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Rires

De quoi rient les Indiens ?

Pierre Clastres
p. 102-113

Résumés

Dans cet article, Pierre Clastres cherche à comprendre les ressorts de l’hilarité déclenchée, chez les Indiens Chulupi (Nivaclé) du Paraguay, par la narration de deux mythes, l’un concernant la quête loufoque et paillarde d’un groupe de chamanes, l’autre les mésaventures d’un jaguar crédule. L’euphorie causée par ces récits tiendrait à leur art de tourner en dérision des figures de pouvoir ordinairement craintes par les Indiens, en même temps qu’ils parodient des traditions mythiques à caractère sacré. Au-delà des protagonistes mis en scène dans ces histoires burlesques, c’est la figure même du pouvoir et la peur d’y adhérer qui sont visés et neutralisés par le rire cathartique suscité par les deux mythes.

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Notes de la rédaction

Cet article est paru originellement dans Les Temps modernes, n° 253, 1967, pp. 2179- 2198. Merci aux Temps modernes de nous avoir aimablement autorisé à le reproduire. [Note de la rédaction.]

Texte intégral

1Prenant résolument au sérieux récits des « sauvages », l’analyse structurale nous enseigne depuis quelques années que de tels récits sont précisément fort sérieux et qu’en eux s’articule un système d’interrogations qui haussent la pensée mythique au plan de la pensée tout court. Sachant désormais, grâce aux Mythologiques Claude Lévi-Strauss, que les mythes ne parlent pas pour ne rien dire, ils acquièrent à nos yeux un prestige nouveau : et, assurément, ce n’est point leur faire trop d’honneur que de les investir ainsi de gravité. Peut-être cependant, l’intérêt tout récent que suscitent les mythes risque-t-il de nous porter à les prendre trop « au sérieux » cette fois, si l’on peut dire, et à mal évaluer leur dimension de pensée. À laisser en somme dans l’ombre leurs aspects moins tendus, on verrait se diffuser une sorte de mythomanie d’un trait pourtant commun à nombre de mythes, et non exclusif de leur gravité : à savoir, leur humour.

2Non moins sérieux pour ceux qui les racontent (les Indiens par exemple) que pour ceux qui les recueillent ou les lisent, les mythes peuvent néanmoins déployer une intention marquée de comique, ils remplissent parfois la fonction explicite d’amuser les auditeurs, de déclencher leur hilarité. Si l’on est soucieux de préserver intégralement la vérité des mythes, il faut ne pas sous-estimer la portée réelle du rire qu’ils provoquent et considérer qu’un mythe puisse à la fois de choses graves et faire rire ceux qui l’écoutent. La vie quotidienne des « primitifs », malgré sa dureté, ne se déroule pas toujours sous le signe de l’effort ou de l’inquiétude ; ils savent eux aussi se ménager de vrais moments de détente, et leur sens aigu du ridicule les fait souvent se gausser de leurs propres craintes. Or, il n’est pas rare que ces cultures confient à leurs mythes la charge de distraire les hommes, en dé-dramatisant, en quelque sorte, leur existence.

3Les deux mythes que l’on s’apprête à lire appartiennent à cette catégorie. Ils ont été recueillis l’an dernier, chez les Indiens Chulupi qui vivent dans le sud du Chaco paraguayen. Ces récits, tantôt burlesques, tantôt paillards, mais non dépourvus pour autant de quelque poésie, sont bien connus de tous les membres de la tribu, jeunes et vieux : mais lorsqu’ils ont vraiment envie de rire, ils demandent à quelque vieillard versé dans le savoir traditionnel de les leur raconter une fois de plus. L’effet ne se dément jamais : les sourires du début deviennent des gloussements à peine réprimés, le rire explose franchement en éclats, et ce ne sont à la fin que hurlements de joie. Pendant que le magnétophone enregistrait ces mythes, le vacarme des dizaines d’Indiens qui écoutaient couvrait parfois la voix du narrateur, lui-même prêt à chaque instant à perdre son sang-froid. Nous ne sommes pas des Indiens, mais peut-être trouverons-nous à écouter leurs mythes quelque raison de nous réjouir avec eux.

Premier mythe. L’homme à qui on ne pouvait rien dire1

  • 1 C’est le titre même que nous ont donné les Indiens.

4La famille de ce vieux possédait une petite quantité seulement de citrouilles bouillies, lorsqu’un jour on le pria d’aller chercher quelques amis pour les inviter à manger ces citrouilles. Mais lui appela à grands cris les gens de toutes les maisons du village. Il lançait à pleine voix : « Venez manger tous ! Il faut que tout le monde vienne manger !
— On y va ! Tout le monde va venir ! » répondaient les gens. Et cependant il y avait à peine un plat de citrouilles. Aussi les deux ou trois premiers arrivés mangèrent-ils tout et, pour tous ceux qui continuaient à se présenter, il ne restait déjà plus rien. Tout le monde se trouvait rassemblé dans la maison du vieux, et il n’y avait plus rien du tout à manger.

5« Comment est-ce possible ? s’étonnait-il. Pourquoi diable m’ont-ils demandé d’inviter les gens à venir manger ? Moi, j’ai fait ce qu’on m’a dit. Je croyais qu’il y avait un tas de citrouilles. Ce n’est pas ma faute ! C’est toujours les autres qui me font dire des mensonges ! Et après cela, ils m’en veulent, parce qu’on me fait dire ce qui n’est pas ! » Sa femme lui expliqua alors : « Tu dois parler doucement ! Il faut que tu dises tout doucement, à voix très basse : « Venez manger des citrouilles ! »
— Mais pourquoi m’as-tu dit d’inviter les gens qui sont là-bas ? Moi j’ai crié, pour qu’ils puissent entendre ! » La vieille maugréait : « Quel vieux crétin, celui-là, d’aller inviter tous ces gens ! »

  • 2 Cucurbita moschata.

