Navigation – Plan du site

AccueilNuméros62Les morts utilesRedéfinir la mort

Les morts utiles

Redéfinir la mort

Entre nécessités pratiques et discours éthiques
Vivien García et Milena Maglio
p. 24-35

Résumés

La mort est bien souvent évoquée à travers l’image de la frontière. Cet article, en s’intéressant à quelques discours ayant trait à la question de sa (re-)définition, montre toutefois qu’elle n’a rien d’une évidence. L’apparition, à partir des années 1950, de nouvelles technologies, ayant ouvert la voie à des pratiques médicales inédites, et la volonté de ne pas entrer en contradiction avec l’éthique médicale traditionnelle ont d’abord engendré un traitement scientifique du problème. L’invention de la mort cérébrale, en 1968, par le comité de la Harvard Medical School, en est le résultat. Paradoxalement, c’est le développement des connaissances scientifiques lui-même qui conduisit à faire de la nouvelle définition un sujet de controverses. Ses implications éthiques pouvaient enfin être percées à jour. Mais était-ce suffisant ?

Haut de page

Texte intégral

1Certains disent que l’année 1968 fut marquée par une « révolution »… biologique (Defanti 1999 : 10 ; Veatch 1989). La mort apparaissait jusqu’alors, tant qu’on ne l’abordait pas d’un point de vue métaphysique, comme un phénomène évident. Aucune controverse à son sujet ne semblait possible.
La médecine, le sens commun ainsi que les législations en vigueur l’identifiaient au cor ultimum moriens. L’arrêt des battements du cœur et l’exhalaison du dernier souffle en étaient les signes certains : c’est ce que l’on appelle la mort cardiaque. Mais la pertinence de cette conception apparemment indiscutable s’est vue mise en doute par une nouvelle définition proposée par un comité dépendant d’une institution faisant autorité en la matière, la Harvard Medical School (Beecher et al. 1968).

2Tel est le point de départ de plus de quarante années de débats que l’on pourrait naïvement considérer comme relevant exclusivement de la biologie et de la médecine. La question de la redéfinition de la mort se révèle pourtant être un « paradigme de la bioéthique » (Defanti 2004), un nœud problématique que l’on retrouve dans de nombreux questionnements concernant la fin et, en creux, le début de la vie humaine. Elle nous permettra d’exposer comment, au croisement des discours qui l’interrogent, différentes reconfigurations des rapports entre théorie et pratique se laissent percevoir.

La redéfinition de la mort, une question scientifique ?

Nouveaux objets techniques, nouvelles pratiques, nouveaux problèmes

3En 1968, le comité de Harvard avait été créé « ad hoc » pour répondre, donc, à un problème spécifique. L’apparition de certains objets, à partir des années 1950, bouleverse radicalement les pratiques médicales. C’est le cas des techniques de réanimation permettant de rétablir le battement cardiaque, la circulation et la respiration. La caractéristique fondamentale de la mort, son irréversibilité, est ainsi mise en question. Ces nouvelles procédures permettent de sauver des vies et d’améliorer la condition des patients. Mais en certains cas de lésions cérébrales graves, un sujet relié à un appareil de ventilation artificielle, plutôt que de mourir en une vingtaine de minutes, peut se trouver plongé dans un état irréversible de totale inconscience, son cœur continuant de battre grâce à un respirateur.

4En filigrane, des questions éthiques sont esquissées : les questions liées à l’acharnement thérapeutique et à l’arrêt des traitements. Des situations jusqu’alors inédites semblent pouvoir être résolues en mobilisant des catégories déjà existantes. Le célèbre discours du pape Pie XII, daté de 1957, au sujet de la réanimation en est un témoignage. Il reprend la distinction classique entre moyens de traitement ordinaires (obligatoires) et extraordinaires (facultatifs) et considère « les appareils modernes de respiration artificielle » comme des moyens extraordinaires pouvant être interrompus avant l’arrêt cardio-circulatoire (Pie XII 1957).

