- 1 Nous conseillons vraiment aux lecteurs de cet article de commencer par regarder le documentaire d’u (...)
1« Et ça, c’est quoi ? », questionna un visiteur du musée du quai Branly, interloqué par la présence de l’« étrange objet » auquel il était soudainement confronté. Sa réaction était compréhensible. Il ne s’agissait pas vraiment d’un objet comme les autres, même si la variété des artefacts exhibés dans ce musée est telle que la présence d’un robot humanoïde n’aurait sans doute pas suscité le même étonnement s’il avait été présenté dans une vitrine, accompagné d’une brève notice indiquant son origine et sa fonction. Mais une des particularités de Berenson – car tel est le nom du robot en question – était précisément de ne pas être exposé à la façon des autres objets. Non seulement il se trouvait parmi les visiteurs, mais il déambulait comme chacun d’eux, se déplaçant à son gré d’une vitrine à une autre, s’arrêtant quand bon lui semblait pour contempler plus attentivement tel ou tel objet. De plus, sa manière de « sourire » ou de « se renfrogner » à la vue de certains de ces objets pouvait suggérer qu’il éprouvait les sentiments les plus variés envers ce qu’il regardait. Aussi l’étonnement provoqué par sa présence pendant la dizaine de jours où il se promena dans le musée est-il parfaitement concevable1.
2Le fait même que des personnes ou des objets puissent sembler transgresser les catégories ontologiques plus ou moins explicites qui leur sont assignées n’est considéré comme trivial dans aucune culture ni aucune société. Dans la plupart d’entre elles cependant, cette éventualité ne saurait être totalement exclue. Tel était le cas dans les vallées de l’Himalaya indien où j’ai longtemps travaillé. Le fait qu’une personne ou qu’un artefact puisse se révéler ontologiquement « autre » que ce à quoi on s’attend y fait partie des aléas de l’existence. Non pas que de telles incidences suffisent à déstabiliser une perception plus ordinaire de l’environnement, mais cette sorte de possibilité vient spontanément à l’esprit de chacun en certaines circonstances difficiles à expliquer par ailleurs (Vidal 1983, 2007 ; Berti 2001). Inutile de le rappeler, la confrontation à des événements qui semblaient transgresser nos catégories implicites (« miracles » ou « sorcellerie » et formes de possession variées) n’était pas moins courante dans nos sociétés, du moins tant que la religion n’était pas encore devenue une affaire de croyance essentiellement privée.
3S’il est vrai que les anthropologues ont toujours soupçonné que différentes sociétés concevaient de manière distincte les caractéristiques « ontologiques » du monde qui les environnait, les deux à trois dernières décennies ont été marquées par l’importance nouvelle accordée à une telle question (Turner 2009). Cependant, l’emploi de ce terme d’origine philosophique risque de prêter à confusion. Il est utilisé par certains anthropologues pour désigner plus spécifiquement la démarche épistémologique dont ils se réclament. Tel est le cas de Dan Sperber et de ses collègues quand ils plaident en faveur d’une approche « naturaliste » en sciences sociales. La majorité des anthropologues, néanmoins, emploie plutôt ce terme pour désigner l’hypothèse selon laquelle existeraient au sein de chaque société (y compris la nôtre) des manières privilégiées d’identifier, de rapprocher ou de différencier les grandes catégories d’entités (humains, animaux, artefacts, êtres « surnaturels », etc.) qui constituent notre environnement. Le postulat à la base de l’œuvre de Philippe Descola et d’autres anthropologues est de considérer ainsi que chaque société marque à sa façon les frontières entre les grandes catégories d’êtres (réels ou imaginés) qui forment son milieu.
Ce formatage du discernement dépend des qualités que nous avons l’habitude de prêter ou de dénier aux choses qui nous environnent ou à celles que nous nous figurons dans notre for intérieur. En général, ces qualités forment système à l’intérieur de ce que l’on appelle traditionnellement des ontologies. (Descola 2010 : 12.)
4Peut-être la meilleure illustration d’une telle approche est-elle la distinction établie entre les sociétés définies par une ontologie « animiste » (que l’on trouve en Amazonie, en Sibérie mais aussi en Asie méridionale ou Insulinde) et celles que définirait plutôt une ontologie à caractère « naturaliste » (fondamentalement la nôtre depuis le xviie siècle, et un nombre plus grand de sociétés depuis lors). Les premières d’entre elles s’accorderaient à penser que des animaux et toutes sortes d’autres entités partagent avec les humains des formes d’intériorité suffisamment semblables pour se voir attribuer un statut de « personne » plus ou moins similaire. Cependant, dans le cadre des sociétés où prévaut une ontologie naturaliste, la distinction entre humains et non-humains est censée obéir à une logique différente : la notion de « personne » y est considérée comme le monopole par excellence de l’humanité. Elle seule posséderait, en effet, les qualités (intériorité, réflexivité, intentionnalité, etc.) censées la distinguer fondamentalement des autres espèces. Mais il est communément admis, par ailleurs, que rien ne sépare « matériellement » les humains dans leur corporéité des autres créatures.
