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Enfant et apprentissage

Apprentissage culturel et nature humaine

Gérard Lenclud
p. 5-20

Résumés

Selon une conception répandue en sciences sociales, et notamment en anthropologie, l’enfant apprendrait tout ce qu’il sait des adultes et de l’environnement culturel qui est le sien à sa naissance. Les recherches menées dans le domaine de la cognition remettent en cause ce point de vue en montrant que le succès de l’apprentissage repose largement sur la contribution qu’y apporte l’enfant. D’une part, pour apprendre, il faut savoir apprendre et donc disposer de certaines capacités ; d’autre part, tout ce qui est su n’est pas nécessairement enseigné.

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Texte intégral

« The child is father to the man. »
My Heart Leaps up, William Wordsworth, 1807

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1En exergue de sa préface à l’ouvrage de Jacqueline Rabain (1979), L’Enfant du lignage, sur lequel nous reviendrons plus loin, Edmond Ortigue a placé cette phrase de Goethe : « Quoiqu’il eût déjà vu bien des choses dans sa vie, la nature humaine ne lui semblait devenir intelligible que par l’observation de l’enfant. » Elle est extraite des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, modèle célébré d’un genre spécifiquement germanique : le roman de formation. Au contraire du roman en général, qui accompagne le héros jusqu’à ce moment de son existence, souvent tardif, où il se tourne vers le passé pour en esquisser le bilan et trouver un sens à sa vie, le roman de formation abandonne son personnage au terme de la jeunesse comme si, à partir de cet instant, les jeux étaient faits et le destin d’un homme scellé. Goethe écrit cette phrase dans la dernière partie du livre. Wilhelm Meister, en possession lui-même de son « brevet d’apprentissage », s’adonne à la contemplation de son fils. Ce que Wilhelm entend par nature humaine et que lui révèle l’observation de l’enfant est assez clair sous la plume de Goethe auquel les romantiques allemands reprocheront son attachement au rationalisme des Lumières : la nature humaine consiste dans l’énergie de connaissance que déploie chacun de ses représentants. « La raison, écrit Ernst Cassirer [1966 : 48], se définit beaucoup moins comme une possession que comme une forme d’acquisition. » Voilà ce que son fils, en pleine exploration du monde, fait découvrir à Wilhelm et qui fait dire à Goethe (1999 : 615-616), quelques lignes plus loin : « Wilhelm s’aperçut que l’enfant faisait vraiment l’éducation du père bien plus que le père celle de l’enfant. »

2Ce volume de Terrain, dont le projet fut inspiré par plusieurs recherches récentes dans le domaine de l’anthropologie cognitive, est pour une large part consacré à la mise en relation entre l’activité d’apprentissage, caractérisant l’âge enfantin, et la nature humaine. Il s’agit non seulement de respecter l’ordre suivi par Goethe, selon qui l’observation de l’enfant rend intelligible la nature humaine, mais aussi de retourner la formule, en invitant à mieux comprendre la façon dont les enfants apprennent en mobilisant, à cet effet, ce que nous savons aujourd’hui de la nature humaine grâce à la psychologie cognitive et, notamment, aux travaux conduits en psychologie du développement. Il s’agit également, dans le prolongement de la remarque que s’adresse à lui-même Wilhelm, de réhabiliter la part de l’enfant dans le processus d’apprentissage, en montrant quel rôle il y joue et d’où vient qu’il puisse le jouer.

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3Laissons pourtant, très provisoirement, de côté la nature humaine, c’est-à-dire cet ensemble de capacités que les hommes ont en propre et en commun, de par leur appartenance à leur espèce. Examinons plutôt, pour commencer, ce qu’il en est de l’observation des enfants en anthropologie. Le constat est assez simple à établir puisque, à intervalles réguliers dans la courte histoire de cette discipline, les anthropologues eux-mêmes reconnaissent, pour le déplorer, que les enfants font figure de parents pauvres dans l’enquête ethnographique. L’anthropologie a beaucoup voyagé ; elle a exploré de très nombreuses manières de vivre en société et de donner du sens au monde ; elle a donc rencontré d’innombrables hommes et – avouons-le – un peu moins de femmes ; mais, si elle a écouté avec intérêt les adultes en parler, elle s’est rarement arrêtée sur les enfants. Ils sont les grands absents de l’entreprise anthropologique.

4Il y a là de quoi s’étonner si l’on veut bien admettre la prédominance dans cette discipline de deux idées qui jouèrent longtemps un rôle quasi régulatif. C’est d’abord l’idée selon laquelle l’individu ne serait amené à l’humanité achevée qu’au travers de l’acquisition de sa culture et, donc, par le biais du dressage social 1. Homo sapiens ne le serait pleinement que sous les traits particularisés d’Homo culturalis. C’est ensuite l’idée selon laquelle l’esprit humain, malléable à merci, serait entièrement façonné par son environnement culturel. L’enfant viendrait au monde muni seulement de quelques réflexes et d’une aptitude à tout apprendre. Dans la mesure où, parti de rien, il apprend tout, « tout » serait donc culturel. La culture serait, en quelque sorte, cette expérience totalisante du monde, inscrite sur la cire enfantine, qui servirait de matrice à toutes les expériences individuelles.

5On aurait donc pu s’attendre à ce que l’enfant fasse l’objet de plus d’attention de la part des anthropologues en sa qualité, du moins, d’» apprenant » de sa culture. En donnant tout à la culture et rien à l’enfant, dans le procès d’accession à l’humanité, ce dernier se voit constitué, en raison même de sa passivité, en témoin irremplaçable du fait culturel. L’enfant serait cette page blanche sur laquelle s’impriment peu à peu les signes de la culture, assurant par là même la continuité d’une culture au sens que donnent à ce terme les anthropologues culturels. Entre l’adulte et l’adulte, il faut bien un enfant ! Y aurait-il terrain plus propice pour étudier la culture que l’observation des premiers âges ? Contempler des comportements adultes, c’est pour l’anthropologue relever les indices toujours concordants de l’empire de la culture sur l’existence en société. La culture est là, installée mais invisible ; elle règne en arrière-plan. Observer des enfants, en revanche, ce serait saisir la culture à l’instant où elle est conquérante et envahit le territoire humain. Elle se laisserait alors voir en action, dans sa fonction « structurante 2 » : imprimant ses plis sur l’enfant, s’emparant progressivement de son corps et de son esprit, guidant de sa main de fer gantée de velours ses gestes et ses attitudes, livrant un contenu à ses pensées, un ordre à son raisonnement, un style à ses expressions, une forme à ses émotions, organisant ses conduites pour les rendre conformes aux modèles institués. Quel autre moyen d’évaluer, à sa juste mesure, le poids de la culture que le suivi attentif de l’enfant devenant, pas à pas, l’adulte que les adultes veulent qu’il soit, génération après génération ?

