- 1 Communication personnelle de Roberte Hamayon.
- 2 Cette méfiance s’est changée en espoir lorsque des médiums ont commencé à utiliser la photographie (...)
1H. Nyambuu, l’une des figures de proue des études folkloriques en Mongolie à l’époque communiste, se plaisait à raconter vers la fin des années 1960 la réticence des personnes âgées, dans les régions rurales du pays, à se laisser prendre en photo par des étrangers 1. Victimes selon lui d’une méconnaissance superstitieuse de la technique photographique, elles auraient craint de laisser produire ce qu’elles considéraient comme un puissant moyen d’action sur leur personne. Ce genre d’inquiétude vis-à-vis des mésusages magiques de la photographie a été rapporté à maintes reprises, et en de nombreux endroits, au point de devenir une sorte d’image d’Épinal des situations de « premier contact ». La peur ou l’indignation ressenties par les autochtones des pays exotiques à qui les voyageurs européens montraient leur propre portrait photographique ont souvent été données comme preuve de la crédulité des sociétés « primitives » et de leur incapacité à bien distinguer la réalité de sa représentation (voir par exemple Junod 1913 : 339-340, cité par Lévy-Bruhl 1922 ; ou encore Carpenter 1995 ; Wright 2008). On relate moins souvent que les premiers daguerréotypes ont été accueillis en Europe avec le même genre de méfiance, du fait d’une crainte latente que ce procédé ne capte davantage que la seule image du sujet (Trachtenberg 1992 : 185)2.
2La croyance en la possibilité d’agir physiquement sur une personne à travers une image qui la figure est largement répandue. Cette « loi » de l’action magique a été théorisée très tôt en anthropologie par l’un de ses pères fondateurs, James G. Frazer, dans le premier volume de sa compilation monumentale des pratiques religieuses du monde entier, Le Rameau d’Or (1994), paru en 1890. Selon Frazer, la magie fonctionne d’une manière générale selon une loi de sympathie, elle-même subdivisée en deux principes logiques : la loi de similarité d’une part, et la loi de contagion d’autre part. Autrement dit, la magie opérerait à travers des choses qui ressemblent à celles sur lesquelles on veut agir – images, figurines ou imitations gestuelles – ou qui ont été en contact avec elles – cheveux, ongles, vêtements, etc.
- 3 Ma traduction.
- 4 De manière assez littérale, puisqu’il était d’usage en Europe à une époque de prendre des photograp (...)
- 5 En mongol, comme en d’autres langues, les termes utilisés pour désigner une photographie signifient (...)
3Le cas de la photographie est intéressant à cet égard, car elle mêle les deux principes d’action magique. Comme l’a remarqué Christopher Pinney (1997 : 20) dans son étude approfondie de la « vie sociale » des photographies indiennes, cette technique diffère de la peinture en ce qu’elle ne se contente pas de figurer le sujet. Les images photographiques sont autant des représentations que des « traces » laissées par « la lumière renvoyée par un objet à travers une lentille et jusqu’à une émulsion filmique 3 » (ibid. : 20). Reprenant le vocabulaire de la sémiotique peircienne, Pinney souligne le fait que la photographie est indicielle autant qu’iconique : elle ne se contente pas de ressembler à son référent, elle garde aussi une trace de sa présence. Ce concept se rapproche de ce que Roland Barthes (1980 : 120-123) a appelé le « noème » de la photographie, ce qui lui donne sa « force d’évidence » (ibid. : 165) : la photographie présente quelque chose qui a été là, son référent est quelque chose de nécessairement réel qui a été placé devant l’objectif à un moment donné, pendant une certaine durée. La photographie produit des images spectrales 4. À ce titre, elle est un moyen assez intuitif et efficace de produire le double d’une personne 5.
- 6 On connaît notamment un portrait anonyme du Jebtsundamba Khutuktu jeune (datant probablement de la (...)
