- 1 Notamment un essai intitulé « Malheur du guerrier sauvage », publié dans la deuxième livraison de l (...)
1Pierre Clastres a fait paraître l’article qui précède dans la revue Les Temps modernes 1967 et l’a repris au chapitre six de son ouvrage La Société contre l’État, paru en 1974. Il y traite de mythes racontés par les Indiens Chulupi du Chaco paraguayen, un groupe jadis dénommé Ashuslay et plus connu aujourd’hui sous leur autodénomination de Nivaclé. Les Nivaclé, plus généralement les groupes du Chaco occupant la zone frontalière entre le Paraguay et l’Argentine, le long du fleuve Pilcomayo, constituent le troisième ensemble culturel amérindien – après celui des Guayaki-Aché et celui des Guarani Chiripa et Mbya – sur lequel s’est appuyée la réflexion de Pierre Clastres, en particulier à propos de la fonction de la guerre comme mécanisme inhibant l’émergence de la différenciation sociale et du pouvoir institutionnalisés chez les « Sauvages » – entendez les Amérindiens. L’ethnologue a effectué deux missions chez ces Indiens, la première de juin à octobre 1966, la seconde de juin à septembre 1968. Les matériaux recueillis lors de ces séjours et les idées qu’ils inspirèrent à l’auteur ont nourri, outre l’article présenté dans ce numéro, plusieurs publications marquantes1.
2Certains lecteurs jugeront daté le texte reproduit ici, à la fois par sa rhétorique – déclamatoire plus que démonstrative – et par les libertés qu’il prend avec l’exigence de rigueur ethnographique. Mais il ne faut pas sous-estimer ce qu’il avait de surprenant – voire de détonnant – dans le contexte de l’ethnologie française des années 1960, pas plus que la charge critique dont il était et reste porteur. En 1967, le structuralisme et sa méthode d’analyse règnent en maître sur l’ethnologie, en particulier dans l’américanisme et dans le traitement du mythe (Claude Lévi-Strauss, rappelons-le, a publié le premier volume des Mythologiques 1964). Cette forme d’analyse visait à mettre en évidence les codes sous-jacents à la trame du récit et à ses péripéties, puis à mettre en relation ce langage symbolique inconscient avec les problèmes ou les contradictions soulevées par les choix d’organisation sociale et idéologique propres à chaque société. Étant entendu que les mythes se pensent eux-mêmes, les questions relatives aux conditions d’énonciation des mythes – qui les racontait, qui les écoutait et de quelle manière – étaient écartées par principe, car jugées sans pertinence pour la mise au jour et le décodage des registres sémiotiques mobilisés dans ce type de récits.
- 2 Voir par exemple le recueil édité par Jean Lou Amselle (1979) et la réponse de Clastres (1978).
3Aussi, s’interroger, comme le fait Clastres ici, sur la façon dont les Indiens entendaient une narration mythique et y réagissaient, et donc sur la signification qu’elle avait pour eux, apparaissait comme une interrogation excentrique, non dénuée de provocation. Lévi-Strauss n’avait-il pas dit que la saisie du sens qu’avaient les mythes pour ceux qui les produisaient était un « luxe » dont l’ethnologue pouvait se passer pour les besoins de son analyse, et dont il était de toutes façons contraint de se priver la plupart du temps ? Or, sans remettre ouvertement en question l’approche structuraliste du mythe, Clastres s’en écarte ici de manière très nette en abordant le récit mythique non comme un système de codes mais bien comme une pratique d’énonciation, autrement dit comme une forme d’action sociale. Les Chulupi racontent les deux mythes considérés dans l’article pour (se) faire rire, et il importe donc de savoir pourquoi cet effet est recherché et comment il est atteint. Mieux – ou pire, du point de vue de l’orthodoxie structuraliste –, Clastres prend au sérieux le sens qu’ont ces mythes pour les Indiens, et surtout le sens qu’a ce sens pour nous : le rire des Sauvages dit quelque chose qui concerne les Occidentaux modernes. Qu’en dépit de son caractère en apparence très ethnographique l’auteur ait choisi de publier cet essai dans Les Temps modernes, plutôt que dans L’Homme (où Clastres publiait par ailleurs, la même année, un article sur la vie sociale des