6Or, à l’exception d’une courte période, dont nous allons parler, et de quelques travaux marquants mais isolés, il n’en fut rien. Le programme d’une anthropologie de l’enfant fut presque toujours remis au lendemain. Certes les années de formation ne sont pas absentes de la littérature anthropologique ; tant s’en faut. Pourtant, c’est de l’enfance dont elle s’est occupée bien plus que des enfants. Nombreuses sont, en effet, les études ethnologiques qui se penchent sur le statut de l’enfance, c’est-à-dire sur la façon dont, dans une société donnée, les adultes en parlent et en traitent, au travers de représentations canoniques et d’actions stéréotypées. Fréquentes sont celles qui évoquent les dispositions prescriptives, les cadres normatifs et les diverses institutions éducatives ou, plus encore, les rites liés à l’enfance depuis la naissance jusqu’à l’entrée dans l’âge d’homme. On y trouve, en somme, ce que l’enfant doit être : le produit d’une sculpture. Le sculpteur social, qui socialise, ou culturel, qui enculture, procure une forme pourvue de sens à un être en devenir qui sera, à proprement parler, une création. Pour user d’un terme commode, c’est la construction sociale de l’enfance qui monopolise l’intérêt des anthropologues avec son ample cortège d’expressions culturelles : à la fois l’idée d’enfance avec tout ce qu’elle implique et le mode d’existence de l’enfant dans l’intervalle de temps le séparant de l’âge adulte. Bien rares sont, en revanche, les travaux scrutant les faits et gestes des enfants ou la manière dont se trament, dans la succession des scènes de la vie quotidienne, entre quatre murs ou au grand jour, les innombrables échanges, complices ou officiels, muets ou parlés, dont l’enfant est le partenaire à part entière.

7Lawrence Hirschfeld (infra) propose dans ce volume de Terrain quelques-unes des raisons expliquant qu’en anthropologie l’enfant ne soit le plus souvent évoqué que du point de vue de l’adulte. Remarquons toutefois que, de manière plus générale, les historiens ont davantage que les anthropologues, dans le prolongement de l’œuvre de Philippe Ariès, abordé le sujet de l’enfance. C’est assez surprenant si l’on songe au privilège détenu en théorie par l’observation ethnographique par rapport à l’observation historique. On se contentera ici, afin d’introduire au correctif proposé par plusieurs des contributions réunies dans ce numéro, de rappeler sous la forme de quelques instantanés, ne prétendant nullement offrir une sorte de tableau du passé, plusieurs des perspectives dans lesquelles il fut traité de l’enfant et non de l’enfance en tant que phénomène social et culturel.

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8L’enfant frappa tôt à la porte de l’anthropologie. Ce fut, hélas pour lui, à la mauvaise porte. Il ne faut donc pas regretter la brièveté de son séjour à cette adresse. La rencontre se passe en Allemagne, à la fin du xixe siècle. L’anthropologie n’a pas encore renoncé à son projet fondateur qui est d’écrire une histoire naturelle de la civilisation humaine. Personne ne remet en question l’idée, héritée des théoriciens du progrès et transformée par l’esprit scientifique du temps en évidence axiologique, d’un développement progressif de l’humanité à partir de son stade le plus primitif. De ces premières formes d’humanité, on cherche partout les traces, enfouies dans le sol ou cachées dans des grottes, et les survivances, disséminées à la surface de la terre, loin d’Europe, chez les peuples primitifs. L’anthropologie n’a pas non plus pris ses distances d’avec la psychologie. Il s’est construit de l’autre côté du Rhin une anthropologie psychologique, ou psychologie des peuples, dont l’ambition est d’étudier partout les fonctions intellectuelles supérieures afin de comprendre l’évolution des processus de la pensée. L’esprit enfantin ne pourrait-il livrer un témoignage sur cette évolution ? C’est en Allemagne qu’on posa la question et qu’on y apporta une réponse positive.

9Certes la comparaison entre primitifs et enfants est plus ancienne. Déjà au siècle précédent, les voyageurs disaient des Hottentots qu’ils étaient des « enfants avancés ». Les philosophes écrivaient de l’Américain qu’il était le « plus jeune frère » du genre humain. De l’état « sauvage » en général, on pensait, pour en tirer des morales fort différentes, qu’il était la « jeunesse du monde ». Mais c’est au milieu du xixe siècle, et en Allemagne, qu’on s’efforça de commuer cette idée, doublement reçue, confusément analogique, en vérité scientifiquement attestée. Encore fallait-il trouver le terrain de la démonstration.

10Quelques voyageurs, entichés d’ethnographie et curieux d’évaluer les particularités mentales des peuplades lointaines, imaginent de placer dans la main d’indigènes, pris sans doute au hasard, un crayon et un papier et les invitent à dessiner. Le procédé se généralise au point qu’un corpus est réuni auquel un bilan est consacré. La conclusion principale en est que les auteurs des dessins, quoique médiocrement avancés sur le chemin de la civilisation, manifestent de réels talents graphiques 3. On attacha peu d’importance, en Grande-Bretagne, à cette aptitude au dessin des primitifs. On ne s’y préoccupa guère non plus de rapprocher les dessins dus à un crayon tenu par un « sauvage » des productions ordinaires d’enfants européens, cela d’autant moins qu’un ouvrage avait paru, attribuant par erreur aux Aztèques les crayonnages d’un jeune Allemand. En revanche, les dessins des peuples primitifs furent placés en Allemagne au cœur d’une intense polémique liée aux conditions de réception, outre-Rhin, de l’œuvre darwinienne dans les milieux scientifiques. Virchow, président de la Société allemande d’anthropologie, farouche adversaire de la théorie évolutionniste, y menait le combat contre Ernst Haeckel, fondateur de l’Ökologie et auteur de la loi dite « biogénétique » selon laquelle l’ontogénie est une récapitulation de la phylogénie.

11A la mort de Virchow, les évolutionnistes prirent le dessus et, en anthropologie, certains s’évertuèrent à appliquer les principes de l’évolution à l’histoire de la civilisation, en se fondant sur la psychologie et en tentant de caractériser chaque étape du développement culturel de l’humanité par un état particulier de la psyché collective. Un boulevard s’ouvre où l’on s’engouffre… Les ressemblances apparentes entre dessins d’enfants et de primitifs cessent, en effet, d’alimenter seulement les représentations conventionnelles du « sauvage » : un grand enfant. Scrutées dans ce contexte par des savants, elles semblent offrir l’occasion de vérifier l’exactitude du schéma théorique livrant la succession des stades de développement culturel. Au prix d’un singulier transfert de la loi de Haeckel, le développement mental de l’enfant récapitulerait donc l’évolution de l’humanité.

