Traduit de l’anglais par Gérard Lenclud
1Dans son sens originel, le terme « phénoménologie » désigne un catalogue raisonné de phénomènes, physiques ou psychiques, toujours en attente d’une explication théorique. C’est ainsi que dès 1600, donc bien avant l’apparition sur la scène scientifique d’une théorie satisfaisante du magnétisme, William Gilbert dressa une brillante phénoménologie des aimants, évoquant leurs pouvoirs, les lieux où on les découvre, les moyens d’agir sur eux, etc.
2Nombreux sont ceux qui ont tenté de construire des théories de l’humour, sans grand succès à ce jour. Néanmoins ils ont fait oeuvre utile en nous livrant les prolégomènes d’une phénoménologie de l’humour, se présentant sous la forme d’une liste de phénomènes, à la fois subjectifs et objectifs, dont toute bonne théorie se devra de rendre compte. Nous ferons largement appel à ces travaux tout en constatant qu’aucun de leurs auteurs n’a réussi à relier toutes les dimensions de ces phénomènes pour en offrir un tableau d’ensemble, une vue unifiée. C’est là un objectif que nous tenterons d’atteindre. Nous attirerons également l’attention sur quelques traits ou éléments en rapport avec le sujet, mais soit ignorés soit sous-estimés par les auteurs de ces théories, éléments périphériques peut-être, voire extérieurs au domaine de choses à traiter mais cruciaux, croyons-nous, pour comprendre ce qui se trouve en son cœur.
3Qu’il faille mobiliser nos aptitudes intellectuelles pour apprécier la drôlerie d’une histoire ou d’une situation, voilà qui est mis en évidence par nombre de mots et d’expressions en langue anglaise. Le fonctionnement de notre intellect détermine notre capacité à rire d’une chose. Les termes « non-sens » et « absurdité » remplissent, chacun, deux fonctions. En effet, ils renvoient à des manifestations d’incohérence ou de contradiction, ou encore à des bouts de phrase grammaticalement mal formés, bref à des défaillances de la raison dans une acception assez littérale de cette dernière, tout en étant également employés pour caractériser des événements ou des états de choses amusants parce que incongrus ou encore des jeux de mots sans conséquences sérieuses. Certes, l’adjectif « absurde » n’a pas le même sens lorsqu’il sert à évoquer la philosophie d’Albert Camus ou les films des frères Marx, mais il faut dépenser une somme considérable d’intelligence pour apprécier à leur juste valeur tant les seconds que le premier. Les qualificatifs « ridicule » ou « grotesque » nous rappellent que quelque chose d’absurde peut être tourné en ridicule ou être objet de raillerie. « Être idiot », c’est bien être stupide mais « jouer les idiots » exige à l’occasion beaucoup d’intelligence et de finesse. Lorsqu’en certaines circonstances on se « sent bête », on éprouve de la honte à faire montre de si peu d’acuité mentale. Un individu à l’esprit rapide est un malin sans être nécessairement drôle, tandis qu’une personne pleine d’esprit est créditée, pour sa part, d’un talent particulier, d’ordre intellectuel, pour faire rire, surtout en paroles. L’imbécile dénué de tout esprit et le comédien plein d’esprit ont tous deux le pouvoir de nous faire rire de bon cœur, mais chez l’un c’est à son corps défendant, et chez l’autre en s’y appliquant.
« Je me suis demandé pourquoi le frisbee était en train de grossir. J’ai percuté. »
« Supposez que vous racontiez une blague dans la forêt et qu’elle ne fasse rire personne, était-ce bien une blague ? »
(Steven Wright.)
4Respectons la règle qui s’impose dès lors qu’on aborde un phénomène énigmatique à propos duquel certitudes intimes et théories personnelles courent les rues et disons quelques mots sur la manière dont nous nous proposons de définir notre sujet, l’humour, en écartant certaines des idées populaires mais douteuses que l’on tend à s’en faire. L’Oxford English dictionary s’aligne sur la pensée de sens commun en définissant l’humour comme suit :
5a. cette qualité détenue par des agissements, des paroles ou des écrits et qui suscite amusement, impression d’étrangeté, gaîté, sentiment de drôlerie ou rire ;
6b. la faculté de déceler ce qui est ridicule ou amusant, ou de l’exprimer oralement, par écrit ou par tout autre moyen.
- 1 En fonction du contexte, humor a été traduit tantôt par « humour », tantôt par « drôlerie » ou « am (...)
7Pour sa part, l’American heritage dictionary propose la définition suivante de l’humour : « Cette qualité en vertu de laquelle quelque chose fait rire ou amuse ; la drôlerie. » En fait, on constate l’existence d’un petit réseau dense de définitions qui, comme cela arrive souvent, font tourner en rond : on va d’« humour » à « drôle » et « amusant », puis « à ce qui cause le rire » ; et, lorsqu’on va à « rire », on découvre que le rire exprime ce que ressent un individu face à quelque chose de drôle, d’amusant ou d’humoristique. De la consultation des dictionnaires, mais aussi des expériences de la vie quotidienne, nous tirons deux vérités premières, vérités en apparence seulement : la drôlerie1 causerait le rire ; la drôlerie serait un attribut des choses dont on rit. Or chacun de ces deux lieux communs appelle réserves et mises au point. Robert Provine (2000) et d’autres s’y sont attelés en ce qui concerne le premier. Bien que déceler le côté amusant d’une chose, pour reprendre la définition de l’humour proposée par l’American heritage dictionary, soit souvent suivi par du rire, le rire n’en est pas toujours – et n’en est peut-être que rarement – la conséquence. On reviendra sur ce point en temps voulu. Par ailleurs, le rire obéit à une vaste gamme de causes et lorsqu’on examine attentivement comment (et pourquoi) un homme en vient à rire, l’idée que l’humour soit une qualité logée dans des états de choses ou des événements perçus doit également être remise en question ou, à tout le moins, reformulée d’une façon qui tranche avec nos vues habituelles.
- 2 Le phenylthiocarbamide est souvent pris comme exemple : le goût de ce produit chimique est amer pou (...)