Guayaki, un hommage à Alfred Métraux, et un rapport sur sa mission au Paraguay et au Brésil) ou dans le Journal de la Société des américanistes, à cet égard significatif : loin d’être un simple divertissement exotique, une sorte de pastiche d’étude ethnologique sur un objet inattendu et habituellement négligé par les chercheurs, a fortiori analyse scientifique de la variabilité culturelle des expressions du comique, l’article vise à remettre en question l’évidence de notre propre rapport à l’exercice du pouvoir, à suggérer même que c’est de lui que rient les Indiens. Les philosophes du politique ne s’y sont pas trompés, qui l’ont accueilli avec intérêt – spécialement ceux qui, tels Marcel Gauchet, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et d’autres, souvent proches de la mouvance « Socialisme ou barbarie », cherchaient à développer une analyse critique quoique ancrée à gauche du marxisme dogmatique de ces années-là. Par contraste, les ethnologues de l’époque s’agaçaient parfois de l’attitude cavalière de Clastres vis-à-vis de la précision ethnographique, de son dédain pour le travail de la preuve et des généralisations outrancières qu’il se permettait2. Hétérodoxe par rapport aux habitudes intellectuelles des anthropologues contemporains de l’auteur, le texte s’inscrit pourtant dans une tradition de pensée héritée de la Renaissance consistant à faire jouer aux mœurs des peuples exotiques le rôle d’un miroir des préjugés européens – tradition dont Clastres, comme on sait, s’est très explicitement réclamé. De ce point de vue, il est précurseur d’une veine de réflexion anthropologique illustrée avec éclat aujourd’hui par des figures telles que Joanna Overing, Tim Ingold, Eduardo Viveiros de Castro et Martin Holbraad, qui ont pour point commun de regarder les données ethnographiques comme l’expression d’une épistémologie, voire d’une métaphysique indigène utilisée en tant qu’arme critique pour mettre à nu les linéaments de notre propre univers culturel. Ces auteurs s’écartent cependant de la voie suivie par Clastres en faisant émerger la charge critique inhérente aux matériaux ethnographiques d’une utilisation rigoureuse des méthodes d’analyse propres à l’ethnologie ; ils visent à « anthropologiser » la philosophie (et réciproquement), au lieu d’invoquer l’ethnographie comme un prétexte à philosopher. L’oeuvre de Clastres se situe à la charnière de ces deux façons distinctes de conjuguer ethnologie et réflexion d’ordre philosophique.
4Venons-en à la substance de l’article. À première vue, l’effet comique des deux mythes chulupi rapportés par Clastres n’a rien de mystérieux. Ces récits déroulent les aventures à la fois burlesques et paillardes de personnages engagés dans une quête pour l’acquisition de pouvoirs ou de moyens d’action dont ils sont privés, quête marquée par une série d’épreuves qu’à chaque épisode ils échouent à surmonter en raison de leur idiotie et de leur maladresse. Le premier récit a pour héros un chamane (ou plutôt un groupe de chamanes) que la gloutonnerie et l’incontinence sexuelle entraînent dans une suite de mésaventures ridicules ; le second traite d’un jaguar qui, par excès de confiance dans les propos de ses interlocuteurs, se laisse berner par tous les animaux dont il essaie d’imiter le comportement (jouer, voler dans les airs, manger tel aliment, etc.). Que ces récits – surtout le premier – fassent rire les Indiens, on le comprend aisément : leur truculence, entre grand-guignol et farce rustique, suffirait à justifier l’hilarité qu’ils suscitent. Mais Clastres ne se contente pas de cette explication, qui rendrait trop paysan le rire indien. Bien d’autres mythes comportent des épisodes parodiques ou absurdes sans provoquer pour autant la franche hilarité qui, au dire de Clastres, accueille toujours ces deux récits-là. Un rire par ailleurs identique, alors que les deux narrations sont en vérité assez dissemblables : en effet, la seconde moque la crédulité du jaguar et sa confiance infantile dans la bonne foi de ses interlocuteurs, mais ses péripéties n’ont ni la paillardise ni la loufoquerie des mésaventures vécues par le chamane et ses acolytes dans la première.
