texte8. On regarde ensemble les prises de vue, suivant la méthode des photographic interviews (Collier 1957), c’est-à-dire en utilisant l’explicitation de chaque cliché comme support à la discussion. La photographie n’est ainsi pas utilisée dans ce travail pour illustrer les résultats de mon enquête, mais plutôt comme un véritable outil de connaissance permettant d’accéder, comme je le montrerai, à ce temps perçu comme étant « en trop ».

20À travers la photographie il est question de la construction d’une image de soi et d’une manière de percevoir et de représenter le sujet photographié (Conord 2007). Quelle image Aké Koné a-t-il voulu faire passer dans ces photos ? Les clichés peuvent être regroupés par thématiques. Les premières photos montrent son récépissé (carte de séjour temporaire) avec un gros plan sur l’inscription « n’autorise pas à travailler ». Il y a également des photos des panneaux situés au bout de la rue, on peut y lire « cada centre d’accueil pour demandeurs d’asile » ou y voir une image indiquant que le cada se trouve dans une voie sans issue. Aké Koné résume ces photos en une phrase : « C’est où je suis et ce que je suis pour la France. » Suit une série d’images des lieux : l’entrée du bâtiment, les escaliers, les couloirs, les bureaux de l’équipe sociale, sa chambre, la chambre des voisins d’à côté. Il explique que son idée était de « montrer comment est un cada». Dans une troisième série de photos on voit des télévisions et des résidents qui regardent la télévision soit dans leur chambre soit dans la chambre des voisins. « Tu sais bien qu’on passe la journée à regarder les émissions télé, tout le monde fait pareil », dit-il comme si c’était une évidence. Une quatrième série montre des objets qui se trouvent dans les chambres, dans le but, m’explique-t-il, de « montrer ce qui nous entoure » : des photos de famille, des poussettes et des dessins d’enfants, des corans et des bibles, des mains de Fatma et des vierges accrochées au mur, etc. Les clichés rendent compte, en effet, de la façon dont l’espace est habité par les personnes. La dernière série d’images, d’ailleurs la plus importante en termes de quantité, montre ce qui se passe à l’entrée du bâtiment. Toutes ces photos sont prises de la fenêtre de la chambre d’Aké Koné, qui se trouve au troisième étage. Des photos du matin, de l’après-midi, du soir. Des personnes qui fument et qui discutent sur le seuil de la porte d’entrée, des mamans qui surveillent leurs enfants qui jouent, un homme qui boit un café appuyé contre le mur, un intervenant de l’équipe sociale qui arrive en voiture, d’autres demandeurs d’asile qui discutent… Lorsque je lui fais remarquer que ces photos me semblent rendre compte d’une sorte de mise à distance par rapport à la réalité photographiée puisqu’elles sont prises de haut, après un moment de silence, il explique sa démarche :

Non, ce n’est pas ça. Au début, mon idée était de prendre des photos des différents endroits, un peu des gens et tout ça. Après je me suis dit que j’allais me prendre moi en photo, mon quotidien. J’ai essayé de me prendre moi en train de faire à manger, du riz tu vois, de regarder la télé, mais après je ne sais pas, comme je regarde tout le temps par la fenêtre, maintenant en été encore plus, j’ai commencé à prendre des photos à la fenêtre. Et voilà. Je regarde les gens qui passent, les résidents qui se croisent, qui font pas grand-chose… J’ai pris ça. Heureusement, ma chambre donne sur ce côté-là et non pas sur l’autoroute ! (Entretien, le 14 septembre 2007.)

21Si Aké Koné a souhaité montrer son expérience quotidienne, en voyant les clichés et en écoutant ses commentaires, il m’a semblé qu’en réalité l’appareil photo lui avait permis tout simplement de s’occuper. Le nombre d’images – cinq cent quatre-vingt treize prises en cinq jours, sans compter celles qu’il m’a dit avoir effacées de l’appareil – est dans ce sens proportionnel au temps qu’il avait à remplir.