8La distinction classique entre qualités premières (taille, forme, solidité, etc.) et qualités secondes (couleur, goût2, odeur, chaleur, etc.), introduite d’abord par Charles Boyle au xviie siècle, reprise peu après par John Locke (2009 [1690]) dans des pages célèbres, permet d’apporter un premier correctif, assez évident, à cette conception de la drôlerie en tant que qualité détenue par des objets ou des événements. Les qualités secondes peuvent être considérées comme des dispositions à produire des expériences vécues d’un certain type au sein d’organismes d’une certaine sorte. Les qualités premières, quant à elles, peuvent être vues comme « intrinsèques », en ce sens qu’elles ne doivent rien aux caractéristiques de quelque observateur que ce soit, à la différence des qualités secondes qui sont – et doivent être – définies et identifiées par le biais des effets normaux qu’elles entraînent sur une classe spécifiée d’observateurs (normaux). Qu’ont donc en commun toutes les choses rouges ? Seulement ceci : elles provoquent la réponse « rouge » (à caractériser en termes de phénoménologie, de psychologie, de neurophysiologie, etc.) entre autres chez les êtres humains normaux. Peu importe le degré extrême de ressemblance, chimique ou structurelle, entre la surface de l’objet B et la surface de l’objet rouge A : si les gens ne voient pas B comme étant rouge dans des circonstances normales, c’est un fait que B n’est pas rouge. Et peu importe combien différentes sont les surfaces des objets A et B : si des observateurs humains placés dans des situations visuelles équivalentes ne sont pas à même de les distinguer et affirment que A et B sont tous deux rouges, c’est un fait que rouges, ils le sont.
9Alors la question se pose : est-ce que la drôlerie d’une plaisanterie ou d’une bande dessinée s’apparente à la rougeur d’une surface ? En serait-ce une qualité seconde dans l’acception de Locke ? Force est de noter, en tout cas, que la drôlerie ne saurait être tenue pour une qualité première de quoi que ce soit, et cela en dépit des leçons hâtivement tirées par certains de quelques observations. Il est couramment admis de la drôlerie, en effet, qu’elle serait une propriété intrinsèque de toute une gamme de choses dans le monde. On a affirmé, par exemple, que les plaisanteries ne dépendaient pas du contexte dans lequel elles étaient prononcées à la différence d’autres actes de langage (Wyer & Collins 1992). Or c’est inexact : une chose n’est amusante que dans un contexte donné et la capacité d’un état de choses ou d’un événement à faire rire n’est certainement pas une de leurs propriétés intrinsèques parmi d’autres. En certaines circonstances, nous percevons l’ironie d’une situation, en d’autres non ; cela dépend de ce à quoi vaque notre esprit dans ces moments-là. À supposer que cette ironie nous échappe, ce n’est pas du tout comme si nous nous trompions à propos de la taille ou de la forme d’un corps matériel pour cause de distraction. Une plaisanterie n’est pas intrinsèquement drôle, amusante « en soi » ; il faut plutôt l’envisager comme cette entité de type particulier ayant de bonnes chances de déclencher le sens de l’humour dans un esprit.
10La drôlerie est comparable à la rougeur en ce sens que la meilleure voie pour en percer la nature est d’envisager sa perception comme un produit de l’évolution et de son « plan ». De façon générale, l’évolution a pourvu l’esprit humain de la faculté d’accéder à certains types d’informations sur le monde. Il existe un certain type d’information, par exemple celui que nous présentent ces objets que nous nommons des objets rouges, qui déclenche en nous le sens de la rougeur. Si elle le met en branle, c’est en raison des spécificités de notre architecture cognitive qui a évolué dans le cours du temps pour détecter exactement ce type d’information. Il en va de même de ce qui est humoristique. Il y a un type d’information, par exemple celui que nous offrent les plaisanteries, qui déclenche en nous le sens de la drôlerie ou de l’humour. S’il l’active, c’est parce que notre architecture cognitive a été programmée pour déchiffrer entre autres ce type d’information.
11On sait que nous pouvons faire l’expérience de la couleur rouge en l’absence de tout objet produisant normalement en nous le sens de la rougeur. Par exemple, en contemplant des objets blancs mais à travers des verres de soleil rouges filtrant la lumière blanche. Ainsi un objet rouge – c’est-à-dire un objet normalement vu comme étant rouge – n’est-il aucunement nécessaire pour faire l’expérience du rouge. N’importe quel objet peut faire l’affaire. De même pouvons-nous jouer un tour à notre esprit en fermant les yeux et en stimulant nos nerfs optiques de manière à faire en sorte qu’il pense qu’il y a, ici ou là, de la rougeur dans le monde extérieur. Le seul élément nécessaire pour que se produise l’expérience, véridique ou imaginaire, de la rougeur est l’architecture sensorielle et perceptuelle mise en place pour détecter un certain type d’information et, également, une longue histoire du processus de détection de ce type d’information. Ce passé au long cours est « pratiquement » indispensable parce que, sauf miracle ou coïncidence extraordinaire, du genre de ceux dont les philosophes adorent parler, c’est l’histoire des interactions entre l’esprit et le monde ainsi que de l’usage fait de ce type d’information qui a modelé notre architecture cognitive afin de la rendre justement réceptive à ce type précis d’information.
12Il en va de même de l’humour. La rougeur a été sélectionnée par l’évolution au sein de l’univers végétal en tant que signal soit pour attirer les pollinisateurs vers certaines plantes soit pour avertir les animaux de la toxicité d’autres spécimens. Et de même qu’il est impossible de comprendre comment et pourquoi la rougeur en est venue, au cours de notre évolution, à signifier ce qu’elle signifie pour nous et pour bien d’autres espèces, en examinant au microscope les détails structuraux de surfaces ou de pigments rouges, il est illusoire de prétendre comprendre le phénomène de l’humour en concentrant l’examen sur les traits intrinsèques ou structuraux des plaisanteries, images drôles et autres objets ou événements humoristiques.
13Dans ces conditions, quel sens y a-t-il à qualifier quelque chose de drôle ? Cela signifie que l’entité en question livre un paquet d’informations dont on peut raisonnablement prédire qu’il entraînera la réponse « humour » chez certaines gens. De la même façon, dire de quelqu’un qu’il est drôle signifie que cette personne dit ou fait souvent des choses déclenchant la réponse « humour » chez ceux… qui ont le sens de l’humour. (Les choses rouges n’ont pas le pouvoir de faire naître la réponse « rouge » chez les daltoniens.)