6Quelque temps après, il s’en fut convier sa parenté à venir récolter ses plantations de pastèques. Mais, là aussi, tout le monde se présenta, alors qu’il n’y en avait que trois pieds. « On va aller ramasser ma récolte de pastèques ! Il y en a beaucoup ! » avait-il proclamé à voix très forte. Et tous les gens étaient là avec leurs sacs, devant les trois pieds de pastèques. « Je croyais qu’il y en avait beaucoup, moi ! s’excusait le vieux. Mais il y a des citrouilles et des anda’i 2 : prenez-les ! » Les gens remplirent donc leurs sacs de citrouilles et d’anda’i, au lieu de pastèques.

7Après la récolte, le vieil Indien rentra chez lui. Il y rencontra sa petite-fille : elle lui apportait son enfant malade pour qu’il le soigne, car c’était un tôoié’éh, un chamane.
— Grand-père ! Soigne donc ton arrière-petit-fils qui a de la fièvre ! Crache !
— Oui ! Je vais le soigner tout de suite.
Et il commença à cracher sur le garçonnet sans s’arrêter, le recouvrant complètement de salive. La mère de l’enfant s’exclama :
— Mais non ! Il faut souffler ! Souffle aussi ! Soigne-le mieux, voyons !
— Oui, oui ! Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ? Tu m’as demandé de cracher sur mon arrière-petit-fils, mais pas de souffler. Alors, moi j’ai craché !

8Obéissant à sa petite-fille, le vieux se mit alors à souffler sur l’enfant, à souffler et souffler sans arrêt. Au bout d’un moment, la femme l’arrêta et lui rappela qu’il fallait également chercher l’esprit du malade. Le grand-père se leva aussitôt et se mit à chercher, soulevant les objets dans tous les coins et recoins de la maison.
— Mais non, grand-père ! Assieds-toi ! Souffle ! Et chante donc !
— Mais pourquoi me le dis-tu seulement maintenant ? Tu me demandes de chercher mon arrière-petit-fils : alors, moi je me suis levé pour le chercher !
Il revint s’asseoir et envoya quérir les autres sorciers pour qu’ils l’assistent dans sa cure, pour qu’ils l’aident à retrouver l’esprit de son arrière-petit-fils. Ils se rassemblèrent tous dans sa maison. Le vieux les harangua :
— Notre arrière-petit-fils est malade. Nous allons donc essayer de découvrir la cause de sa maladie.

9Comme animal domestique de son esprit, le vieux avait une ânesse. Les esprits des chamanes entreprirent le voyage. Le vieux grimpa sur son ânesse et entonna son chant : « Kuvo’uitaché !Kuvo’uitaché !Kuvo’uitaché !… Â-nesse ! Â-nesse ! Â-nesse !… » Ils marchèrent assez longtemps.

10À un certain moment, l’ânesse enfonça une patte dans de la terre molle : là, il y avait des graines de citrouille. L’ânesse s’arrêta. Le vieux chamane signala le fait à ses compagnons : « L’ânesse vient de s’arrêter. Il doit y avoir quelque chose, là ! Ils observèrent attentivement et découvrirent une grande quantité de citrouilles bouillies : ils se mirent à les manger. Lorsqu’ils eurent tout terminé, le vieux déclara : « Eh bien ! Maintenant, nous pouvons continuer notre voyage. »

11Ils se remirent en marche, toujours au rythme du même chant : « Kuvo’uitaché !Kuvo’uitaché !Kuvo’uitaché !… Â-nesse ! Â-nesse ! Â-nesse !… » Soudain, l’oreille de l’animal bougea : « Shshuuuk ! » fit le vieux. À cet instant, il se rappela que là, tout près, se trouvait une ruche qu’il avait jadis rebouchée afin qu’à nouveau les abeilles vinssent y fabriquer leur miel. Pour permettre à l’ânesse de parvenir à cet endroit, les chamanes ouvrirent un chemin à travers la forêt. Arrivés près de la ruche, ils placèrent l’ânesse la croupe contre l’arbre et, avec sa queue, elle se mit à extraire le miel. Le vieux disait : « Sucez le miel ! Sucez tout le miel qu’il y a dans les crins de la queue ! On va en extraire encore. » L’animal répéta l’opération et ramassa encore beaucoup de miel : « Allons, allons ! disait le vieux. Mangez tout le miel, hommes au nez identique ! Vous en voulez encore, ou bien vous en avez assez ? » Les autres chamanes n’avaient plus faim. « Très bien ! Nous allons donc continuer ! »

12Ils se remirent en marche, toujours chantant : « Â-nesse ! Â-nesse ! Â-nesse !… » Ils cheminèrent un moment. Tout à coup, le vieux s’écria : « Shshuuuk ! Il y a quelque chose devant ! Qu’est-ce que ça peut bien être ? Ça doit être un ts’ich’é, un esprit malfaisant ! » Ils s’approchèrent et le vieux assura : « Oh ! Ça, c’est un être très rapide ! On ne peut pas l’atteindre ! » Et cependant, ce n’était qu’une tortue. « Je vais rester au milieu pour l’attraper, dit-il, car je suis plus vieux et plus expérimenté que vous. » Il les disposa en cercle et, à son signal, ils attaquèrent tous ensemble la tortue : « Â-nesse ! Â-nesse ! Â-nesse !… » Mais l’animal ne fit pas le moindre mouvement, car c’était une tortue. Ils la maîtrisèrent. Le vieux s’exclamait : « Comme c’est joli ! Quel beau dessin ! Ça sera mon animal domestique. » Il l’emporta et ils repartirent, toujours chantant : « Â-nesse !… »

  • 3 En réalité, la moufette projette un liquide nauséabond contenu dans une glande anale.

