Dieu sait que je n’ai pas le fond méchant,
Je ne souhaite jamais la mort des gens.
Mais si l’on ne mourait plus,
Je crèverais de faim sur mon talus.
Je suis un pauvre fossoyeur.
(Georges Brassens, Le Fossoyeur.)
- 1 Un état assez complet de la littérature portant sur les problématiques ici évoquées de manière allu (...)
1Un rapide coup d’œil rétrospectif jeté sur l’histoire des études africaines fait aisément apparaître qu’on a longtemps étudié les funérailles, au sud du Sahara, au double prisme des mondes ruraux et « traditionnels ». C’est avant tout la complexité des logiques rituelles dans des sociétés essentiellement rurales qui a intéressé les premières générations de travaux, lesquels se déployaient en outre de façon privilégiée dans le cadre de « cultures ethniques » données. En dépit de quelques textes précurseurs (notamment Wilson 1939), c’est surtout à partir de la deuxième moitié des années 1980 que des préoccupations pour le changement social et les mondes africains urbains ont véritablement été rapatriées dans la construction de l’objet (Vidal 1986 ; Gilbert 1988). Depuis ce moment, le rôle joué par les funérailles a été largement mis en évidence dans la (re)production de solidarités et de hiérarchies sociales de divers ordres, dans la négociation sans cesse relancée des relations entre mondes urbains et ruraux, dans la remise sur le métier de rapports de génération ou de genre, ou encore dans la mise en scène d’identités religieuses1, etc.
- 2 Les matériaux empiriques sur lesquels repose cet article ont d’abord été produits dans le cadre d’e (...)
2Dans un tel cadre, évoqué ici de manière inévitablement trop brève, cet article considère d’abord la redistribution de différentes formes de profits matériels et symboliques liés à la prise en charge de la mort dans une situation de changement religieux. Ainsi, l’Église catholique d’Abomey a décidé en 2011 de mettre fin à la pratique, historiquement dominante sur la scène locale, de la juxtaposition d’un enterrement catholique et de funérailles lignagères « traditionnelles » à la mort des catholiques, que ceux-ci aient été des pratiquants assidus ou (très) occasionnels. Or, l’inscription de cette radicalisation institutionnelle sur le terrain des funérailles a fait d’emblée de cette épreuve un enjeu social multiforme et majeur, en raison de l’importance et de la complexité des investissements (sociaux, économiques mais aussi psychiques) dont les obsèques font localement l’objet. Les conséquences de cette obligation de choix qui tend désormais à s’imposer, entre des funérailles catholiques et la ritualité funéraire « traditionnelle », sont alors envisagées dans la deuxième partie du texte, tant dans ce qu’elles engendrent en matière de clivages familiaux entre partisans de l’un ou de l’autre registre rituel, que dans leurs effets sur les tensions psychiques dont les individus attachés aux deux ritualités, catholique et lignagère, peuvent faire l’expérience2.
3À qui profite, sinon le crime, la mort ? Une fréquentation régulière des funérailles béninoises au cours des treize dernières années m’a depuis longtemps révélé toute une série d’intérêts spécifiques aux différents groupes qui se trouvent engagés dans l’organisation des obsèques. Les décès de personnes âgées en particulier donnent en effet lieu, dans cette région d’Afrique comme dans bien d’autres (Jindra & Noret 2011), à l’organisation d’événements funéraires qui mobilisent largement les cercles familiaux et, le cas échéant, religieux et professionnels, du défunt, mais aussi les réseaux des orphelins et de leurs conjoints, lesquels mobilisent alors autant que possible leur capital social. « Sociodrames passionnés », pour reprendre la formule de Claudine Vidal (1986), les funérailles du Bénin méridional se trouvent ainsi au cœur d’enjeux inséparablement psychiques, sociaux, et économiques, considérables. Il s’agit bien souvent d’y enterrer « à tout prix », et ce tant littéralement que métaphoriquement (Noret 2010, 2012).
4Les dépenses importantes consenties à ces occasions par les acteurs entretiennent de facto une véritable « industrie funéraire », comme c’est d’ailleurs le cas en d’autres régions d’Afrique (notamment De Witte 2003 ; Lee 2011). Vivent ainsi « sur le dos des morts » tout un ensemble de professions, qui en conçoivent au quotidien bien moins de remords que le fossoyeur chanté par Brassens. Pour nombre de maçons et de peintres, les réparations et les rénovations – parfois des agrandissements et des constructions neuves – opérées à l’occasion des funérailles constituent des marchés précieux. Photographes, traiteurs, tailleurs, grossistes en boissons tirent des dépenses engagées lors des funérailles une part significative de leurs revenus. Et certaines activités économiques sont même directement liées à l’économie des funérailles : imprimeurs (surtout sollicités localement pour la réalisation de faire-part), loueurs de matériel de sonorisation, de mobilier en plastique ou en métal, de vaisselle et de couverts, de bâches à dresser au-dessus des convives, tous types d’équipements sans lesquels on ne peut concevoir l’organisation d’obsèques dans le Bénin méridional d’aujourd’hui. Ces professions bénéficient amplement des dépenses funéraires. Un décès met donc en mouvement une foule d’intérêts commerciaux (Noret 2010 : 80-84).
5Mais il y a plus important pour ce qui va suivre : aucun service rituel n’est gratuit. Le cycle des rituels lignagers « traditionnels », qui est entre les mains d’un corps de spécialistes connu dans la région d’Abomey comme étant celui des donkpègan, est par exemple truffé de dons sous forme de petites sommes d’argent et de dons en nature (repas, tissus, etc.) dont bénéficient directement les spécialistes rituels (ibid. : 87-180), pour lesquels les funérailles représentent également une part substantielle de leurs revenus. Un proverbe local illustre cette situation avec éloquence :
- 3 Traduction (littéraire) personnelle. Comme bon nombre de proverbes fon, celui-ci comprend deux part (...)