14La position soutenue ici n’est pas sans rapport avec l’analyse humienne de l’expérience humaine de la causalité : nous constatons qu’en maintes occasions B suit A dans le temps et, de ce fait, nous allons acquérir la disposition à attendre que B se produise sitôt que A est arrivé. Ce mouvement mental d’anticipation, qui relève d’une habitude ancrée en nous, nous tendons à le prendre à tort pour la perception directe d’une causalité à l’oeuvre dans le monde extérieur. Cette manie consistant à externaliser un mouvement intérieur de l’esprit et à commettre par là une erreur d’attribution se rencontre fréquemment et selon des modalités bien connues. Ainsi en est-il lorsque nous assignons à autrui une colère qui est bel et bien nôtre. Il existe même des blagues à ce sujet : « Tu devrais arrêter la boisson ; ton visage s’est dédoublé ! » Les choses drôles sont, selon nous, à l’image des visages dédoublés ; leur existence repose sur l’état d’esprit subjectif du public. Nous appellerons cette tendance erronée « erreur de projection » – à considérer en l’occurrence le dédoublement comme une propriété des traits du visage.
15Citons un exemple de la manière dont l’erreur de projection risque d’introduire un biais dans les enquêtes scientifiques sur l’humour. Provine (1993, 2000) livre des éléments en faveur de l’idée selon laquelle il nous arrive de rire de bien des choses qui ne sont aucunement drôles. C’est ainsi que, recensant les déclarations faites dans des interactions banales entre proches ou bien entre étrangers, Provine a découvert que « seulement 10 à 20 % des paroles ayant précédé un rire étaient estimées par ses assistants être drôles, et encore vaguement » (Provine 2000 : 40). Formulée de la sorte, cette affirmation risque d’être mal comprise tant il est vrai qu’il existe au moins deux catégories bien différentes de rires.
« Pourquoi donc les Allemands rient-ils trois fois lorsqu’on leur raconte une blague ? La première fois, c’est quand on la dit, la seconde c’est quand on l’explique, la troisième c’est quand ils comprennent. »
16Provine affirme que le rire a sa propre raison d’être ; il n’est pas un ingrédient nécessaire ou suffisant du phénomène d’humour ; et, sur ce point précis, nous sommes d’accord avec lui. Toutefois, il semble évident que rire et humour entretiennent une certaine relation entre eux. D’où le fait que nous souhaitons présenter une thèse qui se sépare quelque peu de celle de Provine : les rapports entre humour et rire seraient assez comparables à ceux qui existent entre la pensée et le langage. Les pensées « se produisent dans l’esprit » mais leur expression en actes de langage n’en procède pas directement ; elle est ordinairement contrôlée et souvent censurée. Il y a de la pensée sans langage et du langage sans pensée. (Comme le dit la chanson de Mose Allison, « Votre esprit est en vacances et votre bouche fait des heures supplémentaires ».) Le rire et l’humour font également bande à part mais d’une manière un peu différente. Le rire doit être considéré à l’égal du langage comme un phénomène social, pas seulement comme un trait de psychologie individuelle ou de physiologie, bien que l’évolution de sa base physiologique soit extrêmement importante.
17Commençons par traiter de la différence entre rire d’amusement et rire principalement social. Le rire appartient à deux catégories distinctes du point de vue physiologique. Il y a, d’une part, le rire spontané ; il s’exprime sans retenue au travers de sourires et de rires produits le front plissé et les coins de la bouche relevés sous l’effet de la contraction du muscle orbiculaire de l’œil (orbicularis oculi). Il y a, d’autre part, le rire simulé (que ce soit volontairement ou non) dans lequel le muscle orbiculaire de l’œil ne joue pratiquement aucun rôle. Guillaume-Benjamin Duchenne de Boulogne (1990 [1862]) fut le premier à relever cette différence à partir de l’étude de ses patients ; c’est pourquoi le premier rire, le rire spontané, est nommé rire de Duchenne. Il a été démontré qu’il n’est de joie sincèrement éprouvée qu’accompagnée par le rire de Duchenne tandis que les rires qui ne sont pas de Duchenne impliquent ordinairement une finalité à leur manifestation, détectable après coup, différente en tout cas de la pure et simple expression de joie. Les conclusions de Duchenne ont été validées par toute une série de travaux scientifiques (Frank, Ekman & Friesen 1993 ; Keltner & Bonanno 1997). Dans l’exemple de la plaisanterie placée en exergue de ce chapitre, ce n’est qu’à la troisième fois, quand ils en comprennent le sens, que les Allemands émettraient un rire de Duchenne.