13Mais bientôt, « Shshuuuk ! », ils s’arrêtèrent. « L’ânesse n’avance plus ! Il y a quelque chose devant. » Ils observèrent et aperçurent une moufette : « Ce sera notre chien ! décida le vieux. Il est très joli, c’est un chien sauvage. » Ils l’encerclèrent et lui-même se plaça au centre, déclarant : « Je suis plus vieux et plus habile que vous ! » Et, au chant de « Â-nesse ! Â-nesse ! Â-nesse !… », ils passèrent à l’attaque. Mais la moufette pénétra dans son terrier : « Il est entré là ! Je vais essayer de l’en sortir. » Le vieux sorcier introduisit sa main dans l’ouverture, se pencha bien, et la moufette lui compissa la figure3. « Miaaaa ! » hurlait- il. Il faillit s’évanouir, tellement ça puait. Les autres chamanes se dispersèrent en désordre, criant : « Ça pue ! Ça pue énormément ! »

14Ils poursuivirent leur voyage, chantant tous en chœur, et bientôt ils eurent envie de fumer. L’oreille de l’ânesse bougea et l’animal s’arrêta une fois de plus. « Eh bien ! Maintenant nous allons fumer un peu », décida le vieux. Il transportait tout son attirail de fumeur dans un petit sac ; il se mit à chercher sa pipe et son tabac. « Ah ! Je ne m’attendais pas à avoir oublié ma pipe ! » Il chercha partout, mais sans rien trouver. « Ne bougez pas ! ordonna-t-il aux autres. Je vais à toute allure chercher ma pipe et mon tabac. » Et il partit, s’aidant de son chant : « Â-nesse ! Â-nesse ! Â-nesse !… » À la fin du chant, il était déjà de retour parmi eux.
— Me voici !
— Alors, te voilà ? On va donc pouvoir fumer un peu. Ils se mirent à fumer.

15Quand ils eurent bien fumé, ils se remirent en route ; ils chantaient toujours. Soudain, l’oreille de l’animal bougea et le vieux alerta ses compagnons : « Shshuuuk ! On dirait qu’il y a une danse, là-bas ! » On entendait en effet un bruit de tambour. Les chamanes se présentèrent sur le lieu de la fête et se mirent à danser. Chacun d’eux se joignit à un couple de danseurs. Ils dansèrent quelque temps, puis s’entendirent avec les femmes pour aller faire un petit tour avec elles. Ils quittèrent la place des danses, et tous les chamanes firent l’amour avec les femmes. Leur vieux chef aussi copula. Mais à peine eut-il terminé qu’il s’évanouit, car il était très vieux. « Eish ! Eish ! Eish ! » Il haletait de plus en plus fort et à la fin, au comble de l’effort, il tomba en pâmoison. Au bout d’un moment, il reprit ses sens : « Eish ! Eish ! Eish ! » faisait-il en poussant de grands soupirs, beaucoup plus calme. Il récupéra peu à peu, rassembla ses compagnons et leur demanda :
— Alors ? Vous aussi, vous vous êtes soulagés ?
— Ah oui ! Maintenant nous sommes libres. On peut s’en aller, et bien plus légers !

16Et entonnant leur chant, ils se remirent en marche. Au bout de quelque temps, le chemin devint très étroit : « On va nettoyer ce sentier pour que l’ânesse ne se plante pas d’épines dans les pattes. » Il y avait seulement des cactus. Ils nettoyèrent donc et atteignirent l’endroit où le chemin s’élargissait à nouveau. Ils chantaient toujours : « Â-nesse ! Â-nesse ! Â-nesse !… » Un mouvement de l’oreille de l’animal les arrêta : « Il y a quelque chose devant ! Allons voir ce que c’est. » Ils s’avancèrent et le vieux chamane s’aperçut que c’étaient ses esprits assistants. Il les avait déjà prévenus de ce qu’il cherchait. Il s’approcha d’eux et ils lui annoncèrent :
— C’est Faiho’ai, l’esprit du charbon, qui retient l’âme de ton arrière-petit-fils. Il se fait aider aussi de Op’etsukfai, l’esprit du cactus.
— Oui ! Oui ! Parfaitement ! C’est cela ! Je les connais très bien, ces esprits !

  • 4 Hutte de branchages, où les Indiens entreposent leurs provisions.

17Il y en avait d’autres, mais il ne les connaissait pas. Averti de tout cela par ses esprits assistants, il savait désormais où se trouvait son arrière-petit- fils : dans un grenier4. Juché sur son ânesse, il s’avança en chantant et parvint à l’endroit indiqué. Mais là, il resta prisonnier des branches épineuses de la construction. Il prit peur et appela les autres sorciers à l’aide. Mais, voyant qu’ils restaient indifférents, il poussa un hurlement. Alors seulement ses compagnons chamanes vinrent l’assister, et il put ainsi récupérer l’esprit du malade. Il le ramena chez lui et le réintroduisit dans le corps de l’enfant. Alors sa petite-fille se releva, prit son enfant guéri et s’en alla.

18Ce vieux chamane avait d’autres petites-filles. Elles aimaient beaucoup aller ramasser les fruits de l’algarrobo. Le lendemain, à l’aube, elles vinrent le trouver :
— Notre grand-père est-il déjà levé ?
— Oh oui ! Il y a bien longtemps que je suis réveillé !
— Eh bien ! Allons-y, alors !

19Et il partit chercher de l’algarrobo avec une de ses petites-filles qui était encore célibataire. Il la conduisit à un endroit qui portait beaucoup d’arbres, et la jeune fille se mit à ramasser les fruits. Quant à lui, il s’assit pour fumer. Mais déjà, peu à peu, lui venait l’envie de faire quelque chose avec sa petite-fille, car la séance de la veille avec les femmes rencontrées pendant le voyage, l’avait tout émoustillé. Il se mit donc à réfléchir aux moyens de culbuter sa petite-fille. Il ramassa une épine d’algarrobo se la planta dans le pied. Puis il feignit d’essayer de se l’enlever. Il gémissait plaintivement :
— Ei ! Ei ! Ei !
— Oh ! Mon pauvre grand-père ! Que t’arrive-t-il donc ?
— Un malheur ! J’ai une épine dans le pied ! Et j’ai bien l’impression qu’elle va m’atteindre le cœur !

