Traduit de l’anglais par Christine Langlois
- 1 Je tiens à remercier Olivier Morin et Dan Sperber pour leurs observations pertinentes sur une premi (...)
1Les canulars combinent deux traits caractéristiques de la socialité humaine : la tromperie et l’humour. Considérés comme des blagues, ils « sont révélateurs des situations sociales dans lesquelles ils se produisent » (Douglas 1968 : 366). J’avancerai qu’une blague particulière – la « mission absurde » – montre que les canulars peuvent aussi être l’expression de traits plus généraux de la communication et de la cognition humaines. La mission absurde est une manière humoristique d’exploiter un aspect vulnérable de la confiance dans la communication au sein de contextes sociaux où existent des asymétries épistémiques entre les victimes et les farceurs. Je chercherai ici à montrer que, pour rendre compte théoriquement de la « mission absurde », il est nécessaire d’associer un éclairage ethnographique et un rappel historique de certaines institutions sociales avec les mécanismes cognitifs de causalité en matière de communication et de représentation1.
2En anglais, « the fool’s errand »est une métaphore courante pour désigner une mission absurde ou, comme l’Oxford English Dictionary formule : « a profitless undertaking », « une entreprise vaine ». La « chasse au dahu » est une notion française correspondante, bien que cette expression ne soit pas utilisée comme métaphore. Je m’intéresse donc dans cet article au canular consistant à envoyer une victime naïve accomplir une mission impossible à la grande joie de ses auteurs. Après une description ethnographique de ce genre de plaisanterie dans un village roumain, je passerai en revue des variantes de la « chasse au dahu » rencontrées dans des contextes industriels ou commerciaux, des « institutions totales » (au sens goffmannien) et des excursions sportives en montagne. Puis j’explorerai les mécanismes sociaux et cognitifs qui étayent ce type de canular, en me centrant tout particulièrement sur le style de pragmatique de la communication de ce genre de plaisanterie ainsi que sur les représentations mentales et publiques associées au contenu de la « mission absurde ». Mon hypothèse est que ces canulars exploitent une vulnérabilité particulière des mécanismes cognitifs de la « vigilance épistémique » (Sperber et al. ), en particulier la relation entre la confiance dans la source et la confiance dans le contenu. Je discuterai enfin les interactions entre pouvoir, savoir et autorité légitime au cours du déploiement de la mission absurde.
- 2 J’ai été l’apprenti de Mihai pendant quatorze mois, et la plus grande partie de ma compréhension ém (...)
3Parmi d’autres expériences ethnographiques à Sateni, un village du Nord- Est de la Roumanie, j’ai travaillé dans une petite entreprise locale de bâtiment. Un soir, buvant une bière avec mon groupe d’amis et quelques autres clients à la table d’une taverne, nous fûmes brusquement rejoints par Ion, un jeune villageois volubile et bravache. Mihai, mon maître d’ouvrage2, proposa à Ion de l’emmener travailler le lendemain. Ce qui me surprit fort car on n’avait aucun besoin de bras supplémentaires et Ion n’était pas précisément réputé pour son habileté au travail. Ion s’enquit du projet de Mihai à Sateni, mais celui-ci lui répondit qu’il s’agissait d’un nouveau chantier consistant à construire un grand barrage sur une rivière quelque part dans les montagnes. Un collègue se joignit à la conversation, disant que Ion serait fort utile en tant que nageur expérimenté. Après tout, Ion avait traversé plusieurs fois à la nage un grand lac. Fier de pouvoir aider, Ion confirma en détail ses talents de nageur et demanda s’il aurait besoin de vêtements ou d’outils spéciaux. Un autre client lui conseilla alors d’apporter des bottes en caoutchouc, et lui suggéra même d’en emprunter une paire à tel voisin. Mihai ajouta que Ion devait s’impliquer fortement car il s’agissait d’un travail important. En premier lieu, comme ils avaient un long trajet à faire le jour suivant, Ion devait les retrouver dans le centre de Sateni à cinq heures du matin. Lorsque Ion s’étonna de cette heure inhabituelle, Mihai s’esclaffa et expliqua que l’employeur voulait qu’ils soient tôt sur place, car sinon comment pourraient-ils demander une journée entière de salaire ?
4D’autres spectateurs intervinrent. L’un d’eux demanda à Ion d’apporter une pioche pour briser des rochers. Ion s’étonna qu’un projet de barrage implique de casser des roches à la pioche ; quelque chose lui semblait bizarre. Mais un autre client réprimanda alors celui qui s’était moqué de Ion, lequel faisait maintenant partie de l’équipe et avec qui ils devaient travailler sur un plan d’égalité. Il se tourna ensuite vers Mihai et, d’un air sérieux, lui rappela de ne pas oublier les cordes de rappel. Il demanda à Ion, expérimenté dans le nettoyage des puits, son opinion. Ion fut d’accord pour l’utilisation des cordes et se rappela qu’il avait une ceinture de sécurité à la maison. Mihai félicita Ion pour son esprit d’à-propos et l’envoya se coucher en prévision de la dure journée de travail du lendemain. Avant son départ, les nouveaux collègues de Ion lui récapitulèrent les choses à ne pas oublier : cinq heures du matin, les bottes, la ceinture de sécurité, nager dans la rivière, etc. Bien entendu, il n’existait aucun chantier de barrage, personne ne l’attendait à cinq heures le lendemain matin, et Mihai n’avait jamais envisagé de l’embaucher. Une fiction élaborée avait été créée pour le « bénéfice » d’un seul individu par un groupe ayant délibérément fait croire à Ion une suite d’événements imaginaires, sans pourtant l’avoir planifiée à l’avance. Sur mon terrain, j’eus plusieurs fois l’occasion d’être le témoin de tels canulars, réussis la plupart du temps. Mihai était particulièrement doué pour ce genre d’entreprise.
5Petre, lui, avait la réputation à Sateni d’être un travailleur maladroit qui, pourtant, se vantait de savoirfaire et de projets qu’il s’attribuait. Il avait même une fois défié Mihai sur son habileté professionnelle, mais, on va le voir, il en fut rapidement et douloureusement récompensé. Lors d’une rencontre à la taverne, Mihai le convainquit qu’un de ses voisins le cherchait. Le soi-disant voisin souhaitait réaménager sa cave et voulait que Petre y pose le jour suivant du plancher laminé sur le sol et des carreaux de céramique sur le plafond… À l’heure dite, le lendemain, Petre, harnaché de tous ses outils, réveilla le voisin. On imagine la stupéfaction de celui-ci (qui n’était pas partie prenante dans le canular) car non seulement il s’agissait de travaux totalement ridicules mais sa maison ne possédait pas de cave ! L’histoire se répandit dans tout Sateni, et les villageois s’esclaffèrent aux dépens de Petre qui s’était précipité pour faire un travail absurde, de surcroît avec les mauvais outils.