18On a soutenu que le rire de Duchenne constituait un indicateur fiable : quiconque s’y abandonne ressentirait véritablement l’état émotionnel d’humour. Toutefois, ainsi que l’ont relevé Matthew Gervais et David S. Wilson (2005), Provine ne reprend pas la distinction entre le rire de Duchenne et l’autre catégorie de rire, le rire non spontané. Il est donc possible que le résultat cité de son enquête, à savoir la proportion de rires déclenchés à propos de choses qui ne sont pas drôles, s’explique par la prise en compte partielle de rires qui ne sont pas de Duchenne ; cela mériterait d’être vérifié. Il est également possible, évidemment, que les données de Provine incluent des cas dans lesquels un individu se force à rire afin d’apporter la preuve de son sens de l’humour : tel pourrait être le cas de ceux qui ont déjà entendu la plaisanterie ou qui, pas particulièrement amusés, désirent se mettre à l’unisson des rieurs. Voilà une hypothèse qui demande aussi à être testée. Toute tentative pour répondre à ce genre de questions exige de mettre en oeuvre une méthodologie bien différente et autrement raffinée que celle employée jusqu’à ce jour par Provine. Assurément, observer à quel moment les gens se mettent à rire et ce qui a déclenché leurs rires constitue un bon début d’enquête ; toutefois on ne saurait en rester là si l’on veut aboutir à des conclusions théoriques. Pour déterminer si les choses à propos desquelles les sujets rient présentent vraiment un aspect humoristique, le chercheur se doit d’interviewer ceux qui ont ri et de leur demander, d’une façon ou d’une autre, s’ils ont eu le sentiment que quelque chose était drôle à l’instant où ils ont ri ; et si oui, qu’est-ce qui était drôle et pourquoi. (Il se peut que le chercheur peine à trouver amusant ce que le groupe étudié estime drôle de toute évidence.) Le « quoi et le pourquoi » du rire constituera la matière première d’un récit complexe se devant d’intégrer en un tout sémantiquement cohérent ce qui est de l’ordre du langage, de la mémoire, de la gestuelle et d’inférences : une simple recension de ce qui est dit à propos de ce qui a précédé le rire ne suffit pas. Il serait très difficile, voire impossible, de mesurer expérimentalement certains de ces facteurs dans l’environnement naturel, et non expérimental, du type de celui dans lequel Provine a réuni ses données. À supposer l’entreprise réalisée, il resterait encore à établir, dans un contexte expérimental, si les mêmes stimuli du rire, présentés dans le même ordre, sont objectivement amusants pour d’autres sujets (choisis dans différentes catégories sociales et culturelles à l’aide de critères statistiques). Il serait utile aussi, naturellement, d’établir si le rire émis était de Duchenne ou non. Bien que la tâche soit difficile, l’ignorance en la matière laisserait trop de questions en blanc. En fait, nous sommes d’avis que Provine a raison de penser que la drôlerie n’est pas responsable à elle seule de tout rire mais, à notre sens, si les expériences conduites par lui étaient élargies dans la direction indiquée, on vérifierait que la proportion de rires associée à la perception de choses drôles est bien plus importante que celle estimée par lui.
19Selon l’hypothèse théorique développée dans les pages de cet ouvrage, en admettant que de telles investigations soient menées, il est à prévoir qu’elles montreraient la chose suivante : même le rire qui n’est pas de Duchenne est un révélateur de la détection de quelque chose d’humoristique par le rieur (du moins tel que l’humour est défini ici). Cependant, continuons d’examiner l’hypothèse suivant laquelle nous rions, en tout cas à l’occasion, de choses qui ne sont pas drôles. Il est difficile de réunir des preuves incontestables en faveur de la validité de cette hypothèse mais il vaut la peine d’examiner ici les perspectives qu’elle offre à l’analyse.
20L’exemple habituel choisi pour illustrer le cas du rire déclenché en l’absence de tout stimulus humoristique (souvent appelé « rire inapproprié ») est celui du sujet riant à un enterrement. Assurément ce comportement est déplacé et dérangeant ; toutefois, si « inapproprié » soit le rire, rien n’interdit d’imaginer que l’esprit du rieur a été envahi par quelque chose de drôle. Peut-être notre homme a-t-il donc ri de façon « appropriée », soit en raison de pensées amusantes vagabondant dans sa tête, soit au vu de telle ou telle conduite maladroite dans l’assistance produisant, hélas dans ces circonstances, un effet comique. Ce qui est inapproprié de la part du rieur, c’est d’infliger son rire à un public guère disposé à lui faire bon accueil et dont on ne saurait attendre qu’il partage le motif de l’amusement.
21Il existe un autre facteur possible de déclenchement d’un rire à un enterrement, présent dans bien d’autres situations. Il est arrivé à chacun, dans un état de grande nervosité, de rire sans motif de drôlerie (apparent). Certes il est difficile de faire la part entre le témoignage du sujet à cet égard et les choses drôles susceptibles d’avoir traversé son enceinte mentale, comme cela arrive lorsque l’esprit vagabonde. Rien n’interdit de penser, en effet, que le sujet riait de lui-même et de son état de nervosité inaccoutumé. Autre explication possible : le rire a été simulé pour diverses raisons concevables parmi lesquelles une tentative consciente, voire inconsciente, de prendre de la distance avec soi-même, de détourner l’attention portée par autrui ou encore de dissimuler à tout regard l’expression d’autres émotions peut-être inavouables.
- 3 L’équipe de recherche dirigée par Joseph Parvizi a fait état du cas suivant : un patient souffrant (...)
22Dans un tout autre contexte, il existe également une preuve de la capacité humaine à rire en l’absence de toute trace de quoi que ce soit de drôle : on la trouve dans les cas de troubles neurologiques ou encore livrée dans certains travaux de neurosciences intégratives. Des maladies telles que le syndrome d’Angelman, le syndrome pseudo-bulbaire dans la maladie de Parkinson, l’épilepsie gélastique entraînent des accès d’hilarité sans motif tout comme le kuru, une maladie dégénérative à prions similaire à celle de Creutzfeldt-Jakob (Provine 2000 ; Black 1982). Santiago Arroyo et ses collègues signalent le cas d’un patient atteint d’épilepsie et qui souffre de fréquentes crises, alternant accès spasmodiques d’hilarité et de pleurs. Le patient lui-même confie son désarroi face à son propre comportement : il ne ressent, en effet, aucune joie, aucun amusement interne qui serait associé à ses rires (Arroyo et al. 1993). On a observé le cas d’un autre patient (Sperli et al. 2006) souriant et riant lorsqu’on stimulait électriquement son cortex cingulaire sans qu’il rapporte l’impression d’éprouver un quelconque sentiment de joie. De telles observations suggèrent l’existence d’un réseau cérébral fonctionnellement modulaire, dédié au contrôle du rire et peut-être d’un autre réseau impliqué, pour sa part, dans l’activation du sentiment de joie. Voilà qui doit attirer l’attention : en effet, on doit postuler la présence d’une certaine chaîne causale complexe, avec maintes duplications et boucles rétroactives3, mais à supposer qu’il n’ait pas été fait état de telles anomalies neurologiques, il n’y aurait eu aucune raison d’imaginer la possibilité d’une organisation de type modulaire débouchant éventuellement sur des dissociations symptomatologiques. De plus, le désarroi évoqué par le patient d’Arroyo signale l’existence du sentiment éprouvé que quelque chose ne va pas dès lors que le rire ne s’accompagne d’aucune joie ; il semble donc que même notre subconscient établisse une relation entre rire et amusement.