5Le mérite de cet intérêt récent pour les questions d’ontologie est d’avoir donné une nouvelle visibilité à des analyses qui pouvaient passionner jusque-là les spécialistes des sociétés concernées mais qui mettaient rarement en cause les manières de concevoir le monde qui nous sont plus familières. Dès lors, si l’on considère – comme Descola – que le découpage du réel qui nous est familier correspond seulement à l’une des (quatre) façons possibles de concevoir la différence entre humains et non-humains (Descola 2005) ; mais aussi que l’on estime à la manière de Tim Ingold (2000) ou encore d’Eduardo Viveiros de Castro (1996, 2009) que les ontologies propres à d’autres sociétés conduisent à réexaminer en profondeur l’ontologie naturaliste qui caractérise notre rapport au monde, ces conceptions alternatives de notre environnement acquièrent une dignité nouvelle sur le plan épistémologique. Aussi ne faut-il pas s’étonner que ce retour de l’ontologie au cœur des débats anthropologiques suscite aujourd’hui de nouvelles questions d’ordre méthodologique ; même si certaines d’entre elles font également écho à des débats fort anciens.
6On ne s’étonnera donc pas de voir ressurgir dans ce contexte les doutes traditionnels portant sur la fiabilité épistémologique des méthodes qui autorisent à définir l’ontologie d’une société autre que la nôtre par le seul biais de l’enquête ethnographique. Ne faut-il pas y voir seulement – comme le suggère Viveiros de Castro – un effet de « transcription » philosophique opérant essentiellement au sein de la philosophie occidentale par le biais du « savoir » anthropologique ? Mais jusqu’à quel point les ontologies font-elles système dans une société donnée ? Comment déterminer la manière dont ces dernières se trouvent « figurées » ou « présentifiées » au moyen d’artefacts privilégiés ? Autant d’interrogations traditionnelles en anthropologie ; mais il n’en demeure pas moins que certaines questions ont un caractère plus inédit.
7C’est le mérite de Matei Candea et Lys Alcayna-Stevens (2012) d’avoir clairement rappelé le paradoxe que représente la question du naturalisme dans le contexte de cette discipline aujourd’hui. Tout à leur affaire, en effet, pour chercher à démontrer que les ontologies alternatives propres à d’autres sociétés mettent en cause nos propres catégories ontologiques, de nombreux anthropologues se satisfont désormais d’identifier l’idéologie qui « nous » serait propre avec le naturalisme, comme si cela allait de soi. Ce faisant, ils semblent s’être peu souciés du fait que pratiquement tous les chercheurs qui se sont intéressés au rôle joué par cette notion dans le cadre de nos sociétés, ont montré au contraire – à la manière de Bruno Latour (1991) – la relativité de sa fonction tout comme son inadéquation sur le plan conceptuel pour rendre compte de la plupart des phénomènes qu’ils étudiaient. Aussi, ne saurait-on trop souligner qu’on ne peut postuler par principe la primauté du naturalisme dans la culture occidentale – surtout si c’est pour y opposer d’autres manières de voir, propres à d’autres sociétés – ; il faut plutôt insister, comme le suggèrent Candea et Alcayna-Stevens, sur la nécessité de reprendre cette question à présent dans une perspective authentiquement ethnographique. Or c’est bien dans cette perspective que le rapprochement entre robotique et anthropologie s’avère particulièrement fructueux.
8« Je propose d’examiner la question de savoir si des machines peuvent penser. » Ainsi débute le texte peut-être le plus fameux de toute l’histoire de l’intelligence artificielle, daté de 1950. Et la réponse donnée par Alan Mathison Turing, en conclusion du même article, n’est pas moins emphatique :
La question inaugurale, « les machines peuvent-elles penser ? », me paraît trop dépourvue de sens pour mériter d’être discutée. Je suis néanmoins convaincu que d’ici la fin du [xxe] siècle, l’usage des mots et l’opinion éclairée auront à ce point évolué qu’on pourra parler de machines pensantes sans s’attendre à être contredit. (Turing 1950.)