12On admit, en règle générale, que les primitifs, au travers de leurs dessins, avaient dépassé l’étape, présente chez l’enfant, des premiers gribouillages, correspondant, ceux-ci, aux productions graphiques de la période préhistorique. Enfants et primitifs ont ceci en commun, en effet, qu’ils dessinent les choses comme ils pensent qu’elles sont et non comme ils les voient, c’est-à-dire en introduisant dans leurs dessins des traits invisibles à l’œil nu. On constata que les uns comme les autres ignoraient le maniement de la perspective ; l’enfant devait attendre la leçon du maître et l’humanité le franchissement d’un nouveau seuil. On évoqua ailleurs la proportion respective de l’» indicatif », du « descriptif » et du « fidèle à la réalité » dans les dessins réalisés par les uns et par les autres. Bref on raffina l’analyse ; on inventa de nouveaux critères ; on les critiqua ; on argumenta dans un sens ou dans un autre ; on polémiqua. En un certain sens, on fit de la science. Certains présentèrent des objections de bon sens : qu’en serait-il des dessins élaborés par un petit d’homme mis pour la première fois, à un certain âge, en possession d’un crayon ? D’autres, comme Thurnwald, insistèrent sur les différences individuelles à l’intérieur d’une même communauté : chacun n’est pas artiste comme peut l’être son voisin. Wundt, pour sa part, resta parfaitement sceptique sur l’intérêt de l’entreprise.

13Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le débat fut clos puis bientôt oublié. L’idée d’un parallélisme entre le développement de l’enfant et celui de l’humanité traîna encore un peu, ici ou là, pour être définitivement enterrée, du moins sous cette perspective et en anthropologie. On remarquera que si, en France, Lucien Lévy-Bruhl l’avait légèrement caressée à l’époque de La Mentalité primitive, il n’y fait aucune allusion dans ses Carnets, rédigés entre janvier 1938 et février 1939, qui nuancent infiniment sa pensée plus qu’ils ne l’amendent : le mot « enfant » n’y est pas une seule fois prononcé. En revanche, on continue ailleurs de comparer l’enfant et le primitif (L. Vygotski, J. Piaget, C. Hallpike).

14En guise d’épilogue à cette première rencontre entre l’anthropologie et l’enfant, sautons quelques décennies. Il n’est pas inutile, en effet, de rappeler le fait suivant qui atteste d’un singulier changement d’attitude à l’endroit de l’enfant et de son bagage intellectuel. Le projet d’une comparaison entre le développement cognitif de l’enfant et l’accroissement du savoir humain est, en effet, à l’ordre du jour depuis une vingtaine d’années. Il figure au programme tant de la psychologie cognitive que de la philosophie et de l’histoire des sciences. L’enfant, qu’il soit d’ici ou d’ailleurs, est resté celui qu’il était, « pour de vrai », le vrai expérimental, et non dans les représentations qu’on s’en fabrique. L’adulte, lui, a changé. Ce n’est évidemment plus le primitif ou le civilisé, prototypes supposés de phases de l’humanité. Cet adulte est désormais le représentant d’une « espèce » que chacun s’accorde à trouver avancée : l’espèce scientifique. Si l’on songe à rapprocher les enseignements de la psychologie du développement et ceux de la philosophie et de l’histoire des sciences, c’est qu’on se pose la question suivante : dans le procès d’acquisition individuelle des connaissances et dans la dynamique du progrès scientifique, assiste-t-on à des réorganisations conceptuelles radicales ou à un enrichissement théorique continu. Convient-il, dans les deux cas, d’être discontinuiste ou continuiste ? Et, pour répondre à la question, certains suggèrent d’étudier les enfants comme des scientifiques et les scientifiques comme des enfants (Gopnik 1996). Voilà qui est de nature à faire réfléchir les anthropologues (et les parents).

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15Franchissons l’Atlantique et posons-nous sur le sol américain pour observer, d’un œil nécessairement pressé, l’anthropologie qui s’y enseigne et s’y écrit, entre 1925 et le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle est tout entière imprégnée des leçons et de la pensée de Franz Boas, né en Allemagne comme beaucoup de ses disciples. Sous son influence, l’anthropologie a récusé le programme évolutionniste d’une histoire de la civilisation humaine. A. Kroeber a gravé sur les tables de la loi disciplinaire cette profession de foi : tous les hommes, d’où qu’ils soient, sont intégralement civilisés et leurs cultures – cela va de soi – contemporaines les unes des autres. L’enquête ethnologique vise désormais à décrire chaque culture pour ce qu’elle est ; une synthèse originale de traits et de thèmes, marquée par un style et des orientations propres. L’anthropologie a pour ambition ultime de comprendre tout à la fois la façon dont une société, porteuse d’une culture, anime la vie des hommes qui en participent et la manière dont ces hommes font advenir et évoluer la société dont ils sont membres et la culture dont ils sont les agents. L’individu n’y est donc pas hors sujet ; c’est bien pourquoi une large place y sera faite à l’enfant.

16Dans l’un de ses textes (rédigés entre 1932 et 1938 et rassemblés en 1949 par David Mandelbaum sous le titre Selected Writings of Edward Sapir in Language, Culture and Personality), Edward Sapir (1988 : 84) écrit les lignes suivantes : « On peut s’étonner que l’ethnologie ait fait si peu de place au problème génétique particulier de l’acquisition de la culture par l’enfant. Dans le langage de l’ethnologie, la dynamique culturelle semble se définir intégralement par le monde de l’adulte ; elle se transmet exclusivement par les adultes […]. L’enfant qui, humblement, douloureusement, s’oriente dans l’univers de la société où il est venu […] est un laissé-pour-compte […]. L’anthropologie voudrait nous faire croire que la culture est une espèce de prêt-à-porter de comportement, livré pièce par pièce mais sans solution de continuité, à la curiosité passive de l’enfant. » Ce constat, par Sapir, de l’étonnante absence de l’enfant en anthropologie a de quoi étonner à son tour, du moins rétrospectivement. Cette période de l’anthropologie américaine, ouverte par deux ouvrages célèbres et controversés de Margaret Mead, Coming of Age in Samoa (1928) et Growing up in New Guinea (1930), voit, en effet, l’éclosion d’une école, « Culture et personnalité », dont les travaux les plus représentatifs sont ceux d’Abram Kardiner et de Ralph Linton, qui fait une place remarquable, restée inégalée, à l’observation de l’enfant.

17Pourquoi cette importance attachée à l’enfant ? C’est parce que, dans le programme implicitement tracé par Boas à l’anthropologie, l’observation de l’enfant paraît être la voie royale pour comprendre comment l’individuel est à la fois effet et cause du social ou, pour reprendre une formule d’Alain Caillé, comment la société que produisent les individus est celle qui les produit. En se penchant sur les cadres d’éducation aménagés par chaque communauté humaine pour les êtres qui y viennent au monde et sur les réactions suscitées chez les enfants par cette formation, les anthropologues espèrent élucider la relation entre l’individu et sa société ou sa culture. Ils entendent, en somme, résoudre en le liquidant le déjà vieux et faux dilemme, résumé en ces termes par Sapir : est-ce l’individu qui crée la culture ou la culture qui fait l’individu ? La solution consiste, selon eux, à démontrer qu’il s’agit d’un seul et même processus continu dont la clé serait livrée par la constitution, au sein de chaque société, d’une configuration psychique singulière, la personnalité de base, tout à la fois structurée par et structurant le milieu social et l’environnement culturel.