23Enfin des travaux sont menés qui démontreraient que, mis en présence de gens qui rient, nous sommes enclins à rire nous-mêmes, quand bien même leurs motifs de rire nous échappent. L’usage très répandu de rires préenregistrés à la télévision ou à la radio est basé sur des enquêtes portant sur leur effet induit : le fait que des individus rient accroît la capacité du spectateur ou de l’auditeur à trouver drôle ce qui leur est présenté. Une expérience de Provine (2000) a consisté à dissocier stimulus et rire. Il a fait entendre à un échantillon de gens des enregistrements de rires sans qu’aucune information ne leur soit livrée sur les motifs de ces rires. Et, selon lui, près de la moitié des étudiants sujets de l’expérience ont éclaté de rire en entendant pour la première fois ces rires enregistrés. Il convient toutefois de rester prudent à ce propos. D’abord il se peut que l’idée que l’on puisse rire soi-même alors qu’il ne se produit rien de drôle soit susceptible d’être elle-même trouvée amusante par le sujet. Ensuite il faut prendre en compte l’éventualité que le rire produit ne soit pas un rire de Duchenne. Enfin rien n’interdit d’estimer que le contexte social créé par la situation expérimentale puisse brouiller les pistes.
24En résumé, il semble exister des éléments de preuve, bien qu’aucun ne soit absolument déterminant, en faveur de la thèse selon laquelle on peut rire en l’absence de quoi que ce soit de risible. Néanmoins cela ne doit pas se produire aussi fréquemment que Provine ne l’envisage. Et il reste à savoir si cela est possible dans le cas d’un rire de Duchenne. Nous tendons pour notre part à être d’accord avec Gervais et Wilson pour considérer que cela ne saurait arriver, sauf peut-être dans le cas de sujets souffrant de troubles neurologiques. Il pourrait se faire également qu’on mobilise en connaissance de cause un rire fabriqué, un rire qui n’est pas de Duchenne, afin de faire savoir que l’on trouve à certaines situations, par exemple, un air de ressemblance avec des situations pleines de drôlerie, celles-ci, ou encore simplement pour exprimer des formes très affaiblies d’amusement, incapables de nous arracher un rire de Duchenne. Prenons un exemple : on peut être sensible au côté humoristique d’une chose, plaisanterie, réplique de comédie ou comique de situation, trop familière toutefois pour nous amener à être véritablement amusé. Cependant, on peut souhaiter manifester ouvertement que l’on trouve la chose en question amusante et se joindre au rire d’autrui.
- 4 Paul Ekman et Wallace V. Friesen (1971) ont émis une hypothèse théorique à ce sujet : il existerait (...)
25Il n’en reste pas moins que la simple existence d’un rire non spontané, volontaire, suffit à nous rappeler que tout rire n’est pas nécessairement une réaction à quelque chose de drôle. (Dans les formes d’imitation du type de celles répertoriées par Henry W. Bates, un serpent venimeux, arborant les marques bariolées destinées à écarter les prédateurs, peut fort bien être « imité » par une variété de reptiles non venimeux, pourvus des mêmes couleurs. Le signal d’alarme véhiculé par le serpent inoffensif est encore « à propos » (about) du poison ; c’est tout simplement un signal trompeur. De la même façon, un rire qui n’est pas de Duchenne peut être « à propos » (about) de la drôlerie d’une chose, même si l’aspect amusant de cette dernière n’est pas la cause directe du rire.) D’un autre côté, et là point n’est besoin d’accumuler les preuves expérimentales, nous ne rions pas toujours face à quelque chose que nous trouvons amusant. Parions que le lecteur tombera dans cet article sur des plaisanteries qu’il trouvera peut-être drôles, disons modérément drôles, mais qui, pour autant, ne le feront pas rire. (Si ce lecteur se décrit lui-même comme « riant intérieurement », cela correspond très exactement à ce que nous nommons le fait de ressentir humour ou joie.) Tout se passe comme s’il y avait un continuum. Certaines fois, nous percevons le côté humoristique d’une chose dont d’autres gens rient mais sans trouver, pour notre part, cette chose particulièrement drôle ; d’autres fois, pour des raisons de convenance sociale, nous nous appliquons à réprimer notre envie de rire et, à l’occasion, au prix d’un rude effort4.
26Force est donc d’admettre qu’il n’y a pas de relation nécessaire ou suffisante entre le fait de rire et celui de trouver risible telle ou telle chose. Cette double dissociation laisse supposer que le rire est un phénomène qui existe – ou qui a existé dans le passé – séparément de la faculté d’humour et doté de son propre objectif, qu’il est apparu dans le cours de l’évolution afin de servir d’autres fins biologiques, psychologiques ou sociales, et qu’il a été exapté, c’est-à-dire détourné de sa fonction adaptative initiale, afin d’être mis au service de son usage actuel qui est normalement d’exprimer, avec quelques exceptions, ce qui est ressenti face à quelque chose de jugé drôle. L’humoristique ne peut être défini simplement comme ce qui nous fait rire bien que, comme chacun le sait d’expérience, le rire suit normalement l’amusement. Une explication approfondie de l’humour devrait, premièrement, rendre compte du fait qu’il existe indépendamment du rire, deuxièmement, dévoiler ce qui serait la fin propre du rire, troisièmement, jeter de la lumière sur la relation entre les deux phénomènes afin de montrer pourquoi le rire exprime normalement la détection par un sujet de quelque chose d’humoristique.
« Définition circulaire : voir “définition, circulaire”. »
« Inutile de vous dire qu’il va sans dire qu’il y a des choses dont mieux vaut ne rien dire. Je pense que cela va de soi. Moins on en dit, mieux c’est. »
(George Carlin, Braindroppings, 1997.)
27Ainsi donc nous trouvons-nous face à une courte gamme de définitions de mots, circulaires, donc peu informatives. L’humour repose sur la capacité de notre esprit à reconnaître que quelque chose est drôle. Les choses drôles entraînent le sentiment de joie. La joie est la réaction provoquée par la reconnaissance de la drôlerie d’une chose.
- 5 « Que pouvez-vous réellement savoir de la vie consciente dans ce monde, au-delà du fait que vous-mê (...)
- 6 « Se pourrait-il, demande Dennett, que ce que je vois comme bleu, vous le voyiez comme jaune, et qu (...)