4La photographie est connue en Mongolie de longue date, probablement depuis la fin du xixe siècle, bien que sa pratique soit longtemps restée réservée aux membres de l’aristocratie et aux plus hauts dignitaires religieux 6. Après l’adoption d’une « voie de développement non capitaliste », qui a fait de la Mongolie la première république populaire satellite de l’urss en 1924, la photographie connaît un nouvel essor. Dès les années 1950, le régime charge des photographes professionnels installés dans toutes les régions du pays de mettre en images l’idéologie officielle et d’exposer leur travail dans les usines ou aux réunions publiques (Chimid 1973). Alors que par la suite, l’instauration des passeports a pour effet de généraliser la production de portraits d’identité, les Mongols commencent vers les années 1960 à utiliser la photographie à des fins personnelles, notamment en collectionnant des photos de famille destinées à être exposées dans des vitrines au fond des habitations (Delaplace & Micoud 2007).
5La pratique de la photographie ne cesse pas avec la fin du régime communiste, au contraire. À la fin des années 1990, chaque agglomération du pays compte au moins un studio photographique. On s’y rend pour faire développer ses pellicules ou pour se faire portraiturer en costume et sur fond de fresques exotiques (chutes d’eau, jungle ou chalet suisse). À ma connaissance, il n’est pas de foyer en Mongolie aujourd’hui où ne soient exposés au moins quelques portraits photographiques, éventuellement accompagnés de sutras bouddhiques, de diplômes et de posters électoraux. Dans les yourtes, les vitrines de clichés trônent sur de larges coffres en bois au fond de l’habitation et sont la première chose qu’un visiteur aperçoit en entrant. Les Mongols, dans les villes comme dans les régions rurales, font de la photographie un usage éminemment social : ils commandent, diffusent, échangent, exposent et commentent leurs images avec passion (ibid.), et le faisaient d’ailleurs bien avant de devenir des usagers assidus des réseaux numériques de partage à la fin des années 2000.
6Les Mongols font aussi de la photographie un usage cosmologique. Lorsqu’une personne meurt, quel que soit son âge ou son sexe, un portrait particulier est fabriqué à partir de sa photographie d’identité agrandie et colorisée. Ce portrait, encadré et surmonté d’un tissu cérémoniel de soie bleue (hadag), sera porté par un enfant le jour des funérailles, en tête de cortège. Il sera ensuite exposé dans le foyer du défunt, auprès des photos de famille de la maisonnée, où il recevra des offrandes régulières d’encens, de boissons et de nourritures diverses – notamment du thé au lait, de l’alcool, de la viande grasse et des sucreries.
7Il est donc clair que la photographie n’a rien perdu pour les Mongols de sa dimension magique : ceux-ci semblent bien considérer l’image d’une personne comme une sorte de double, qui permet dans certains contextes au moins de lui faire parvenir des choses en son absence. Autrement dit, ce n’est pas malgré son potentiel latent que la photographie s’est si largement diffusée en Mongolie, mais en partie au moins à cause de celui‑ci. Ce n’est pas parce que les Mongols ont cessé de croire au pouvoir de la photographie qu’elle a eu tant de succès, mais parce qu’ils lui ont trouvé un usage. En l’occurrence, la fabrication de portraits funéraires n’est pas le seul usage magique fait par les Mongols de la photographie : par exemple, le portrait d’identité d’un parent absent permet de le faire bénéficier à distance des effets d’un rituel chamanique. La médiation photographique peut également donner à voir des choses invisibles à l’œil nu, comme de l’énergie vitale émanant du corps de chamanes en communication avec des esprits.
8Pour toutes ces raisons, les Mongols sont très précautionneux quant à la circulation de leurs portraits. Il est d’usage de brûler une photographie dont on ne veut plus, afin de s’assurer qu’elle ne tombera pas entre de mauvaises mains – le problème à cet égard n’est pas tant de se laisser photographier ou non que de contrôler la circulation des images produites. J’en ai eu la confirmation lorsque j’ai demandé à des photographes professionnels de faire des copies des images qu’ils exposaient dans leurs studios pour illustrer les services qu’ils proposaient : la plupart refusaient, au prétexte qu’ils ne savaient ni qui étaient ces personnes ni qui j’étais moi-même, et qu’ils ne voulaient pas prendre ce genre de responsabilité.