9Nous sommes à présent en 2012 et nous n’en sommes manifestement pas encore là. Mais en dépit de cela, l’intérêt de la prédiction de Turing reste fondamental ; et il l’est au moins autant, d’après nous, que celui du fameux « test » qui porte désormais son nom, dont il discute également le principe dans le cadre du même article mais qui – à l’inverse de sa conclusion – est demeuré depuis lors au cœur de tous les débats sur les implications philosophiques de l’intelligence artificielle. L’objectif de ce texte n’était pas, en effet, de savoir si une machine peut réellement « penser » à la manière d’un être humain, mais plutôt de savoir si elle peut en donner l’illusion. Mais si Turing était fermement convaincu que ce but serait atteint dans un futur proche, une ambiguïté fondamentale subsistait entre la manière dont il présentait cet avenir et le test qu’il avait imaginé pour en confirmer l’avènement.
10Il existe, en effet, une distinction cruciale sur le plan anthropologique entre le fait de différencier un humain d’une machine dans les circonstances bien définies que Turing précise en détail pour son « test », et celui de vivre dans un monde où une telle distinction n’aurait plus cours. Dans le premier cas, la machine peut bien donner l’illusion provisoire de « penser » ; mais, pas plus que ne saurait le faire un numéro de prestidigitation réussi, cette illusion ne bouleverse véritablement une distinction aussi fondamentale que celle qui peut exister entre les humains et les machines. En revanche, le fait de ne plus tenir compte d’une telle distinction dans la vie courante – s’il en venait réellement à se banaliser – représenterait un changement décisif dans la manière dont nous envisageons notre environnement (notre « ontologie »). Or, il ne faut pas s’y tromper : c’est bien cette dernière possibilité qui est au cœur des développements technologiques et des débats épistémologiques ayant pris place au cours des deux ou trois dernières décennies dans le cadre de la robotique.
11Pour Rodney Allen Brooks, par exemple, un des pionniers de la « nouvelle robotique » à la fin des années 1980, le fait de continuer à raisonner en opposant les humains aux machines n’est pas seulement absurde mais surtout dépassé (Brooks 2002). La conséquence la plus significative des progrès récents en « nouvelle robotique » comme dans d’autres technologies nouvelles, n’est pas tant, selon lui, de nous rapprocher d’une opposition hommes-machines mais plutôt de la rendre caduque. Il remarque, en effet, que la frontière s’estompe chaque jour davantage entre la définition qu’on peut avoir de son corps propre et toutes sortes d’organes artificiels ou d’artefacts, susceptibles de pallier les défaillances de nos organismes ou d’en augmenter les capacités. Mais sommes-nous véritablement entrés dans une nouvelle phase de notre culture qui verrait s’effacer progressivement l’espèce de dualisme implicitement admis entre le « corps » et l’« esprit », tout comme la frontière qui était censée distinguer les êtres humains des machines ? Il n’est pas évident que le développement de la robotique humanoïde – tel qu’on peut l’observer aujourd’hui sur le plan ethnographique – confirme un tel pronostic.
12Plutôt que de prophétiser la dissolution de toute distinction entre humains et machines, on peut penser que la conséquence de l’avènement des nouvelles technologies sera plutôt de nous conduire à redéfinir l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, nous incitant à établir sur de nouvelles bases la frontière entre humains et non-humains, comme cela a pu être le cas déjà à d’autres époques où l’humanité a connu également des progrès scientifiques ou technologiques particulièrement significatifs (Shapin 1996). Tel est le point de vue défendu par Frédéric Kaplan, professeur en « humanités digitales » à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Ce dernier reprend à son compte l’idée assez courante selon laquelle un des traits caractéristiques de la culture occidentale aurait consisté, depuis la Renaissance, à définir la nature humaine non seulement en référence mais aussi en opposition à des machines (Kaplan 2005).
13Rares sont les roboticiens qui, en effet, poursuivent ouvertement l’idéal consistant à concevoir un robot dont le comportement mais aussi l’apparence pourraient se confondre un jour avec ceux d’un être humain (Vidal 2007, 2011, 2012 ; Grimaud & Vidal 2012). Le robot que nous sommes en train de planifier et d’expérimenter est bien censé exhiber ainsi quelques rudiments de comportement suggérant l’idée que l’on pourrait avoir affaire à une « personne » plutôt qu’à une machine. En revanche, son apparence – comme celle de la plupart des autres robots humanoïdes – a été tout aussi délibérément conçue de manière à ne laisser planer aucune ambiguïté sur son identité véritable.