6Je fus moi-même la cible d’une de ces plaisanteries. On me fit croire qu’Oncle Toma, un respectable vieux villageois, croyait que j’étais ingénieur, à la colère feinte de Mihai. Mon casque orange de chantier flambant neuf et mon élégante ceinture à outils avaient été soi-disant perçus comme des signes de compétence et d’autorité (deux qualités me faisant totalement défaut). Le reste de l’équipe me persuada de laisser tomber mon équipement de sécurité et de faire profil bas les jours suivants. Quand je m’approchai de mon patron pour m’excuser de ce quiproquo, il éclata de rire, ainsi que tous les ouvriers présents, devant mon incapacité culturelle à détecter la ruse. Il n’existait aucun vieil homme de ce nom à Sateni, et tous les villageois connaissaient parfaitement le rôle de chaque ouvrier au sein de l’équipe.
7À l’époque, j’avais décrit ces événements comme étant une expression de la socialité des habitants de Sateni, reprenant la formule heureuse de Mary Douglas. Bien sûr, les canulars font partie, pour les villageois, de leur répertoire culturel. Ils servent à mettre en avant, publiquement, la valeur d’un individu, dans le but d’acquérir du prestige (Umbres 2012). Dans une société culturellement perçue comme une arène compétitive où les intérêts privés entrent en conflit, l’humiliation de la victime est une sanction sociale douce tandis que l’auteur du canular réussit à démontrer qu’il est socialement compétent, habile dans le maniement du langage et des relations sociales.
8Toutefois, un point de vue comparatif plus large montre que ces événements sont des variantes du canular désigné par les folkloristes sous le terme « fool’s errand »ou « snipe hunt »(« chasse à la bécasse ») (Chartois & Claudel 1945 ; Smith 1957), c’est-à- dire de la duperie élaborée de personnes naïves et inexpérimentées par des experts dans un domaine complexe du point de vue technique ou terminologique.
9On peut classer grossièrement dans trois contextes sociaux différents les canulars rencontrés dans la littérature. Les sources universitaires notamment indiquent une pléthore de variantes qui témoignent de la riche imagination dont font partout preuve des individus pour s’amuser aux dépens de leurs semblables, selon un scénario étonnamment similaire.
10On trouve beaucoup de versions de la mission absurde dans le monde industriel ou commercial. Sa mise en oeuvre habituelle débute par la demande d’un travailleur expérimenté à un novice, nouveau venu tout en bas de l’échelle, à la faible compétence technique, de réaliser une tâche impossible. Celle-ci implique fréquemment d’envoyer le « benêt » vers d’autres ouvriers aguerris qui poussent la plaisanterie plus loin. La quête peut se poursuivre tant que l’« imbécile » ne comprend pas le canular, ou jusqu’à ce que quelqu’un le prenne en pitié et révèle le complot au malheureux. La mission impossible implique un objet absurde qui pourtant semble plausible dans le cadre de l’activité habituelle des ouvriers en question. Par exemple :
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parmi des mécaniciens spécialisés dans les tracteurs, envoyer un apprenti chercher du « fluide pour clignotant », une « baguette à souder le béton », du « lubrifiant pour plaquette de frein », de la « graisse à bulles pour lubrifier le niveau à bulle » (Welsch 2005) ;
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dans les cuisines de la chaîne Domino’s Pizza, envoyer un novice chercher une « trousse de réparation de pâte » (Foss 1996) ;
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dans l’industrie textile, envoyer des apprentis en quête de « clous en caoutchouc », d’un « seau de vapeur » ou d’un « marteau en cuir » (Messenger 1978) ;
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demander à de nouveaux ouvriers typographes de trouver des « poux de caractères », des « formes à papier » ou, de nos jours, un « seau de points de trame » dans une cave inexistante (Thompson 1947 ; Holtzberg-Call 1992) ;
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envoyer de jeunes ouvriers en bâtiment trouver des « crochets à ciel », des « tendeurs de planches » ou une clé à mollette, un marteau ou un tournevis « pour gaucher » (McCarl 1978) ;
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en milieu hospitalier, prier une interne ou un jeune infirmier d’aller chercher les « trompes de Fallope », les « trompes d’Eustache », l’occasionnel « demandeur de veine », ou « d’emprunter l’autoclave » (Buxman 2008) ;
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les apprentis de Dundee étaient envoyés chercher des « carrés à moitié ronds », un « burin à pointe douce » ou une « lime recouverte de cuivre » (Honeyman 1959) ;
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on demande à de nouvelles recrues de baseball de rapporter une « boîte de balles glissantes » de la salle d’entraînement.
- 3 Voir : http://en.wikipedia.org/wiki/Snipe_ hunt[valide en avril 2013].
11Le site internet Wikipedia3 est une mine d’exemples provenant des milieux industriels, quelques-uns des plus drôles (à mon sens du moins) étant de demander aux membres d’un orchestre de « trouver le tacet [moment de silence] dans leur partition », de l’« anhydre d’eau » à des chimistes, des bouchons de radiateur de Coccinelle Volkswagen ou des étincelles de moteur diesel à des mécaniciens, aussi bien que des « pelles à déplacer les trous », des « aimants en cuivre », des « formulaires d’accord verbal », etc. Une entrée détaillée de Notes and Queries datant du milieu du siècle dernier décrit de très nombreux exemples de « chasse au dahu » à la structure semblable (McCloskey et al. 1944).
12Les « institutions totales » (Goffman 1968), c’est-à-dire des entreprises possédant une hiérarchie clairement définie et exigeant une obéissance absolue de leurs membres, constituent un second cadre social dans lequel se rencontrent les missions absurdes :
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dans la Marine, demander à un jeune mousse de guetter l’arrivée de la « bouée de la poste », de chercher des « timbres maritimes » (pour envoyer du courrier maritime à l’aide de ladite « bouée de la poste », bien entendu) ou de transmettre un message à « Charlie Noble » – surnom de la cheminée du bateau (Berkman 1946 ; Zurcher 1965). Un autre objet désiré par les blagueurs est un « déplaceur de cloison étanche » (Johnson 2002). Il est remarquable que la même blague – les « timbres maritimes » – semble avoir été utilisée pendant plus de cent cinquante ans dans l’American Navy (Bennett 2004) ;
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dans les divisions blindées, demander à une jeune recrue d’apporter une « pompe pour roues de caoutchouc pleines » (Gilbert & Gerrard 2004) ;
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des aviateurs novices sont envoyés chercher un « seau de souffle d’hélice » (Taylor 2002) ;
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- 4 En anglais : « poids » (weight) et « attente » (wait) sont prononcés de manière similaire.
envoyer un cadet de l’armée chercher un « pot de peinture rayée » et une « longue attente4 » (Lingham 2006).