18Cette notion a fait l’objet d’innombrables critiques tout comme le projet intellectuel qu’elle devait servir, marqué par l’orientation psychanalytique des principaux représentants de cette école. Evitons, autant que faire se peut, d’en dresser à notre tour un portrait caricatural et, avant de présenter la fonction anthropologique attribuée à l’observation de l’enfant dans les problématiques de « Culture et personnalité », rappelons quelques points. Tout d’abord ce projet évite d’opposer la culture (ou la société) et la personnalité (ou l’individu) comme s’il s’agissait d’entités distinctes, indépendantes l’une de l’autre. Ainsi que l’écrit Sapir, la distinction est de point de vue ou de description, selon qu’on s’efforce de déceler chez l’individu l’empreinte de schèmes culturels ou que l’on tente de déchiffrer dans les institutions sociales et culturelles la part du psychisme individuel. Ensuite les anthropologues ayant participé à ce projet se sont le plus souvent gardés de considérer les sociétés et les cultures comme autant de totalités fermées sur elles-mêmes. Les sociétés sont, pour Sapir, des « communautés théoriques », voire la cible de simples « vocables culturels », et les cultures des « fictions conceptuelles » ou « statistiques », des « rationalisations d’anthropologue ». Ces anthropologues culturels, ou culturalistes, ont conscience du risque théorique encouru d’hypostasier la culture. Ce n’est qu’abusivement, disent la majorité d’entre eux, qu’on présente une culture comme ayant un « caractère tout fait ». Puisqu’une culture est tout ce qui peut se transmettre et se communiquer, elle ne saurait, en toute logique, être un « donné ». Enfin ces anthropologues ne mésestiment aucunement les différences individuelles au sein d’une même communauté. Sapir va jusqu’à écrire que, en « changeant d’informateur, l’ethnologue change nécessairement de culture » (Sapir 1988 : 83). Il entend par là dire deux choses : primo que l’habitat de la culture est constitué par les relations interindividuelles telles qu’elles construisent un complexe de sens partagé, secundo que l’individu n’est pas un porteur passif de traditions reçues, au sens où l’on reçoit du courrier, mais un être créatif qui donne forme, de mille façons possibles, aux idées et aux modèles de comportement transmis et communiqués dans un milieu social et dans un environnement culturel.

19L’hypothèse centrale du programme « Culture et personnalité » est la suivante : chaque individu possède, de fait, un ensemble unique de traits composant sa personnalité propre, mais ces traits sont contenus à l’intérieur d’un horizon des possibles délimité par chaque communauté humaine en fonction des orientations générales de sa culture. Il y aurait, en somme, un style général d’attitudes exprimées et une manière d’ensemble de se comporter issus d’un patterning social et culturel. Il s’agit moins, pour ces anthropologues, d’affirmer que chaque individu aurait la personnalité de sa culture, ce qui reviendrait à dire que la culture est cause et l’individu effet, que d’avancer l’idée selon laquelle la continuité d’une forme culturelle de coexistence sociale est corrélée à un type récurrent de personnalité, résultant d’un processus de socialisation (effet) et contribuant à façonner cette formule possible de coexistence (cause). Convenons qu’il n’est guère de description ethnographique qui ne procure à son lecteur l’impression que « l’influence de la société sur la personnalité finit par marquer petit à petit la psychologie des cultures » (Sapir). Toute monographie est en ce sens, peu ou prou, parfois à l’insu de son auteur, culturaliste ! Le mérite des anthropologues culturels de cette époque est d’avoir eu la « naïveté » de l’écrire noir sur blanc. En revanche, ce qui est peu clair dans leurs écrits est le statut exact de cette personnalité de base : est-elle de l’ordre du fait observable ou n’est-elle, comme la culture, qu’une abstraction utile à l’analyse ?

20Comment l’ethnologue accède-t-il à cette personnalité de base, effective ou théorique, et parvient-il, par là, à montrer que, dans le cours d’un seul et même processus, le social produit l’individuel et l’individuel produit le social ? En concentrant son attention sur l’enfant. La recherche se déroule en trois temps.

21D’abord décrire la formation imposée à l’enfant par son milieu social au sein d’un environnement culturel donné. Cette formation consiste en une succession ordonnée de « conditionnements » (M. Herskovits) opérés sur l’expérience infantile, eux-mêmes liés aux conditions primaires d’existence d’une communauté humaine. Dans ce contexte, qui est celui dans lequel une communauté organise sa subsistance et sa reproduction en société, les enfants sont amenés à nouer avec eux-mêmes et avec autrui, avec leur corps et avec le monde, une série de rapports fondamentaux instaurant en eux une sorte de mode d’être et de ressentir indélébile. C’est que ces conditionnements, ou ces «disciplines de base » (A. Kardiner), s’exercent sur un être, l’enfant, encore « épargné » par la culture et qui consiste seulement en un « système réactionnel » forgé tout à la fois par l’hérédité et par les situations pré et postnatales dans lesquelles il est plongé. Ici on assisterait donc à la production sociale et culturelle de l’individu.

22Ensuite observer, aussi complètement qu’il se peut, les réponses du système réactionnel enfantin à ces conditionnements. C’est dans ces réponses, en effet, que va se nouer la relation, dans les deux sens, entre le social et le culturel, d’une part, l’individuel, de l’autre. Ces réponses s’expriment en termes de satisfactions et de frustrations et elles sont destinées à s’inscrire durablement dans la chair et dans l’esprit individuels, entraînant éventuellement des tensions, des désordres, des conflits. Elles façonnent, en somme, la personnalité de base.

23Enfin déchiffrer dans ce que Kardiner nomme les « institutions secondaires » de la société, à savoir ce que les membres de cette société font, pensent, croient, éprouvent selon des modes dûment institués (les formes d’organisation, les rapports sociaux, la sexualité, les rites, la religion, etc.), la projection de cette expérience infantile. C’est, par conséquent, ici, à ce moment certes second dans le cycle de vie individuel mais aussi bien premier dans la chronologie du social, que l’individu, dont la personnalité a été modelée par le social au travers des conditionnements subis, va contribuer à le modeler à son tour. Par là même, il contribuera à recréer son environnement culturel sous les traits d’une expérience totalisante du monde. Cette dernière commandera à la formation imposée à l’enfant à naître, fermant ainsi le cercle ébauché.

24Abram Kardiner offre à ses lecteurs, dans un ouvrage de vulgarisation 4, un exemple d’application de cette démarche qui en accentue le caractère mécaniste. A Alor en Indonésie, pour tout un ensemble de raisons tenant aux exigences de la production, la division sexuelle du travail réserve aux seules femmes la totalité des travaux agricoles. D’où une présence maternelle insuffisante auprès des enfants durant les années critiques de leur formation. Le jeune Alorien répond à cette situation en développant un état de manque et de frustration. Il s’ensuivrait la constitution d’une personnalité de base alliant angoisse, méfiance à l’égard d’autrui, incapacité à dominer le monde extérieur, à en tirer jouissance. Les institutions secondaires cristalliseraient les traits dominants de cette personnalité et refléteraient dans leur texture les éléments négatifs accumulés dans l’expérience infantile. La « pauvreté » des institutions religieuses, notamment, serait à mettre en relation avec le bâillonnement de l’affectivité au cours des premières années.