14À supposer qu’une telle tendance se maintienne, la vogue qui s’est dessinée au cours des deux dernières décennies en faveur des robots humanoïdes ne témoignerait pas seulement, peut-être, de la fin du « naturalisme », au sens anthropologique du terme ; elle pourrait présager aussi – de manière plus inattendue – l’avènement de formes inédites d’animisme ; soit, pour reprendre la formule de Descola, déjà employée précédemment : le « retour d’une attitude caractérisée par l’attribution aux non-humains ou, plus précisément, à certains d’entre eux d’une intériorité de type humain combinée à la discontinuité des physicalités corporelles, donc des perspectives sur le monde et des façons de l’habiter » (Descola 2009 : 4).
15C’est une chose, en effet, d’insister à la manière de Ingold, Descola ou Viveiros de Castro, sur le fait que l’existence d’ontologies différentes des nôtres nous invite à remettre en cause notre manière d’appréhender le monde sur un mode réflexif ou philosophique. Mais la vertu critique d’un tel retour sur soi risque de s’émousser rapidement s’il se fonde sur une idée trop approximative de l’ontologie qui est réellement la nôtre. Les progrès de la robotique permettent précisément de nous interroger de manière ethnographique sur l’emprise que le naturalisme exerce véritablement sur notre manière de saisir notre environnement. C’est ce qu’on peut démontrer sur la base de cette expérience singulière que représentait la présence d’un robot humanoïde déambulant au milieu des visiteurs du musée du quai Branly.
16Philippe Descola n’a pas seulement pris soin de signaler dans ses recherches que la prédominance d’une ontologie au sein d’une société donnée ne peut jamais avoir qu’un caractère tendanciel. Dans l’exposition qu’il avait organisée au musée du quai Branly, il avait réservé une place à des objets faisant figure, en quelque sorte, de « faux amis » dans une société parce qu’ils peuvent donner aisément l’impression qu’y prévalent des formes d’ontologie étrangères à cette société. Il a dû sembler d’autant plus important à ses yeux de neutraliser la possibilité même d’une telle confusion qu’il cherchait précisément à montrer comment l’ontologie propre à différentes sociétés pouvait s’incarner dans des objets paradigmatiques dotés de caractéristiques formelles bien spécifiques. L’ambition d’une telle exposition était aussi clairement pédagogique : elle reposait sur des hypothèses anthropologiques qu’elle se donnait comme objectif d’illustrer. Aussi la présence possible de faux amis sur le plan « ontologique » devait-elle être soigneusement « neutralisée » pour éviter le risque de les voir brouiller la démonstration. C’est une tout autre démarche méthodologique et épistémologique cependant que nous avons adoptée en présentant un robot humanoïde dans le cadre des collections du musée du quai Branly. Dans ce dernier cas, il s’agissait au contraire de présenter aux visiteurs un objet susceptible de défier – sinon de remettre en cause véritablement – leurs propres catégories ontologiques.
17Stewart Guthrie est l’auteur d’une somme anthropologique où il entend analyser de manière exhaustive les manifestations de l’anthropomorphisme dans toutes les sociétés (Guthrie 1993). Il y dénonce notamment l’erreur consistant à identifier l’anthropomorphisme à un trait de la petite enfance ou à une caractéristique mentale propre aux cultures « primitives », ou encore à le définir comme une forme d’aveuglement religieux ou comme une marque d’irrationalité. Il en souligne, au contraire, le caractère universel. Et pour expliquer son omniprésence, reprenant à son compte un raisonnement commun, il insiste sur la manière dont nous projetons tous spontanément sur le monde les schèmes interprétatifs qui permettent d’en rendre compte.
18Le cœur de son analyse consiste à montrer que l’anthropomorphisme est une stratégie rationnelle et adaptée pour faire face à certaines difficultés cognitives auxquelles nous pouvons être confrontés dans notre environnement. Face au doute suscité par un artefact ou par tout autre phénomène que nous ne parvenons pas à identifier sur-le-champ, nous aurions tendance à obéir à une sorte de principe de précaution sur le plan cognitif, en lui prêtant implicitement autant de réactivité et d’intentionnalité que nous en prêterions à un être humain. Mais si, dans cette perspective, l’anthropomorphisme n’est plus considéré comme une forme d’immaturité cognitive, ce n’en est pas moins une parade – aussi rationnelle soit-elle – pour remédier à une déficience cognitive de notre part : notre incapacité à distinguer immédiatement dans notre environnement les êtres animés de ceux qui ne le sont pas, ou encore à qualifier d’emblée les caractéristiques propres aux différentes formes d’êtres vivants.