20La jeune fille, émue, s’approcha et le grand-père lui dit : « Enlève ta ceinture, pour me bander la blessure ! Parce que je n’y tiens plus ! » Elle fit comme il lui disait et le grand-père l’engagea à s’asseoir : « Remonte donc un peu ton pagne, que je puisse poser mon pied sur tes cuisses ! Ei ! Ei ! Ala ! Ala ! » Des gémissements affreux ! Il souffrait beaucoup : « Laisse-moi mettre mon pied sur tes cuisses ! Ei ! Ei ! Ei ! Comme je souffre ! Je ne supporte plus ! Écarte un petit peu tes cuisses ! Ala ! Ala ! » Et la jeune fille, compatissante, obéissait. Le vieux était tout excité car elle était maintenant toute nue : « Hum ! Quelles belles jambes elle a ma petite-fille ! Ne peux-tu mettre mon pied un peu plus haut, ma petite-fille ? » C’est alors qu’il se jeta sur elle, en s’exclamant :
— Ah, ah ! Maintenant, nous allons oublier ton futur mari !
— Aaah ! Mon grand-père ! fit la jeune fille qui ne voulait pas.
— Je ne suis pas ton grand-père !
— Grand-père, je raconterai tout !
— Eh bien ! Moi aussi, je raconterai tout.

21Il la renversa et lui introduisit son pénis. Une fois sur elle, il s’exclama : « Tsu ! Tu vois ! Maintenant tu es en train de profiter de mes restes ! Les derniers, vraiment ! » Puis ils rentrèrent au village. Elle ne raconta rien, tellement elle avait honte.

  • 5 Selon le savoir-vivre chulupi, il serait grossier d’appeler le pénis par son nom. Il faut donc dire (...)

22Le vieux chamane avait encore une autre petite-fille, elle aussi célibataire. Et il aurait bien voulu profiter de celle-là également. Il l’invita donc à aller ramasser des fruits d’algarrobo , une fois sur place, répéta la même comédie de l’épine. Mais cette fois, il se pressa davantage, montra l’épine à sa petite-fille et, sans plus attendre, la jeta à terre et s’allongea sur elle. Il commença à la pénétrer. Mais la jeune fille eut un soubresaut violent, et le pénis du vieux alla se planter dans une touffe d’herbe dont un brin s’enfonça à l’intérieur, le blessant un peu : « Ala ! Ma petite-fille m’a piqué le nez5. » À nouveau il se jeta sur elle. Ils luttaient sur le sol. Au moment favorable, le grand-père prit son élan, mais derechef manqua son but et, dans son effort, alla de son pénis arracher toute la touffe d’herbe. Il se mit à saigner, ensanglantant le ventre de sa petite-fille. Celle-ci fit un gros effort et réussit à s’extraire de sous son grand-père. Elle l’attrapa par la chevelure, le traîna jusqu’à un cactus et se mit à lui frotter le visage contre les épines. Il suppliait :
— Aie pitié de ton grand-père !
— Je ne veux rien savoir de mon grand-père !
— Tu vas perdre ton grand-père !
— Ça m’est égal !

23Et elle continuait à lui plonger la figure dans le cactus. Ensuite, elle le reprit par les cheveux et le traîna au milieu d’un buisson de caraguata. Le vieux supporta quelques instants, puis tenta de se relever ; mais elle l’en empêcha. Les épines du caraguata lui griffaient le ventre, les testicules et le pénis : « Mes testicules ! Mes testicules vont se déchirer ! » clamait le grand-père. Crr ! Crr ! les épines en le déchirant. Enfin, la jeune fille l’abandonna sur son tas de caraguata. Le vieux avait la tête déjà complètement enflée de toutes les épines qui s’y étaient plantées. La jeune fille ramassa son sac, rentra chez elle et révéla à sa grand-mère ce que son grand-père avait voulu faire. Quant à lui, qui n’y voyait presque plus à cause des épines qui lui remplissaient les yeux, il rentra en tâtonnant et se traîna jusqu’à sa maison. Là, sa femme enleva son pagne et l’en frappa à tour de bras au visage : « Viens un peu toucher ce que j’ai là ! » cria-t-elle. Et lui prenant la main, elle lui fit toucher son hlasu, son vagin. Elle rageait :
— Oui ! Toi, tu aimes les choses des autres ! Mais ce qui t’appartient, tu n’en veux pas !
— Ton hlasu, je n’en veux pas ! Il est trop vieux ! Les vieilles choses, on n’a pas envie de s’en servir !

Deuxième mythe. Les aventures du jaguar

24Un matin, le jaguar partit se promener et rencontra le caméléon. Celui-ci, comme chacun sait, peut traverser le feu sans se brûler. Le jaguar s’écria :
— Comme j’aimerais moi aussi jouer avec le feu !
— Tu peux t’amuser si tu veux ! Mais tu ne pourras pas supporter la chaleur et tu vas te brûler.
— Euh ! Euh ! Pourquoi ne la supporterais-je pas ? Moi aussi, je suis rapide !
— Eh bien ! Allons là-bas : la braise y est moins forte.

25Ils y allèrent, mais en réalité la braise était plus brûlante là qu’ailleurs. Le caméléon expliqua au jaguar comment il fallait procéder et passa une fois à travers le feu pour lui montrer : ça ne lui fit rien. « Bon ! Sors de là ! Moi aussi je vais y aller. Si tu y arrives, j’y arriverai bien moi aussi ! » Le jaguar se jeta dans le feu et se brûla aussitôt : Ffff ! parvint à traverser, mais il était déjà à moitié calciné et mourut, réduit en cendres. Sur ces entrefaites arriva l’oiseau ts’a-ts’i, qui se mit à pleurer : « Ah ! Mon pauvre petit-fils ! Jamais je ne pourrai m’habituer à chanter sur les traces d’un chevreuil ! » Il descendit de son arbre ; puis, de son aile, il se mit à rassembler en tas les cendres du jaguar. Ensuite il versa de l’eau sur les cendres et passa par-dessus le tas : le jaguar se releva. « Aïe ! Quelle chaleur ! s’exclama-t-il. Pourquoi diable me suis-je couché en plein soleil ? » Il reprit sa promenade.