28Dire ce qu’est l’humour de façon à en faire vraiment comprendre la nature, en d’autres termes en livrer une définition qui ne soit pas purement nominale, voilà un objectif aussi difficile à atteindre que définir ce qu’est la rougeur. Notre expérience intime nous procure quelques certitudes à leur propos mais quelque chose nous retient d’approfondir l’analyse de nos expériences tant de l’humour que de la rougeur. Il peut même sembler que nous soyons dans l’incapacité d’établir si notre propre sensation de joie, ou notre expérience subjective de la rougeur, est semblable à celle d’autrui. C’est là une occurrence du célèbre problème philosophique dit « des autres esprits »5 ; et la difficulté éprouvée à définir l’humour n’est pas sans offrir une troublante ressemblance avec la possibilité, particulièrement dérangeante, de « qualia inversés » ou le problème dit des « spectres inversés » (voir en particulier Dennett 1988, 1993)6.
29L’étymologie du mot « humour » livre une piste intuitive, intéressante à première vue mais qui, au bout du compte, ne mène pas très loin. Les humeurs du corps désignaient, dans la physiologie d’autrefois, les quatre fluides corporels : le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire. Le tempérament individuel était censé être déterminé par la proportion entre ces humeurs ; d’où le fait que le terme « humeur » en vint à être associé à l’idée d’humeur au sens de disposition. Lorsqu’on disait d’une personne qu’elle était de « bonne humeur » ou bien disposée, on signifiait par là que ses humeurs corporelles étaient bien équilibrées entre elles. Par la suite, le mot fut principalement destiné à exprimer l’idée de tempérament positif, poussant le sujet à privilégier le caractère plaisant de certains aspects de la réalité ; c’est le cas encore aujourd’hui. Toutefois le seul aperçu que cette brève incursion dans l’histoire du mot offre du phénomène en cause est celui-ci : nous usons de ce terme pour désigner un certain plaisir pris.
30Pour mieux circonscrire cette phénoménologie, disons que le sentiment de joie, appelé tantôt amusement tantôt hilarité, est, à l’égal de la plupart des émotions, un phénomène qui se laisse graduer. Il va d’un doux chatouillement de l’esprit à une émotion irrésistible à force d’intensité. Parfois cette émotion force à rire et d’un rire incontrôlable ; parfois aussi, lorsque nous éprouvons seulement un début d’amusement, il nous arrive de nous sentir obligés d’en faire état par l’intermédiaire d’un rire volontaire (un rire qui n’est pas de Duchenne) ou, peut-être, par rien de plus qu’un sourire. Ce que ces expériences vécues ont en commun, c’est, disons, un sentiment, le sentiment que nous procurent les choses dont nous rions lorsqu’elles nous amusent véritablement. On prend plaisir à saisir une plaisanterie, plaisir incluant la sorte de satisfaction éprouvée à en avoir déchiffré le sens. Qui plus est, la drôlerie d’une chose est, comme la beauté, « dans l’œil du regardeur ». Si autrui affirme qu’il n’y a rien de drôle dans ce qui vient d’être entendu ou vu, quelqu’un est tout à fait en droit de s’écrier : « Eh bien, moi, je trouve cela drôle. » Et, à supposer qu’on le pousse à s’expliquer et qu’il se trouve dans l’impossibilité de répondre, tout en se refusant à faire amende honorable, il peut toujours dire quelque chose du genre : « Je ne sais pas très bien pourquoi cela m’amuse mais c’est drôle, un point c’est tout. »
31Nous avons mentionné plus haut le cas d’un patient d’Arroyo sujet à des crises d’hilarité sans qu’il puisse en donner les raisons. Arroyo évoque également le cas de deux sujets chez qui une stimulation électrique au niveau du gyrus fusiforme et du gyrus parahippocampique provoquait le rire. Chez l’un comme chez l’autre, le rire provoqué s’accompagnait d’une sensation de joie ; toutefois, ni l’un ni l’autre n’était en mesure d’assigner un motif précis à la joie ressentie. Le premier évoqua le fait que « les choses auraient changé de sens de manière amusante » et que « les choses avaient l’air vraiment drôles » ; le second attribua son état joyeux à un simple sentiment de drôlerie éprouvé, niant que des pensées particulières lui soient venues à l’esprit. Wilder Penfield avait déjà produit des observations comparables lorsque, stimulant électriquement le cerveau de patients conscients, il avait découvert qu’en soumettant une région du lobe frontal à ce traitement, le sujet s’abandonnait à des accès de rire (Penfield 1958). Itzhak Fried a reproduit cette expérience en se livrant à différents tests sur une patiente souffrant de crises d’épilepsie. Lorsqu’on lui demandait de préciser ce qui la faisait rire, elle répondait invariablement que c’était à cause de tout ce qu’elle percevait au moment de la stimulation électrique, et ce quelle que soit la nature du stimulus (Fried et al. 1998). À coup sûr, la stimulation électrique de zones spécifiques du cerveau a le pouvoir d’amener le sujet à éprouver un sentiment d’amusement sans cause aucune, de la même façon, peut-on penser, qu’il arrive à un sujet de ressentir de la douleur au niveau d’un membre amputé, de traverser des expériences de déjà vu (une situation inédite paraît soudain familière) ou à la manière dont un patient souffrant d’une crise d’épilepsie hallucine, imagine des odeurs ou des émanations.