On demande à un fossoyeur se trouvant au chevet d’un mourant quand il remboursera une dette. Et le fossoyeur de répondre : « Celui-ci va nous dire ce qu’il en est avant que je ne puisse me prononcer3. »
6En termes tout à fait clairs : je n’ai pas la situation en mains, car si le malade nous dit qu’il se sent mourir et qu’il meurt, je serai en mesure de rembourser ; dans le cas contraire, je devrai solliciter encore la patience du créancier. Ainsi, il est bien connu de tous que ceux qui ont la charge des rituels vivent, au moins en partie, des funérailles, sans que cela constitue véritablement une source d’opprobre social, pour autant que leurs sollicitations monétaires à l’égard des endeuillés ne se fassent pas exagérément pressantes.
7Ensuite, il faut également souligner le fait que le caractère économiquement profitable des services rituels ne concerne pas exclusivement les spécialistes « traditionnels », loin de là. L’Église catholique, bien qu’elle ne vive pas de l’économie des funérailles de la même manière que les donkpègan, et bien que le prix d’une messe de funérailles reste assez peu élevé, a très bien compris le parti économique qu’elle pouvait tirer des cérémonies funéraires, lesquelles contribuent indiscutablement au budget des paroisses. Ainsi, au-delà de la petite somme demandée pour le service religieux et de la petite somme qui peut être demandée comme droit d’entrée aux caméras qui filmeront la cérémonie, c’est surtout le produit des quêtes des services de funérailles qui constitue pour les paroisses un apport économique important. Les églises béninoises ne sont certes pas désertées, le dimanche ni même en semaine, comme leurs homologues européennes, et les pratiquants hebdomadaires sont nombreux dans le Bénin méridional. Les pratiquants beaucoup plus occasionnels n’en sont pas moins nombreux eux aussi. Les funérailles sont, dans ce contexte, l’un des événements qui attirent le plus grand nombre de personnes dans les églises, seuls les « féticheurs » les plus endurcis considérant qu’ils n’ont rien à faire là, même en ces occasions. Du fait donc de l’assistance très nombreuse que drainent les funérailles – bien souvent plusieurs centaines de personnes –, le produit des quêtes est important en ces occasions, d’autant plus que les membres de la famille endeuillée ont souvent à cœur de donner une offrande substantielle lors des deux ou trois quêtes qui se succèdent pendant de tels services, une façon pour eux de témoigner du souci qu’ils ont du défunt et d’attirer sur lui la bénédiction et le pardon divins.
8Ainsi, lorsque, au début des années 2000, le vicaire épiscopal de la ville de Ouidah a brièvement tenté de supprimer les services religieux de funérailles prenant place le samedi, en interdisant les messes d’enterrement et les absoutes ce jour-là dans les deux paroisses de la ville, il pensait obliger les gens à organiser les funérailles « en semaine » et parvenir à alléger le programme liturgique du samedi, en le réservant alors notamment aux mariages et aux baptêmes. Cependant, au lieu de déplacer les obsèques sur d’autres jours de la semaine, les candidats à un enterrement catholique ont préféré déplacer les services religieux d’enterrement vers les églises des villages voisins et de Cotonou (à quarante kilomètres à l’est) avant de ramener les corps à Ouidah pour l’inhumation. Devant le manque à gagner que représentaient ces délocalisations, l’organisation des funérailles le samedi a bien vite été rétablie.
9En juillet 2011, en marge d’une cérémonie de baptême collectif d’adultes, et en particulier de personnes déjà âgées, dans l’église du Bon-Pasteur à Abomey, les nouveaux baptisés sont invités à signer un « Testament », à savoir une fiche d’identification sur laquelle ils doivent écrire leur nom, ceux de leurs père et mère et leur adresse, avant de faire état de leur volonté de recevoir des funérailles exclusivement catholiques. Une nouvelle pastorale catholique, amorcée dans les mois précédents, atteint à ce moment-là la paroisse du quartier dans lequel je réside lors de mes séjours en ville. Cette nouvelle pastorale fait des funérailles un site central de mise à l’épreuve de l’attachement des fidèles à l’Église.
10À travers le « Testament », le signataire déclare ne pas vouloir « biaiser avec [sa] foi et éviter tout syncrétisme ». Il exprime en conséquence le souhait de voir organiser pour lui « des funérailles purement chrétienne [sic] de l’Église Catholique selon les normes en vigueur dans le diocèse d’Abomey », une déclaration faite « en toute liberté et lucidité ». Un exemplaire du document est remis au curé de la paroisse, un autre au chef de la collectivité du défunt, un troisième à ses enfants. Les candidats adultes au baptême signent désormais ce document en recevant le baptême, et les paroissiens communiants sont eux aussi invités à le signer sous peine de se voir à l’avenir refuser la communion, et l’ensemble des sacrements.
11Cette nouvelle stratégie de rupture s’appuie alors sur une liturgie inculturée des funérailles, connue localement comme mèwihwèndô – littéralement le « sillon noir », c’est-à-dire la « tradition noire » –, qui existe dans le diocèse d’Abomey depuis la deuxième moitié des années 1990 (Bay 2008 ; Ciarcia 2008) et qui reprend en les transformant certaines séquences des rites « traditionnels ». L’évêque entend substituer cette expérience liturgique aux rites lignagers qui sont encore très souvent organisés lors des funérailles des défunts catholiques.
12Lorsque, près d’un an plus tard, au printemps 2012, j’ai commencé à m’intéresser à cette inflexion majeure de l’attitude cléricale dans la région, cela faisait déjà un an que les relations s’étaient considérablement dégradées entre l’évêque d’Abomey et les « autorités traditionnelles » de la ville, garantes ultimes de la perpétuation et du respect des funérailles « traditionnelles ». Les échanges de courriers qui étaient intervenus entre le roi d’Abomey et l’évêque n’avaient pu aboutir à une rencontre des deux parties, et les autorités communales de la relativement récente « commune d’Abomey » issue de la décentralisation rechignaient à tenter une médiation quelque peu périlleuse dans une période déjà considérée comme préélectorale au regard du calendrier politique local… Mais pour saisir toute la complexité de la situation telle qu’elle se présentait alors, deux dynamiques historiques des dernières décennies doivent être évoquées.