26Au bout d’un moment, il entendit quelqu’un chanter : c’était le chevreuil, qui se trouvait dans sa plantation de patates. En réalité, les patates étaient des cactus : « At’ona’i !At’ona’i !J’ai sommeil sans raison ! » Et, tout en chantant, il dansait sur les cactus : comme le chevreuil a les pieds très fins, il pouvait facilement éviter les épines. Le jaguar observait son manège :
— Ah ! Comme j’aimerais moi aussi danser là-dessus !
— Je ne pense pas que tu pourras marcher sur
les cactus sans t’enfoncer des épines dans les pieds.
— Et pourquoi pas ? Si tu y vas, je peux bien y aller moi aussi !
— Très bien ! En ce cas, allons là-bas : il y a moins d’épines.

27Mais en fait, il y en avait beaucoup plus. Le chevreuil passa le premier, pour montrer au jaguar : il dansa sur les cactus puis revint, sans une épine. « Hi ! Hi ! Hi ! fit le jaguar. Comme ça me plaît, tout ça ! » C’était son tour. Il pénétra dans les cactus et, aussitôt, les épines s’enfoncèrent dans ses pattes. En deux sauts, il atteignit le milieu du champ de cactus. Il souffrait beaucoup et ne pouvait plus se tenir debout : il s’étala de tout son long, le corps criblé d’épines. À nouveau apparut ts’a-ts’i sortit le jaguar de là et lui enleva toutes les épines, une à une. Puis, de son aile, il le poussa un peu plus loin. « Quelle chaleur ! s’écria le jaguar. Pourquoi diable me suis-je endormi en plein soleil ! »

28Il se remit en route. Quelques instants plus tard, il rencontra un lézard : celui-ci peut grimper aux arbres, jusqu’au bout des branches et en redescendre très vite sans tomber. Le jaguar le vit faire et, tout de suite, eut envie de s’amuser aussi. Le lézard le conduisit alors à un autre arbre et lui montra d’abord comment il fallait s’y prendre : il monta au sommet de l’arbre et en redescendit à toute allure. Le jaguar s’élança à son tour. Mais, parvenu en haut de l’arbre, il tomba et une branche se planta dans son anus, ressortant par la bouche. « Oh ! fit le jaguar. Ça me rappelle tout à fait quand j’ai de la diarrhée ! » Une fois de plus, ts’a-ts’i le sortir de ce mauvais pas, lui soigna l’anus et le jaguar put repartir.

29Il rencontra alors un oiseau qui était en train de jouer avec deux branches que le vent faisait se croiser : il s’amusait à passer entre elles rapidement, au moment où elles se croisaient. Ça plut énormément au jaguar :
— Moi aussi, je veux jouer !
— Mais tu n’y arriveras pas ! Tu es trop grand, moi je suis petit.
— Et pourquoi donc n’y arriverais-je pas ?

30L’oiseau conduisit donc le jaguar à un autre arbre et passa une fois pour lui montrer : les branches touchèrent presque sa queue au moment où elles se croisèrent. « À toi, maintenant ! » Le jaguar bondit : mais les branches le saisirent par le milieu du corps, le coupant en deux. « Aïe ! » cria le jaguar. Les deux morceaux tombèrent et il mourut. Ts’a-ts’i éapparut et vit son petit-fils mort. Il se mit à pleurer : « Jamais je ne pourrai m’habituer à chanter sur les traces d’un chevreuil ! » Il descendit et raccommoda les deux morceaux du jaguar. Avec une coquille d’escargot, il polit soigneusement la jointure ; puis il marcha sur le jaguar qui se releva alors, vivant.

31Il se remit en marche. Il aperçut alors It’o, le vautour royal, qui s’amusait à voler de haut en bas et de bas en haut. Ça aussi, ça plut beaucoup au jaguar : il déclara à It’o ’il voulait jouer comme lui :
— Ah ! Mon ami, qu’est-ce que j’aimerais jouer comme toi !
— Ça serait très bien ! Mais tu n’as pas d’ailes.
— Je n’en ai pas, certes, mais toi tu peux m’en prêter.

32It’o accepta. Il prépara deux ailes qu’il fixa au corps du jaguar avec de la cire. Cela fait, il engagea son compagnon à voler. Ensemble, ils s’élevèrent jusqu’à une hauteur incroyable et s’amusèrent toute la matinée. Mais vers midi, le soleil était brûlant et fit fondre la cire : les deux ailes se détachèrent. Le jaguar s’écrasa à terre de tout son poids, et il mourut, presque réduit en miettes. Ts’a-ts’i , raccommoda les os du jaguar et le releva. Celui-ci repartit.

  • 6 Voir note 3.

33Il ne tarda pas à rencontrer la moufette qui s’amusait avec son fils, en cassant des morceaux de bois. Le jaguar s’approcha pour voir ce que c’était : tout de suite, il sauta sur le fils de la moufette, puis voulut s’attaquer au père. Mais celui-ci lui pissa dans les yeux et le jaguar en resta aveuglé6. Il marchait et n’y voyait plus rien. Mais ts’a-ts’i surgit de nouveau et lui lava bien les yeux : c’est pour cela que le jaguar a une si bonne vue. Sans l’oiseau ts’a-ts’-i, le jaguar n’existerait plus.