13On trouve des formes impressionnantes de missions absurdes dans notions, cette forme hautement spécialisée d’argot utilisée dans les conversations et rites de passage des élèves du Collège de Winchester, prestigieux internat privé anglais (Stevens & Stray 1998 ; Wakeford 1969). Un jeune élève est envoyé par un condisciple plus âgé chercher un livre intitulé Pempe. Sa quête mène le « benêt » d’une personne à une autre, chacune ajoutant un élément au Pempe. À un certain point, un bout de papier fait son apparition, sur lequel est écrit en caractères cyrilliques la phrase en grec ancien : « Pempe ton moron proteron »(« Envoie l’imbécile plus loin »). La plaisanterie est transparente pour qui sait lire le grec, ce qui n’est manifestement pas le cas de ces jeunes élèves qui transportent, malgré eux, la phrase humiliante. Ce canular élaboré se joue sur la toile de fond d’un système de rôles sociaux spécifique aux écoles privées anglaises, organisées avec une structure hiérarchisée de préfets (Kahane 1988). Un dogme central, connu sous le terme « fagging », y implique la subordination des plus jeunes élèves aux plus âgés, incluant de faire différentes courses et corvées pour eux, comme dans le cas du Pempe.
14Un troisième type de canular vise à se moquer des enthousiastes de la nature inexpérimentés. Le but est de convaincre une personne naïve de se joindre à une équipe renommée de chasseurs à la recherche d’un animal fantastique. On laisse la victime guetter la proie chimérique dans une position ridicule. En France, et dans certaines parties d’Afrique du Nord, l’animal est un dahu (Chartois & Claudel 1945), une sorte de chèvre de montagne aux jambes plus courtes d’un côté, lui permettant de marcher facilement sur les pentes des montagnes. Les habitants du coin s’amusent des touristes et des visiteurs en les emmenant à la chasse au dahu, la plupart du temps, bien sûr, à la nuit tombée. Mais le dahu étant un animal fort timide, le seul moyen de l’attraper est de tenir une lanterne au fond d’un sac où l’animal sera enfermé dès qu’il s’approchera de la lumière. Dans le but de les camoufler, on frotte de suie les visages des néophytes, auxquels on demande de surcroît de garder un silence absolu dans un poste de guet solitaire.
15Cette adaptation des pattes du dahu aux versants des montagnes est partagée par le « sidehill gouger »américain (Glimm 1983) dont l’histoire de l’évolution fut exposée dans un article facétieux (Dill 1983). Le dahu peut aussi être chassé au moyen de bruits et d’exhortations spécifiques à voix haute, tout comme le gambozino portugais (Ferraz 1895). La panoplie d’animaux fantastiques utilisés pour berner des étrangers confiants comprend les jackalope et rackabore américains, le wolpertinger alpin et le haggis sauvage écossais. La blague du sac de chasse est également employée dans la bien nommée « chasse à la bécasse » qui se déroule dans l’Ouest des États-Unis (Smith 1957) et dans les camps scouts (Dundes 1988 ; Ellis 1981) où des « experts » persuadent des novices de participer à une expédition pour chasser un oiseau qui ne s’attrape qu’à l’aide de lumières et de bruits dans des lieux éloignés.
16En dépit des différences de contexte, il existe une similarité dans tous ces exemples qui demande explication. Je chercherai donc maintenant à définir un mécanisme commun à ces missions absurdes en cherchant à résoudre cette simple question : pourquoi les victimes sont-elles dupes ?
17La sagesse populaire prétend qu’analyser l’humour ressemble à la dissection d’une grenouille : cela intéresse peu de gens et, au bout du compte, la grenouille meurt. Une formule moins connue dit que la vue des viscères décourage tout un chacun à la seule exception des esprits purement scientifiques. En gardant à l’esprit ce public précis, il me semble que les composants de la mission absurde méritent d’être examinés de près afin de mieux comprendre la communication humaine et la cognition. Mon analyse sera centrée sur l’identité sociale des acteurs et sur la pragmatique des « leurres » courants. J’avancerai qu’une vulnérabilité particulière de la vigilance épistémique, mécanisme protégeant la cognition humaine d’une mauvaise information dans le processus de communication, explique le succès des canulars.
- 5 J’ai choisi cet exemple simple, mais mon analyse vaut également pour des canulars linguistiquement (...)
18La mission absurde est initiée par une demande, un ordre ou une proposition (selon la structure hiérarchique en place), ou toute autre forme de pression sur la victime exercée par son instigateur. Celui-ci (un peintre par exemple) tente de persuader la victime (appelons-la « Jack ») de réaliser une tâche impossible, comme de trouver un pot de peinture à pois5. Pour comprendre l’acquiescement de Jack, il est nécessaire de comprendre le processus d’interprétation pragmatique et la formation des croyances impliqués par la conversation.
19Suivant en cela Paul Grice (1989), je pense que l’auditeur construit le sens de la phrase entendue sur la base de sa compréhension de ce que le locuteur souhaitait lui laisser supposer par celle-ci. Dans le cas de l’apprenti, il comprend la commande comme signifiant que son patron voulait que lui, Jack, aille chercher quelque chose, et construise une croyance ayant ce contenu. Mais la question des implicatures conversationnelles est un peu plus nuancée dans le cas d’énoncés cherchant à tromper. Dire que Jack a compris l’énoncé signifie qu’il en a déduit l’interprétation la plus pertinente possible, étant données les hypothèses contextuelles (Sperber & Wilson 1995). Ces dernières étant : 1. locuteur est un travailleur expérimenté ; 2. est compétent dans le cadre industriel dans lequel se déroule l’action ; 3. demande souvent aux apprentis de lui apporter des outils ; 4. détient la prérogative, socialement reconnue, de demander des outils, etc. L’implication contextuelle est la suivante : le locuteur veut que Jack aille chercher un objet, tout en posant en préambule que la « peinture à pois » est un objet réel qu’il est possible de trouver.