Espérer dans l’attente

22Klara Golounova m’a confié à plusieurs reprises qu’elle rêvait d’une « nouvelle vie », « après », c’est-à-dire une fois l’attente terminée. La fin de la procédure – qui arrive en général concrètement lorsque la décision finale est affichée dans le hall de la Cour nationale du droit d’asile – apparaît souvent dans les discours des demandeurs d’asile comme un moment charnière dans leur parcours, à partir duquel, quelle que soit la réponse, leur vie changera. Si elle obtient le statut de réfugié, Klara Golounova se voit revenir à une « vie normale ». Aké Koné emploie à peu près les mêmes termes pour dire son espoir d’avoir « une vie comme tout le monde, une vie un peu normale ». Les imaginaires de normalisation n’offrent pas d’image spectaculaire : Klara Golounova songe à un travail stable pour son mari et pour elle, à une maison où les enfants auront leur chambre. Aké Koné voudrait avoir un emploi, pouvoir continuer ses études, avoir un espace à lui, faire venir sa femme et sa fille en France. Cette nouvelle vie rêvée apparaît comme l’image inversée du présent de l’attente en cada.

23Pour Klara Golounova et Aké Koné, le futur n’est pas détaché du présent de l’attente, il est l’horizon possible de ce présent. L’attente constitue, en d’autres termes, la condition de possibilité de cette nouvelle vie qu’ils projettent, elle contient l’espérance d’une vie normale. Attendre et espérer apparaissent en effet dans leurs discours comme les deux dimensions d’une même temporalité : la première en rapport à la durée, aux structures répétitives, la deuxième portant justement sur les projections de l’avenir. Ces projections se voient parfois bousculées par des événements ponctuels liés à la procédure. Des moments d’espoir peuvent se développer après un entretien à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, lorsque le demandeur d’asile a le sentiment que celui-ci s’est bien déroulé. Une période de déception se déploie au contraire après un premier rejet de la demande d’asile, induisant généralement un moment de découragement auquel succède une période caractérisée par l’urgence de compléter les éléments nécessaires à la rédaction du recours. Des transformations politiques dans le pays d’origine peuvent alimenter l’espoir d’un retour plus ou moins éloigné dans le temps et plus ou moins utopique. Pour certains, c’est aussi la vie personnelle qui est mise en attente le temps de la procédure : deux requérantes rencontrées attendaient la fin de la procédure – motivée par les activités politiques des maris – pour pouvoir divorcer.

24Dans un café à Paris où il avait pris l’habitude de rejoindre des compatriotes, je trouve Aké Koné après quelques mois sans nous voir. Il se livre aussitôt à un monologue confus sur son angoisse. Il ne supporte plus le foyer, n’y passe plus beaucoup de temps, il travaille un peu, mais n’arrive plus à dormir, sa mère lui vient toujours à l’esprit, il se sent coupable de son décès, il sent que sa vie n’avance pas, il ne se sent pas père, il sent qu’il n’a pas passé suffisamment de temps avec sa fille et que maintenant tout ça est trop loin. Il dit que parfois il regrette sincèrement sa participation dans la rébellion, il s’en veut parce que cela n’a fait que déclencher le malheur. Et ici il n’est pas à l’aise, rien ne marche, ça fait plus de deux ans qu’il attend. « J’ai fait un truc que tu ne vas pas aimer j’imagine, dit-il enfin, je viens d’avoir un entretien pour entrer dans la Légion étrangère. » C’était pour lui la possibilité d’en finir avec cette situation d’incertitude et de soumission, tout laisser derrière, avoir un salaire, une « vie utile », nul besoin de papiers. « On change ton nom, t’es forcé d’oublier tout ce que t’étais, pendant quelque temps tu ne peux plus avoir de contact avec l’extérieur », m’explique-t-il. Il avait passé avec succès les examens médicaux et psychologiques. Il n’avait plus qu’à signer un engagement de deux ans. J’étais perplexe : celui qui m’avait avoué avoir eu une peur bleue lorsqu’au théâtre, lors d’une sortie organisée par le cada, un comédien avait tiré avec un faux pistolet ; celui qui revenait en boucle sur les balles qui ont tué sa mère, qui l’ont blessé et poussé à partir ; cette même personne voulait maintenant s’engager dans l’armée. La Légion était pour lui un moyen de rompre avec l’attente et cela justifiait d’affronter toutes ces peurs. Aké Koné essayait de se convaincre que cette voie lui permettrait de gommer les images de cauchemar, les souvenirs douloureux et de repartir de zéro. Non pas tellement pour avoir une « nouvelle vie » mais pour arrêter un présent qui s’étirait et qu’il n’arrivait plus vraiment à comprendre. Il n’en pouvait plus, il n’avait plus de prétentions sur l’avenir, cet après-midi-là il semblait avoir perdu tout espoir d’obtenir l’asile. Sans espérance, plus d’attente. Aké Koné était sur le point d’anéantir cette temporalité imposée. Il ne l’a finalement pas fait.