25Laissons de côté les critiques apportées au programme anthropologique mis en œuvre, ou plutôt à ses résultats, et regardons seulement ce qu’il en est de la perspective prise sur l’enfant. On remarquera, tout d’abord, qu’en dépit des correctifs apportés par E. Sapir ou R. Linton l’observation de l’enfant sert bien le plus souvent à dresser un portrait-robot du futur citoyen de sa culture. La personnalité de base, forgée durant l’enfance, serait de l’ordre du fait observable. La question élémentaire qui se pose alors est celle-ci : qui de Socrate ou de son juge, soumis aux mêmes disciplines, a développé la personnalité de base cristallisée dans les institutions de la Grèce ancienne ? On notera ensuite que les anthropologues, rassemblés autour de ce projet, ne furent guère attentifs au développement intellectuel de l’enfant. De son mode d’être semble exclu son mode de connaître, au seul bénéfice de son mode de ressentir. Les institutions façonnées par la personnalité de base se construiraient-elles sur les seuls affects ?

26On constatera encore que la robuste simplicité du mécanisme fabriquant la personnalité de base contredit l’affirmation de Sapir selon qui l’enfant n’est pas plus un récepteur passif de sa formation que l’adulte un consignataire passif de sa culture. D’un côté, des conditionnements auxquels se réduiraient la socialisation et l’enculturation, considérés comme des processus essentiellement subis ; de l’autre, des réponses émises par un système réactionnel puisque, selon Herskovits, par exemple, la conscience individuelle ne se manifesterait pas dans les premières années. D’où le postulat, inséparable d’une version forte du culturalisme et conduisant au relativisme culturel, d’une infinie plasticité de l’organisme humain livré à un apprentissage polyvalent. A n’importe quel stimulus, il réagirait d’une manière culturellement apprise.

27On relèvera enfin que le behaviorisme culturel, inspirant ces travaux, omet au fond de faire intervenir la culture là où on s’attendrait à lui voir jouer son rôle de médiateur. Il n’existe, en effet, dans le monde humain aucun stimulus, aucune récompense ou aucune punition qui ne soit affecté par un codage lui donnant sens à l’intérieur d’un système de significations partagées. L’absence maternelle à Alor, l’autoritarisme paternel chez les Tanala de Madagascar ne sont des données « objectives » que rapportées à un univers symbolique les transformant en éléments de destin. Bref de cette approche culturaliste, mettons, la culture est étrangement absente !

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28C’est une anthropologue française, Jacqueline Rabain, qui écrivit l’ouvrage dont les anthropologues culturels américains auraient dû concevoir le projet s’ils avaient eu le souci de démontrer, sur le terrain, les théorèmes culturalistes. Il est inutile de préciser que telle n’était pas la préoccupation de l’auteur de L’Enfant du lignage, paru en 1979. J. Rabain n’est pas culturaliste et ne croit en aucune façon à l’existence d’une personnalité de base ! Son livre est issu de recherches collectives et d’enquêtes de terrain conduites à partir de l’hôpital psychiatrique de Dakar-Fann afin d’apporter des réponses d’anthropologues à des questions de cliniciens. Pourtant, dans cet ouvrage, il n’est pas traité de « cas » psychologiques ou sociaux. L’Enfant du lignage est entièrement consacré à la description du processus de socialisation de l’enfant wolof. J. Rabain y montre comment, au travers de la multiplicité des échanges tissés dans les scènes de la vie quotidienne et auxquels il est convié à participer, l’enfant fait l’apprentissage d’une manière culturelle de vivre en société et d’être au monde. C’est un tableau des premiers pas de l’enfant sur le chemin qu’on l’invite à suivre.

29De ce livre, on dira seulement quelques mots pour éclairer la perspective qui y est prise sur l’enfant et souligner la différence d’approche d’avec les travaux précédemment évoqués.

30L’enfant wolof, sous l’œil de J. Rabain, est un être singulier ainsi que tous les adultes qui l’entourent. Il n’est pas le représentant interchangeable d’une catégorie d’âge soumise indistinctement à des conditionnements, ou à des disciplines de base, dont le principe serait énoncé par un collectif ayant nom société, culture ou tradition. Si convergents puissent-ils être, les itinéraires enfantins sont individuels, en pays wolof comme ailleurs. On relèvera ensuite que ces itinéraires enfantins ne sont pas observés d’en haut mais contemplés au microscope, scène par scène, à l’intérieur du carré familial ou dans l’espace de la concession. C’est que J. Rabain insiste sur l’action pédagogique diffuse : celle qui s’exerce sur d’innombrables registres, contacts corporels, gestes, paroles, regards, soins, jeux, repas, etc. ; celle qui opère par bien des façons, directes ou détournées, explicites ou sur le mode allusif, improvisées ou préméditées ; celle qui procède, au début du moins, par suggestions, par invitations, par encouragements, par tractations même plus que par injonctions, et qui sait prendre son temps, attentive au bon vouloir de l’enfant. L’apprentissage culturel est entièrement pris dans l’écheveau des relations quotidiennes ; c’est pourquoi il se déroule à son rythme, sans encadrement d’ensemble ni esprit de méthode. On s’y oriente à la boussole qui indique seulement la bonne direction. Observons enfin, à ce propos, que dans sa logique le système éducatif lignager vise moins à imposer une loi à l’enfant, la loi de l’adulte, qu’à créer en lui les conditions d’une prise de conscience. Assurément, en pays wolof comme partout, un modèle d’individualité est proposé à chacun sous la forme difficile à définir d’un mode d’être et de se comporter, intimement accordé à une grammaire sociale – ou à une « syntaxe des relations » – dont les règles se recréent quotidiennement dans la vie collective. Mais ce mode d’être, il ne s’agit pas de le sculpter sur le corps de l’enfant ou de le graver dans son esprit ; c’est à l’enfant de le découvrir petit à petit, afin qu’il en adopte insensiblement les composantes, à chaque occasion et au travers de détails significatifs, et finisse par la faire sienne aussi « naturellement » qu’il respire.

31J. Rabain révèle dans ce livre la contribution majeure qu’apporte l’observation ethnographique de l’enfant à l’intelligence du social. Elle y dévoile, en effet, l’un des ressorts essentiels de l’apprentissage culturel : la transmission d’un art de l’autre. Mais quelle est la part de l’enfant dans cet apprentissage ?

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32Il est temps maintenant de revenir à cette nature humaine, évoquée par Goethe, pour répondre à cette question et introduire les nouvelles perspectives sur l’enfant et l’apprentissage proposées par certaines contributions de ce volume de Terrain.