34La valeur de ces deux mythes ne se limite pas à l’intensité du rire qu’ils provoquent. Il s’agit de bien comprendre ce qui précisément, dans ces histoires, divertit les Indiens ; il s’agit aussi d’établir que la puissance comique n’est pas la seule propriété commune à ces deux mythes, mais qu’ils constituent au contraire un ensemble fondé sur des raisons moins extérieures, raisons qui permettent de voir dans leur groupement autre chose qu’une juxtaposition arbitraire. Le personnage central du premier mythe est un vieux chamane. On le voit d’abord prendre tout au pied de la lettre, confondre la lettre et l’esprit (de sorte qu’on ne peut rien lui dire), et par suite se couvrir de ridicule aux yeux des Indiens. Nous le suivons ensuite dans les aventures à quoi l’expose son « métier » de médecin. L’expédition farfelue où il s’engage avec les autres chamanes, à la recherche de l’âme de son arrière-petit-fils, est ponctuée d’épisodes qui révèlent chez les médecins une incompétence totale et une capacité prodigieuse à oublier le but de leur mission : ils chassent, ils mangent, ils copulent, ils saisissent le moindre prétexte pour oublier qu’ils sont médecins. Leur vieux chef, après avoir de justesse réussi la guérison, donne libre cours à une paillardise effrénée : il abuse de l’innocence et de la gentillesse de ses propres petites-filles pour les trousser dans la forêt. Bref, c’est un héros grotesque et l’on rit à ses dépens. Le second mythe nous parle du jaguar. Son voyage, pour n’être qu’une simple promenade, ne manque pas d’imprévu. Ce grand nigaud qui décidément rencontre beaucoup de monde en chemin, tombe systématiquement dans les pièges que lui tendent ceux qu’il méprise avec tant de superbe. Le jaguar est grand, fort et bête, il ne comprend jamais rien à ce qui lui arrive et, sans les interventions répétées d’un insignifiant petit oiseau, il aurait depuis longtemps succombé. Chacun de ses pas atteste sa balourdise et démontre le ridicule du personnage. En résumé, ces deux mythes présentent chamane et jaguar comme des victimes de leur propre bêtise et de leur propre vanité, victimes qui, à ce titre, méritent non la compassion, mais l’éclat de rire.

35C’est maintenant le lieu de poser la question : de qui se moque-t-on ? Une première conjonction nous montre jaguar et chamane rassemblés par le rire que suscitent leurs mésaventures. Mais, nous interrogeant sur le statut réel de ces deux types d’êtres, sur la relation vécue que les Indiens entretiennent avec eux, nous les découvrons voisiner en une seconde analogie : c’est que loin d’être des personnages comiques, ils sont au contraire l’un et l’autre des êtres dangereux, des êtres capables d’inspirer la crainte, le respect, la haine, mais jamais assurément l’envie de rire.

36Dans la plupart des tribus sud-américains, les chamanes partagent avec les chefs – quand ils ne remplissent pas eux-mêmes cette fonction politique – prestige et autorité. Le chamane est toujours une figure très importante des sociétés indiennes et, comme tel, il est à la fois respecté, admiré, craint. C’est qu’en effet il est le seul, dans le groupe, à posséder des pouvoirs surnaturels, le seul à pouvoir maîtriser le monde dangereux des esprits et des morts. Le chamane est donc un savant qui met son savoir au service du groupe en soignant les malades. Mais les mêmes pouvoirs qui font de lui un médecin, c’est-à-dire un homme capable de provoquer la vie, lui permettent aussi de dominer la mort : c’est un homme qui peut tuer. À ce titre, il est dangereux, inquiétant, on se méfie constamment de lui. Maître de la mort comme de la vie, on le rend immédiatement responsable de tout événement extraordinaire et, très souvent, on le tue parce qu’on a peur de lui. C’est dire par conséquent que le chamane se meut dans un espace trop lointain, trop extérieur à celui du groupe pour que celui-ci songe à laisser, dans la vie réelle, son rire le rapprocher de lui.

  • 7 Nous avons même constaté chez des tribus de culture très différente, comme les Guayaki, les Guarani (...)

37Qu’en est-il du jaguar ? Ce félin est un chasseur très efficace, car il est puissant et rusé. Les proies qu’il attaque le plus volontiers (cochons, cervidés, etc.) sont aussi le gibier généralement préféré des Indiens. Il en résulte que le jaguar est perçu par eux – et les mythes où il apparaît confirment souvent ces données d’observation – plus comme un concurrent à ne pas négliger que comme un ennemi redoutable. On aurait cependant tort d’en déduire que le jaguar n’est pas dangereux. Sans doute attaque-t-il rarement l’homme : mais nous connaissons plusieurs cas d’Indiens attaqués et dévorés par ce fauve, qu’il est donc toujours risqué de rencontrer. D’autre part, ses qualités mêmes de chasseur, et la royauté qu’il exerce sur la forêt, incitent les Indiens à l’apprécier à sa juste valeur et à se garder de le sous-estimer : ils respectent leur égal dans le jaguar et, en aucun cas, ne se moquent de lui7. Dans la vie réelle, le rire des hommes et le jaguar subsistent toujours dans la disjonction.

38Concluons donc la première étape de cet examen sommaire en énonçant que :

  1. les deux mythes considérés font apparaître le chamane et le jaguar comme des êtres grotesques et des objets de rire ;

  2. sur le plan des relations effectivement vécues entre les hommes d’une part, les chamanes et les jaguars de l’autre, la position de ces derniers est exactement le contraire de celle que présentent les mythes : le jaguar et le chamane sont des êtres dangereux, donc respectables, qui par là même demeurent au-delà du rire ;

  3. la contradiction entre l’imaginaire du mythe et le réel de la vie quotidienne se résout lorsqu’on reconnaît dans les mythes une intention de dérision : les Chulupi font au niveau du mythe ce qui leur est interdit au niveau du réel. On ne rit pas des chamanes réels ou des jaguars réels, car ils ne sont nullement risibles. Il s’agit donc, pour les Indiens, de mettre en question, de démystifier à leurs propres yeux la crainte et le respect que leur inspirent jaguars et chamanes. Cette mise en question peut s’opérer de deux manières : soit réellement, et on tue alors le chamane jugé trop dangereux ou le jaguar rencontré dans la forêt ; soit symboliquement, par le rire, et le mythe (dès lors instrument de démystification) invente une variété de chamanes et de jaguars tels que l’on puisse se moquer d’eux, dépouillés qu’ils sont de leurs attributs réels pour se trouver transformés en idiots de village.