Estomper l’attente

25Huit mois après son arrivée au cada, Klara Golounova a commencé à travailler chez une jeune dame qu’elle a rencontrée par l’intermédiaire de la mère d’une camarade de classe de sa fille avec qui elle avait l’habitude de discuter à la sortie de l’école maternelle. Lors d’un entretien, elle m’a confié son malaise et sa tristesse devant l’expérience du déclassement, renforcée par le fait qu’elle se retrouvait à faire le ménage chez une institutrice, une « collègue instit », m’a-t-elle dit amèrement. C’est avant tout parce que cela lui permettait, selon ses termes, « de ne pas trop se prendre la tête entre les quatre murs du foyer », et de gagner un peu d’argent qu’elle a considéré que c’était tout de même une bonne opportunité. Le mari de Klara Golounova avait lui aussi du travail, d’abord chez un garagiste, ensuite comme ouvrier sur un chantier. Leurs activités leur ont permis d’acheter une voiture pour faciliter la mobilité de Klara Golounova, qui avait de grandes difficultés dans les transports en commun à cause de sa prothèse à la jambe droite. Aussi, ils ont pu partir quatre jours à la plage et offrir aux enfants « des vacances normales comme tous les enfants ». Klara Golounova m’a montré des photos et m’a longuement parlé de ce séjour en Normandie. Si le travail lui avait permis de meubler le temps et d’éviter de « tourner en rond », il lui avait également donné la possibilité d’imprimer à l’attente un semblant de ce qu’elle considérait être une vie « normale », en lui procurant les moyens de partir avec sa famille quelques jours en vacances.

26Sans enfants qui imposeraient un rythme (des repas, de la scolarité) à ses journées, Aké Koné a lui aussi trouvé (bien avant l’épisode de la Légion étrangère) des « petits boulots », dans la manutention d’abord et dans un restaurant ivoirien, dans la sécurité de magasins ensuite, fournissant un cadrage temporel à son quotidien d’attente. Lui aussi arrivait à composer avec le déclassement social que ces emplois impliquaient par rapport à ses activités au pays, où il était étudiant en comptabilité et travaillait comme journaliste. Cela ne semblait pas trop le gêner, le plus important était de quitter le cada tous les matins et de ne pas errer dans les rues sans objectif. « Ça me fait du bien, j’ai changé un peu mon quotidien, c’est bien comme ça je ne suis pas tout le temps enfermé, je rentre tard au foyer. C’est bon. »

27Travailler constitue une pratique permettant d’estomper l’attente. Klara Golounova et Aké Koné sont conscients que leurs activités ne sont pas en accord avec le droit, qu’ils travaillent au noir, mais estiment qu’ils n’ont pas d’autre choix et qu’il est légitime de vouloir s’insérer dans le marché économique pour ainsi se sentir « utile » et « faire quelque chose ». L’entrée d’argent compte sans doute aussi car l’aide pécuniaire fournie par l’État est très maigre et l’argent s’avère essentiel si l’on veut engager un avocat privé pour s’occuper du recours, comme ils l’ont fait. Mais la nécessité d’occuper le temps, de sortir de l’espace du foyer et d’injecter de la « normalité » au quotidien, comme le disait souvent Klara Golounova, semblent constituer les moteurs principaux de ceux qui se font employer dans la construction, la manutention ou la restauration. C’est ce qui a motivé d’autres demandeurs d’asile rencontrés à participer à des associations ou à s’engager (plus) intensément dans des mouvements politiques. Toutes ces activités apportent un cadre temporel déterminé par des horaires et des contraintes précises, conduisent à sortir du cada et à rencontrer d’autres personnes qui ne sont pas forcément des demandeurs d’asile. Elles contribuent à évacuer ou à diminuer des sentiments d’inutilité, de dépendance tout en aménageant l’entrée dans des espaces autres que le foyer et dans une temporalité nouvelle qui occulte en quelque sorte le présent de l’attente.