- 6 Quand l’objet devient connu, l’individu se retrouve alors du bon côté du canular, avec les experts (...)
20Mais il convient de noter que le processus pragmatique implique un mensonge : l’affirmation selon laquelle la « peinture à pois » est un objet qui existe bel et bien et qui constitue le but d’une action réalisable. Manifestement, le locuteur ne croit pas en cette affirmation, il sait qu’elle est absurde. Mais elle est centrale pour la réussite du canular : l’auditeur doit construire cette affirmation au cours du processus inférentiel. Il est intéressant de noter que cette affirmation ne lui était pas disponible auparavant. Il n’existait aucune entrée dans sa mémoire encyclopédique pour un tel objet6. Toutefois, il a existé d’autres affirmations contextuelles véridiques qui ont joué un rôle, et qui concernaient le statut de l’auditeur et son expérience telles que : 1. je suis un apprenti ; 2. les apprentis en savent beaucoup moins que les patrons dans quasiment tout ce qui est technique ; 3. on m’a demandé par le passé de la peinture blanche, argentée, silicone, etc. ; 4. j’ai appris des termes d’argot de métier par le passé mais il en existe sûrement beaucoup d’autres que je ne connais pas encore, etc. Si l’on prend en compte la richesse du jargon de métier, il n’est guère étonnant que les ouvriers ne puissent pas distinguer des objets absurdes comme un « déménageur de trou » ou une « lime en cuivre » d’objets réels tels un restaurateur de filetage, un pied de biche ou une clé anglaise. Avec, en toile de fond, d’anciennes demandes de coopération de la part de ses chefs concernant des objets aux noms bizarres, l’implication contextuelle erronée dérivant de la conversation actuelle est que la « peinture à pois » est un type de peinture certes inconnue de l’ouvrier mais nécessaire au travail de son patron.
21Cette croyance est mieux décrite comme une croyance semi-propositionnelle ou à moitié comprise (Sperber 1982), et c’est là que se trouve le piège dans lequel va se jeter la victime du canular. Celle-ci croit en une « représentation qui combine plusieurs concepts avec un terme dont il n’a pas complètement analysé le contenu conceptuel ». Dans l’exemple donné par Dan Sperber, l’auditeur croit que la « stagflation » est un problème tout en ne sachant pas vraiment de quoi il s’agit – peut-être une inflation stagnante ? Ou une combinaison de stagnation et inflation ? La victime croit que la « peinture à pois » existe bel et bien quelque part dans l’atelier mais ne sait pas à quel objet précis se réfèrent ces mots – une peinture avec des ronds de différentes couleurs ? Une peinture qui sèche en formant un motif à pois ? Il est également plausible que les victimes ne se préoccupent nullement d’explorer ce concept inconnu. Quoi qu’il en soit, elles effectuent la tâche qui découle de la croyance semi-propositionnelle selon laquelle « suivant le désir exprimé par le patron, je dois aller chercher un pot de peinture à pois », une proposition dont tous les éléments, excepté la « peinture à pois », peuvent être correctement représentés. Comme s’en souvient un ouvrier anglais, « tu penses : “Ok, j’ai jamais entendu parler d’une clé pour gaucher. Oh ! bof, j’suis là pour bosser.” Tu y vas et ils te font passer pour une andouille, tu vois » (Willis 2001 : 188). Toutefois, même le caractère semi-propositionnel de la croyance n’est pas un empêchement pour des représentations et un comportement futurs. On peut penser : « Peut-être que John sait où est ce truc ? », ou demander « As-tu ce truc ? ». On peut aussi s’exprimer de manière indirecte : « Le boss m’a envoyé chercher X », bien qu’on ne se représente pas vraiment le X en question.
22La question demeure cependant : pourquoi les victimes ont-elles confiance dans l’information qui leur est transmise par les blagueurs ? Ici, il nous faut distinguer entre les deux formes de confiance que prédit le modèle de « vigilance épistémique » (Sperber et al. ) : la confiance dans la source de la communication, celle dans le contenu de la communication. Dans leur analyse de la confiance dans la source, Sperber et ses collègues font la distinction entre la compétence du locuteur et sa bienveillance. Dans la mission absurde, les farceurs se trouvent clairement dans une position de compétence technique supérieure à celle de l’apprenti. De surcroît, ils s’abstiennent de faire montre de tout signe de malice. Les chefs, qu’il s’agisse de maîtres d’ouvrage du bâtiment ou d’anciens chez Winchester, ont besoin rapidement d’outils ou de livres précis, et il est habituel qu’on envoie des apprentis ou des nouveaux les chercher. Un « déménageur de trou » semble fort utile quand on vient de percer un trou au mauvais endroit. Les montagnards villageois ont de la sympathie pour le désir des touristes d’explorer la nature sauvage et se représentent parfaitement le genre d’aventure que ces derniers souhaitent vivre. L’absence de signe louche tout comme la multiplicité de situations faussement similaires dans le passé autorisent la confiance dans une source clairement compétente et bienveillante. La seconde forme de confiance n’est, toutefois, pas totalement garantie. Comment peut-on se fier à l’existence d’une « peinture à pois » si on n’a aucune preuve empirique de sa réalité et qu’on ne peut pas vraiment se représenter l’objet ? La proposition du farceur est, d’un point de vue linguistique, incomplète et ne garantit pas de pouvoir en décoder totalement le contenu.
23Le succès du canular démontre que les farceurs peuvent contourner la vigilance épistémique des victimes en dressant les deux formes de vigilance l’une contre l’autre. Étant deux mécanismes cognitifs qui ont évolué par un processus d’adaptation, les deux formes de vigilance en sont venues à se trouver en compétition sur les ressources. Si nous posons le problème en termes d’effort cognitif, la vigilance épistémique devrait maximiser les résultats pour le plus bas coût mental. Dans une version au coût idéal, la communication réussit le test des deux formes de vigilance dans des conversations avec des interlocuteurs dignes de confiance et compétents, discutant de traits familiers du monde. Dans les missions absurdes, les victimes abandonnent toute tentative de se former une représentation pleinement propositionnelle du contenu de ce que leur communique leur demandeur mais n’en poursuivent pas moins leur quête impossible. Ce déroulement de l’action est normal puisque, bien que l’objet demandé ne soit ni connu ni compréhensible, la présomption de son existence est raisonnable puisque impliquée par les énoncés d’une personne digne de confiance. Bien que rien dans l’échange verbal ne garantisse la réalité de la « peinture à pois », l’expérience de l’auditeur en matière de jargon et de technique le rend incapable de repérer le canular. L’échec à détecter la signification des objets demandés fait bien évidemment tout le sel de la plaisanterie. Ayant confiance dans la compétence et la bienveillance de la source de communication, bien que le contenu en soit parfaitement absurde, les victimes partent en quête d’objets ou d’animaux insaisissables pour la plus grande joie des spectateurs.