13Tout d’abord, les dernières décennies ont été marquées par une position en général plutôt accommodante de l’Église catholique à l’égard de ce qui est régulièrement désigné localement comme un « syncrétisme » par les locuteurs francophones, à savoir le cumul de pratiques rituelles lignagères et catholiques, en particulier à l’occasion des funérailles. Jusqu’aux toutes dernières années en effet, dans la région d’Abomey comme d’ailleurs dans bien des parties du Bénin méridional, l’Église catholique était l’héritière d’une position de compromis historique. Le passage par l’église est ici un honneur que les endeuillés cherchent volontiers à rendre au mort, et une garantie rituelle supplémentaire que le mort trouvera sa place « de l’autre côté ». Mais cela n’empêchait pas jusque récemment, dans la grande majorité des cas, d’effectuer, avant et après la messe ou l’absoute obtenue auprès d’un prêtre, une série de rites lignagers aboutissant in fine à l’installation d’un autel d’ancêtre et donc à l’ancestralisation du défunt.
14Dans les dernières décennies – mis à part les rites pratiqués par la minorité musulmane –, les funérailles catholiques sont en outre devenues le registre de ritualisation de la mort le plus légitime, porté par les couches moyennes et supérieures de la population, par les milieux les plus urbains, aisés et dotés en titres scolaires. Le crédit social d’une religion est celui des couches sociales qui la portent (Bourdieu 1973), et la revendication croissante d’une identité catholique dans les couches dominantes de la population a ainsi consacré la ritualité catholique comme la ritualité funéraire publique la plus désirable. Négocier une messe de funérailles, ou tout au moins une absoute pour les défunts dont les rapports avec l’église étaient plus lâches (voire presque inexistants), est alors devenu l’une des quêtes investies avec passion par les endeuillés au moment d’organiser les funérailles, quête statutaire dans laquelle est susceptible d’être mobilisé tout un capital de relations (Noret 2010 : 46-76).
15Or, parallèlement à cette croissance de l’Église catholique dans l’arène religieuse aboméenne, et plus globalement à son indéniable montée en puissance dans le champ religieux béninois (plus de 25 % de la population béninoise s’est identifiée comme catholique lors du dernier recensement général de la population), le clergé catholique s’est vu de plus en plus radicalement critiqué dans les dernières décennies par des christianismes ayant fait leur marque de fabrique de l’intransigeance envers la « tradition » et de la rupture radicale avec les coutumes familiales.
16La tolérance catholique à l’égard de la pratique locale très répandue consistant à organiser une double ritualité funéraire, chrétienne (catholique) et lignagère, a été questionnée de façon de plus en plus pressante par d’autres Églises (prophétiques telle l’Église du christianisme céleste, ou évangéliques et pentecôtistes). Celles-ci ont en effet largement réussi à imposer dans la dernière partie du xxe siècle l’organisation de funérailles exclusivement chrétiennes pour leurs fidèles (Noret 2004, 2011). La non-compromission affichée de ces Églises avec la « tradition » est en effet une posture dont elles entendent explicitement tirer des profits religieux, en vantant notamment leur rigueur « biblique » face au « syncrétisme » catholique sur le terrain des funérailles. Différents prêtres interrogés au printemps 2012 puis à l’été 2013, y compris dans l’entourage immédiat de l’évêque d’Abomey, ont mentionné clairement l’existence de cette critique comme étant l’une des causes de la lutte engagée par l’Église dans le diocèse pour pousser les catholiques à choisir entre la liturgie catholique des funérailles et les rites funéraires « traditionnels » et pour mettre en place des funérailles exclusivement catholiques.
- 4 Nom du Dahomey en langue fon. (Note de la rédaction.)
17Ensuite, la dynamique du jeu politique local a conduit à renforcer de façon significative dans les dernières années le pouvoir du roi d’Abomey et l’autorité des élites traditionalistes en général. Ainsi, les descendants des rois du Danhomè4 qui se sont succédés sur le trône d’Abomey tout au long du xxe siècle ont occupé des places relativement différentes dans l’arène politique locale (Michozounnou 2003). Leur influence s’est toutefois progressivement consolidée dans la foulée des processus de démocratisation puis de décentralisation des années 1990 et 2000. En effet, la restauration d’un régime démocratique en 1991 a fait des élites traditionalistes de potentiels relais vers lesquels se sont tournés les hommes politiques en lutte pour obtenir les suffrages des électeurs – même si le capital politique des « rois » postcoloniaux du Bénin contemporain est de facto très inégal (Iroko 2003 : 117-118 ; Bako-Arifari & Le Meur 2003).
18À Abomey, après une vingtaine d’années de divisions entre branches de la famille royale, l’unité de la monarchie a été récemment restaurée derrière Dada Dedjalagni Agoli-Agbo. Ce dernier avait parfois manqué, jusque récemment, de relais politiques nationaux pour asseoir sa légitimité, mais avait toujours bénéficié localement de l’appui populaire le plus large. Fort du soutien des autorités communales, il a finalement été en mesure, en mars 2011, de réintégrer le palais royal central d’Abomey où plus aucun des descendants des rois d’Abomey n’avait officié depuis près d’un demi-siècle.
- 5 Courrier du « Comité des Donkpègan d’Abomey et environs » à « Sa Majesté Dédjalagni Agoli-Agbo, Roi (...)