39Considérons par exemple le premier mythe. Le morceau central en est consacré à la description d’une cure chamanistique. La tâche d’un médecin est chose grave car, pour guérir un malade, il faut découvrir et réintégrer dans le corps du patient l’âme captive au loin. C’est dire que pendant l’expédition qu’entreprend son esprit, le chamane doit être attentif à son seul travail et ne peut se laisser distraire par rien. Or, qu’arrive-t-il dans le mythe ? Tout d’abord, les chamanes sont nombreux, alors que le cas à traiter est relativement bénin : l’enfant a de la fièvre. Un chamane ne fait appel à ses collègues que pour les cas vraiment désespérés. On voit ensuite les médecins, tels des enfants, profiter de la moindre occasion pour faire l’école buissonnière : ils mangent (d’abord des citrouilles bouillies, puis le miel extrait par la queue de l’ânesse), ils chassent (une tortue, puis une moufette) ; ils dansent avec des femmes (au lieu de danser tout seuls, comme ils devraient), et s’empressent de les séduire pour aller copuler avec elles (ce dont doit absolument s’abstenir un chamane au travail). Pendant ce temps, le vieux s’aperçoit qu’il a oublié la seule chose qu’un vrai chamane n’oublierait jamais, c’est-à-dire son tabac. Pour finir, il s’empêtre bêtement dans un tas d’épines où ses compagnons, pour une fois utiles, le laisseraient tranquillement se débattre s’il ne poussait des hurlements. Bref, le chef des chamanes fait exactement le contraire de ce que ferait un authentique médecin. On ne pourrait, sans alourdir démesurément l’exposé, évoquer tous les traits qui tournent en dérision le chamane du mythe. Il faut cependant en signaler brièvement deux : son « animal domestique » et son chant. Lorsqu’un chamane du Chaco entreprend une cure, il envoie (imaginairement, bien sûr) son animal familier en exploration. Tout chamane est maître d’un tel esprit-assistant animal : il s’agit le plus souvent de petits oiseaux ou de serpents, en tout cas jamais d’animaux aussi ridicules (pour les Indiens) qu’une ânesse. En choisissant pour le chamane un animal domestique aussi encombrant et têtu, le mythe indique d’emblée qu’il va parler d’un pauvre diable. D’autre part, les chants des chamanes chulupi sont toujours sans paroles. Ils consistent en une mélopée faiblement modulée, indéfiniment répétée et ponctuée, à rares intervalles, d’un seul mot : le nom de l’animal familier. Or, le chant de notre chamane se compose exclusivement du nom de son animal : ainsi, il ne cesse de lancer, comme un cri de triomphe, l’aveu de ses « chamâneries ».

40On voit apparaître ici une fonction pour ainsi dire cathartique du mythe : il libère dans son récit une passion des Indiens, l’obsession secrète de rire de ce que l’on craint. Il dévalue sur le plan du langage ce qui ne saurait l’être dans la réalité et, révélant dans le rire un équivalent de la mort, il nous apprend que, chez les Indiens, le ridicule tue.

41Jusqu’à présent superficielle, notre lecture des mythes suffit cependant à établir que l’analogie mythologique du jaguar et du chamane n’est que la transformation d’une analogie réelle. Mais l’équivalence entre eux décelée reste extérieure, et les déterminations qui les unissent renvoient toujours à un troisième terme : l’attitude réelle des Indiens face aux chamanes et aux jaguars. Pénétrons donc plus avant dans le texte des mythes, afin de voir si la parenté de ces deux êtres n’est pas plus proche qu’il ne paraît

42On remarquera tout d’abord que la partie centrale du premier mythe et le second en son entier parlent exactement de la même chose : dans les deux cas, il s’agit d’un voyage semé d’obstacles, celui du chamane lancé à la recherche de l’esprit d’un malade, et celui du jaguar qui, lui, se trouve simplement en promenade. Or, les aventures gaillardes ou burlesques de nos deux héros dissimulent en réalité, sous le masque d’une fausse innocence, une entreprise fort sérieuse, un genre de voyage très important : celui qui conduit les chamanes jusqu’au Soleil. Il faut ici faire appel au contexte ethnographique.

43Les chamanes du Chaco sont non seulement des médecins, mais aussi des devins capables de prévoir l’avenir (par exemple l’issue d’une expédition guerrière). Parfois, lorsqu’ils ne se sentent pas assurés de leur savoir, ils s’en vont consulter le Soleil, qui est un être omniscient. Mais le Soleil, peu soucieux d’être importuné, a disposé sur le trajet qui mène à sa demeure toute une série d’obstacles, fort difficiles à franchir. C’est pourquoi seuls les meilleurs chamanes, les plus rusés et les plus courageux, parviennent à surmonter les épreuves ; le Soleil accepte alors d’éteindre ses rayons et de renseigner ceux qui se présentent à lui. Les expéditions de ce genre sont toujours collectives, en raison justement de leur difficulté, et se déroulent sous la direction du plus expérimenté des sorciers. Or, si l’on compare les péripéties d’un voyage au Soleil aux aventures du vieux chamane et du jaguar, on s’aperçoit que les deux mythes en question décrivent, souvent avec une grande précision, les étapes du Grand Voyage des chamanes. Le premier mythe raconte une cure : le médecin envoie son esprit à la recherche de celui du malade. Mais le fait que le voyage se fasse en groupe indique déjà qu’il ne s’agit pas seulement d’un déplacement routinier, mais de quelque chose de beaucoup plus solennel : un voyage vers le Soleil. D’autre part, certains des obstacles que les chamanes rencontrent dans le mythe correspondent aux pièges dont le Soleil a jalonné son chemin : les divers barrages d’épines par exemple, et aussi l’épisode de la moufette. Celle-ci, en aveuglant chamane, répète un des moments du voyage au Soleil : la traversée des ténèbres où l’on ne voit rien.