19Une telle analyse renvoie à certaines des recherches menées au cours des décennies précédentes en psychologie cognitive et expérimentale : notamment à celles qui soulignent le fait que nos capacités cognitives obéissent effectivement à un principe d’économie généralisé (Kahneman 2011). La question est de savoir si ce genre d’explication suffit à rendre compte des réactions suscitées par le robot humanoïde introduit au musée du quai Branly (que nous désignerons désormais sous son patronyme Berenson).
20Les galeries permanentes du musée sont plutôt sombres, faisant ressortir l’éclairage dont bénéficient les objets présentés. Berenson pouvait donc passer aisément inaperçu quand il déambulait au milieu des collections. Le fait qu’il soit silencieux, de taille équivalente à celle d’un adulte, vêtu d’un pardessus et d’un chapeau également sombres, ou encore que ses déambulations ne se différencient pas fondamentalement de celles d’un visiteur, passant nonchalamment d’un objet à un autre, explique aussi que nombre d’entre eux ne l’aient pas même remarqué. Comme en témoignent les archives visuelles recueillies à cette occasion, la surprise initiale était d’autant plus grande chez ceux qui découvraient brusquement sa présence : sursaut étonné, franche stupéfaction, recul inquiet, profonde perplexité ou brusque éclat de rire : telles furent les réactions que nous avons enregistrées chez celles et ceux soudainement confrontés à Berenson sans avoir eu le temps de s’y préparer. Car bien que la présence d’un robot au musée ait fait l’objet d’annonces préalables, notamment par le biais d’écriteaux, le public ne cessait d’être surpris par son apparition comme par son apparence. Mais est-il vraiment pertinent de définir la réaction initiale des visiteurs comme une forme de déstabilisation ontologique ?
21Les têtes réduites exhibées à quelques dizaines de mètres du lieu où déambulait notre robot fascinaient également le public et provoquaient bien des réactions. Situées à l’exacte frontière entre artefacts ethnographiques, restes organiques et objets d’art, elles défient les classifications admises, au point que le fait de les montrer dans un musée relève d’une décision aujourd’hui toujours plus controversée. Mais quel que soit le statut qu’on leur prête, on ne saurait prétendre que, dans le contexte d’un musée anthropologique, ces têtes exposées produisent un quelconque effet de déstabilisation ontologique. Objets d’art ou restes organiques, ce n’en sont pas moins aux yeux de tous des « artefacts ». C’est bien là ce qui différencie la manière dont ils étaient perçus par les visiteurs de celle dont ils approchaient Berenson.
- 2 C’est d’ailleurs l’incapacité provisoire à bien saisir une telle limite qui a suscité a contrario l (...)
- 3 Communication personnelle de Philippe Gaussier. Voir également Brooks (2002).
22La fascination qu’exercent depuis toujours automates et robots (humanoïdes, en particulier) est essentiellement due à l’illusion d’autonomie qu’ils peuvent donner. Une majorité d’entre eux a été justement conçue pour renforcer une telle illusion. Aussi dès lors qu’on est confronté à un robot, la réaction la plus commune, passé le premier moment de surprise, est de chercher à mesurer plus exactement son degré d’autonomie et à en concevoir les limites2. Cette attitude se retrouve aussi bien parmi le public que chez les roboticiens3 ou chez des observateurs spécialisés (Suchman 2004). On l’observait également chez les visiteurs du musée. Après avoir vu le robot, la majorité d’entre eux cherchait à savoir s’il était téléguidé, et comment. Ces personnes regardaient autour d’elles pour voir si quelqu’un en commandait les mouvements, ou pour repérer les senseurs permettant au robot de trouver son chemin dans le dédale du musée. Ayant pris ainsi conscience de sa « nature », leur premier souci était de comprendre la logique sous-jacente qui présidait à ses déplacements ou qui dictait ses expressions. Elles en discutaient entre elles, souvent avec passion.