19Or, c’est précisément peu après l’installation du roi d’Abomey dans le « palais central » de la ville, épicentre du pouvoir politique de ses aïeux, que le souverain fut interpellé, à la fin du mois de juin 2011, par les responsables des rites funéraires traditionnels, lesquels manifestaient leur vive inquiétude à l’égard de la radicalisation de l’Église catholique sur la question des funérailles. Ces autorités des « pompes funèbres traditionnelles », comme les locuteurs francophones les désignent volontiers, s’en remettaient à l’autorité du roi. Rappelant au souverain que leur charge était, depuis les origines du royaume, issue d’une volonté royale, ces dignitaires, les donkpègan déjà évoqués plus haut, soulignaient l’« exagération » qui conduisait « les Prêtres à se substituer aux Donkpègan […] par leur “Mêwihouindo” [mèwihwèndô] pour briser l’ordre établi par Houegbadja [le fondateur du royaume et de la ville d’Abomey] »5.
- 6 Courrier de « S. M. Dada Dédjalagni Agoli-Agbo, Roi du Danxômè » intitulé « Déclaration de soutien (...)
20La figure du roi est en effet garante à Abomey des différentes charges « traditionnelles », dont la fondation est toujours rapportée à une initiative royale. C’est donc par une marque de soutien que le roi répondit quelques mois plus tard, après que l’organisation d’une rencontre avec l’évêque d’Abomey eut échoué. Le courrier qu’il adressa alors aux donkpègan rappelait le « devoir permanent […] de sauvegarder, de préserver et de promouvoir nos valeurs culturelles et cultuelles que nous ont léguées les anciens Rois du Danxômè », et marquait « tout son soutien indéfectible à notre riche tradition ». Car, écrivait-il encore, « jamais le plateau historique d’Abomey ne peut servir de cobaye »6. Pour les élites traditionalistes, il s’agissait donc clairement de résister à ce qui était conçu comme une instrumentalisation des funérailles destinée à affaiblir leurs intérêts. Mise en garde plus radicale encore à l’égard de l’expérience liturgique mèwihwèndô, le roi d’Abomey avait d’ailleurs écrit un autre courrier, deux jours plus tôt, à l’adresse de l’ensemble des chefs de collectivités d’Abomey, dont le ton était nettement martial :
- 7 Courrier de « S. M. Dada Dédjalagni » adressé « à l’attention de tout chef traditionnel (Daahs et N (...)
Prenant en compte les pratiques quotidiennes de l’Église catholique dans certaines de nos familles royales à travers les cérémonies de « Minwihouindo » [mèwihwèndô], le Roi et sa cour s’insurgent contre cette organisation parallèle foulant aux pieds nos « us et coutumes ». Cette manière d’agir des catholiques n’a pour but que de nous dépouiller de nos valeurs ancestrales. Ceci dit, nous ne saurions tolérer qu[e s]’organisent dans nos collectivités respectives les cérémonies de Minwihouindo [mèwihwèndô]. L’objectif principal est de sauvegarder, de préserver et de promouvoir nos valeurs traditionnelles. En conséquence, tout chef de siège (Daahs ou Nanhs) qui cautionne cette pratique négative subira les conséquences qui en découleront7.
21Le courrier se terminait donc par un avertissement clair aux chefs de collectivité qui feraient preuve de compréhension, voire de sympathie personnelle à l’égard de la liturgie catholique inculturée. En pratique, tous les acteurs concernés savaient désormais que le chef de collectivité ou de lignage qui laisserait une cérémonie catholique inculturée se tenir dans la concession lignagère dont il avait la charge, serait détrôné.
- 8 Entretiens avec le père Cyprien Tindo, Bohicon, printemps 2012 et octobre 2013.
22Peu importent ici les raffinements théologiques – bien réels – de mèwihwèndô tels qu’ils ont été conçus essentiellement par l’abbé Barthélémy Adoukonou – aujourd’hui secrétaire du conseil pontifical pour la culture à Rome – à partir des années 1970 et dans les années 1980. Qu’il suffise de mentionner la perspective générale qui sous-tend cette entreprise d’inculturation, laquelle se conçoit, dans les propres termes de Barthélémy Adoukonou et de Joseph Babatounde – un autre animateur central de ce mouvement –, comme un « mouvement de christianisation des cultures ou d’inculturation de la foi » (Babatounde & Adoukonou 1991 : 5). Mèwihwèndô entend ainsi faire une place à l’« identité culturelle » des fidèles pour leur permettre, selon ses fondateurs, d’abandonner les cérémonies lignagères plus aisément, et ce progressivement et sans heurts. La liturgie mèwihwèndô reprend donc des séquences cruciales des rites « traditionnels » aboméens telles la présentation des pagnes donnés pour « habiller le mort » et la séance de tambour funèbre (le « tambour des pleurs »), mais les paroles prononcées et les chants qui accompagnent les tambours sont cette fois catholiques. Cependant, le souhait des concepteurs de mèwihwèndô a toujours été de dépasser la simple instrumentalisation de la ritualité lignagère et de parvenir à s’inspirer suffisamment librement de celle-ci pour pouvoir « christianiser la culture », en cherchant à cumuler les profits d’une double fidélité à la tradition et à la doctrine catholique. Aussi un autre fondateur du mouvement, le père Cyprien Tindo, se montrait-il quelque peu amer en 2012 face à l’usage qui était fait de cette expérience liturgique dans le diocèse depuis 2011, où la radicalisation institutionnelle catholique faisait trop vite à ses yeux l’économie de l’évangélisation. « La nouvelle perspective, c’est qu’on puisse enterrer le chrétien », confiait-il en regrettant un peu la focalisation du débat sur des questions rituelles. En effet, mèwihwèndô devait avant tout être selon lui une perspective pastorale amenant la Parole au cœur des familles, et non l’instrument d’une radicalisation qui aurait fait l’économie de l’évangélisation et s’aliénerait les milieux attachés à la « tradition » que le mouvement s’était d’abord donné pour objectif d’amener à l’Évangile. Comme il me le répétait encore à l’automne 2013, l’usage fait actuellement de mèwihwèndô à Abomey « n’ouvre pas les cœurs à recevoir la Parole de Jésus »8.