5D’où vient alors que ces deux mythes en particulier font tant rire les Chulupi ? L’explication de Clastres se résume à ceci : si ces mythes, par-delà leurs différences, font rire aux larmes les Indiens, c’est qu’ils traitent l’un et l’autre de figures de puissance habituellement craintes et respectées par les Chulupi. Le chamane, en vertu des liens qu’il établit avec différentes sortes d’esprits, est crédité de pouvoirs de vie et de mort inaccessibles au commun des mortels, pouvoirs qui lui permettent de guérir les malades mais tout aussi bien de semer le malheur par des moyens invisibles ; quant au jaguar, chasseur puissant et rusé, rival des humains qui poursuivent les mêmes proies que lui, il est aux yeux des Indiens l’incarnation même de la force prédatrice. Le point commun des deux mythes est qu’ils tournent en dérision ces redoutables figures et les arts qui les distinguent. Le premier mythe parodie les étapes d’une cure chamanique, en inversant le sens des gestes et des attitudes d’un thérapeute : alors que le chamane est censé être un maître de la métaphore énigmatique et du langage ésotérique, le protagoniste du récit ne comprend les énoncés qu’au pied de la lettre ; alors qu’il doit s’abstenir de manger et de faire l’amour, il ne cesse de ripailler et ne pense qu’à copuler, etc. Dans le second mythe, le jaguar, animal en réalité méfiant et difficile à surprendre, tombe avec naïveté dans les pièges grossiers que lui tendent les autres animaux, jusqu’à se tuer en tentant de voler. En libérant chez les Indiens un rire qui leur serait normalement interdit, les deux mythes auraient donc une fonction cathartique : par leur démystification de deux figures chargées de pouvoirs, ils manifesteraient, dit Clastres, « une passion des Indiens, l’obsession secrète de rire de ce que l’on craint ».
- 3 Allusion au titre d’un autre article de Clastres (1962), « Échange et pouvoir : philosophie de la c (...)
6Encore faut-il préciser l’objet réel de cette crainte. Les chamanes sont certes dangereux et toujours suspects de nourrir des intentions néfastes, mais pour peu que la crainte qu’ils inspirent excède la confiance accordée à leurs capacités de guérison, on n’hésitera pas à les tuer – un destin fréquent des chamanes partout dans le monde amérindien. Quant aux jaguars, ils sont trop farouches, et trop rares dans un même territoire, pour représenter un réel danger ; les poules ont bien plus à craindre de leurs incursions que les humains. Ce ne sont donc ni les chamanes ni les jaguars en tant que tels que redouteraient les Indiens, mais plutôt l’excès de pouvoirs dont on les crédite – car derrière ces capacités inégalement distribuées d’agir sur autrui se profile le pouvoir. C’est le spectre de cette figure qui hante en définitive ces mythes, et le rire explosif qu’ils font naître est à la mesure de la peur que celle-ci inspire aux Indiens. Cette « philosophie indienne3 » du politique, qui cherche par la dérision à tuer dans l’œuf toute tentation de « servitude volontaire », de respect irréfléchi envers les figures détentrices d’une forme d’autorité coercitive, justifie l’intérêt de ces mythes aux yeux de l’auteur et le sérieux extrême avec lequel il les traite.
7Au passage, on notera qu’un tel traitement des mythes est rare dans l’oeuvre de Clastres. De fait, les mythes amazoniens semblent lui poser problème. Leur analyse structurale ne l’attire pas, faute d’être capable de saisir le sens de ces mythes pour ceux qui les racontent. En même temps, l’irritante absurdité de ces narrations qui captivent les Indiens mais en apparence ne disent rien de sérieux sur le monde – rien en tout cas que l’ethnologue puisse comprendre – désarme sa manière d’aborder l’ethnographie, sauf lorsqu’il peut y retrouver, comme c’est le cas pour les deux mythes chulupi étudiés dans cet article, la trace explicite d’une philosophie indigène. C’est bien pour cette raison qu’en matière de tradition orale amérindienne il s’est surtout attaché à traduire, commenter et transmettre le « Grand Parler » des Guarani (Clastres 1974a), c’est-à-dire des énoncés à caractère religieux, formulés dans une langue poétique d’une exceptionnelle splendeur, et renvoyant clairement à une véritable métaphysique indigène, certes difficile à comprendre mais dont l’obscurité relève de la profondeur attendue d’un texte philosophique plutôt que de l’absurde.