33Si l’on priait un esprit caustique de caractériser la conception longtemps dominante, dans les sciences humaines et sociales, du développement individuel, il s’amuserait peut-être à dire qu’elle est le produit d’une complicité objective, sinon d’une alliance conclue en bonne et due forme, entre l’anthropologie culturaliste et la psychologie behavioriste. La première affirme que les comportements humains sont entièrement gouvernés par la culture ; la seconde avançait que l’homme est infiniment malléable et grand ouvert à l’endoctrinement. C’est pourquoi, au sein de cette conception dominante, on oppose radicalement hérédité et environnement, nature et éducation, inné et acquis, biologie et culture ; c’est pourquoi également on manifeste une certaine détestation envers l’idée même de nature humaine, spontanément associée à celle de déterminisme biologique. En devenant doublement sapiens, l’homme aurait rompu ses amarres d’avec la nature ou, plus exactement, sa nature serait celle d’un être intégralement culturel, donc particularisable à merci.

34Les trois propositions qui suivent seraient, par conséquent, le plus souvent admises avec les nuances de rigueur. 1. Les enfants finissent toujours par devenir les adultes culturels que les adultes veulent qu’ils deviennent, constat opéré – convenons-en – plus aisément chez les autres qu’à domicile. 2. C’est le résultat de la socialisation et, pour user d’un terme fort laid évoquant l’image d’un enfournement, de l’» enculturation » dont le mérite revient aux seuls adultes. En effet, d’une part, les adultes sont détenteurs du modèle suggéré, ou imposé, aux enfants et des instruments pour rendre l’enfant conforme à ce modèle (l’éducation) ; d’autre part, l’enfant n’est, dans les premiers âges de sa vie, qu’un paquet de réflexes et son esprit une friche à progressivement cultiver. L’apprentissage de la culture est donc un processus à sens unique. 3. Si la socialisation et l’enculturation aboutissent immanquablement à l’effet recherché, c’est que l’enfant est plongé nu, dès sa naissance, dans un bain de culture d’où il ressortira armé de pied en cap pour l’existence en société. Il y acquiert l’intégralité du savoir dont l’adulte qu’il va devenir sera dépositaire. L’apprentissage est donc polyvalent : on y apprend tout, et tout à la fois, de sa langue à ses dieux.

35Les recherches conduites dans le domaine de la cognition, notamment en psychologie cognitive et, plus particulièrement bien sûr, sur le développement, mettent à mal cette conception dominante de l’apprentissage. Les conclusions qu’on peut d’ores et déjà en tirer prennent le contre-pied des propositions évoquées plus haut. Non, les enfants ne deviennent pas les adultes que les seuls adultes ont voulu qu’ils soient ; les adultes sont, en grande partie, le produit des enfants qu’ils ont été (idée qui ne devrait pas choquer les lecteurs de Freud ou, dans un autre registre, les admirateurs du poète romantique anglais Wordsworth). Il convient, en somme, d’inverser la relation de paternité communément établie : les enfants sont les pères cognitifs des pères qu’ils seront. Non, le mérite de la socialisation ne revient pas aux seuls adultes ; le succès de l’apprentissage repose largement sur la contribution qu’y apporte l’enfant. Pour apprendre, il faut déjà savoir et pas seulement, ce qui n’est pas rien, savoir apprendre ; tout ce qui est su n’est pas nécessairement enseigné. Non, l’enfant n’apprend pas tout de la culture de ses aînés, et certainement pas par endoctrinement ou « simple » imprégnation ; de sa culture il apprend ce que l’architecture de son esprit lui permet d’en apprendre et selon les modalités propres au fonctionnement de cet esprit.

36Les hypothèses les plus communément admises dans les recherches sur le développement concernent tout à la fois le savoir dont disposerait l’enfant dès la naissance, les prédispositions qui sont les siennes à acquérir des connaissances et les contraintes s’appliquant aux processus d’acquisition. On se contentera ici de deux courts rappels.

37Tout d’abord, ces hypothèses doivent beaucoup à la critique radicale adressée par Noam Chomsky aux explications empiristes de l’acquisition du langage : par imitation, analogie, instruction, entraînement ou conditionnement renforcé. Partant du constat qu’à chaque instant de son développement linguistique l’enfant en sait toujours plus que tout ce qui pourrait lui avoir été appris et que cet excédent du savoir relativement aux apports extérieurs implique l’existence de conditions préliminaires à l’acquisition, Chomsky fit valoir que l’apprentissage du langage présuppose une organisation intellectuelle intrinsèque : une faculté innée. Celle-ci consisterait dans l’aptitude à appliquer des principes abstraits, gouvernant la structure et l’emploi du langage, universels selon une nécessité biologique puisque découlant des caractéristiques mentales de l’espèce. D’où l’idée que l’esprit humain, loin d’être initialement un réceptacle vide, malléable et non organisé, se caractériserait par des structures cognitives dont l’une correspondrait à la faculté de langage. Le développement de cette faculté serait analogue à la croissance d’un organe physique : l’homme est spécifiquement programmé pour parler comme il l’est pour marcher, mais pas pour voler.

38Pour être bref, et c’est le second rappel, l’idée de structure cognitive spécialisée émergea ailleurs qu’en linguistique. Elle fut reprise notamment en philosophie de l’esprit, sous l’influence de Jerry Fodor (qui l’applique principalement au domaine de la perception), et elle organisa la formulation d’une hypothèse générale sur le fonctionnement de l’esprit humain. Celui-ci serait un assemblage de mécanismes, fondé sur une sorte de division naturelle du travail cognitif. L’architecture de l’esprit humain combinerait un certain nombre de noyaux cognitifs, ou modules, hautement spécialisés. Ces modules seraient spécialisés à la fois dans les domaines d’information dont ils auraient pour fonction de traiter (extraction, sélection, organisation et analyse de données provenant du flux inépuisable d’inputs généré par l’environnement) et dans les raisonnements développés à partir des informations retenues et traitées. Ces modules seraient des analyseurs de données et des systèmes d’inférences.

39Psychologues du développement et, en bien moindre nombre, anthropologues cognitifs se penchent, en se référant le plus souvent à cette propriété de modularité de l’esprit, sur la façon dont les enfants acquièrent leur savoir et leur compétence culturelle : en filtrant les connaissances dont l’appropriation leur est proposée, selon des attentes, des motivations et des préférences délimitées par ces noyaux cognitifs spécialisés et en les « travaillant », c’est-à-dire en les reconstruisant ou, mieux, en les réinventant, en fonction de logiques de raisonnement spécifiquement adaptées à chaque domaine auquel ces modules sont dédiés.