23De tels comportements correspondaient à notre attente et à celle des responsables du musée. N’ayant jamais eu l’intention de mystifier le public à propos des capacités du robot ou des limites de son autonomie, nous étions constamment mobilisés – tout comme les médiateurs du musée – pour répondre aux questions que les visiteurs pouvaient se poser à son sujet. Il s’agissait d’expliquer, du mieux que nous le pouvions, la sorte d’« architecture » réactive mise en œuvre par Berenson lors de ses déambulations au sein des salles d’exposition. Son comportement prioritaire consistait à éviter les obstacles – objets ou personnes – grâce à des capteurs de proximité induisant une réduction de sa vitesse et une rotation vers une zone dégagée. Une fois en terrain libre, son système de vision associait les zones de l’image perçue par une de ses caméras à des valeurs « positives », « négatives » ou « nulles » en fonction de ses apprentissages antérieurs (Karaouzène, Gaussier & Vidal 2012). Berenson se dirigeait alors vers la zone la plus « positive » qui se présentait à lui ; il se mettait aussi à « sourire » si ce caractère « positif » allait en s’accroissant. Dans le cas où la zone vers laquelle il se dirigeait était associée à des valeurs négatives, il « faisait la moue » et continuait son chemin. Berenson se déplaçait ainsi entre les statues du musée, allant de préférence, au tout début de l’expérience, vers celles que des visiteurs participant à cette dernière avaient jugées « plus intéressantes » que d’autres (selon un apprentissage de conditionnements de type « stimulus à valence ») et que nous avions initialement appris au robot à reconnaître comme telles. Lorsqu’il se trouvait face à une statue nouvelle pour lui ou face à une personne inconnue, il associait ce qu’il voyait à ce qu’il avait vu de plus ressemblant auparavant. Il s’approchait alors « en souriant » de certaines personnes ou œuvres du simple fait qu’il détectait chez elles une « ressemblance » avec les statues qu’il avait appris à « aimer ». À l’inverse, il s’éloignait en faisant la moue s’il détectait une « ressemblance » avec des statues qu’il avait appris à considérer comme étant moins « intéressantes/plaisantes » que les autres. Rien de bien sorcier, donc, en ce qui concerne les principes de son fonctionnement – même si leur mise en œuvre n’allait pas nécessairement de soi (Boucenna et al.2010 ; Boucenna, Gaussier & Hafemeister 2011 ; Gaussier et al. 1998 ; Giovannangeli & Gaussier 2009 ; Hasson, Gaussier & Boucenna 2011 ; Nadel et al. 2006).
24Quelques minutes suffisaient généralement pour satisfaire la curiosité de la plupart des visiteurs au sujet de Berenson. Ce désir de savoir semble bien naturel, il n’en est pas moins profondément significatif sur un plan épistémologique, en ce qu’il témoigne de la force des présupposés « ontologiques » qui se manifestent spontanément face à une « créature » susceptible de troubler provisoirement nos attentes dans ce domaine. Le premier réflexe des visiteurs était bien de s’assurer qu’en dépit de son apparente ambiguïté Berenson était effectivement une machine et rien d’autre. Les visiteurs du musée semblaient s’accorder spontanément sur la nécessité de rétablir au plus vite les frontières implicites permettant de distinguer, sans même y penser, un homme d’une machine ou de n’importe quel artefact. La mobilisation collective mise en œuvre pour « expliquer » le fonctionnement de ce robot correspondait bien aussi – sur le plan « ontologique » – à la volonté de signifier que sa présence ne remettait pas en cause, même sur un mode minimal, l’existence d’un monde où il est possible de s’adresser à un animal ou à un artefact comme s’il s’agissait d’un être humain, à condition toutefois qu’il soit bien entendu que cela ne saurait être que sur un mode purement accidentel ou métaphorique. Les demandes d’explication suscitées par la présence de Berenson – et, plus encore, la manière dont elles étaient formulées – témoignent de la prévalence d’une ontologie à caractère résolument « naturaliste » chez une majorité des visiteurs. Mais c’est précisément à ce stade que le comportement des uns et des autres prenait souvent un caractère inattendu.
25La situation devenait en effet paradoxale car le fait même de s’assurer qu’il s’agissait d’une machine n’empêchait pas une part importante du public de continuer à s’adresser à Berenson comme s’il s’agissait d’une personne. Plus étonnant, le fait de s’être renseigné plus en détail sur son fonctionnement semblait inciter de nombreux visiteurs à le traiter plus explicitement encore comme s’ils avaient affaire à une « personne » véritable. Une telle réaction représente, à notre sens, l’aspect le plus intéressant de l’interaction établie entre le public et le robot.