23Il n’en reste pas moins que, depuis la seconde moitié des années 1990, mèwihwèndô a été la voie dominante de la rupture catholique avec les rites lignagers dans le diocèse d’Abomey. En effet, c’est peu avant l’an 2000 que cette voie liturgique a pu commencer à être mise en œuvre dans certains lignages et lors de funérailles de catholiques fervents. Le choix de cette liturgie résultait alors de négociations au cas par cas entre les différentes composantes du lignage du mort (ses enfants, les autorités lignagères, les germains du défunt, etc.) et sa paroisse. Cependant, les tentatives pour organiser des obsèques exclusivement catholiques se heurtaient régulièrement au refus des autorités lignagères. En effet, l’importance historique des affiliations non exclusives au catholicisme pesait, et pèse encore aujourd’hui de tout son poids sur les revendications de rupture se prévalant du catholicisme, dans la mesure où il est bien connu localement que l’affiliation à celui-ci n’empêchait pas, jusque tout récemment, une cohabitation avec la ritualité lignagère : aux enfants d’un défunt qui soumettaient une proposition de funérailles strictement catholiques aux autorités du lignage après la mort de leur parent, on pouvait toujours opposer la « tradition » de juxtaposition des cérémonies lignagères et catholiques dans la « collectivité » (Noret 2010 : 53-59).
24Et s’il arrivait que des autorités lignagères s’opposent frontalement à l’organisation de funérailles pour un défunt qui avait pourtant été un catholique résolu et entier, le cumul des registres rituels trouvait en fait bien souvent sa source dans les ambiguïtés religieuses du défunt lui-même. Car à ceux qui évoquent combien tel défunt fut un catholique fervent au moment de décider du registre rituel de ses obsèques, il est bien souvent possible de rappeler qu’on voyait également celui-ci fréquenter, ou considérer favorablement, les cérémonies « traditionnelles » de son lignage, et qu’il lui était arrivé au moins de manière occasionnelle de consulter tel ou tel vodoun. Dans le Bénin méridional comme dans bien d’autres régions d’Afrique, la pluralité des affiliations et des engagements religieux, plus ou moins publics, plus ou moins discrets selon les circonstances – on ne va pas consulter un vodoun pour remédier à une situation d’infortune persistante comme on va à la messe –, est bien réelle pour une part importante de la population, et la juxtaposition des registres de funérailles reflétait à cet égard relativement bien la situation d’empilement de strates religieuses qui est historiquement celle de la région.
25Un tel état de choses ne signifie évidemment pas que les décisions de cumul des registres rituels aient toujours été prises à l’unanimité, loin de là, et le capital magique des milieux traditionalistes est resté jusqu’à nos jours implicitement déterminant pour brider les tentations d’innovation et de dérogation à la norme « traditionnelle » : la menace latente d’agression occulte qui, dans bien des situations familiales, pèse sur ceux qui souhaitent s’opposer à l’organisation des cérémonies lignagères, suffit à en faire renoncer plus d’un. L’organisation des funérailles n’est pas pour autant un processus systématiquement dominé par le conflit. Au cours des différentes cérémonies qu’il m’a été donné de suivre ces dix dernières années, était fréquemment exprimé aussi le souhait qu’on finisse par « se comprendre » – pour reprendre une expression locale qui revient régulièrement dans ce type de situation –, et couramment manifesté le souci d’une entente familiale minimale (ibid. : 46-76).
26Enfin, de façon plus pragmatique mais sans doute tout aussi décisive, l’intérêt économique que les spécialistes funéraires « traditionnels » trouvent dans l’organisation des cérémonies lignagères est toujours aujourd’hui une force majeure qui soutient la persistance de celles-ci : présents dans tous les quartiers d’Abomey, les ritualistes ont souvent l’oreille des autorités lignagères du voisinage, puisqu’ils sont issus de ce même groupe social des élites traditionalistes. Refuser de les laisser prendre en charge des funérailles, c’est prendre le risque de se brouiller au moins momentanément avec des gens qui sont aussi des voisins, des amis, des parents, dont on sait qu’ils vivent au moins en partie de cette économie. Nul n’étant mieux servi que par soi-même, les spécialistes funéraires sont ainsi souvent les premiers à souligner l’importance du respect de la « tradition » lorsque survient l’annonce d’un décès…
27Ainsi, lorsque dans la première moitié de 2011, la position de l’Église catholique aboméenne s’est radicalisée en refusant la juxtaposition de l’enterrement catholique et des rites funéraires lignagers, l’organisation pratique de nombreuses funérailles, qui reposait jusque-là sur le cumul assumé des registres rituels, s’est trouvée singulièrement compliquée, et l’obligation de faire un choix là où bien des gens se trouvaient très bien dans « le choix de ne pas choisir » (Mary 2000) a eu des effets de clivage certains.
- 9 Tous les prénoms ont été changés afin de préserver l’anonymat de mes interlocuteurs.
28« On est d’abord d’une famille avant de pratiquer une religion […]. Ici, on n’a jamais accepté ça. » Par ces mots, Robert9, un enseignant en charge des cultes vodoun de sa collectivité, me résuma en mai 2012 ce qui était alors un sentiment largement partagé dans les milieux traditionalistes aboméens à l’égard du dossier des funérailles mèwihwèndô et du raidissement de la position historique de compromis de l’Église catholique. Cueillies à froid par la décision épiscopale de mettre fin au cumul populaire des rites catholiques et de lignages, les élites traditionalistes ne mirent pas longtemps à organiser une riposte. Dès novembre 2011, on l’a vu, la cour royale aboméenne avait interdit les enterrements catholiques dans les concessions lignagères de la ville. Une situation qui fit augmenter le nombre d’enterrements dans le cimetière local – alors qu’une nette majorité des inhumations se font encore ici dans les « maisons familiales », c’est-à-dire dans les concessions historiques des lignages, ou à défaut, pour ceux qui ont eu les moyens d’acquérir un terrain à titre individuel, dans l’habitation qu’ils y ont fait construire.