40Prévenons l’objection. Est-ce qu’après avoir tout donné à l’acquis, et donc au particulier, et rien à l’inné, il conviendrait d’accorder désormais tout à l’inné, et donc à l’universel, en réduisant l’acquis à la portion congrue ? C’est précisément ainsi qu’il ne faut pas présenter les choses dans l’étude des relations entre culture et cognition. Il faut refuser tout point de vue prétendant déshabiller Pierre pour habiller Paul. Selon cette conception de l’esprit en acte, l’inné et l’acquis ne varient pas en proportion inverse. D’abord, une conception « innéiste » de l’apprentissage, postulant selon les termes de Chomsky un « état initial de la pensée », n’aboutit aucunement à nier la réalité des différences culturelles. Elle entend l’expliquer en examinant la manière dont les représentants de l’espèce humaine, venant tous au monde avec les mêmes capacités et prédispositions, mobilisent les premières et développent les secondes au contact de leur environnement culturel et, par conséquent, dans des directions différentes quoique soumises à des contraintes dans leur variabilité. Innéité et apprentissage ne s’opposent pas davantage qu’hérédité et environnement. Sans mécanismes innés, il n’y aurait pas d’apprentissage possible, y compris des différences. Ensuite il n’est personne pour nier que certains types d’interactions sociales doivent intervenir pour que les mécanismes innés puissent opérer. Il est trivialement évident que la faculté de langage, dont l’enfant est pré-doté, ne le dispense pas d’avoir à rencontrer une langue – ou, plus exactement, des locuteurs puisqu’un enregistrement sonore, même en « mamanais », ne ferait pas l’affaire, faute d’être interprétable – pour apprendre à parler. Pourtant, de ce fait patent, on ne saurait déduire soit qu’un enfant s’imprègne de sa langue, à la façon dont une étoffe s’imprègne de peinture, soit qu’on la lui enfonce dans la tête. Sa langue, l’enfant la reconstruit (voir Jisa, infra).

41Observons enfin, à l’adresse de ceux qui jugent que la notion d’aptitudes innées enferme l’être humain dans la prison de sa nature biologique, que cette dernière offre un territoire plus étendu et plus ouvert qu’une culture particulière dans laquelle la notion d’infinie flexibilité mentale tend inexorablement à embastiller l’individu. Aussi étrange cela puisse-t-il paraître, c’est, sans doute, parce qu’il y a de l’inné que l’être humain peut penser différemment de ses voisins, critiquer les idées reçues, en forger de nouvelles et donc s’inscrire dans une histoire « naturellement » culturelle. Il est peu fréquent, au demeurant, de se sentir captif de son espèce. Quand l’homme aspire à voler, c’est seulement « de ses propres ailes » et rarement en se jetant d’une falaise pour faire comme un oiseau.

42Prenons un exemple servant à montrer la jonction possible entre cette perspective cognitive prise sur l’acquisition culturelle et les approches classiques de l’anthropologie. Revenons pour cela à cet art de l’autre dont J. Rabain décrit minutieusement le processus d’apprentissage en pays wolof. Selon nombre de spécialistes du développement individuel, la maîtrise d’un tel art, partout différent et différemment enseigné, ne saurait émerger à partir d’un état initial de fusion avec le social ou, au contraire, d’autarcie à briser. Une hypothèse couramment faite en psychologie est que l’enfant viendrait au monde avec un sens inné des autres : une capacité spécifique à l’empathie, à la projection, à l’identification, un intérêt propre pour les interactions sociales, une conception intrinsèque de la manière dont elles se passent, couplée avec une prédisposition à capter les ressorts psychologiques qui en organisent le déroulement (la théorie de l’esprit). Ce serait seulement sur ces bases innées, constituant un noyau cognitif spécialisé, que pourrait s’élaborer la contribution de l’enfant à la reconstruction de cet art de l’autre propre à chaque culture. L’anthropologue tente d’en livrer les significations ; le psychologue essaie d’en expliquer les conditions de possibilité. Les deux démarches ne sont pas contradictoires, sauf à prétendre occuper le même terrain, interprétatif chez l’anthropologue, causal chez le psychologue.

43On rappellera néanmoins, pour terminer, que la thèse d’» innéité », d’une part, et la conception modulaire de l’esprit, d’autre part, restent à ce jour des hypothèses théoriques. L’innéité, d’abord (Milner 1995 : 239-263). Assurément, le point de vue cognitif développé sur l’apprentissage souligne le fait qu’inné et acquis ne sont pas les termes d’une alternative mais des facteurs complémentaires. Nous serions génétiquement programmés pour apprendre, c’est-à-dire, justement, pour échapper à un strict déterminisme génétique. Il n’en reste pas moins que, dans la formulation de l’hypothèse, « inné » et « acquis » sont mutuellement exclusifs. Le critère fondamental d’attribution de l’innéité est, en effet, l’impossibilité d’admettre l’acquisition. Ce dont on est incapable d’établir empiriquement comment il aurait pu être appris tombe, pour cause de nécessité logique binaire, dans la sphère de l’inné. Il convient donc de reconnaître que la thèse innéiste repose sur le raisonnement et non sur des observations expérimentales dont on voit mal comment elles pourraient être réalisées. En effet, l’inné est, presque par définition, difficile à observer tout comme l’impossibilité objective de l’acquisition malaisée à vérifier expérimentalement.

44La modularité de l’esprit, maintenant. Remarquons que le degré de modularité de l’esprit humain reste un point largement débattu, tout comme le mode d’organisation de ces modules. Notons également que certains psychologues « discontinuistes5 », comme Susan Carey, insistent sur le fait que le caractère hautement spécialisé des modules s’émousse au cours du développement et que le domaine d’information auquel chacun est dédié à l’origine s’élargit dans le même temps (pour un point de vue différent, voir Hirschfeld infra). On constatera enfin que, si l’on étend cette propriété de modularité à la pensée proprement dite, l’hypothèse d’un cloisonnement relativement rigide entre modules cognitifs se heurte à d’évidentes objections. Pourtant, insistons surtout sur le fait qu’il paraît prématuré d’affirmer que cette conception modulaire puisse être corroborée à l’instar d’une question se posant en des termes empiriques. Cette hypothèse repose, elle aussi, largement sur un raisonnement appliqué à certaines données livrées par la neuropsychologie : la manifestation de phénomènes de double dissociation. On constate que certaines lésions affectent l’accomplissement d’une fonction cognitive A, par exemple la perception du discours, tout en préservant intact le traitement d’une fonction cognitive B, par exemple la production du discours. On constate simultanément qu’une autre pathologie altère l’accomplissement de la fonction cognitive B sans entraîner de conséquences sur celui de la fonction cognitive A. On en déduit alors logiquement que les fonctions A et B sont traitées par des structures différentes et autonomes dans leur fonctionnement. Or la déduction n’est pas forcément valide. Des travaux de modélisation ont montré qu’il était possible de concevoir un système non modulaire présentant ce phénomène de double dissociation 6.

45Disons pour conclure que la charge de la preuve incombe également, quoique selon des procédures différentes, aux deux parties et que l’idée d’un apprentissage commandé au départ par des capacités innées et contraint par l’architecture de l’esprit humain ne saurait être purement et simplement ignorée ou disqualifiée a priori. D’une part, dans le cours de la recherche, la conclusion va toujours au-delà des « faits » ; c’est, comme le disait déjà Pasteur, « la marche logique de l’esprit humain dans toutes les questions controversées ». D’autre part, force est de constater qu’à ce jour ces hypothèses théoriques expliquent mieux que le « tout acquisition », dont la formule est rarement explicitée, des données à la fois incontestables – l’enfant est toujours en avance sur ce qu’on lui apprend  et condamnées à rester énigmatiques si l’on se refuse à admettre l’existence de dispositions innées et de structures cognitives relativement autonomes et dévolues à des tâches spécifiques.