26La plupart des visiteurs qui se sont intéressés ne serait-ce qu’un bref instant à Berenson ne se montraient pas seulement curieux d’observer passivement son comportement. Ils cherchaient à attirer son attention et à savoir si ce dernier serait « sensible » à leur présence ou s’il allait les « ignorer ». Allait-il « sourire » en les voyant ou, au contraire, « faire la moue » et s’éloigner rapidement ? Nombre d’entre eux n’hésitaient pas à l’interpeller et à lui adresser toutes sortes d’injonctions, visiblement réjouis par la moindre manifestation d’intérêt à leur égard. Plusieurs s’adressaient aussi oralement au robot, quand bien même ils savaient parfaitement, à ce stade, qu’il ne pouvait ni les « entendre » ni les « comprendre » et moins encore leur « répondre ». Le plus remarquable était peut-être l’attitude des visiteurs lorsqu’ils quittaient le robot. Très peu d’entre eux s’en éloignaient comme ils l’auraient fait de n’importe quel autre objet du musée. Presque tous le saluaient en partant, notamment ceux qui accompagnaient de jeunes enfants, qui veillaient scrupuleusement à ce que les enfants traitent le robot avec des égards allant bien au-delà du simple fait de ne pas l’abîmer. Ces adultes ne voyaient pas seulement en Berenson un moyen de distraire les enfants ou de satisfaire leur curiosité mais aussi une occasion de parfaire leur éducation. À cette occasion, ils improvisaient sans même s’en rendre compte des règles inédites de civilité à l’égard d’une machine. Ainsi, en analysant les comportements des centaines de visiteurs qui approchèrent Berenson durant ces journées, on peut en esquisser une typologie sommaire.
27Une première modalité d’interaction, la moins spectaculaire en apparence, ne saurait être négligée : de nombreux visiteurs, manifestement intéressés par Berenson, gardaient par rapport à lui une distance prudente. La plupart d’entre eux cependant ne se satisfaisait pas d’une telle discrétion, et cherchait à entrer plus « intimement » en contact avec le robot humanoïde. Deux modes d’interaction prévalaient alors. La moitié de ces personnes mettait en œuvre toutes sortes de protocoles expérimentaux improvisés, plus ou moins raffinés, pour entrer en communication avec lui. L’autre moitié faisait clairement fi d’une telle phase exploratoire, et s’adressait directement à Berenson comme si communiquer avec un robot ne posait pas plus de difficultés qu’avec n’importe quel être humain. De nombreux visiteurs s’adressaient ainsi à Berenson – parfois longuement – sans paraître s’inquiéter de savoir si celui-ci faisait « attention » à ce qu’ils disaient ou même s’il « comprenait » leurs propos. Il est d’ailleurs fascinant de constater que ce ne sont pas nécessairement les (jeunes) enfants qui adoptaient le plus volontiers cette dernière attitude. On peut se demander – même si répondre à cette question exigerait des observations plus systématiques que celles que nous avons effectuées jusqu’ici – si la tendance à traiter d’emblée le robot comme une personne n’est pas inversement proportionnelle à l’âge des observateurs, les plus jeunes paraissant enclins à prolonger une étape proprement exploratoire avec ce dernier. Indépendamment d’une telle remarque, un autre élément entre en jeu : la manière dont s’esquissaient, en un tel contexte, des formes inédites de sociabilité, déployées d’entrée dans un registre collectif largement partagé.
28Il est apparu clairement que la réaction de nombreux visiteurs du musée vis-à-vis de notre robot ne peut être analysée en termes purement duels dans la mesure où la plupart d’entre eux prenait spontanément à témoin des proches ou d’autres visiteurs dès lors qu’ils interagissaient avec lui. Une jeune fille, ayant constaté que le robot lui « souriait », s’empressait par exemple d’exprimer joyeusement sa satisfaction, tout en s’exclamant d’une voix claironnante : « Il m’aime ! » À la manière d’autres visiteurs, elle se montrait alors encline à faire durer son interaction avec le robot. De manière plus générale, enfants comme adultes n’avaient d’autre hâte, après avoir attiré l’attention de Berenson, que d’appeler leurs parents ou leurs proches pour partager cette expérience. Du fait même de cette tendance spontanée à inscrire l’interaction avec le robot dans un cercle de sociabilité plus large, il est souvent difficile de mesurer la part de jeu – social ou spontané – impliquée dans la relation avec ce dernier.
- 4 Une analyse quantitative des observations et des enregistrements réalisés en mai 2013 au cours d’un (...)