5Parallèlement, cette situation troublante conduit Pierre Mollaret et Maurice Goulon, deux neurologues français, à inventer, en 1959, l’expression « coma dépassé » pour décrire cet état au-delà du coma, entre la vie et la mort (Mollaret & Goulon 1959). Mais une nouvelle définition de la mort n’est pas encore nécessaire. Les avancées médicales liées aux transplantations d’organes modifieront la donne. Durant l’hiver 1967, au Cap, l’équipe dirigée par Christiaan Barnard réalise la première transplantation cardiaque. À la différence d’autres organes, le cœur est unique et ne se régénère pas spontanément. Le prélèvement implique la mort du donneur. Dans le cas de cette première opération, la donneuse est en état de coma dépassé : elle n’est donc pas estimée morte selon le critère traditionnel. Le mode opératoire adopté par l’équipe médicale exploite les zones d’ombre de la loi sud-africaine alors en vigueur. La détermination du moment où l’individu passe de la condition de vivant à celle de non-vivant devient ainsi fondamentale. Si l’on avait considéré que la patiente dont Barnard a prélevé le cœur était morte à la suite du prélèvement, le médecin aurait pu être accusé d’homicide. À l’inverse, en estimant la patiente déjà morte au moment de la suspension de la respiration artificielle et du prélèvement, il s’agissait simplement d’un renoncement à ventiler un cadavre. Un mois après cet événement, le comité de Harvard est formé.

La mort cérébrale

6La proposition du comité peut être résumée comme suit. Le « coma dépassé » (traduit en anglais par « irreversible coma ») décrit par Mollaret et Goulon est considéré comme un nouveau critère marquant la cessation de la vie humaine. On le nomme « mort cérébrale ». La persistance de l’activité cardiaque n’est plus incompatible avec la mort de l’être humain. Le rapport de Harvard comporte cependant un certain nombre d’imprécisions terminologiques et scientifiques. Peut-il en être autrement d’un texte de quatre pages ? Durant les années qui suivent sa publication, une partie de ses considérations vont être discutées et modifiées (Abram et al. 1981). Certaines législations sont parfois amendées en conséquence. Avec le temps, elles deviendront plus précises à propos des méthodes exploratoires relatives au constat de la mort cérébrale. Objet d’approfondissements et de parachèvements, le geste du comité de Harvard n’est toutefois jamais remis en cause.

7Élaborée de la sorte, à la croisée de la pratique et de la théorie, cette redéfinition de la mort pourrait passer pour un non-lieu de l’éthique. L’apparition de nouveaux objets techniques ouvrirait la voie à de nouvelles possibilités d’actions médicales, ces dernières entrant en contradiction avec les cadres théoriques jusque-là en vigueur. Mais, ces contradictions servant en définitive de catalyseur à la recherche, la biologie et l’art médical se seraient réconciliés selon une fin heureuse, les quelques questions éthiques subsistantes pouvant être résolues en adaptant des théories morales préétablies – les législateurs n’ayant de leur côté qu’à tirer les conséquences évidentes des découvertes récentes. Jusque dans les années 1990, la définition de la mort cérébrale peut ainsi jouir du statut de « conquête de la bioéthique » (Singer 1996 : 33). Elle apparaît comme une des rares questions sur lesquelles il existe un accord presque unanime. Comme le commente Peter Singer, elle est considérée comme « une vraie révolution, sans oppositions » (ibid. : 331).

Le discours scientifique contesté par lui-même

8Les avancées des discours scientifiques en viennent cependant à mettre à mal les acquis apparents de la définition de la mort cérébrale. En premier lieu, sa vérification demande la cessation irréversible de « toutes » les fonctions du cerveau, mais il est constaté qu’il est impossible d’attester cette cessation avant autopsie (Halevy & Brody 1993). Au cours de cette dernière, on remarque en outre, dans certains cas, que le cerveau des individus déclarés en mort cérébrale continue de produire des hormones (Truog & Fackler 1992). Il est donc toujours au moins partiellement fonctionnel. En second lieu, dans certaines situations inédites, des sujets déclarés en mort cérébrale, mais encore reliés à des appareils de maintien artificiel, parviennent paradoxalement à « survivre » longtemps (Shewmon 1997, 1998a, 1998b, 2001). C’est ainsi que des morts grandissent, assimilent des nutriments, combattent des infections, portent une grossesse à son terme, etc. Ces morts ne sont donc pas « morts » d’un point de vue biologique.