8Cependant, l’analyse proposée par Clastres des deux mythes chulupi ne s’arrête pas à la mise en évidence de leur fonction cathartique et de leur implicite dimension « anti-étatique ». Dans la deuxième partie de son commentaire, il suggère, sans malheureusement détailler l’hypothèse ni surtout l’étayer par des matériaux ethnographiques, une raison supplémentaire au rire provoqué par ces deux mythes. En effet, ces récits font écho à un autre mythe chulupi, raconté et écouté celui-là avec le plus grand sérieux puisqu’il traite du Grand Voyage semé d’embûches qui conduit les chamanes jusqu’au Soleil, soit à des fins thérapeutiques, pour retrouver l’âme perdue d’un malade, soit à des fins de prédiction – par exemple l’issue d’un projet d’expédition guerrière. Le premier mythe en particulier suit de près, selon Clastres, les étapes de ce voyage, même si c’est sur le mode burlesque ; cependant, l’histoire du jaguar imbécile y renvoie aussi, et de manière d’autant plus évidente pour les Indiens que les chamanes auraient la faculté de se transformer en jaguar, l’inverse étant également vrai. Bref, les deux mythes constitueraient des versions parodiques d’un récit « sacré » considéré avec révérence par les Chulupi, rendu d’autant plus mémorable par son évocation au second degré sur le registre satirique. Si l’on suit les implications de l’analyse proposée par Clastres, le rire déclenché par les deux récits n’est donc plus simplement d’ordre cathartique : il reposerait sur un mécanisme sophistiqué de citation parodique, pas si différent, au fond, de celui mis en oeuvre par exemple dans La Belle Hélène, dont l’effet comique repose sur l’écart entre la version académique de l’Iliade ’Homère, imbibée par des générations de bourgeois éduqués, et celle proposée par Jacques Offenbach des malheurs d’Aga-aga-agamemnon et de sa parentèle. Il est dommage que Clastres n’ait pas creusé cette piste : l’idée qu’une tradition orale d’apparence si « primitive » puisse manifester des mises en abîme ironiques était novatrice, et elle tire aujourd’hui une certaine force de l’observation faite par des ethnologues d’épisodes parodiques encastrés dans des rituels exécutés par ailleurs avec la plus grande solennité (voir Montagnani 2011 ; et pour un exemple africain, Gabail 2012).
9En résumé, les deux mythes indiens mis en exergue dans le texte de Clastres moquent l’un et l’autre des figures de pouvoir, tout en rendant saillant et donc mémorable, par l’artifice de la parodie, un corps de mythes central dans le système de croyances des Chulupi.
10Qu’en est-il de la postérité de cet article et de son étude du rire indien ? Pierre Clastres a été l’un des rares ethnologues américanistes de sa génération à aborder la question de l’énonciation des récits mythiques, plus généralement à s’intéresser à l’usage de la parole dans les sociétés indiennes. Il reste qu’en matière d’étude pragmatique d’énoncés narratifs son approche est restée assez fruste, trop peu médiatisée par les instruments d’analyse que la linguistique (en particulier la naissante linguistique de l’énonciation) aurait pu lui fournir – instruments dont il se détournait par principe, craignant qu’ils n’obscurcissent la transparence de son rapport exégétique au savoir indien. Par ailleurs, il ne s’est guère attardé sur l’ensemble des traits qui ancrent une narration dans un contexte social et historique précis. Ainsi, il ne soulève à aucun moment la question de savoir pourquoi les Chulupi racontaient ces deux mythes au moment précis où il a pu en observer la narration, pas plus qu’il ne s’interroge vraiment sur le rapport possible entre ces narrations et sa propre présence parmi les Indiens. Il est vrai qu’il faudra attendre la publication du livre de Peter Gow (2001), An Amazonian myth and its history, pour disposer d’une analyse approfondie – et magistrale – du contexte justifiant le récit devant l’ethnologue, par une personne spécifique à un moment historique précis, d’une variante particulière d’un mythe raconté par des Indiens (en l’occurrence les Piro de l’Amazonie péruvienne). Dans l’émergence des conditions d’énonciation d’une tradition orale amérindienne comme objet d’étude, l’article de Clastres ne semble donc pas avoir joué un rôle important (il n’est d’ailleurs guère cité dans les bibliographies des travaux mentionnés), sans doute parce que Clastres s’est abstenu d’assumer et d’expliciter son rapport critique au structuralisme. Il n’en utilise pas la méthode, trop éloignée dans ses objectifs de ce qui l’intéresse, lui, chez les « sauvages », mais il se garde bien de la critiquer ouvertement. Toutefois, il reste proche à certains égards de l’approche structuraliste, dans la mesure où il impute lui aussi une sorte d’inconscient collectif aux Indiens, à ceci près qu’il s’agit non d’un inconscient sémiotique mais d’un inconscient politique – chose dont le statut épistémologique n’est du reste pas facile à cerner…