29Il faudra vérifier bien sûr la pertinence des analyses réalisées sur la base de cette première interaction entre un robot humanoïde et les visiteurs du musée du quai Branly à l’occasion de futurs protocoles expérimentaux4. On peut déjà noter la convergence de nos premières conclusions avec des études récentes de psychologie cognitive. Revenant sur les recherches pionnières de Jean Piaget, de nombreux travaux soulignent aujourd’hui le fait que l’apprentissage de la distinction entre des artefacts et des êtres vivants semble beaucoup plus précoce qu’on ne le pensait jusqu’à présent. Mais certaines de ces recherches insistent aussi sur le fait que cette distinction a un caractère plus labile que celui qu’on lui prêtait jusqu’alors (Saylor et al. 2010 : 848). Car il faut tenir compte de la capacité partagée par les enfants et les adultes à attribuer à des êtres non vivants des qualités habituellement assignées aux vivants, sans pour autant s’illusionner sur la « nature » plus précise des uns et des autres (Jipson & Gelman 2007 : 1686). Plus fondamentalement, enfin, beaucoup de psychologues sont maintenant convaincus du fait que la dimension relationnelle de toute interaction joue un rôle plus décisif pour en définir la teneur que toute autre considération d’ordre plus spécifiquement ontologique. Là encore, un tel constat vaut pour les enfants – même très jeunes – aussi bien que pour les adultes (Airenti 2012). De tels travaux semblent confirmer non seulement les premiers éléments d’observation mais aussi les premières hypothèses dont nous disposons sur les modalités concrètes d’interaction entre humains et robots.
30Nous voulons indiquer encore une fois qu’on ne saurait se contenter de chercher à définir dans une perspective anthropologique les formes d’ontologie censées prévaloir dans d’autres milieux, à d’autres époques ou dans d’autres sociétés, par leur contraste avec l’ontologie de type « naturaliste » – supposée caractériser notre propre « modernité ». Sans pour autant se soucier de savoir dans quelle mesure une telle ontologie prévaut véritablement « chez nous ». Certes, on peut être tenté de donner à un tel contraste une valeur essentiellement « paradigmatique » ou « philosophique ». Cela ne signifie pas pour autant qu’on puisse passer outre à toute mise à l’épreuve ethnographique du « naturalisme » sans renoncer simultanément à ce qui fait la spécificité de la démarche anthropologique. Ce serait d’autant plus dommageable que les questions soulevées précisément en termes d’ontologie par les anthropologues dans un cadre essentiellement comparatif, font déjà l’objet, par ailleurs, non seulement de réflexions théoriques mais aussi de considérations pragmatiques, d’enjeux économiques et d’épreuves empiriques, au sein de nos propres sociétés. Tel est le cas, en particulier, de la robotique humanoïde qui met systématiquement en jeu la nature même de la distinction « ontologique » entre humains et artefacts. Cela explique aussi que les enjeux liés à cette technologie entraînent aussitôt des réactions d’ordre fantasmatique (mais aussi « éthique » et « philosophique ») comme en témoignent les débats qu’elle suscite mais aussi d’innombrables œuvres de science-fiction. Nous avons choisi cependant de nous en tenir dans ce texte à ses implications les plus spécifiquement anthropologiques. Pour en rester à cette seule dimension, une question centrale est de savoir à quel point l’avènement de la robotique remettra vraiment en cause l’idée même qu’on se fait aujourd’hui de la distinction entre humains et artefacts. Mettre les visiteurs d’un musée en présence d’un prototype de robot humanoïde permet d’aborder cette question d’un point de vue qui n’est pas seulement spéculatif ou rhétorique mais doté d’une authentique assise ethnographique. Au cours de l’expérimentation que nous avons décrite, il apparaissait clairement que les visiteurs du musée associaient souvent entre elles deux attitudes qui peuvent sembler contradictoires à première vue dans le cadre d’une ontologie plus spécifiquement naturaliste. Ils visaient d’une part à cerner aussi précisément que possible le fonctionnement mécanique du robot auquel ils étaient confrontés, mais ce faisant, loin de ravaler son statut à celui de simple artefact, ils cherchaient d’autre part à interagir avec lui comme s’il s’agissait d’une personne – une personne pour laquelle il faudrait cependant tenir compte du fait que sa manière de réagir est régie par son « fonctionnement » et doit être appréciée comme telle (du fait de ses senseurs, en particulier). Or, une telle attitude est plus proche du type de comportement attendu dans le cadre d’une ontologie « animiste » que dans celui d’une ontologie « naturaliste ». Dans quelle mesure de tels comportements doivent-ils nous inciter à réviser la place unique qu’est censée occuper une ontologie « naturaliste » dans nos propres sociétés ? Ne nous invitent-ils pas aussi à reconsidérer, plus fondamentalement, la manière même dont se trouve appréhendée et définie la notion d’ontologie dans le débat anthropologique actuel ?