28Ces activités constituent des formes de contournement des effets du dispositif d’accueil. Sans vouloir leur accorder une place trop importante, il me semble que ces activités économiques, associatives et politiques constituent des tactiques, pour reprendre la notion de Michel de Certeau (1990), dans la mesure où ce sont des pratiques minuscules et quotidiennes à travers lesquelles les individus profitent des possibilités offertes sur l’instant pour s’occuper, utiliser le temps de façon avantageuse et par ce biais dissimuler l’attente. Parfois, ces pratiques deviennent des stratégies plus réfléchies, qui permettent de bénéficier des avantages qu’elles produisent – en termes d’argent ou de temps occupé, d’apprentissage d’un savoir-faire – en reprenant la maîtrise (quoique partiellement) des projets d’avenir.

29Un matin, je croise Aké Koné dans l’escalier du foyer, il se rend, pressé, au bureau de poste pour chercher un courrier de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. Onze mois après son arrivée au cada, il reçoit le rejet de sa demande d’asile. Il ne s’y attendait pas. Il quitte son travail et s’enferme dans sa chambre. Ses seuls contacts sont alors les voisins qu’il croise au hasard des couloirs. Quinze jours se sont écoulés lorsqu’il décide de se rendre deux étages plus bas, dans le bureau de l’assistante sociale pour faire le point sur la procédure. Il contacte alors un avocat et s’investit dans la préparation du recours qu’il doit déposer deux semaines plus tard. Après le dépôt du dossier, il retourne s’enfermer dans sa chambre pendant une semaine avant de reprendre un travail dans la manutention, puis dans la sécurité. Des années plus tard, il dit que ces « petits boulots » étaient le seul moyen de s’en sortir, lui permettant d’« organiser » son quotidien et d’« entrer dans la société sans dépendre de personne ». S’il créait des obligations et des contraintes particulières, juxtaposant à l’attente un nouveau rythme temporel, le travail constituait également un support d’inscription dans la structure sociale. Et l’activité était d’autant plus importante qu’elle lui permettait d’exister en France autrement que par la demande d’asile.

La fin de l’attente

30L’aliénation du temps n’est pas un objectif de la politique d’asile, ni de la politique d’accueil. Elle est plutôt un effet des bureaucraties. Un effet avec, à son tour, des conséquences sur la vie des demandeurs d’asile hébergés dans un espace qui, après un premier moment de repos et de protection, les confine et les place à l’écart, dans un provisoire qui s’étale dans le temps. Si elle s’injecte dans la texture du quotidien, l’attente modifie également le rapport des demandeurs d’asile à leurs projets d’avenir, qui se trouvent dans une impasse. À travers les parcours et les perceptions de Klara Golounova et d’Aké Koné, j’ai souhaité restituer l’épaisseur des vies dans l’attente, en montrant comment cette dernière est à la fois un temps creux – perception d’une temporalité vide et expérience de l’ennui – et un temps rempli – expérience d’une temporalité rythmée par des activités avec des horaires qui cachent l’impression d’un temps élastique. Quant à la fin de cette période pour ces deux interlocuteurs, Aké Koné a été convoqué à la Cour nationale du droit d’asile en mars 2008, quarante mois après le début de la procédure, et quelques mois seulement après la nouvelle du décès soudain de sa compagne au pays, qui l’avait complètement bouleversé. Après l’audience, les trois semaines d’attente lui ont semblé « interminables », beaucoup plus longues que tous les mois qui l’avaient précédée. Le jour de la réponse à son recours, il n’a pas eu le courage d’aller regarder les listes affichées dans le hall de la Cour. Après tant d’attente, il ne se sentait pas la « force » d’aller lui-même consulter le résultat. Klara Golounova, au contraire, attendait avec son mari l’ouverture des locaux le jour indiqué pour connaître enfin le résultat de la procédure dans laquelle ils s’étaient engagés vingt-six mois auparavant. La veille, Klara Golounova m’avait dit, anxieuse : « C’est la fin. » Son mari, plutôt discret jusque-là, était intervenu : « C’est le début. »