11En revanche, l’interprétation proposée par Clastres des fondements du rire indien n’est pas restée sans échos dans les travaux américanistes plus récents. L’auteur, rappelons-le, ne visait nullement à produire une étude ethnographique de ce qui, en général, pouvait faire rire les Indiens – leurs plaisanteries, les différentes formes de rire et leurs fonctions sociales, les expressions de l’ironie et leurs marqueurs linguistiques, etc. –, il s’intéressait à un seul rire, celui suscité par deux mythes, et aux raisons qui rendaient ce rire intéressant pour lui. Pourtant, cet intérêt en apparence très localisé a contribué à attirer l’attention des chercheurs sur un type de comportement dont l’apparente naturalité masquait la complexité des dynamiques d’interaction qu’il mobilise. Dans un article publié en 1996, Jean-Michel Beaudet a dressé, à partir de leurs caractéristiques phoniques, une typologie des formes du rire partagé chez les Wayampi de Guyane, formes ensuite mises en corrélation avec les modalités de coordination sociale qu’elles mettent en oeuvre ainsi que les valeurs dont elles sont porteuses (Beaudet 1996). Il montre ainsi que les différents rires wayampi sont à la fois des expressions stylisées et des moyens de produire des manières d’« être ensemble » particulièrement valorisées par les Indiens. Dans son étude sur la dimension ludique des pratiques magiques chez les Piaroa du Venezuela, Joanna Overing (2000) parvient à une conclusion similaire : le rire est l’expression suprême de la sociabilité (sociality) amazonienne, la manifestation d’une domestication réussie des forces du désordre dans laquelle la culture doit puiser son énergie créatrice. De manière plus implicite, ces travaux mettent également en exergue l’ambiguïté du rire amazonien, dans la mesure où celui-ci apparaît toujours comme une transformation d’une relation première d’hostilité. Cet aspect est exploré avec finesse par Emmanuel de Vienne (2012) dans un article récemment paru dans la revue Hau. Il y montre que les relations à plaisanterie chez les Trumai du Brésil central recoupent la relation entre cousins croisés et tirent leur charge comique de la manière dont elles transgressent ostensiblement l’attitude de « réserve honteuse » qui caractérise les rapports des Trumai avec leurs affins, plus généralement le « respect » que se doivent les membres du groupe. Le jeu entre cousins se situe sur une frontière exiguë entre intimité amicale et agressivité à l’égard de cet « ennemi rapproché » qu’est, chez les Trumai comme ailleurs en Amazonie, le beau-frère réel ou virtuel. Mieux chacun des partenaires réussit à déstabiliser l’autre en rehaussant l’incertitude des intentions qui président à leur interaction (« Est-ce vraiment et toujours du jeu ? »), mieux il parvient à pousser jusqu’à leurs limites, en les conjuguant, les dynamiques contradictoires d’hostilité et d’affection, plus le jeu entre les deux partenaires prêtera à rire. La plaisanterie est ainsi une forme virtuose d’action sociale prisée par les Trumai parce qu’elle combine de façon stylisée les deux relations fondatrices de la vie sociale indienne, celle à l’Ennemi et celle aux parents. On retrouve les mêmes traits, selon la subtile analyse qu’en a faite Keith H. Basso (1979), dans les plaisanteries sur « Whiteman » cultivées par les Apaches de l’Arizona, qui eux aussi considèrent la moquerie comme un jeu dangereux et s’en abstiennent soigneusement dans leurs interactions ordinaires : là, le jeu consiste pour l’un des interlocuteurs indiens à parodier un comportement attribué à « Whiteman » et à se mettre ipso facto position d’ennemi, manière pour les deux partenaires d’exhiber ostensiblement leur amitié.
12Ces analyses postérieures à l’article de Pierre Clastres ne contredisent en rien les intuitions de l’auteur. Elles tendraient même à en confirmer la justesse. Si le rire est à la fois la marque et le mécanisme d’engendrement de la convivialité au cœur de la sociality , il n’est pas surprenant qu’il atteigne son paroxysme à l’évocation ludique de ce qui la menace le plus – l’instauration du pouvoir et de la différenciation sociale, une intimité excessive avec le monde des Blancs et le rapport au politique sur lequel il est fondé.