24L’argument présenté ci-dessus peut être contesté par un compte rendu déflationniste. Dans une explication alternative, les victimes obéissent à des ordres donnés par des individus ayant du pouvoir et cherchant à s’amuser. Puisque la disparité du pouvoir au sein d’une hiérarchie sociale permet aux supérieurs d’imposer la tromperie à leurs victimes, nul besoin d’analyse pragmatique de la conversation ou des mécanismes psychologiques. De plus, le canular ne repose pas sur la confiance épistémique puisque les « benêts » ne font que suivre les ordres. Bien que l’autorité joue un rôle important, mon hypothèse, basée sur tous les exemples donnés ci-dessus, est que le trait essentiel expliquant la réussite de ces canulars est la grande asymétrie de savoir entre les acteurs participant à l’institution sociale ou à l’activité
25Les usines, les régiments et les internats scolaires sont organisés selon une hiérarchie des rôles sociaux ordonnée autour de l’autorité. Un maître d’ouvrage a plus d’autorité qu’un apprenti, un caporal en détient plus qu’une nouvelle recrue, de même qu’un vieux joueur de baseball vis-à-vis d’un rookie (un débutant de la saison). Puisqu’un typographe expérimenté est placé plus haut dans la structure sociale de l’imprimerie qu’un novice, il est difficile de distinguer ce qui relève respectivement de l’autorité et/ou de la compétence. De plus, un ouvrier ne peut grimper dans la hiérarchie de l’usine qu’en faisant montre d’une compétence accrue, du moins en principe. Néanmoins, l’association entre compétence et autorité est loin d’être parfaite selon les cas, nous autorisant à démêler les fils de l’énigme.
26Commençons par quelques environnements sociaux où la hiérarchie est centrale, telles les institutions totales. Dans ce type de cadre, le canular démarre par un supérieur donnant un ordre à un inférieur. On s’attendrait à ce que ces « missions absurdes » aient des caractéristiques différentes de celles qui se déroulent dans des contextes industriels. Pourtant, il est frappant de constater à quel point les canulars sont similaires au sein de ces organisations. Même si les « institutions totales » ont une structure hiérarchique plus claire, avec des rôles sociaux définis par des degrés d’autorité descendant des supérieurs vers les inférieurs, le contenu du canular tourne toujours autour de techniques en lien avec l’environnement social. Si la simple autorité suffisait pour tromper les inférieurs et leur faire accomplir une action humiliante, le canular pourrait simplement consister à envoyer les victimes à la recherche de choses inexistantes sans se préoccuper de leur réalité éventuelle, comme d’aller au restaurant McDonald’s situé sur le pont du navire. Alors que, de fait, les canulars dans l’Armée de terre et dans la Marine sont montés autour d’activités et d’objets apparemment liés à des activités bien précises. La connaissance des langues classiques est fondamentale pour les élèves d’élite anglais. De même, la capacité à reconnaître les différentes parties du bateau pour les marins. Qui plus est, on trouve un contenu semblable dans des cadres industriels, puisque les activités au sein des « institutions totales » ont souvent des buts techniques similaires.
27Les arguments à l’encontre de la thèse selon laquelle l’autorité serait un trait essentiel de la mission absurde sont renforcés si on remarque qu’une grande disparité de pouvoir n’est pas obligatoirement associée aux canulars. Ainsi, un colonel a-t-il autant sinon plus de pouvoir sur un caporal qu’un caporal n’en détient sur un simple soldat. Néanmoins, je n’ai pas trouvé de cas de colonel montant un canular à un caporal, tandis que les jeunes recrues sont en butte à des plaisanteries organisées généralement par ceux qui leur sont immédiatement supérieurs. La seule autorité ne suffit donc pas à expliquer le contenu et l’élaboration du canular. Le motif clé ici, comme dans le commerce ou l’industrie, est la compétence et son partage inégal entre les membres anciens et expérimentés et les nouveaux venus naïfs, plutôt que le déséquilibre entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas. On peut aussi aborder la question sous un autre angle, celui de la distribution du pouvoir et du savoir respectifs au sein de la hiérarchie d’une institution totale. Tandis que le pouvoir est, de manière incrémentielle, distribué de façon discrète, le savoir suit une courbe ascendante rapide d’acquisition. Dans l’us Air Force, chacun, à l’exception du bleu naïf, sait que le « souffle de l’hélice » n’est pas une espèce de liquide et, tout comme dans les exemples industriels, la mission absurde se déroule à la frontière entre un bas niveau de compétence et une incompétence totale.
28Il vaut aussi de noter que la plupart des canulars montés dans des « institutions totales » n’apparaissent que dans certaines de ces institutions, notamment celles décrites par Erving Goffman (1968 : 46) comme répondant « au dessein de créer les meilleures conditions pour la réalisation d’une tâche donnée et qui justifient leur existence par ces seules considérations utilitaires (casernes, navires, internats, camps de travail, forts coloniaux et, pour ceux qui en occupent les communs, grandes maisons) ». Ce qui associe étroitement la hiérarchie avec le savoir-faire et les connaissances. Bien que des différences de compétence légitimes soient présentes dans toutes les formes d’institutions totales, une jeune recrue, un matelot ou un élève du collège de Winchester s’embarquent sur la voie d’une acquisition de savoirs et de jargon professionnels absents de la relation entre, par exemple, des prisonniers et leurs gardiens, ou des malades et l’équipe de soins hospitalière. Dans ces organisations où les données sur les missions absurdes sont rares, on ne s’attend pas à ce que l’asymétrie des compétences se réduise lorsque les novices participent à l’activité liée au canular. À l’inverse de ce qui se passe lors d’activités collectives ou lorsqu’ils sont envoyés quérir un outil.