29Mais dans bien des cas, cette situation de conflit à l’échelle de la ville a eu des effets de clivage familial, au point de mener parfois à des basculements dans la violence physique. Ainsi, lorsque Jacques, un homme d’une cinquantaine d’années, est décédé à la fin de l’année 2012, ce furent d’abord ses frères et sœurs qui se réunirent pour mettre en place un scénario de funérailles, les enfants du défunt étant encore trop jeunes pour pouvoir prendre l’initiative. Le défunt ayant été baptisé dans son jeune âge (même s’il n’avait jamais pratiqué), les sœurs aînées de la fratrie, catholiques pratiquantes, proposèrent d’organiser des funérailles catholiques mèwihwèndô. Cette initiative fut approuvée par les plus jeunes. Toutefois, le jour où les fossoyeurs catholiques vinrent creuser la tombe dans la maison du père du défunt, ils furent rapidement interrompus par le groupe des fossoyeurs « traditionnels » du quartier, lesquels s’en prirent physiquement à eux et leur interdirent de creuser une tombe à cet endroit, qui relevait d’une zone où eux seuls avaient historiquement le droit de creuser des fosses. Face à l’intimidation physique dont ils faisaient l’objet et à la détermination des spécialistes des funérailles « traditionnelles » de leur quartier, à l’avis desquelles les autorités lignagères de leur propre famille s’étaient ralliées, les germains du défunt préférèrent faire machine arrière plutôt que de porter plainte à la gendarmerie, car de tels conflits sont considérés comme pouvant déboucher sur des agressions occultes. La menace d’envoûtement qui planait sur les germains suffit en fait à les soumettre à l’ordre traditionaliste. Et lorsque Bonaventure, père de Jacques et grand commerçant bien connu à Abomey, décéda quelques mois plus tard – en janvier 2013 –, ce scénario se reproduisit à l’identique, en dépit du « Testament » que ses filles aînées (catholiques) avaient pris soin de lui faire signer entre temps pour essayer d’obtenir des autorités familiales qu’elles autorisent pour lui au moins des obsèques catholiques.
30Pour autant, comme c’est régulièrement le cas, ce n’était pas seulement de clivage religieux qu’il était question ici mais aussi de clivage social : bien que baptisés, ni Jacques ni son père Bonaventure n’étaient des catholiques pratiquants, et leurs engagements « animistes » occasionnels étaient bien connus. Les motivations des filles aînées de Bonaventure, qui furent à l’origine du projet de funérailles catholiques des deux hommes, étaient inextricablement religieuses et statutaires. Catholiques, mais aussi commerçantes aisées ou fonctionnaires, vivant à Cotonou ou propriétaires de leur propre logement en périphérie de la ville d’Abomey, elles ne tenaient pas particulièrement à se retrouver pieds et poings liés aux injonctions de spécialistes funéraires « traditionnels » qui, dans ce cas-ci comme dans bien d’autres, sont issus des couches les plus populaires de la population, pauvres et largement « illettrées ». Comme on peut s’en douter, ceux-ci profitent en effet largement des familles les plus aisées pour retirer autant d’argent que possible des cérémonies, multipliant les sollicitations de dons cérémoniels, les demandes de gratification, posant leurs exigences quant à la qualité des repas qui leur sont dus à titre de dédommagement pour leur travail rituel, etc.
31En outre, il en a déjà été question plus haut, organiser des funérailles catholiques peut aussi offrir des profits de distinction sociale. Une motivation que l’un des fils de Bonaventure me confia sans réserve lorsque, à l’été 2013, nous avons évoqué les obsèques de son père, enterré au mois de février après un séjour de six semaines à la morgue :
Eux [les aîné(e)s de la fratrie], ce qu’ils voulaient, c’était montrer à leurs amis que c’est quand même quelqu’un [leur père] de très puissant qui est décédé, et donc qu’on ne va pas l’enterrer comme un chien, c’est-à-dire seulement quelques individus qui vont s’occuper des cérémonies. (Vincent, été 2013.)
32Transparaissent ici évidemment la force et la violence des clivages sociaux qui opèrent dans de telles situations : confier les obsèques de leur père aux seuls spécialistes des rites lignagers (« quelques individus » : un terme qui possède une nette connotation péjorative dans le français local) serait revenu à « l’enterrer comme un chien », affirmait sans ambages cet entrepreneur actif dans le domaine culturel. Restait le capital magique dont sont gratifiés ces spécialistes rituels traditionnels, et comme me le confia la fille aînée du défunt quelques jours plus tard, qui avait porté devant les autorités lignagères la proposition de funérailles exclusivement catholiques et s’était vu opposer une fin de non-recevoir : « Toutes mes sœurs ont dit : “Grande sœur, ce que je vois là, ils veulent nous tuer [magiquement], donc il vaut mieux laisser.”» (Brigitte, été 2013).
33Devant la double intransigeance des spécialistes funéraires du quartier et de l’Église catholique, les enfants, pour pouvoir organiser un service religieux chrétien auquel ils pourraient convier leurs collègues et amis sans subir le spectacle de « quelques individus » dirigeant les funérailles lignagères, se rabattirent finalement sur l’Église orthodoxe d’Abomey, petite paroisse rattachée au Patriarche d’Alexandrie, dont le prêtre accepte toujours pour sa part, en échange d’une somme qui est allée augmentant dans les deux dernières années, d’organiser un office pour les catholiques défunts sans exiger pour autant que les rites « traditionnels » ne soient pas effectués. La tolérance de cet homme, ancien séminariste catholique passé, selon ses dires, à l’orthodoxie à la suite de séjours d’étude en Égypte, lui a en effet valu dans les deux dernières années une popularité croissante. Les recours opportunistes à la petite paroisse dont il assume la charge en périphérie de la ville assurent désormais à son Église une visibilité et une reconnaissance inédites, ainsi qu’une source de revenus conséquents : sans avoir aucunement été à l’origine du conflit qui oppose les élites traditionalistes et l’Église catholique, les profits tant symboliques que matériels que ce prêtre a pu retirer de la situation en l’espace de deux ans sont loin d’être négligeables.