9Ces circonstances démontrent l’écart existant entre la description théorique de la mort cérébrale et ses modalités de vérification dans la pratique clinique. Il est impossible de déterminer la cessation irréversible de toutes les fonctions du cerveau, mais il est possible en revanche de maintenir le fonctionnement intégré d’un organisme, en dépit de la mort cérébrale. Des individus sont déclarés comme morts et leurs organes prélevés. Face à ces situations, l’idée que la mort cérébrale n’est rien d’autre qu’une fiction sémantique et juridique se développe peu à peu. On s’aperçoit progressivement qu’un débat éthique fondamental a été occulté par le discours scientifique et les pratiques médicales. Ce débat peut désormais s’épanouir.

Le retour de l’éthique

Les motivations du comité de Harvard

10Rétrospectivement, il est plus aisé de se rendre compte que le rapport du comité de Harvard, bien qu’émanant d’une institution médicale faisant autorité, ne peut être assimilé à un simple discours scientifique. De manière furtive, le comité arguait que son geste était une nécessité répondant à deux problèmes : l’interruption des traitements pour les individus en coma dépassé, et l’obtention d’organes à greffer. Ces questions étaient traitées comme relevant autant de l’intérêt personnel des patients que d’intérêts économiques et sociaux plus généraux.

11Le comité de Harvard ne prétendait cependant pas dépasser la simple description de nouvelles problématiques d’intérêt général. Il reconnaissait qu’une pluralité de questions « morales, éthiques, religieuses » (Beecher et al. 1968 : 337) en découlaient. Il assurait toutefois que ses propres réflexions, fournissant une base définitionnelle adéquate, permettaient de considérer les situations émergentes de manière plus perspicace. Si celle-ci était formulée en termes satisfaisants, et traduisibles en actions, elle pouvait faire disparaître la plupart des problèmes ou les rendre rapidement solubles. Cela revenait, à demi-mot, à ne laisser qu’un intérêt relatif ou purement contemplatif aux autres approches évoquées. C’était affirmer implicitement une conception déflationniste de l’éthique tout en ménageant la morale du sens commun, les convictions religieuses et les intérêts individuels et collectifs de toute sorte.

De l’importance des questions morales : l’apport de Hans Jonas

12Hans Jonas (1969) est le premier philosophe à souligner les engagements discrets de la proposition du comité de Harvard, et à s’y opposer. Très tôt, il décrit la définition de la mort cérébrale comme une « fiction utilitariste », une manœuvre rhétorique visant simplement à permettre et à justifier les transplantations d’organes, et à faire l’économie des problèmes éthiques et philosophiques posés par ces situations. Affirmant l’impossibilité de tracer une ligne de démarcation nette entre la vie et la mort, Jonas conteste la question que le comité de Harvard prétendait résoudre. On ne doit pas se demander : « Le patient est-il mort ? », mais : « Que faire de lui afin qu’il reste encore un patient ? » Et à ces interrogations, « on ne peut pas répondre par une définition de la mort, mais par une “définition” de l’homme et de ce qu’est la vie humaine » (Jonas 1974). Aux propos prétendument ontologiques du comité de Harvard (portant sur l’être), Jonas préconise de substituer un questionnement axiologique (portant sur des valeurs).