29Bien qu’il ne s’agisse pas exactement de « missions absurdes », les prisonniers polonais mettent au point des tests afin d’évaluer la personnalité du nouveau venu qui, par certains aspects, rappellent les canulars examinés ici (Kaminski 2004). Ainsi les condamnés jettent-ils une serviette de table aux pieds du nouveau compagnon de cellule, ou lui demandent directement s’il est un « grypsman »(caste la plus haute et la plus considérée des prisonniers polonais). Si ce dernier répond par oui ou par non, ou bien ramasse la serviette, il échoue au test et devient un subordonné. Il s’agit d’un jeu sur la compétence en matière de traditions carcérales. La bonne réponse est : « Demande à d’autres grypsmen », et un vrai grypsman évitera de ramasser la serviette ou la foulera aux pieds en tant qu’objet pollué par son contact avec le sol. Connaître ces règles, et bien d’autres encore, est ce qui distingue les non-initiés des « établis » (pour reprendre le terme de Norbert Elias). Par ailleurs, il n’existe pas de tests ou de canulars impliquant des prisonniers et des gardiens alors que l’autorité institutionnalisée est pourtant évidente. Si on trouve quelque chose de ce type c’est, au contraire, des plaisanteries faites par les prisonniers aux dépens du personnel, inversant le rapport d’autorité officiel par leur utilisation d’un jargon opaque. Comme noté plus haut, les canulars en milieu hospitalier ne se montent pas entre malades et personnel médical mais entre membres de l’équipe médicale.
30L’argument le plus fort contre l’explication en termes d’autorité vient des chasses au dahu, qui n’impliquent pas de relations hiérarchiques explicites. Ce qui différencie les farceurs de leurs victimes, ce sont leurs compétences en matière de connaissances sur les animaux et les méthodes de chasse, et non une asymétrie de positions hiérarchiques formelles ou informelles. Le guide peut suggérer ou conseiller, mais il ne peut pas donner d’ordres ou faire des demandes à des touristes. Afin que le canular fonctionne, le futur « chasseur de dahu» doit accepter de son propre gré d’être emmené au fin fond des bois et de réaliser des tâches absurdes afin de capturer un animal aux caractéristiques fantastiques. Les farceurs ne réussissent pas simplement parce qu’ils possèdent du pouvoir sur leur victime mais parce que lesdites victimes sont convaincues par l’offre présentée par des personnes compétentes dans le domaine précis de la chasse.
31Il existe assez de données indiquant que les victimes ne sont pas simplement forcées d’accomplir des tâches humiliantes. Bien au contraire, en bien des cas il s’agit de volontaires désireux de participer à l’activité socialement pertinente associée au canular. Et, du fait de leur manque de connaissances techniques, ils ne détectent pas la ruse. Aussi, bien que les deux asymétries, de positions d’autorité et de compétence, soient associées à la mission absurde, seule cette dernière est un trait essentiel dans tous les cas rapportés. Tel n’est pas cependant le dernier mot sur le rôle de l’autorité. On rencontre sans cesse des individus qui en savent énormément plus que nous en tel ou tel domaine, pourtant les canulars n’apparaissent pas au hasard. La mission absurde ne se déroule pas seulement parce que le maître est beaucoup plus savant que l’apprenti. On trouve un écart semblable entre, par exemple, des experts de domaines différents, un patron et ses actionnaires, un patron et les visiteurs de son usine ou le personnel administratif, pourtant ils ne sont pas la cible de tels canulars. On ne peut pas envoyer les gens chercher des objets absurdes sans avoir de raison légitime pour cela. Les blagueurs peuvent utiliser leur plus grande expertise parce qu’ils agissent au sein d’institutions sociales où ils disposent de l’autorité nécessaire pour utiliser leurs connaissances dans leur relation avec des néophytes. L’aspect crucial de la relation entre la victime et le farceur est le processus d’apprentissage dans lequel ce dernier est le professeur tandis que la victime est l’élève. Comme je vais le montrer, l’autorité est un facilitateur de la dynamique du canular et elle est en même temps symboliquement re-légitimée par l’utilisation rusée d’un savoir plus grand.
- 7 L’apprentissage social peut aussi expliquer pourquoi les colonels ne montent généralement pas de ca (...)
32Un trait remarquable de la mission absurde dans les environnements industriels et les institutions totales est l’utilisation d’énoncés brusques. L’objet est rarement décrit, seul son nom est en général mentionné. Parfois une brève description de son usage renforce l’absurdité de l’objet : la finalité de la « graisse à bulles » est de lubrifier l’eau du niveau à bulle ! À l’inverse, la chasse au dahu est préparée de manière plus élaborée, avec des informations sur l’anatomie de l’animal, son comportement et ses points faibles, les descriptions et les trophées antérieurs, et sa pratique de chasse complexe. Tandis que les apprentis en usine reçoivent des directives brutales, les visiteurs citadins inexpérimentés sont noyés sous un flot de détails fantasmagoriques par les habitants du cru. De fait, si un jeune matelot se donne la peine de demander à quoi sert ou à quoi ressemble le « détachant de cloison étanche », pour mener à son terme le canular, il faudrait que ce soit un farceur très expérimenté qui lui réponde7. Toutefois, quand des conversations ont lieu entre des interlocuteurs de rangs sociaux différents, les normes sociales restreignent fortement la latitude dont dispose le subordonné pour demander des détails ou mettre en doute ce que lui dit son supérieur (Clark & Wilkes-Gibbs 1986 : 36-37). La relative égalité sociale entre le « chasseur de dahu » et l’expert local donne plus de liberté aux échanges entre ceux-ci, une liberté que le villageois doit contrôler afin de réussir le projet. Puisqu’un touriste doit être convaincu que la chasse est intéressante et vaut la peine qu’il se donne, les plaisantins répondent aux questions en embellissant les caractéristiques de la proie et en décrivant une procédure de chasse excitante et dangereuse.
33Tandis que le canular élaboré en milieu industriel réussit parce qu’il s’appuie sur une situation banale, la chasse au dahu « prend » en étant la plus exotique possible tout en restant dans le domaine du possible. Si un individu accepte les prémisses du concept de dahu, cette élaboration semble naturelle et il se pourrait même qu’elle augmente la plausibilité de l’animal en plaçant celui-ci dans une situation cohérente en elle-même. Dans les chasses au dahu l’asymétrie des compétences n’est pas seulement évidente en soi, elle est constitutive de la relation. Les touristes et les locaux ne partagent pas de champ de compétence, à l’inverse des maîtres et de leurs apprentis. Les « farceurs au dahu » doivent créer un savoir commun à partir de peu de choses ; ils fournissent ainsi des informations nombreuses voire redondantes sur la tâche à accomplir dans le but d’augmenter la pertinence du contenu du canular.