9Parmi la grande variété des usages mongols de la photographie, je me concentrerai ici exclusivement sur les portraits funéraires. Je montrerai que leurs usages magiques ne se limitent pas à servir de support d’offrandes pour les morts, bien que ce soit là leur fonction la plus évidente. À un niveau moins explicite et peut-être plus profond, la photographie semble utilisée pour opérer une transformation de la personne même du défunt. En s’appuyant sur la notion classique de « secondes funérailles » proposée par Robert Hertz dès 1907, il s’agira de montrer que les Mongols emploient la photographie non seulement pour sa double valeur iconique et indexicale, mais aussi pour le potentiel qu’elle offre d’être reproduite sous une forme altérée. En faisant des portraits funéraires à partir de photographies d’identité, les Mongols modifient partiellement la valeur iconique de l’image – ce à quoi le sujet ressemble – tout en laissant intacte sa valeur indicielle – puisque la photographie retouchée n’en reste pas moins une photographie du défunt. La fabrication de son portrait funéraire semble ainsi permettre de changer le mort en quelque chose d’autre, elle ouvre une brèche dans la force d’évidence de la photographie, en faisant du « ça a été » qui caractérisait intuitivement cette dernière un « ça devient » rituellement construit.
- 7 Lorsqu’il les remarque, Rubrouck pense d’abord qu’il s’agit d’idoles, mais les moines le détrompent (...)
10Les Mongols n’ont pas attendu l’invention de la photographie pour exposer des figurations anthropomorphes dans leurs foyers. Le moine franciscain Guillaume de Rubrouck, missionné par Louis IX en 1253 pour convertir les Mongols, a livré un compte rendu détaillé de la vie quotidienne, militaire et religieuse à cette époque. Il rapporte qu’à l’intérieur des habitations, « une image, une sorte de poupée ou de statuette de feutre » était habituellement suspendue aux parois, « au-dessus de la tête » du maître et de la maîtresse de maison, et était appelée « frère du maître [ou de la maîtresse] ». Encore plus haut, entre ces deux figurines, une autre était suspendue, « petite et maigre » d’apparence, qui était « comme la gardienne de toute la maison » (Rubrouck 1985 : 91-92). Malheureusement, Rubrouck ne précise pas si ces figurines avaient un quelconque lien avec les parents morts des membres de la maisonnée. Toutefois, il mentionne à un autre endroit de son récit que les Mongols les plus aisés faisaient faire dans les temples bouddhiques des « images » des défunts, afin qu’ils y reçoivent les soins des moines 7.
- 8 Ces figurines, néanmoins, ne sont pas toujours censées ressembler à l’esprit qu’elles figurent (Hum (...)
11Plus de six cents ans plus tard, au tournant du xxe siècle, on trouvait dans les foyers mongols (surtout chez les Bouriates septentrionaux) des figurines de bois ou de feutre, ou des formes humaines peintes sur un tissu, censées figurer 8 des esprits et utilisées pour les nourrir. Ces figurines sont appelées ongon à travers le monde sibéro-mongol, un terme qui désigne à la fois le support matériel (son étymologie le lie à la notion de « récipient » ou de « contenant ») et l’esprit qu’il est supposé accueillir. D’après les sources (Humphrey 1973 ; Hamayon 1990 : 403-424 ; Beffa & Delaby 1999), les ongon servent de supports à des esprits affamés, qui y sont introduits par un chamane afin qu’ils cessent de semer le trouble dans un foyer affecté. Nourris régulièrement de sang et de viande grasse par cet intermédiaire, les esprits fauteurs de trouble sont censés s’apaiser et renoncer à dévorer la chair des membres de la maisonnée, qui dès lors recouvrent la santé.