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46Ce volume de Terrain présente quelques-unes des principales directions empruntées par des recherches récentes sur le développement et l’apprentissage. Il privilégie de ce fait des travaux marqués par la volonté d’établir des passerelles avec certains programmes des sciences cognitives. On lira, en guise d’introduction générale, l’article de l’anthropologue Lawrence Hirschfeld dont nous avons souhaité publier une traduction française. Outre qu’il pose les bonnes questions sur le statut de l’enfant en anthropologie, il montre tout l’intérêt qu’il y a à adopter une perspective cognitive, fondée sur l’hypothèse de modularité de l’esprit humain, si l’on veut prendre la mesure des aptitudes de l’enfant non seulement à apprendre sa culture mais à sécréter un environnement culturel sui generis. La contribution de Julie Delalande illustre, à l’aide d’observations ethnographiques, ce second point : les enfants sont culturellement « majeurs » en dépit des apparences, c’est-à-dire des préjugés des adultes.

47L’article de Paul Harris s’inscrit dans un courant de recherches en plein essor. C’est celui qui s’attache à examiner les mécanismes de fixation et de propagation des concepts et croyances religieux. Harris démontre que, contrairement à certaines idées reçues sur le monopole explicatif de la culture, on peut en rendre compte en faisant appel à certaines propriétés de l’esprit humain. Ces dernières permettent, en particulier, de trouver une explication satisfaisante à la cohabitation, au sein d’un même individu, de concepts et de croyances apparemment incompatibles entre eux. La contribution de l’anthropologue Charles Stafford s’efforce de combiner, afin d’élucider les données recueillies en Chine rurale, ce que l’on sait de la cognition numérique et le rôle qu’est susceptible de jouer, dans ce domaine d’apprentissage, un environnement culturel et linguistique faisant une large place aux nombres. Un nombre n’est pas qu’un nombre… L’article d’Harriet Jisa, psycholinguiste spécialiste de l’acquisition, s’arrête sur certains éléments stratégiques du débat portant sur les conditions mêmes de l’apprentissage linguistique. Elle y souligne, en particulier, que l’enfant reçoit moins sa langue qu’il ne la reconstruit à partir d’aptitudes prélinguistiques universellement détenues. Mais, dans l’évaluation du poids respectif des facteurs cognitifs et de l’environnement linguistique et culturel, sa position est nuancée. Les leçons à tirer des histoires d’enfants-loups en seront clarifiées.

48Souvenons-nous pourtant de la formule de Sapir, citée plus haut, qui évoque « l’enfant qui, humblement, douloureusement s’oriente dans l’univers de la société où il est venu… ». L’article de l’historienne Emmanuelle Valette-Cagnac fait découvrir l’apprentissage de la vie civique dans la Rome ancienne et le rôle qu’y joue la férule, instrument en rapport avec certaines conceptions de l’enfance. Butant sur les mots significatifs des textes qu’elle dépouille, comme l’ethnographe bute sur les détails significatifs du vécu qu’il observe, elle fait sentir tout le poids des attentes à l’égard des enfants et ce qu’elles révèlent de l’idéal d’une culture, offert à l’enfant comme le seul choix concevable.

49Est-ce un miracle si cela marche ? Et faudrait-il en créditer les seuls adultes ? Ce sont, au fond, les questions posées dans ce volume consacré, si l’on veut, à certaines illusions entretenues par les adultes.

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Bibliographie

Cassirer E., 1966. La philosophie des Lumières, Paris, Fayard.

Dumont L., 1979 (1966). Homo hierarchicus, Paris, Gallimard.

Engel P., 1996. Philosophie et psychologie, Paris, Gallimard.

Goethe, 1999. Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, Paris, Gallimard.

Gopnik A., 1996. « The scientist as a child », Philosophy of Science, n° 63, pp. 485-514.

Jahoda G., 1991. « Dessins primitifs, dessins d’enfants et la question de l’évolution », Gradhiva, n° 10, pp. 60-71.

Kardiner A., 1939. The Individual and His Society, New York, Columbia University Press.

Kardiner A. & E. Preble, 1961. They Studied Man, Cleveland, World Publishing Company.

Lefort Cl., 1978. Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard.

Milner J.-Cl., 1995. Introduction à une science du langage, Paris, Le Seuil.

Rabain J., 1979. L’enfant du lignage. Du sevrage à la classe d’âge, Paris, Payot.

Sapir E., 1988 (1967). « Emergence du concept de personnalité » (1934), Anthropologie, Paris, Ed. de Minuit, p. 84.

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Notes

1Voici une version forte de ce point de vue dans laquelle l’être humain est défini exclusivement en tant que personne sociale (Dumont 1979 : 18) : « Où serait l’humanité de cet homme, où son intelligence sans ce dressage, à proprement parler une création, que toute société impartit de quelque manière à ses membres, quels qu’en soient les agents concrets ? Cette réalité est tellement perdue de vue qu’il faut peut-être renvoyer nos contemporains, même instruits aux histoires d’enfants-loups, pour qu’ils réfléchissent que la conscience individuelle sort du dressage social » (nos italiques).
2L’expression est de Claude Lefort (1978 : 35). On songe, évidemment, à la distinction faite par Pierre Bourdieu entre structure « structurée » et « structurante », cette dernière étant entendue comme principe générateur de pratiques et de représentations.
3Les lignes qui suivent reprennent le contenu d’un article de Gustav Jahoda (1991).
4Kardiner & Preble 1961. Les données analysées furent recueillies par Cora Du Bois et leur interprétation initialement proposée dans l’ouvrage de Kardiner (1939), The Individual and His Society.
5 Il s’agit, comme je l’ai rappelé en évoquant le parallèle opéré entre développement individuel et histoire des connaissances scientifiques, des psychologues insistant sur les ruptures conceptuelles intervenant dans le cours de l’évolution du savoir enfantin. Ces ruptures seraient l’équivalent des « révolutions scientifiques » ou encore des « changements de paradigme » pour Thomas Kuhn.
6Sur la dimension encore largement « philosophique », ou conceptuelle, des questions suscitées par ce type de débat, voir Pascal Engel (1996). Je suis reconnaissant à Bernard Victorri d’avoir attiré mon attention sur les travaux de modélisation dans ce domaine.
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Pour citer cet article

Référence papier

Gérard Lenclud, « Apprentissage culturel et nature humaine »Terrain, 40 | 2003, 5-20.

Référence électronique

Gérard Lenclud, « Apprentissage culturel et nature humaine »Terrain [En ligne], 40 | 2003, mis en ligne le 05 mars 2007, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1515 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1515

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Auteur

Gérard Lenclud

CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris

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