44Ce que l’on trouve finalement dans ce mythe, c’est une parodie burlesque du voyage au Soleil, parodie qui prend prétexte d’un thème plus familier aux Indiens (celui de la cure chamanistique) pour se moquer doublement de leurs sorciers. Quant au second mythe, il reprend presque terme à terme le découpage du voyage au Soleil, et les divers jeux où le jaguar perd correspondent aux obstacles que le vrai chamane sait franchir : la danse dans les épines, les branches qui s’entrecroisent, la moufette qui plonge le jaguar dans les ténèbres, et, enfin, le vol icarien vers le soleil en compagnie du vautour. Rien d’étonnant en effet à ce que le soleil fonde la cire qui maintient les ailes du jaguar, puisque, pour que le Soleil consente à éteindre ses rayons, le bon chamane doit avoir franchi les obstacles antérieurs.

45Nos deux mythes utilisent ainsi le motif du Grand Voyage pour y caricaturer les chamanes et les jaguars, en les montrant incapables de l’accomplir. La pensée indigène ne choisit pas en vain l’activité la plus étroitement liée à la tâche des chamanes, la dramatique rencontre avec le Soleil ; c’est qu’elle cherche à introduire un espace de démesure entre le chamane et le jaguar du mythe et leur but, espace que vient combler le comique. Et la chute du jaguar perdant ses ailes par imprudence est la métaphore d’une démystification voulue par le mythe.

46On constate donc que suivent une même direction les chemins où les mythes engagent respectivement le chamane et le jaguar ; on voit se préciser peu à peu la ressemblance qu’ils cherchent à reconnaître entre les deux héros. Mais ces parallèles sont-elles destinées à se rejoindre ? On pourrait opposer une objection aux observations qui précèdent : s’il est parfaitement cohérent et même, pourrait-on dire, prévisible que le premier mythe évoque la mise en scène du voyage au Soleil pour se moquer de ceux qui l’accomplissent – les chamanes –, on ne comprend pas en revanche la conjonction entre le jaguar en tant que jaguar et le motif du Grand Voyage, on ne comprend pas pourquoi la pensée indigène fait appel à cet aspect du chamanisme pour se moquer du jaguar. Les deux mythes examinés ne nous enseignant rien à ce propos, il faut encore s’appuyer sur l’ethnographie du Chaco.

47Diverses tribus de cette aire partagent, on l’a vu, la conviction que les bons chamanes sont capables d’accéder à la demeure du Soleil, ce qui leur permet à la fois de démontrer leur talent et d’enrichir leur savoir en questionnant l’astre omniscient. Mais il existe pour ces Indiens un autre critère de la puissance (et de la méchanceté) des meilleurs sorciers : c’est que ceux-ci peuvent se transformer en jaguars. Le rapprochement entre nos deux mythes cesse désormais d’être arbitraire et, à la relation jusqu’à présent extérieure entre jaguars et chamanes, se substitue une identité puisque, d’un certain point de vue, les chamanes sont des jaguars. Notre démonstration serait complète si l’on parvenait à établir la réciproque de cette proposition : les jaguars sont-ils des chamanes ?

48Or, un autre mythe chulupi (trop long pour être transcrit ici) nous donne la réponse : dans les temps anciens, les jaguars étaient effectivement des chamanes. Ils étaient d’ailleurs de mauvais chamanes car, au lieu de tabac, ils fumaient leurs excréments, et au lieu de guérir leurs patients, ils cherchaient plutôt à les dévorer. Le cercle est maintenant, semble-t-il, bouclé puisque cette ultime information nous permet de confirmer la précédente : les jaguars sont des chamanes. Du même coup, s’éclaire un aspect obscur du second mythe : s’il fait du jaguar le héros d’aventures habituellement réservées aux sorciers, c’est qu’il ne s’agit pas du jaguar en tant que jaguar mais du jaguar en tant que chamane.

49Le fait donc que chamane et jaguar soient en un sens interchangeables confère une certaine homogénéité à nos deux mythes et rend vraisemblable l’hypothèse du début : à savoir qu’ils constituent une sorte de groupe tel que chacun des deux éléments qui le composent ne peut être compris que par référence à l’autre. Sans doute sommes-nous loin maintenant de notre point de départ. L’analogie des deux mythes leur était alors extérieure ; elle se fondait seulement sur la nécessité, pour la pensée indigène, de réaliser mythiquement une conjonction impossible réellement : celle du rire d’une part, du chamane et du jaguar de l’autre. Le commentaire qui précède (et qui n’est, soulignons-le, nullement une analyse mais plutôt le prélude à un tel traitement) a tenté d’établir que cette conjonction dissimulait, sous son intention comique, l’identification des deux personnages.

50Lorsque les Indiens écoutent ces histoires, ils ne songent naturellement qu’à en rire. Mais le comique des mythes ne les prive pas pour autant de leur sérieux. Dans le rire provoqué se fait jour une intention pédagogique : tout en amusant ceux qui les entendent, les mythes véhiculent en même temps et transmettent la culture de la tribu. Ils constituent ainsi le gai savoir des Indiens.

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Notes

1 C’est le titre même que nous ont donné les Indiens.

2 Cucurbita moschata.

3 En réalité, la moufette projette un liquide nauséabond contenu dans une glande anale.

4 Hutte de branchages, où les Indiens entreposent leurs provisions.

5 Selon le savoir-vivre chulupi, il serait grossier d’appeler le pénis par son nom. Il faut donc dire : le nez.

6 Voir note 3.

7 Nous avons même constaté chez des tribus de culture très différente, comme les Guayaki, les Guarani, les Chulupi, une tendance à exagérer le risque que fait courir cet animal : les Indiens jouent à avoir peur du jaguar, parce qu’ils le craignent effectivement.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Clastres, « De quoi rient les Indiens ? »Terrain, 61 | 2013, 102-113.

Référence électronique

Pierre Clastres, « De quoi rient les Indiens ? »Terrain [En ligne], 61 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/15195 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.15195

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