12Lorsqu’ils ont été documentés par les ethnographes, toutefois, les ongon n’étaient plus présents qu’à la périphérie de l’aire mongole, principalement chez les Bouriates de la région du Baïkal. La conversion massive des Mongols au bouddhisme gelugpa, à partir du milieu du xvie siècle, a largement contribué à leur disparition dans les régions plus centrales. Parmi les tribus oïrates occidentales, un puissant dignitaire religieux connu sous le nom de Zaya Pandita est resté célèbre pour l’édiction d’un décret ordonnant la destruction systématique de tous les ongon de la région et la mise en place d’un système d’amendes pour les familles qui continuaient d’en fabriquer (Bawden 1968 : 26-37). Les ongon ont ainsi été progressivement remplacés au fond des habitations mongoles par des icônes bouddhiques. Les personnes âgées interrogées dans la province de l’Uvs, au nord-ouest de la Mongolie, affirmaient que ces icônes étaient exposées aux côtés de sutras, posées sur une boîte dans laquelle elles étaient transportées lors des nomadisations. D’après les descriptions recueillies au cours des expéditions ethnographiques menées par Witold Dynowski à la fin des années 1960, les « autels domestiques » avant la révolution étaient installés face à la porte sur trois larges coffres, où étaient arrangés des icônes et de menus objets de culte (Oledzki 1977 : 11).
13Bien entendu, avec l’adoption d’un régime d’inspiration soviétique en 1924 et la politique violemment antireligieuse qui s’en est suivie, les icônes elles-mêmes ont été bannies. Confisquées, détruites ou cachées dans des coffres enterrés par leurs propriétaires, elles ont été remplacées par des portraits de dirigeants du parti communiste, divinités plus acceptables à cette époque (Humphrey 1974). Les images bouddhiques ne disparaissent pas complètement pour autant : Jacek Oledzki en atteste la présence dans de nombreux foyers mongols à la fin des années 1960, bien qu’elles aient parfois été déplacées dans des endroits plus discrets de l’habitation. Il donne l’exemple d’un ancien secrétaire du parti, également ancien lama,
qui ne possède pas moins de vingt-six images de toutes sortes de divinités du panthéon lamaïste sur son autel. Et ces images se trouvent aux côtés des portraits des dignitaires politiques Sukhe Bator et Choybalsan. Cette personne se distingue par son souci particulier d’effectuer toutes les formes traditionnelles d’offrandes, notamment de garder constamment un feu allumé (pas seulement au crépuscule) sur l’autel. Pour ce faire il doit préparer plusieurs douzaines de bols de beurre et des mèches de coton enroulées à la main 9. (Oledzki 1977 : 12.)
14Les autres cas présentés par l’auteur suggèrent qu’il n’était pas rare qu’une famille possède quelques images pieuses de Burhan Bagsh (Bouddha), d’Avid (probablement Amitabha) et d’autres divinités (notamment Dari ou Tsogshin) choisies selon des critères astrologiques par un moine ou par un devin local. La pratique la plus courante consistait à allumer une lampe de beurre devant ces icônes et leur offrir du thé ainsi que des morceaux de viande grasse cuite. Oledzki, par contre, ne mentionne à aucun moment la présence dans les foyers mongols à cette époque de portraits de parents défunts, suggérant que leur apparition sous la forme qu’on leur connaît aujourd’hui est un phénomène relativement récent. Bien qu’on en trouve mention officielle seulement à partir du début des années 1990 (Ar’yasüren & Nyambuu 1992 : 363, 365), l’enquête réalisée dans le nord-ouest du pays porte à croire qu’ils sont apparus peu à peu à côté des portraits de cadres du parti et des icônes bouddhiques à partir des années 1970.
15Aujourd’hui, les portraits funéraires sont exposés dans des cadres individuels suspendus aux perches du toit des yourtes, posés au milieu des vitrines de photos de famille sur les larges coffres qui occupent généralement le fond des habitations, ou accrochés aux murs du salon. La surface de ces coffres sert comme auparavant d’autel, des offrandes y étant déposées devant les portraits funéraires et devant les icônes qui les accompagnent parfois – mais paradoxalement moins souvent à présent qu’à la fin des années 1960, si l’on se fie aux descriptions d’Oledzki.