34Une étude des conversations entre des experts et des novices soutient que « les experts sont en mesure d’utiliser les vrais noms des objets tandis que les novices, jusqu’à ce qu’ils apprennent ces noms, ne peuvent utiliser que des descriptions » (Isaacs & Clark 1987 : 368). Et que « les novices qui prennent conscience qu’ils parlent à des experts devraient essayer de combler leurs lacunes en matière de connaissances […], ils peuvent également saisir au vol des informations dans les allusions faites par des experts » (ibid. : 27). Quand le patron se contente de mentionner le nom de l’objet, cette manière de faire implique que l’apprenti a, ou devrait avoir, accès à des échantillons des termes utilisés au quotidien tels que « peinture à pois ». Depuis ses premiers jours de travail, le débutant prend part à de multiples conversations impliquant des objets inconnus. Sur mon terrain, il m’a fallu plus d’un an pour connaître le jargon professionnel désignant des outils, des procédures ou des manœuvres. Puisque le patron ne donne aucun détail sur la « peinture à pois », ce doit être que cet énoncé est suffisant et se réfère à quelque chose qu’il suppose faire partie du vocabulaire de l’apprenti. Plutôt que de douter de la compétence ou de la bienveillance du locuteur, son auditeur présume sa propre ignorance et poursuit sa quête. Nous devrions comprendre le canular comme un fait inséré de manière transparente dans le cours normal des activités d’un domaine spécialisé.
35Ce qui est crucial, c’est le processus d’apprentissage des pratiques et des outils utilisés dans un métier. À la différence de contextes relevant du domaine de l’éducation (comme les écoles et les universités), les environnements professionnels proposent rarement une pédagogie explicite et des explications détaillées. Dans les internats scolaires, la mission absurde se déroule sur fond d’initiation informelle des plus jeunes par leurs pairs, mais en dehors du système éducatif. On attend des apprentis et des élèves qu’ils apprennent l’argot et les combines en pratiquant une activité plutôt qu’en recevant des leçons explicites. Un échange verbal enregistré entre un poseur de tuyaux expérimenté en soudure et un apprenti démontre ces espoirs d’autosuffisance :
Le soudeur : — Apporte-moi le manège.
L’apprenti : — Le manège ?
Le soudeur : — Il est dans le camion, apporte-moi le manège.
Le soudeur [après le retour de l’apprenti avec le mauvais outil] : — C’est pas un manège.
L’apprenti : — Ben, j’sais pas ce que c’est un manège.
Le soudeur [marchant vers le camion pour chercher l’outil, un appareil permettant de marquer le tuyau pour le couper] : — Mon gars, si tu veux souder des tuyaux tu vas devoir apprendre ce que c’est qu’un manège. (Graves 1989 : 609.)
36L’apprenti est réprimandé pour son échec, malgré le fait qu’il ait demandé une information explicite sur un outil, car la chose à faire eût été de poursuivre son travail et d’apprendre la signification du terme « manège » en en trouvant un et en l’utilisant, ou en observant le travail d’ouvriers expérimentés. Plus encore, le soudeur laisse bien entendre que l’ignorance du débutant n’est pas une excuse pour son absence de maîtrise du vocabulaire professionnel. En l’absence d’une structure d’apprentissage formelle, un apprenti doit se bâtir son ensemble de connaissances d’une manière décrite par Susan Carey comme du « bootstrapping »(« initialisation ») (Carey 2011). Puisque les nouveaux objets ne sont pas identifiés ni clairement définis, des espaces réservés mentaux sont utilisés jusqu’à ce que le lien entre un concept et un objet relevant de la réalité soit établi. Comme l’a remarqué Christophe Heintz dans un commentaire sur Carey (Heintz 2011), le bootstrapping construit sur des représentations semi-propositionnelles dérivant de la communication et qui mènent à une propositionnalité complète après identification. Dans la mission absurde, il n’y a pas d’issue propositionnelle au processus d’acquisition du concept de « peinture à pois ». L’ambiguïté semi-propositionnelle sert à la fois d’appât conversationnel et de trait comique du canular.
37Ce modèle de rapport inversé entre autorité et complexité du contenu du canular peut être comparé à deux autres pratiques : les abus de confiance et les bizutages. Ces derniers qui se déroulent dans de stricts cadres hiérarchiques, tout particulièrement dans les institutions totales, sont des jeux de pur pouvoir. Les auteurs ne font pas appel à des affirmations d’une plus grande compétence puisque leur autorité leur donne la possibilité d’ordonner à des novices de faire des choses manifestement embarrassantes. En tant que forme d’initiation sévère, le bizutage transmet la subordination totale des inférieurs à leurs supérieurs au moyen d’une auto-humiliation consciente voire d’une douleur auto-infligée (Houseman 2001). Mais l’asymétrie des compétences n’est ni impliquée ni utilisée dans le bizutage, puisque la soumission est, de manière explicite, exigée des novices sur l’ordre de leurs supérieurs sans tenir compte des connaissances, techniques ou autres, de ces derniers. Pour leur part, les abus de confiance ne reposent sur aucune forme d’autorité. Dans la majorité des cas, les auteurs et leurs victimes n’ont pas eu de relations antérieures structurant leur interaction. L’abus de confiance s’élabore à partir de la naïveté des victimes, souvent combinée avec leur avidité ou une sympathie mal placée, tandis que l’escroc met en place son réseau de mensonges. Les abus de confiance nécessitent un riche contenu communicationnel, sous la forme d’histoires attirantes, pour contourner la vigilance épistémique des victimes. Un exemple classique est l’arnaque de type « paiement anticipé » dans laquelle des escrocs promettent aux victimes une fortune impressionnante pour leur coopération, consistant à avancer de l’argent pour démarrer une opération secrète et souvent illégale.
38Ces deux pratiques sociales fournissent une comparaison intéressante pour la mission absurde dans la mesure où elles reflètent deux extrêmes des relations de pouvoir. Pour le dire simplement, les gens possédant du pouvoir sur d’autres peuvent leur dicter ce qui est à faire. Les personnes sans pouvoir ont besoin de mener à bien la coopération avec leurs interlocuteurs en leur fournissant explications et encouragements. Dans la mission absurde, les suppositions de compétence sont fondamentales, mais la hiérarchie sociale en module le contenu. Les gens avec de l’autorité dans les ateliers ou sur les ponts de navire peuvent donner des ordres au contenu simple (quoique absurde), car cette pratique se fond dans le cadre général de l’apprentissage sur le tas, tandis que les normes conversationnelles limitent les marges de manoeuvre de la victime pour demander des éclaircissements. Toutefois, comme on le constate dans la chasse au dahu, les gens possédant moins de pouvoir doivent persuader leurs victimes en embellissant le contenu du canular, en dotant l’« appât » d’un intérêt intrinsèque, en cajolant leurs égaux sur le plan social avec une promesse de divertissements et de découvertes plaisantes.