34Toutefois, les divisions religieuses et les clivages sociaux ne produisent pas seulement des tensions entre groupes aux intérêts divergents, sinon clairement antagonistes. En 2012 comme en 2013, différents interlocuteurs m’ont indiqué, lors d’entretiens ou de conversations informelles, combien l’initiative catholique de mettre en place des funérailles exclusives allait, selon les mots d’un ami proche, « diviser les catholiques » eux-mêmes, étant donné qu’« il y a des gens qui sont catholiques et qui veulent être enterrés dans la tradition » (Comlan, printemps 2012). C’est ce point que je voudrais à présent développer.
35Lorsque Michel est mort à Abomey en avril 2012, après une longue maladie, c’est à ses frères et sœurs que revint la charge d’organiser ses obsèques. Mort au tournant de la cinquantaine, trop jeune pour avoir déjà des enfants adultes, Michel avait été enseignant à Abomey, sa ville natale. Dans les derniers mois avant sa mort, l’aggravation de son état avait nécessité son transfert à l’hôpital universitaire de Cotonou. Ses funérailles faisaient donc suite aux dépenses déjà considérables engagées par ses proches pour faire face à sa maladie.
36Catholique sans être un pratiquant assidu, Michel avait demandé de son vivant, alors qu’il était malade et sentait son état décliner, à recevoir des funérailles catholiques. Soucieux de respecter sa volonté, ses frères et sœurs se tournèrent donc vers leur paroisse à Abomey. Les représentants de la famille et le prêtre se mirent rapidement d’accord sur l’organisation de cérémonies mèwihwèndô suivies d’une messe. Un tel scénario religieux présentait le double avantage, comme me l’expliqua une sœur du défunt durant l’été 2013, de respecter la volonté de celui-ci et d’être moins onéreux que l’organisation parallèle d’une messe catholique et de funérailles « traditionnelles » publiques, lesquelles donnent très régulièrement lieu à une surenchère de sollicitations d’argent de la part des spécialistes des rites lignagers (Noret 2010 : 87-120, 149-176). Pour celle des sœurs du défunt avec laquelle j’ai eu la conversation la plus longue, l’adjonction d’une cérémonie mèwihwèndô à la messe catholique équivalait d’ailleurs partiellement à la performance du tambour funèbre traditionnel avizinli – le type d’équivalence globale posé entre les deux cérémonies faisant peu de cas des subtilités théologiques de l’inculturation :
Si moi j’ai bien compris, mèwihwèndô et avizinli, c’est presque la même chose, mais il y a de [sic] différences. Mèwihwèndô, ça réduit beaucoup de dépenses par rapport à avizinli de chez nous. Mèwihwèndô, c’est les prêtres qui organisent ça pour les chrétiens. […] C’est moins cher, c’est très moins cher. (Pétronille, été 2013.)
37La cérémonie mèwihwèndô fut organisée dans une maison de la famille qui n’était pas identifiée comme « maison familiale », c’est-à-dire comme concession historique d’une collectivité lignagère, type d’habitat encore dominant à Abomey, et dans lequel le roi a donc désormais interdit la tenue de funérailles catholiques mèwihwèndô. Mais le ralliement à un scénario funéraire exclusivement catholique avait eu un goût de trop peu pour les frères et sœurs du défunt : une telle option ne répondait pas à la question du traitement rituel du corps selon la tradition familiale. Ou plutôt il l’interdisait, demandant à ceux qui s’engagent désormais dans la voie catholique une rupture radicale avec la « voie de salut » historique dans la région, à savoir les rituels d’ancestralisation.
38On a beaucoup glosé, notamment dans la foulée de Robin Horton (1971), sur le caractère pragmatique des religiosités africaines traditionnelles, sur leurs fonctions essentiellement tournées vers la maîtrise du cours des événements de l’ici-bas. Cela ne doit pas occulter le réel souci du devenir des morts, et l’attachement sincère aux rites d’ancestralisation et au traitement rituel lignager des défunts. En Afrique de l’Ouest, la complexité de toute une série de systèmes « traditionnels » d’ancestralisation porte un témoignage historique évident de cette préoccupation du devenir des défunts, ou tout au moins de ceux auxquels était promis un statut d’ancêtre (Liberski 1989 ; Henry & Liberski 1991). Les sociétés du Bénin méridional ne font pas exception (Herskovits 1938 ; Rouget 1994 ; Jamous 1994). En d’autres termes, pour les frères et sœurs de Michel, le vide ou le trou symbolique laissé par la nouvelle exigence catholique d’une rupture avec les rites funéraires lignagers n’était pas pleinement comblé par la séquence inculturée désormais prévue par ces funérailles, bien qu’elles prévoient notamment la performance d’un tambour funèbre local. Dès lors, les germains du défunt décidèrent de contacter le spécialiste des rites funéraires lignagers de leur quartier afin d’organiser secrètement et nuitamment l’inhumation des ongles et des cheveux (fin kpô dâ kpô) de leur frère dans les règles de « la tradition ». Selon les termes de Pétronille, la sœur du défunt déjà citée :
On a fait le fin kpô dâ kpô pour ne pas avoir des inconvénients après. C’est très important, sinon après tu peux faire des cauchemars, tu peux le voir tout le temps… (Pétronille, été 2013.)