13Jonas définit l’individu à travers l’unité de son cerveau et de son corps. Deux éléments de même valeur parce que participant à l’identité de la personne. Pour cette raison, la définition traditionnelle de la mort doit être maintenue. Prenant en compte la respiration et la circulation du sang, elle implique la conservation de l’organisme dans sa totalité. Jonas tire de cette conception de la vie humaine des normes pour l’action. Ce qu’il dit n’implique pas que les moyens de maintien en vie ne doivent jamais être arrêtés chez les patients en état de coma irréversible. Il s’agit de personnes mourantes et non mortes, mais il n’y a pas de sens à prolonger artificiellement cette vie résiduelle. Il faut les laisser mourir entièrement. Cette même posture conduit en revanche à une opposition farouche aux prélèvements d’organes à cœur battant. Aussi longtemps qu’un corps fonctionne du point de vue organique, fût-ce à l’aide d’un appareillage artificiel, il doit être regardé comme ce qui subsiste du sujet qui a aimé et qui a été aimé. Comme tel, il a donc encore droit à l’inviolabilité. On ne peut faire usage de son corps comme d’une simple banque d’organes : cela reviendrait à le considérer comme un moyen et non une fin. Cette analyse a un double mérite : elle permet de mettre au jour certains aspects rhétoriques de la définition de la mort cérébrale et de ses controverses en montrant qu’elles épousent implicitement une conception déflationniste de l’éthique postulant que le discours scientifique serait suffisant pour affronter les questions ouvertes par les pratiques médicales émergentes ; elle conduit à un retour de la réflexion éthique – elle seule étant à même de dévoiler les conditions d’une action responsable et de fournir des propositions pratiques universellement applicables.

14Sans nier que la pratique donne à penser à la théorie, Jonas rétablit un modèle de l’éthique dans lequel la pratique devrait être liée à la théorie comme étant sa mise en application. Une telle position peut toutefois s’avérer réductrice.

Les discours déflationnistes de l’éthique sous condition éthique

15Singer mène lui aussi une critique du déflationniste éthique. Comme Jonas, il admet l’impossibilité de tracer une ligne de séparation nette entre la vie et la mort et affirme : « Si l’on choisit d’enregistrer la mort, à n’importe quel moment avant que le corps ne soit rigide et froid (ou, pour ne vraiment pas prendre de risque, avant qu’il ne commence à pourrir), alors on est en train de réaliser un jugement éthique » (Singer 1996 : 32). Il en vient à préconiser, lui aussi, un retour à la définition de la mort cardiaque. Malgré cet apparent accord, des divergences radicales n’en séparent pas moins les deux auteurs. Pour Singer, la proposition du comité de Harvard contient déjà implicitement une position morale forte qui ne se revendique pas comme telle : elle permet de sauver l’éthique traditionnelle de la sacralité de la vie.

16En dehors de ce cadre éthique, une nouvelle définition de la mort n’est pas nécessaire : la cessation de toutes les fonctions cérébrales peut être lue comme l’entrée dans l’irréversible processus du mourir, sans pour autant équivaloir à la mort. Mais si la vie humaine est sacrée, son commencement et sa fin doivent être des limites fixes. À la respecter rigoureusement, on ne peut pas prélever des organes vitaux à partir de sujets « vivants, mais presque morts » pour le bénéfice d’autres sujets vivants. Cela reviendrait à introduire une exception à l’interdiction absolue de tuer intentionnellement un être humain innocent, et à l’idée que toutes les vies humaines sont douées de la même valeur, indépendamment de leur condition. Le lien entre la détermination de la mort et l’éligibilité pour le don d’organes, ou règle du donneur mort, est une condition nécessaire afin de ménager l’éthique de la sacralité de la vie et les pratiques médicales émergentes.

17La mort est ainsi vue comme un événement qui modifie immédiatement le statut moral de l’individu, une ligne de rupture au-delà de laquelle certaines actions deviennent soudainement légitimes. Le corps du patient respirant, au cœur battant et chaud au toucher (vivant, à tout point de vue, jusqu’en 1968) a été transféré conceptuellement par le comité de Harvard dans la catégorie des « cadavres », et a donc été exclu de la communauté morale et juridique. Grâce à l’artifice sémantique de la redéfinition de la mort, un questionnement explicite concernant la valeur de la vie humaine et impliquant l’opposition entre éthique de la sacralité de la vie et éthique de la qualité de la vie a pu être évité. L’idée peut, certes, paraître contradictoire : en décidant que des êtres humains biologiquement vivants grâce à l’usage d’appareillages, mais au cerveau détruit, sont morts, on pourrait penser que le comité de Harvard établit que certains patients n’ont plus les qualités nécessaires pour être considérés comme vivants. Mais si l’on estime que l’individu en coma irréversible est déjà mort, cette réflexion est inconsistante : il devient insensé de parler de qualité de la vie puisqu’il n’y a plus de vie. En apparence, la définition de la mort cérébrale permettait de sortir l’éthique de la sacralité de la vie de la crise dans laquelle elle était entrée. Mais il ne s’agissait que d’un sauvetage de fortune (Singer 1995). Même à un niveau intuitif, il est difficile de croire qu’une définition de la mort qui dans les faits anticipe la déclaration de la mort, tout en prolongeant la vie biologique du patient, puisse être admise comme étant promotrice de la valeur sacrée de la vie.