16Icônes et portraits funéraires, au demeurant, sont clairement placés sur un plan de continuité : tous deux sont exposés au même endroit, dans le fond des habitations, mais souvent aussi de la même manière, dans des cadres individuels installés au-dessus ou à côté des vitrines de photos de famille. La continuité est telle que le terme « icône » (burhan) sert aussi à désigner les portraits funéraires. Cela ne serait pas seulement dû au fait que les deux images reçoivent indifféremment les mêmes offrandes sur les coffres – on peut adresser des offrandes aux divinités en les disposant devant les portraits funéraires, et inversement. Sur le plan cosmologique, il pourrait sembler que les défunts sont pensés par analogie à des divinités. En effet, bien qu’il soit généralement admis en Mongolie qu’une personne « renaît » après sa mort, et malgré une distinction ontologique nette faite habituellement entre les morts et les divinités du panthéon bouddhique figurées sur les icônes, l’une des expressions pour dire « mourir » en mongol peut se traduire littéralement par « devenir divinité » (burhan bolo-).
- 10 De nombreux travaux ont décrit les modalités selon lesquelles la « fortune » (hishig) du foyer dépe (...)
17Ce paradoxe s’explique peut-être par le fait que le terme « icône » (burhan), comme celui traduit par « support d’esprit » (ongon), ne distingue pas la figuration de l’entité figurée. Autrement dit, « devenir divinité » (burhan bolo-) pourrait tout aussi bien se traduire par « devenir icône » : cette expression pourrait donc tout simplement décrire le processus par lequel les défunts sont « iconicisés » après leur mort, à travers leur portrait funéraire, qui sanctionne leur accession à un collectif de récipiendaires d’offrandes comprenant aussi des divinités bouddhiques. La valeur référentielle des portraits funéraires, en outre, ne se limite pas au défunt figuré sur l’image, mais inclut par extension l’ensemble des parents morts des membres de la maisonnée, sans spécification de genre ou de génération : les offrandes déposées devant ce portrait valent automatiquement pour tous les morts. De cette façon, l’expression « devenir icône/divinité » serait moins un postulat sur le devenir ontologique du défunt dans l’au-delà qu’une référence concrète à son placement, à travers le placement de son portrait funéraire aux côtés des « autres » icônes de la maisonnée, du côté qui reçoit les offrandes en échange de la prospérité du foyer 10 (« on the receiving end », dirait-on en anglais).
18Les portraits funéraires sont fabriqués à partir d’une photographie d’identité presque toujours agrandie, souvent colorisée, et parfois retouchée. Ils sont réalisés dans les studios photographiques à l’aide du logiciel de retouche d’images Photoshop. Jusqu’au début des années 1990, avant que ce logiciel soit disponible localement, les portraits mortuaires étaient réalisés à l’étranger par l’intermédiaire de jeunes gens partis étudier dans les pays du bloc soviétique. Les photographies à retoucher étaient confiées à des photographes professionnels qui les agrandissaient mécaniquement et les peignaient à la main. La chute du régime a temporairement fermé ces voies de circulation d’images, obligeant la plupart des familles à recourir au dessin pour la confection de leurs portraits funéraires. Ces portraits dessinés, clairement des pis-aller temporaires puisqu’ils ont été remplacés de nouveau par des photographies dès que cela a été possible, ont tout de même permis une évolution technique considérable en autorisant la transformation de l’apparence du défunt sur la nouvelle image. Les dessins, en effet, permettent non seulement de produire une image plus grande et en couleur, mais également de modifier l’expression du visage du défunt et les vêtements qu’il porte. Grâce à Photoshop, il est désormais possible de produire une version modifiée du portrait original, qui néanmoins reste une image photographique et par conséquent en conserve les propriétés indicielles.
19Il arrive toutefois qu’aucun portrait individuel ne convienne, ce qui oblige les parents chargés de l’organisation des funérailles à extraire une meilleure image d’un portrait de groupe où apparaît le défunt. Pour éviter cela, il n’est pas rare qu’une personne âgée prenne elle-même ses dispositions pour faire faire avant sa mort l’image qui servira à son portrait funéraire. Le vieux Badrah, sur qui j’avais beaucoup compté lors de mon premier séjour de recherche dans les montagnes du nord-ouest en 2000, m’avait demandé en échange de son aide que je le prenne en photo, car il s’attendait à mourir bientôt et ne possédait pas d’image appropriée pour son effigie mortuaire. Le portrait était bien destiné à être retouché : alors que n’importe quelle autre séance de photo demande de longs préparatifs, un choix méticuleux de vêtements, de lieu et d’orientation (Delaplace & Micoud 2007), Badrah s’est simplement assis en tailleur à côté de sa yourte, après avoir accroché ses médailles à son habit de travail (espérant sans doute qu’elles seraient détourées par le photographe), sans se soucier de retirer du cadre le crottin et les objets jonchant le sol.