32Le type de sensation que nous désignons sous le terme « amusement » est aisément repérable dans les situations constituant son contexte normal ou en tant que réaction attendue dans certains contextes. Il n’en reste pas moins que ce que nous voulons savoir, c’est pourquoi, au fond, cette sorte de sensation existe, pas seulement ce qui la cause mais pourquoi ce qui la cause entraîne une telle sensation. Pourtant, le seul moyen dont nous disposons pour accéder à ce qu’éprouve un sujet goûtant l’humour d’une chose consiste dans ce que le sujet lui-même nous en dit. Dennett (1993 : 84-85) attire notre attention sur le caractère inscrutable de ce qui est en jeu ici, en usant d’une expérience de pensée :
Il existe une espèce de primate en Amérique du Sud, qui est plus sociable que la plupart des autres animaux et dont le comportement est curieux. Les membres de cette espèce se rassemblent souvent en groupes, petits ou grands, et durant les bavardages qu’ils ont entre eux, dans un grand nombre de circonstances, ils se trouvent amenés à produire des respirations involontaires, convulsives, une sorte de halètement bruyant, incontrôlé, renforcé mutuellement, et qui est quelquefois si violent qu’il les handicape. Loin d’être désagréables, cependant, ces attaques semblent être recherchées par la plupart des membres de l’espèce, et elles semblent même être une habitude très forte chez certains. Nous pourrions être tentés de penser qu’à partir du moment où nous saurions quel effet cela fait d’être ces individus, en nous mettant à leur place, nous pourrions comprendre cette curieuse addiction qu’ils éprouvent. Si nous pouvions « voir les choses de leur point de vue », nous saurions à quoi elle sert. Mais dans ce cas, nous pouvons être sûrs que les lumières que nous pourrions acquérir sur ce comportement ne permettraient pas de lever le mystère. Car nous avons déjà accès à ce que nous recherchons : l’espèce en question est l’Homo sapiens (il habite de fait en Amérique du Sud, entre autres lieux) et le comportement est le rire.
- 7 Dennett définit l’hétérophénoménologie comme « une méthode neutre pour analyser et décrire la phéno (...)
33Quel effet cela fait-il à un être humain d’éprouver « de l’intérieur » l’humour d’une situation ? Si l’on recourt à la seule introspection afin de tenter de répondre à cette question pour son propre compte, on se condamne à tourner en rond. Ce que toutes les choses amusantes ont en commun constitue un problème, de toute évidence non résolu à ce jour, qualifié de « véritable énigme », au cœur de toute recherche sur l’humour, par un relecteur anonyme de ce manuscrit. Et bien que la plupart des théoriciens s’étant attaqués au sujet soient d’accord entre eux pour estimer que la solution de l’énigme doit se trouver dans les processus internes mis en branle chez le sujet par des choses drôles, agissant en tant que stimuli, la majorité d’entre eux n’est tout simplement pas préparée à développer des approches théoriques réalistes, suffisamment fondées empiriquement, concernant les mécanismes cérébraux probablement à l’oeuvre, d’ordre cognitif et émotionnel, en arrière-plan, à l’insu de la conscience. Ils sont confrontés à l’impossibilité de seulement percevoir ce qui se passe chez le sujet, la structure de ces processus internes, les différentes composantes de l’esprit en action, la façon dont les mécanismes mentaux s’engrènent à l’instant où le sujet, en proie à l’amusement, scrute « ce qui se passe en lui ». Du même coup, ces théoriciens ne résistent pas à la tentation de se livrer à des improvisations théoriques. L’erreur d’aiguillage traditionnelle, dans le cadre des recherches utilisant ce genre de données, trouve sa source dans le fait que les sujets interrogés affirment être en mesure de savoir non seulement si quelque chose est drôle ou non mais pourquoi telle ou telle chose est drôle. Or, dès lors que l’on s’avise de prendre ce que dit le sujet pour argent comptant, à savoir une description fidèle du phénomène à investiguer, on se trouve conduit à faire confiance à des théories de sens commun et à des explications infondées de ce qui se déroule derrière le mur invisible. Daniel Dennett (1993, 2007) a proposé de substituer à la démarche phénoménologique classique une approche « hétérophénoménologique7 ». Dans cette perspective, l’analyste tient pour légitime la prétention des sujets à détenir un certain sens phénoménologique mais il émet les plus expresses réserves en ce qui concerne leur aptitude proclamée à expliquer pourquoi ils détiennent ce sens. Une fois mises de côté les déclarations du sujet sur ce qui lui semble se passer en lui, la voie est ouverte pour le recours à des données d’origine extérieure au sujet (et l’usage de l’analyse logico-conceptuelle ainsi que la construction d’arguments théoriques fondés sur des matériaux empiriques) en vue de véritablement expliquer pourquoi les gens éprouvent les expériences phénoménales qui sont les leurs.
34La méthode adoptée dans cet ouvrage afin de rendre compte de ce qu’est l’humour et de la manière dont il opère ne s’appuie donc pas sur ce qu’affirment les gens à propos de la façon dont ils repèrent l’aspect humoristique des choses et des raisons pour lesquelles, selon eux, telle chose, ou telle situation, serait amusante. Nous tenterons, en premier lieu, de mettre en évidence les traits universels qui paraissent partie prenante de la sensation d’amusement. Puis, une fois esquissé un schème théorique livrant un récit plausible, à la lumière de l’évolution, de la manière dont ce phénomène est apparu et des causes de son émergence, nous nous emploierons à ébaucher un programme d’ingénierie, à savoir la mise au point d’un prototype d’agent artificiel susceptible de détecter de l’humour et d’y réagir de façon appropriée.
« Question : — Comment savoir si le chef cuistot est un clown ?
Réponse : — C’est quand la nourriture a un drôle de goût. »
« Durant un cours, le philosophe du langage d’Oxford John L. Austin rappela que, alors qu’en anglais une double négation vaut un oui, il n’existe aucune langue dans laquelle une double affirmation vaut négation. Ce à quoi le philosophe Sydney Morgenbesser rétorqua, dédaigneux : “Ouais, ouais.” »
35Comme nous l’avons déjà fait remarquer, il existe indéniablement un point commun entre le plaisir procuré par la rencontre avec quelque chose de drôle et celui qu’on éprouve à trouver la solution d’un problème. Lorsque nous comprenons une plaisanterie, nous ressentons un sentiment de découverte qui ressemble d’assez près à l’impression de victoire qui fait suite à la résolution d’un problème. Et lorsque, dans ce dernier cas, nous échouons, la sensation qui nous envahit est celle de déconfiture ou d’ignorance ; elle ne va pas sans rappeler ce que nous éprouvons lorsque nous ne parvenons pas à comprendre une blague.