18Pour Singer, la pratique a non seulement invité à des élaborations théoriques nouvelles, mais elle a définitivement rendu caduque tout un pan de la morale traditionnelle. Une « nouvelle éthique » est donc indispensable. Celle-ci ne se pose pas en tant que théorie concurrente de l’éthique de la sacralité de la vie, mais comme le seul cadre cohérent à partir duquel on peut « repenser la vie et la mort » (Singer 1996). Quelles peuvent être les limites de cette distinction entre éthique de la sacralité de la vie et éthique de la qualité de la vie ?

Par-delà l’apparente autonomie de l’éthique

Questionner le caractère sacré de la vie

19Giorgio Agame (1995) a lui aussi abordé la question de la définition de la mort cérébrale. Quoique partageant certaines analyses avec les perspectives éthiques déjà exposées, ses réflexions permettent d’envisager les problèmes soulevés d’une manière différente. Son analyse de la notion de sacré montre comment celle-ci est présente au cœur de l’univers juridique et politique. Elle ne peut, en ce sens, se voir réduite au traitement qu’en font les discours religieux et les morales déontologiques. De même, la contradiction et l’exception, loin de lui nuire, en sont des caractéristiques fondamentales. Le principe du caractère sacré de la vie doit être interrogé par-delà sa réduction à l’interdiction de tuer intentionnellement un être humain innocent. Il doit être renversé par une généalogie du sacré prenant en compte ses acceptions juridiques, religieuses et anthropologiques.

20L’enquête d’Agamben prend pour point de départ la figure de l’homo sacer. L’expression désigne, en droit romain, une personne exclue ne disposant plus d’aucun droit civique. Or, paradoxalement, l’homo sacer tire son identité juridique de cette privation, et cette identité implique un comportement normatif. N’importe qui peut tuer l’homo sacer sans être puni, mais ce dernier ne peut être l’objet d’un sacrifice lors d’une cérémonie religieuse. Il s’agit, en d’autres termes, d’une vie qui « se fait exception à travers une double exclusion du contexte réel des formes de vie aussi bien profanes que religieuses, qui n’est définie que parce qu’elle est entrée dans une symbiose intime avec la mort, sans pourtant appartenir déjà au monde des défunts » (Agamben 1995 : 111-112).

21Selon la terminologie d’Agamben, ce qui est en jeu est la distinction biopolitique entre une vie nue (zoe), mise au ban, qui est à la fois exclue et capturée par l’ordre juridico-politique et une vie politiquement qualifiée (bíos). La première dévoile l’essence même de la souveraineté : la structure de l’exception. C’est dans ce cadre que le philosophe aborde la redéfinition de la mort. La salle de réanimation où des individus en coma dépassé errent dans un espace d’incertitude entre la vie et la mort détermine l’un des nouveaux espaces d’exception où réside la vie nue. Sa spécificité est d’être totalement « contrôlée par l’homme et sa technologie » (ibid : 184). Mais cet espace n’en répète pas moins une même structure fondée sur « la définition d’une vie qui peut être ôtée sans qu’il soit commis d’homicide, et qui, comme l’homo sacer, est “insacrifiable” au sens où elle ne saurait faire l’objet d’une exécution capitale » (ibid : 184). La consécration dans la loi de la définition de la mort cérébrale ne fait que marquer l’appartenance de ces corps à la puissance publique : « La vie et la mort ne sont pas, en ce sens, des concepts proprement scientifiques, mais politiques. Ils n’acquièrent de signification précise que par une décision » (ibid. : 183).