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Notes

1 L’attente semble d’ailleurs être l’activité première avant même de pouvoir demander l’asile, comme on a pu le constater en 2011 lorsque des étrangers souhaitant solliciter l’asile devaient faire une queue de plusieurs jours pour pouvoir déposer leur requête devant le bureau prévu à cet effet par la préfecture, boulevard Ney, dans le 18e arrondissement parisien. Ces files d’attente, avec des normes et des codes non écrits mais très précis, sont devenues de véritables campements où les personnes attendaient jour et nuit dans la rue avant d’avoir accès au bâtiment. Cela montre bien à quel point l’expérience de l’asile – et plus largement de l’immigration – est remplie de poches d’attente, avec chacune des caractéristiques propres, compte tenu de la spatialité dans laquelle elles se déploient.

2 Empêcher l’installation des étrangers qui n’ont pas vocation à rester en France parce qu’ils seront, pour la plupart, déboutés du droit d’asile a été un argument soulevé lors des débats autour de l’« affaire Léonarda », en octobre 2013. Développée à la suite de l’expulsion d’une famille qui n’avait pas obtenu le statut de réfugié et dont la fille mineure avait été interpellée lors d’une sortie scolaire, cette affaire a eu un grand retentissement médiatique et a avivé les discussions autour de la réforme du droit d’asile.

3 Il est question ici uniquement de demandeurs d’asile hébergés dans des structures collectives (plus nombreuses que celles offrant un logement dispersé), qui assurent un suivi sanitaire, une aide pour le dossier juridique, la scolarisation pour les enfants de moins de seize ans et un accompagnement social.

4 Les places disponibles en CADA ne couvrent pas la totalité des demandeurs d’asile. La sélection des résidents se fait, en principe, selon des critères sociaux mentionnés dans une circulaire. Ceux qui ne sont pas pris en charge dans les centres d’accueil demandent généralement à être hébergés dans des foyers d’urgence ou font appel aux réseaux familiaux ou de compatriotes. Depuis novembre 2006, ils perçoivent une allocation temporaire d’attente pendant toute la durée de la procédure d’asile. Actuellement, le montant de cette aide est de 336 euros par mois.

5 Ils peuvent toutefois développer différentes tactiques afin d’esquiver les effets de dépendance et de confinement. D’autre part, les travailleurs sociaux ne sont pas de simples agents exerçant le pouvoir. Ils doivent eux-mêmes faire face à de nombreux dilemmes : la politique actuelle en matière d’accueil et d’immigration est guidée par une double logique, managériale et sécuritaire, qui s’oppose aux fondements de leur profession.

6 Numéro national départementalisé d’urgence pour les personnes sans abri.

7 Le choix du présent dans ces descriptions ne suppose pas de placer le vécu de Klara Golounova et d’Aké Koné dans une réalité atemporelle. Il permet au contraire d’exprimer la réification du temps opérée par les demandeurs d’asile et ainsi de transmettre au lecteur le rythme des journées au CADA.

8 Je tiens à remercier Olivier Delubac qui est intervenu sur les photos de Aké Koné afin de garantir l’anonymat des lieux et des personnes rencontrées.

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Pour citer cet article

Référence papier

Carolina Kobelinsky, « Le temps dilaté, l’espace rétréci »Terrain, 63 | 2014, 22-37.

Référence électronique

Carolina Kobelinsky, « Le temps dilaté, l’espace rétréci »Terrain [En ligne], 63 | 2014, mis en ligne le 01 septembre 2014, consulté le 02 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/15479 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.15479

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Auteur

Carolina Kobelinsky

École des hautes études hispaniques et ibériques, Casa de Velázquez (Madrid)

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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