39L’humiliation ressentie par les victimes de canulars a une autre fin que le seul amusement. J’ai souligné que l’autorité n’est pas un trait central de la mission absurde, pourtant un des résultats d’un canular réussi est de renforcer l’autorité de ses organisateurs en démontrant l’infériorité des victimes. Personne, sinon un novice, ne courrait partout en demandant de la « peinture à pois ». À partir du moment où le « benêt » accepte les prémisses de l’existence d’un objet absurde, il prouve qu’il est incompétent. Dans des domaines définis par le savoir-faire, on ne peut que se blâmer soi-même d’échouer à posséder les standards de compétence attendus. L’écrasant pouvoir social du canular est étayé par son exposition sociale puisque la victime n’est pas seulement humiliée par ses auteurs, mais par tous ses spectateurs. Sur un site internet, un ancien marin s’exprime ainsi :
- 10 Voir : http://www.irishcultureandcustoms.com/ACalend/AprilFools.html[valide en avril 2013].
Je me souviens d’un camarade de bord envoyé avec un reçu de fourniture chercher un mètre de tubes de Fallope. Le magasinier, bien sûr, n’en avait plus sous la main et a envoyé le malheureux garçon voir l’officier responsable du ravitaillement. Celui-ci lui dit qu’il y en avait fort peu à bord et qu’il en trouverait sous la garde du médecin officier. Le matelot fut ensuite envoyé à l’infirmerie avec un second reçu pour retirer des fournitures médicales le matériel demandé, et le docteur Janet Sussman fut la troisième personne du département médical à recevoir la requête, délivrée en mains propres, bien sûr, par le naïf. Sans ciller, Janet lui répondit qu’elle utilisait précisément les derniers centimètres de ces précieux tubes, puis, très lentement et précisément, elle expliqua au jeune de plus en plus embarrassé ce que sont les trompes de Fallope10.
40L’infortuné matelot se ridiculisa devant plusieurs compagnons de bord expérimentés et termina sa quête devant quelqu’un qui, médecin et femme, possédait la double compétence lui permettant de comprendre la farce en cours et d’embarrasser son interlocuteur. À part la victime, toutes les autres personnes en jeu comprenaient que la semi-propositionnalité : « Je cherche des tubes de Fallope » signifiait « C’est un canular, envoie le benêt plus loin », car ils connaissaient les différentes sortes de tubes et, plus probable encore, étaient familiers avec le contenu de cette mission absurde. Ce qui est surprenant, c’est l’absence de coordination préalable entre les auteurs du canular. Sans aucune interaction directe, ils entrent immédiatement dans la plaisanterie en reconnaissant le processus de communication, la source de l’ordre, l’identité de la victime et l’absurdité de l’objet recherché. Sur mon terrain, la coordination fut parfaite bien que personne n’ait su par avance que Mihai allait duper le jeune villageois. Et pourtant, une douzaine de personnes entrèrent dans la plaisanterie, enrichissant au fur et à mesure le contenu du canular. L’information nécessaire était déduite de différents bribes et éléments d’information : Mihai était réputé être un farceur habile, il n’existait pas de projet de travail incluant la victime, et celle-ci manquait des connaissances techniques nécessaires pour se représenter clairement la proposition de Mihai. La fin de la mission absurde vit l’humiliation du jeune villageois par ses pairs qui, eux, avaient clairement démontré leur supériorité dans les savoirs du bâtiment et l’agilité verbale, cette dernière étant fort appréciée des hommes de Sateni. Ce qui d’ailleurs les poussa à se vanter de cette histoire à de multiples reprises par la suite.
41La coordination entre les farceurs fait bien comprendre un des aspects les plus saillants des canulars : la victime a montré son infériorité totale dans un domaine précis de connaissances face à un groupe de spécialistes. Parfois, il ne s’agit que d’une situation amusante, une histoire drôle sur la chasse au dahu à raconter autour d’un feu de bois ou de retour en ville. Mais, dans la plupart des cas, le canular a plus de conséquences. S’il subsistait des doutes quand à la subordination de la victime à ses supérieurs sociaux, les voilà dissipés par l’humiliation qu’il s’est infligée du seul fait de son incompétence. Il se peut que la démonstration de la hiérarchie sociale ne soit pas la motivation décisive du montage du canular, mais elle est puissamment renforcée par une démonstration limpide de la compétence, ou de l’incompétence, de chacun. De plus, l’autorité n’a pas besoin d’être affirmée par le seul pouvoir d’un ordre, comme dans le bizutage. La manière dont le « benêt » se jette dans le piège de manière si absurde est un rappel douloureux du fait que l’autorité est légitimée par une compétence réelle. Jusqu’à ce qu’une prochaine victime se profile, l’idiot du jour est bel et bien le dernier dans l’ordre hiérarchique local. Comme je le discute dans un article à paraître, il s’agit là d’un facteur décisif de la reproduction sociale des canulars et de la stabilisation de leur contenu à travers le temps (Umbres 2013).
42La mission absurde est un cas exemplaire de phénomène social et ne peut être comprise que si on la situe à l’intersection d’une vulnérabilité de la psychologie humaine et d’une structure sociale particulière. Plutôt que d’être des « benêts » déraisonnables, les victimes des canulars souffrent d’être ceux qui en savent le moins dans un environnement social défini par un jargon obscur et une technologie spécialisée. Leur erreur vient de leur confiance épistémique en des individus apparemment bienveillants et compétents. Les objets absurdes inventés dans les canulars détournent la vigilance épistémique des victimes, malgré le (ou peut-être grâce au) fait qu’ils soient représentés de manière semi-propositionnelle. Tomber dans un piège (rétrospectivement) si grossier est d’autant plus hilarant pour les uns et embarrassant pour la victime que celle-ci ne suit pas seulement un ordre donné mais entre de son plein gré dans la mission absurde, confiante dans la compétence supérieure des blagueurs. Ironiquement ou non, le grand déséquilibre des connaissances autorise ces derniers à réussir le canular, et est puissamment renforcé dans l’expérience de la victime. Car seul un imbécile chercherait partout une civière pour canalisations, n’est-ce pas ?