22À travers cette rapide description, il est déjà possible de percevoir qu’Agamben appréhende la politique et son développement selon un paradigme qui constituerait son fondement oublié : le rapport du pouvoir souverain à la vie. La question qui nous intéresse ici en serait une des figures. C’est une thèse forte aux implications lourdes d’un point de vue politique, historique et métaphysique. Notre propos n’est donc pas de la reprendre comme telle, mais d’en tirer un éclairage pour l’analyse locale qui est la nôtre.

Transdisciplinarité et pratiques éthiques

23Le déflationnisme éthique considérant la redéfinition de la mort comme une question scientifique est insuffisant et montre rapidement ses limites. Il en est de même pour la position opposée qui consiste à la réduire à un problème moral soluble dans les catégories du discours philosophique. Rien ne sert toutefois d’opérer sur la question une nouvelle réduction, au politique cette fois. L’ignorance, réelle ou feinte, de leurs conditions politiques ainsi que la mobilisation, sans les interroger, de lieux communs politiques (libre choix individuel, État comme garde-fou, etc.) font certes toujours courir le risque aux propos éthiques de sombrer dans la pure spéculation ou d’entrer en résonance avec des décisions qui dépassent leurs intentions. Mais l’enjeu de la redéfinition de la mort se trouve à la croisée de problématiques éthiques, scientifiques, politiques, juridiques et sociales, lesquelles ne cessent de se croiser et de renvoyer les unes aux autres. Une transdisciplinarité qui ne soit pas une simple pétition de principe est donc de rigueur. De même – l’aspect politique permet probablement de discerner ce point –, un engagement assumé, intellectuellement honnête, doit prendre la place de propos constamment présentés derrière les apparats de l’objectivité.

24Ces exigences ont néanmoins des conséquences qui dépassent le cadre de l’éthique comme simple discours, et l’impliquent comme pratique. Un bon exemple, sur une thématique en lien direct avec la nôtre, est la réflexion que mène Marie Gaille (2010) dans l’ouvrage La Valeur de la vie. Son travail de clarification et d’évaluation critique des acceptions des jugements sur la valeur de la vie est conduit dans une telle perspective, véritablement transdisciplinaire. Mais il est aussi opéré à la lumière de la pratique liée aux décisions médicales de maintien ou d’interruption de vie en contexte hospitalier. Ce changement d’échelle l’amène à une considération déceptive faisant apparaître un argument largement utilisé aujourd’hui comme étant dépourvu de légitimité morale dans ce cadre. Cette transformation aboutit à un appel à poursuivre l’enquête dont elle ouvre la voie à partir de critères pouvant apparaître éloignés des grandes catégories éthiques : l’état de santé (présent et à venir) du patient, son degré de souffrance, les paramètres caractérisant sa situation sociale, familiale, religieuse, économique, juridique, mais aussi les contraintes de la vie hospitalière et des équipes soignantes, la qualité de la prise en charge matérielle en cas de sortie de l’hôpital, la nature du projet thérapeutique envisagé, etc. Cette relocalisation n’abolit pas la nécessité d’une réflexion plus générale. Elle la motive, au contraire, et en pose les jalons. Car la communauté médicale ne peut mener cette réflexion indépendamment de la collectivité. À ce sujet, Gaille affirme qu’il est nécessaire d’« encourager un débat public organisé et de ne pas se contenter des moments de discussion collective suscités par quelques “affaires” fortement médiatisées » (Gaille 2010 : 153).

Encore un effort

25On ne peut qu’être d’accord avec cette position. Car force est de reconnaître que pendant de nombreuses années, la question de la définition de la mort est restée un débat réservé aux spécialistes. Malgré les incohérences scientifiques, aucun débat public n’a vu le jour de façon pérenne. Ce n’est qu’en 2008, à l’occasion du quarantième anniversaire du rapport du comité de Harvard, que la question a connu ses premières résonances médiatiques (Scaraffia 2008), l’espace de quelques semaines seulement. Des comités de bioéthique ont soudainement pris la parole à ce sujet, mais ils se sont souvent contentés de réaffirmer l’adéquation entre critère neurologique et mort de l’être humain, afin de rassurer les citoyens sans mettre en péril le don d’organes (cnb 2010 ; Pellegrino et al. 2008).