39Autrement dit, pour les frères et sœurs de Michel, la rupture avec les usages familiaux ne pouvait se faire en toute bonne conscience. La figure du mort risquait de devenir pour eux rapidement persécutrice si une voie de compromis psychique avec la « tradition » n’était pas trouvée, au-delà de la performance publique de funérailles exclusivement catholiques. Car en dehors du premier cercle des fidèles catholiques, et des situations familiales conflictuelles où l’une des parties en conflit a un intérêt « politique » évident à ne pas passer sous les fourches caudines de la « tradition », l’attachement aux rites lignagers est, pour une part tout à fait significative de la population, sincère et bien réel. L’engagement dans une dissimulation entourée de toutes les précautions à l’égard du clergé a dès lors tout, dans de telles configurations familiales, d’une voie permettant de « faire le choix de ne pas choisir » (Mary 2000), et de cumuler d’une part les profits symboliques de funérailles catholiques, lesquelles se sont progressivement imposées comme étant le registre rituel le plus légitime et le plus distingué, et d’autre part les profits de fidélité à une tradition familiale qui reste au cœur de l’économie psychique de bien des individus.
40Comlan, un interlocuteur régulier depuis une dizaine d’années, déjà évoqué plus haut, projette lui aussi d’avoir recours à un tel cumul rusé des registres rituels lorsque surviendra le décès de sa mère. En effet, lorsque nous avons parfois évoqué le décès à venir de sa maman, dont il appréhende déjà ouvertement la dimension économique, se plaignant de la dépense considérable qu’il aura à consentir à cette occasion – y penser le « rend malade » comme il me l’a dit plusieurs fois –, Comlan m’a suggéré que le cumul secret des registres rituels était pour lui la meilleure solution.
41Catholique communiante depuis de nombreuses années, mais ne pouvant plus aujourd’hui se déplacer facilement hors du domicile familial, sa mère reçoit régulièrement la visite d’un prêtre qui lui donne la communion. Lorsque la paroisse qui a en charge cette partie d’Abomey a commencé à étendre le système du « Testament », exigeant un engagement écrit des catholiques en faveur de funérailles exclusivement catholiques sous peine de ne plus avoir accès à la communion, elle a évidemment signé le sien. S’y dérober lui aurait fait perdre la face trop durement devant le prêtre qui lui avait présenté le document. D’autant plus que par son mariage, elle était liée à une famille ayant donné plusieurs prêtres à l’Église béninoise, et que, il y a plusieurs années déjà, son mari avait bénéficié lui aussi d’une messe d’enterrement – à une époque, certes, où cela n’empêchait pas l’organisation parallèle publique des rites lignagers, lesquels avaient été dûment mis en œuvre.
42Cela ne signifie évidemment pas que la vieille femme ne conçoive pas une certaine amertume de cette situation, ainsi d’ailleurs que son fils aîné, Comlan. Celui-ci pense déjà à la façon dont il conviendra, le moment venu, de prendre secrètement contact avec le responsable des cérémonies funéraires lignagères du quartier et d’organiser celles-ci en tout petit comité et nuitamment. En effet, comme il me l’a répété plusieurs fois, faisant écho à un point de vue largement répandu dans le Bénin méridional, « on ne sait pas ce qui va nous conduire dans l’au-delà, si c’est la messe ou bien les rites traditionnels » (Comlan, été 2013). Face à une telle incertitude, l’attitude la plus sage consiste encore à cumuler les profits des voies de salut lignagère et catholique.
43Au final, la double intransigeance catholique et traditionaliste a aujourd’hui sur l’espace des funérailles aboméennes des effets de clivage radicaux, en même temps qu’elle donne lieu à une redistribution inédite des profits matériels et symboliques liés à la prise en charge de la mort. L’apparition de l’Église orthodoxe locale comme nouvel acteur permettant de conserver la juxtaposition publique des funérailles chrétiennes et lignagères, dans les situations où les familles endeuillées souhaitent maintenir un cumul des voies de salut, ou dans celles où les endeuillés ne peuvent consommer leur rupture avec la tradition (comme dans le cas de Bonaventure évoqué plus haut), est emblématique de ce phénomène.
- 10 Sur l’idée de compromis compromettant, ou susceptible de donner lieu à compromission, voir Boltansk (...)
44Mais si les intérêts matériels des différentes parties impliquées dans le conflit sont trop évidents pour devoir encore être rappelés, la réduction à leur seule dimension économique des formes d’intérêts et de profits qui sont aujourd’hui en jeu dans l’arène des funérailles aboméennes, s’avère également impossible. En effet, en décidant de rompre avec le compromis historique local, devenu trop compromettant10 – en particulier au regard de la rupture radicale avec la tradition portée par les milieux évangéliques et pentecôtistes –, l’Église catholique d’Abomey a pris à son tour un rôle actif dans la sécularisation de l’institution familiale (Noret 2004) : la fin de l’organisation de funérailles lignagères pour ceux qui veulent bénéficier d’obsèques catholiques est aussi un coup porté au terminus ad quem des premières, à savoir la production rituelle d’ancêtres et la reproduction d’un fondement religieux du lien familial. Ainsi, face aux enjeux majeurs, tant matériels que symboliques, dont est porteuse une telle lutte religieuse, la réponse des élites traditionalistes s’est avérée fortement clivante elle aussi, la cour royale n’étant pas sans savoir les effets de violence physique que peut impliquer l’interdit des funérailles catholiques dans les concessions lignagères.
45Mis devant le fait accompli de la nouvelle incompatibilité publique des voies de salut, c’est donc par de nouveaux détournements et de nouveaux arrangements particuliers que les acteurs qui ne se reconnaissent pas d’affiliations exclusives cherchent désormais à tâtons à construire des scénarios funéraires inédits permettant de continuer à cumuler les profits de la fidélité à l’Église et au lignage.