- 11 Lorsque Vincent Micoud et moi-même avons proposé à Barsaa de réaliser pour lui un autre portrait re (...)
- 12 En règle générale, « ce qui fait qu’une image est “bonne” à regarder est qu’elle vous regarde », a (...)
20Pure coïncidence, je rencontrai son fils Barsaa quelques mois après la mort de Badrah, en 2005 ; je fus surpris de constater que sa mère et lui avaient choisi pour le portrait funéraire de leur père et mari une photo d’identité ancienne, où celui-ci apparaissait bien plus jeune, quasiment méconnaissable pour ceux qui comme moi ne l’avaient connu qu’à la fin de sa vie. Bien qu’il m’assurât qu’il avait simplement égaré la photo que j’avais prise, qu’il connaissait, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il s’agissait d’un choix réfléchi de sa part. Peut-être avait-il ressenti devant « mon » image la même chose que Barthes, qui ne parvenait pas à « reconnaître » sa mère sur ses portraits les plus récents ; peut-être que contrairement à moi, et comme Barthes avec sa mère, il n’avait reconnu son père que sur cette image de lui jeune, et que la « vérité » de l’image qui sert au portrait funéraire compte tout autant que sa réalité. Ou peut-être que l’image que j’avais faite ne convenait pas pour des raisons purement conventionnelles, du fait du regard de côté que semble y esquisser Badrah 11. L’esthétique des portraits funéraires semble en effet plus stricte encore que celle des photos ordinaires 12 : le sujet fait face à l’objectif, cadré sous les épaules ; vêtu d’un habit mongol (deel) et coiffé d’un chapeau, il se détache sur un fond uni, le plus souvent bleu.
21De fait, même lorsque ce n’est pas un portrait d’identité du défunt qui est choisi par ses proches pour réaliser son portrait funéraire, l’esthétique conventionnelle du second se calque tout de même sur celle du premier. Les effigies funéraires, d’une certaine manière, présentent le double inversé des portraits d’identité. Alors que sur son portrait d’identité le défunt est en costume de ville, tête nue, il est figuré en costume mongol (deel) sur son portrait funéraire, coiffé d’un chapeau et décoré de l’ensemble de ses médailles, réelles ou supposées. Les portraits funéraires, de plus, sont systématiquement inversés sur un plan de symétrie axiale par rapport aux portraits d’identité – ce qui était déjà le cas lorsqu’ils étaient dessinés. Outre l’écho curieux que donne cette opération à des idées cosmologiques assez répandues parmi les peuples sibéro-mongols, selon lesquelles le monde des morts serait une version symétrique et inverse de celui des vivants (Even 1994), l’inversion symétrique semble mettre en opposition deux registres d’identité du défunt. Les différentes transformations opérées sur le portrait d’identité, en effet, ne changent pas sa mise en scène : le sujet se présente face à l’objectif sur un fond standard et dans une attitude neutre, offrant ainsi au spectateur un visage nu, indubitablement spécifique et parfaitement identifiable. Le portrait funéraire, autrement dit, reste un portrait d’identité ; comme l’original, il identifie le défunt comme membre individuel d’un collectif. Alors que le portrait original identifiait le défunt – d’une certaine manière il continue de le faire après sa mort – comme citoyen de la (République populaire de) Mongolie, son portrait funéraire sanctionne son accession à une communauté de défunts récipiendaires d’offrandes domestiques.