26Il semble toutefois que les volontés politiques évoluent quelque peu à ce sujet. C’est en tout cas ce que peut laisser penser l’initiative prise par François Hollande, en accédant à la présidence de la République, de constituer une commission, présidée par le professeur Didier Sicard, destinée à réfléchir à la modernisation de la loi encadrant la fin de vie. Le rapport ne manque pas d’insister sur la volonté de mettre « les Français » au cœur de la réflexion menée. Si l’on doit saluer cette démarche, nous lui opposerons toutefois deux critiques.

27Étant donné l’emploi abondant d’un champ lexical propre à la démocratie participative, on peut regretter que le rapport de la commission Sicard prétende restituer « la parole des Français » en n’exposant que rapidement la méthodologie, consultative, qu’il mobilise (Sicard et al. 2012 : 18-23). L’un des moyens employés par la commission, le débat public, est densément questionné dans la littérature aussi bien politique qu’universitaire. La présentation, en moins d’une page, de la structure qui a été choisie en vue du déroulement de ces débats laisse donc à désirer et semble se heurter à l’écueil de l’angélisme procédural. On peut toutefois deviner, entre les lignes, une volonté d’éviter que le débat ne soit perçu, comme cela a pu être le cas en d’autres occasions, comme un dispositif destiné à favoriser l’acceptabilité sociale d’une décision politique. Il n’était pas structuré selon des bornes posées par des experts et définissait un ordre du discours dans lequel la parole des participants pouvait prendre place. Il s’agissait davantage de produire une écoute de divers « sentiment[s] concernant différentes situations d’existence en fin de vie » (ibid. : 18). L’observation que nous avons menée au cours de l’un de ces débats a montré, paradoxalement, quelques limites possibles de ce renversement.

28Il était en effet demandé aux personnes participantes de penser leur fin de vie et d’exprimer leur opinion. Malgré une volonté supposée de minimiser l’effet d’expertise, la personne de la commission présente reliait les propos tenus à des cas décrits comme représentatifs. Mais il s’agissait parfois de cas limites. L’invocation des soins palliatifs était récurrente. Par contre, aucune information sur les définitions légales de la mort ni sur les controverses existantes n’était donnée. Dans les propos, la confusion était constante entre la mort évoquée comme « événement naturel » et sa transformation, par le biais de certains objets techniques, en un « processus médicalisé » permettant de maintenir la vie biologique d’un corps pour un temps indéterminé. De façon plus grave, par l’ignorance de l’importance de la question de la définition de la mort, le cadre même de la discussion ne pouvait que promouvoir la reproduction d’une des contradictions traditionnelles des débats sur l’euthanasie. Il est souvent affirmé que l’on ne peut définir par la loi les conditions dans lesquelles la mort serait donnée, alors même que la loi prévoit déjà, au moyen d’une définition, les conditions dans lesquelles on peut donner la mort à des individus en coma dépassé pour satisfaire les demandes de transplantations.

Haut de page

Bibliographie

Abram morris b. et al., 1981
Defining death. A report on the medical, legal and ethical issues in the determination of death, Washington dc, The President’s Commission for the Study of Ethical Problems in Medicine and Biomedical and Behavioral Research. Disponible en ligne : http://bioethics.georgetown.edu/pcbe/reports/past_commissions/defining_death.pdf [valide en novembre 2013].

Agamben giorgio, 1995
Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita, Turin, Einaudi, coll. « Einaudi contemporanea ».

Beecher henry k. et al., 1968
« A definition of irreversible coma. Report of the Ad Hoc Committee of the Harvard Medical School to examine the definition of brain death », The Journal of the American Medical Association, vol. 205, n° 6, pp. 337-340.

CNB [Comitato nazionale per la bioetica], 2010 (24 juin)
I Criteri di accertamento della morte, rapport officiel, Rome, Presidenza del Consiglio dei Ministri (Comitato nazionale per la bioetica). Disponible en ligne : http://www.governo.it/bioetica/pareri_abstract/criteri_accertamento_morte20100624.pdf
[valide en novembre 2013].

Defanti carlo alberto, 1999
Vivo o morto ? La storia della morte nella medicina moderna, Milan, Zadig, coll. « Perle ».

Defanti carlo alberto, 2004
« La morte cerebrale come paradigma della bioetica », in Rosangelo Barcaro & Paolo Becchi (dir.), Questioni mortali. L’attuale dibattito sulla morte cerebrale e il problema dei trapianti, Naples, Edizioni scientifiche italiane, pp. 231-250.

Gaille marie, 2010
La Valeur de la vie, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Médecine & sciences humaines ».

Halevy amir & baruch Brody, 1993
« Brain death. Reconciling definitions, criteria, and tests », Annals of internal medicine, vol. 119, n° 6, pp. 519-525.

Jonas hans, 1969
« Philosophical reflections on experimenting with human subjects », Daedalus, vol. 98, n° 2, pp. 219-247.

Jonas hans, 1974
« Against the stream. Comments on the definition and redefinition of death », in Philosophical Essays. From ancient creed to technological man, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice-Hall, pp. 132-140.

Mollaret pierre & maurice Goulon, 1959
« Le coma dépassé (mémoire préliminaire) », Revue neurologique, n° 101, vol. 1, pp. 3-11.

Pellegrino edmund d. et al., 2008
Controversies in the determination of death. A white paper by the President’s Council on Bioethics, Washington dc, The President’s Council on Bioethics. Disponible en ligne : http://bioethics.georgetown.edu/pcbe/reports/death/Controversies in the Determination of Death for the Web (2).pdf [valide en novembre 2013].

Pie XII, 1957
« Problèmes religieux et moraux de la réanimation (discours du 24 novembre 1957) », Documentation catholique, n° 1267, col. 1607.

Scaraffia lucetta, 2008 (3 septembre)
« I segni della morte. A quarant’anni dal rapporto di Harvard », L’Osservatore romano, p. 1. Disponible en ligne, http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/206463
[valide en novembre 2013].

Shewmon d. alan, 1997
« Recovery from “brain death”. A neurologist’s apologia », The Linacre Quarterly, vol. 64,
n° 1, pp. 30-96.

Shewmon d. alan, 1998a
« “Brainstem death”, “brain death” and death. A critical re-evaluation of the purported equivalence », Issues in law and medicine, vol. 14, n° 2, pp. 125-145.

Shewmon d. alan, 1998b
« Chronic “brain death”. Meta-analysis
and conceptual consequences », Neurology, vol. 51, n° 6, pp. 1538-1545.

Shewmon d. alan, 2001
« The brain and somatic integration.
Insights into the standard biological rationale for equating “brain death” with death »,
Journal of medicine and philosophy, vol. 26, n° 5, pp. 457-478.

Sicard didier et al., 2012
Penser solidairement la fin de vie. Rapport à François Hollande, président de la République française, Paris, Commission de réflexion sur la fin de vie en France. Disponible en ligne : http://www.social-sante.gouv.fr/img/pdf/Rapport-de-la-commission-de-reflexion-sur-la-fin-de-vie-en-France.pdf [valide en novembre 2013].

Singer peter, 1995
« Presidential address. Is the sanctity of life ethic terminally ill? », Bioethics, vol. 9, n° 3, pp. 327-343.

Singer peter, 1996
Rethinking life & death. The collapse of our traditional ethics, Oxford, Oxford University Press.

Truog robert d. & james c. Fackler, 1992
« Rethinking brain death », Critical care medicine, vol. 20, n° 12, pp. 1705-1713.

Veatch robert m., 1989
Death, dying, and the biological revolution. Our last quest for responsibility, New Haven, Yale University Press.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Vivien García et Milena Maglio, « Redéfinir la mort »Terrain, 62 | 2014, 24-35.

Référence électronique

Vivien García et Milena Maglio, « Redéfinir la mort »Terrain [En ligne], 62 | 2014, mis en ligne le 04 mars 2014, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/15326 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.15326

Haut de page

Auteurs

Vivien García

Université Pierre-Mendès-France – Grenoble-II, laboratoire Philosophie, Langages et Cognition

Milena Maglio

Université Pierre-Mendès-France – Grenoble-II, laboratoire Philosophie, Langages et Cognition / Università degli studi di Torino, dipartimento di filosofia e scienze dell’educazione

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search