22Dès lors, s’il est ironique au regard des objectifs de rationalisation du contrôle étatique de la population avec lesquels les photographies d’identité ont été introduites en Mongolie comme ailleurs (Pinney 2008), le détournement de celles-ci n’en est pas moins habile. Loin de se méprendre sur le pouvoir de la photographie, les Mongols ont su utiliser à des fins rituelles et cosmologiques ce qui était initialement envisagé par l’État comme une technique bureaucratique. En retouchant ces images, cependant, ils font un pas de plus : plutôt que de se contenter d’une photographie qui enregistre le réel et qui « instruit la preuve » (Charuty 1999 ; Pinney 2008), les Mongols demandent à la photographie d’agir sur le réel, de le transformer.
23En 1907, Robert Hertz publie une « contribution à l’étude de la représentation collective de la mort », consacrée à l’analyse des rituels funéraires des Dayaks de Bornéo (Hertz 1928). Il note que, de la même manière que de nombreuses sociétés à travers le monde, les Dayaks ne déposent pas directement leurs défunts dans leur sépulture définitive. Ils commencent par les installer dans une sépulture provisoire, généralement située à l’écart du village, au cœur de la forêt. Les restes du mort y sont conservés pendant un temps assez variable, mais en tout cas suffisamment long pour que la chair du cadavre se décompose entièrement et que les os soient mis à nus. Ces derniers sont alors transportés dans une autre sépulture, plus près du village, au cours d’un rituel collectif et fastueux que Hertz propose de nommer « secondes funérailles ». Alors que la sépulture provisoire du défunt était éloignée, solitaire et discrète, celle qui lui est donnée à cette occasion est collective : elle prend la forme d’une petite hutte dans laquelle sont installés les restes de nombreux individus.
24Ce changement de sépulture pourrait sembler anecdotique, mais Hertz lui confère une importance cruciale. Il montre en effet que la cérémonie de secondes funérailles correspond à la fin des obligations de deuil pour la famille, et qu’elle marque le passage du mort d’un statut liminaire d’âme esseulée et dangereuse à celui d’ancêtre respecté. Après ses secondes funérailles, le défunt accède à une communauté d’ancêtres, supposés veiller sur la prospérité de la population tant qu’ils reçoivent les soins appropriés. Hertz conclut : « Les secondes funérailles opèrent une transformation profonde dans la condition du défunt. » « En purifiant le corps, en lui donnant un nouvel attirail, les vivants marquent la fin d’une période et le commencement d’une autre ; ils abolissent un passé sinistre et donnent au mort un corps nouveau et glorifié, avec lequel il pourra dignement entrer dans la compagnie de ses ancêtres » (ibid. : 47). Ainsi, « en constituant la société des morts, la société des vivants se recrée régulièrement elle-même » (ibid. : 74-75).
- 13 On sait par exemple qu’au tournant du xxe siècle des familles mongoles voyageaient jusqu’au monastè (...)
25Malgré quelques indices suggérant des rituels similaires à certaines époques 13, les Mongols ne pratiquaient pas ou plus de secondes funérailles au moment où les portraits funéraires ont commencé à être utilisés. En Mongolie, aujourd’hui, le corps des défunts est enterré ou déposé sur le sol pour y être dévoré par les animaux : dans un cas comme dans l’autre, la première sépulture est définitive. Les restes du cadavre ne sont vraisemblablement ni collectés ni déplacés, l’idéologie funéraire des sépultures mongoles visant au contraire à faire disparaître ces restes dans le paysage pour en assurer l’oubli (Delaplace 2011). On pourrait penser néanmoins que la fabrication d’un portrait retouché du défunt à l’occasion des funérailles implique un processus de transformation de sa personne comparable à celui qu’a décrit Hertz chez les Dayaks. En agrandissant une photographie d’identité, en la colorisant et en présentant le mort sous la forme d’une « icône », les Mongols le parent d’un corps nouveau, un corps glorieux qui lui donne accès à un collectif d’entités recevant des offrandes domestiques. Plutôt que d’agir sur le cadavre pour accomplir cette transmutation, les Mongols utilisent sa photographie, un double puissant qui retient quelque chose du défunt en même temps qu’il lui ressemble. On pourra mesurer à quel point ce quelque chose est envisagé ici de manière concrète en mentionnant que le portrait est souvent surmonté du tissu cérémoniel de soie (hadag) qui a été posé sur la bouche et le nez du défunt immédiatement après sa mort, pour recueillir son dernier souffle.
26La photographie, en s’offrant comme double transformable, permettrait donc d’ancestraliser le mort à distance. Le moins que l’on puisse dire, pourtant, c’est que rien n’est fait pour envelopper d’une aura de mystère le procédé technique par lequel cette transformation est effectuée. Même aux pompes funèbres de la capitale, chez des photographes spécialisés dans la production de portraits funéraires, les opérations de retouche sont réalisées sans le moindre faste rituel, sur des machines tout à fait communes. Rien de comparable ici avec la bénédiction des appareils photographiques utilisés pour enregistrer les messages divins sur les sites d’apparitions mariales aux États-Unis (Wojcik 1996), ou avec les séances de médiumnisme méticuleusement mises en scène lors de la réalisation de portraits spirites dans la France du xixe siècle (Charuty 1999). Lorsque je visitai le studio spécialisé des pompes funèbres d’Ulaanbaatar (Oulan-Bator), le photographe chargé des portraits funéraires était un jeune homme qui avait trouvé ce job d’été pour payer ses études d’économie à l’université. Il n’avait de son propre aveu jamais reçu de formation spécifique pour ce poste, et m’assura en toute simplicité qu’il suffisait de savoir utiliser Photoshop. Il était au demeurant très satisfait du travail et, d’après ce que je pus voir, l’exécutait avec le plus grand sérieux.
27Lorsqu’une famille endeuillée venait solliciter ses services, il commençait par numériser et importer dans Photoshop le portrait d’identité que celle-ci lui fournissait. Il l’inversait, l’agrandissait, puis effaçait les accidents ou les taches présentes sur l’image ; il arrangeait éventuellement la coiffure du défunt en lissant ses cheveux, voire en les noircissant, et faisait disparaître les imperfections visibles sur le visage du défunt. Parfois, il allait jusqu’à corriger les commissures de la bouche pour effacer un rictus afin de donner au défunt une expression neutre. Il choisissait ensuite avec ses clients l’habit et les accessoires (médailles) que ceux-ci voulaient voir porter par le défunt. Le résultat était finalement imprimé et placé dans un cadre dont la matière (bois, métal, plastique) et la couleur avaient été indiquées au préalable par un moine astrologue.
- 14 On explique parfois le fait que les enfants et les chiens soient spécialement nourris à cette occas (...)
28En réalité, tout porte à croire que la retouche de la photographie du défunt, la fabrique de son portrait funéraire, n’est que la première étape d’un processus d’ancestralisation qui s’accomplit avec la fin des rituels de deuil, quarante-neuf jours après les funérailles proprement dites. Pendant toute cette période, les offrandes déposées devant son portrait lui sont spécifiquement destinées ; elles sont principalement réalisées à l’occasion de repas commémoratifs (budaalga), sept et vingt et un jours après les funérailles. Ces offrandes sont censées permettre d’accumuler des « mérites » (buyan) pour le compte du défunt, de manière à lui garantir une « bonne renaissance » (plus près d’un humain, plus loin d’un animal). Elles s’accompagnent de dons aux monastères et d’autres « bonnes actions » qui remplissent la même fonction (Humphrey 1974). Le quarante-neuvième jour, un repas plus fastueux est organisé, auquel sont invités les parents du défunt ainsi qu’un moine ; un plat de riz au lait sucré est préparé pour les participants et distribué aux enfants du voisinage – la coutume exige en outre qu’une bonne partie du repas soit laissée dehors pour les chiens 14.
29Cette cérémonie marque la fin des obligations de deuil pour la famille. C’est aussi la dernière occasion où les offrandes d’alcool et de nourriture faites devant le portrait du défunt lui sont exclusivement adressées. À l’issue de ce processus, il sera de fait intégré au collectif de récipiendaires desquels la maisonnée attend qu’ils participent à la prospérité du foyer, ne serait-ce qu’en restant à la place qui leur a été assignée.