36La pluralité de sens du mot anglais « drôle » aide à donner quelque consistance à une idée intuitive sur ce qu’est l’humour et sur sa relation avec les sensations et impressions précitées (et d’autres). La signification originelle de ce mot est celle déjà discutée : « drôle » est à peu près synonyme d’« humoristique » ; est drôle ce qui provoque l’émotion d’amusement. Sa seconde signification est plus subtile : nous employons l’adjectif « drôle » à des moments où, sans nous apprêter à rire, il nous semble qu’un événement ou un état de choses est inhabituel ou bizarre, et cela nous dérange quelque peu. C’est le cas lorsque nous tombons sur des situations inattendues : revenir chez soi, par exemple, et découvrir que la lumière est allumée alors que l’on est certain de l’avoir éteinte. Ce genre de découverte provoque ce sentiment et amène à nous dire : « C’est drôle, je me souviens parfaitement bien d’avoir éteint. » La blague en exergue, à propos du chef cuisinier clown ou non, est un jeu de mots ; il repose sur notre mise en perspective des deux sens du mot « drôle ». (L’adjectif a un troisième sens étroitement relié au second. Il sert alors à désigner quelque chose d’étrange ou d’atypique : un drôle d’arbre, drôle à voir, une congère ou un galet ayant une drôle de forme. Maintenant, que l’anomalie en question soit remarquable ou menaçante, c’est une autre affaire.)
37« Drôle », dans ce second sens, peut fort bien évoquer le fruit d’un stratagème ou d’une tromperie. La voisine d’à côté, une dame âgée, demande à une bande d’enfants, rôdant aux alentours avec des airs de comploteurs : « Qu’est-ce que vous êtes en train de mijoter de drôle ? » La question traduit un état d’esprit soupçonneux, nullement l’envie de rire. Autre exemple qui offre à voir une autre nuance sémantique : « Docteur, je me sens tout drôle dans la tête. » Dans la bouche de ce patient, « drôle » sert à dire à peu près ceci : « Ma tête est dans un état qui n’est pas du tout habituel », un état qui, à ce titre, suscite sa méfiance, éveille des craintes. L’adjectif « drôle » dans ces deux acceptions – drôle-ha ha et drôle-ho ho – est appliqué en anglais, dans la langue parlée, au mot « os » (bone) de manière telle que l’expression « funny bone » a deux significations foncièrement différentes. Le funny bone (en français, le « petit juif ») est la partie non protégée du nerf ulnaire ou cubital ; lorsqu’on se cogne le petit juif, le résultat est tout sauf drôle, surtout la première fois que cela arrive à l’enfant. Mais on peut aussi parler en anglais du sens de l’humour de quelqu’un comme étant son funny bone, procédé métaphorique conventionnel analogue à celui qui permet en anglais de dire de l’amateur de sucreries qu’il a une sweet tooth (la « bouche sucrée », en français).
38Ces usages distincts de l’adjectif « funny » relèvent-ils d’un phénomène de coïncidence lexicale, à la façon dont « bank » désigne à la fois la rive d’un fleuve et une institution financière, ou se pourrait-il qu’existe entre eux une véritable relation ? Selon nous, aussi surprenant que cela puisse paraître, une indication intéressante se cache dans cette famille de sens ; et la langue anglaise n’est pas la seule à nous offrir cette piste.
39Une enquête informelle auprès de linguistes et de locuteurs d’un certain nombre de langues montre qu’il est courant, sans pour autant être la règle, que le terme servant dans une langue à rendre « drôle » dans l’acception « drôle-ha ha » véhicule une seconde signification renvoyant peu ou prou à ce qui est inhabituel, étrange, inattendu, illogique ou dénué de sens. Dans l’espagnol parlé au Mexique, mais pas dans d’autres dialectes, il existe deux mots dont chacun a ce double référent. Le premier, « chistoso », est utilisé de ces deux façons : « ¡ Que chistoso ! Pensé que habia cerrado la puerta pero ahora esta abierta », phrase qui se traduit par : « Comme c’est bizarre ! J’étais sûr d’avoir fermé la porte et elle est ouverte ! » ; « Ayer vi una película muy chistosa » qui signifie : « Hier, j’ai vu un film vraiment drôle. » Le second terme, « gracioso », substitué au premier dans les mêmes phrases, présente les deux mêmes significations, avec un rien de formalisme en plus : « ¡ Que gracioso ! Pensé que habia cerrado la puerta pero ahora esta abierta » ; « Ayer vi una película muy graciosa » ou « Ayer vi una película que me hizo mucha gracia ».
40Dans une variété d’espagnol, parlée en Argentine par les habitants d’une région bien circonscrite, l’adjectif « loco », nous a-t-on rapporté, signifiant à l’origine « fou » ou « dément » (un individu qui a perdu la raison) peut être utilisé pour désigner à la fois des choses drôles et des choses sortant de l’ordinaire.
41En portugais, parlé au Brésil en tout cas, le mot « engraçado » fait l’affaire dans les deux cas. Il semble bien qu’une certaine manière de le prononcer et une certaine vitesse dans la diction permettent d’opérer la distinction entre les deux significations ou, du moins, de dissiper en partie l’ambiguïté. Dit vite et comme sans insister, il signifie « drôle-ha ha ». « Este filme é mesmo muito engraçado » (« Ce film est vraiment comique »). Prononcé avec plus de lenteur, les syllabes bien articulées et avec une pointe de perplexité dans la voix, le mot renvoie au deuxième sens. « En-gra-ça-do, eu achei que tinha deixado a minha chave na bolsa… » (« C’est drôle, j’étais sûre d’avoir laissé mes clés dans mon sac à main… »).
42La langue française dispose de toute une gamme de mots détenant cette propriété. De fait, comme « funny » en anglais, « drôle » véhicule ces deux sens. Le terme « marrant » signifie « drôle », au sens de « qui prête à rire », mais, bien que cela ne rentre pas dans ses modalités courantes d’emploi, il peut être utilisé pour désigner dans de nombreux contextes quelque chose d’étrange ou de bizarre (« C’est marrant, j’aurais juré que mes clés étaient sur la table »). Il en va de même de l’adjectif « rigolo ». En allemand, c’est le terme « komisch » qui remplit ce double rôle sémantique. Une blague est komisch mais quelqu’un peut parfaitement dire : « C’est komisch, j’étais certain d’avoir laissé mes clés là. » Il en va exactement de même en grec avec le terme « asteio » ; le mot « gelio », pour sa part, utilisé pour désigner le rire, est de toute évidence étroitement rattaché à « gelios » qui renvoie à « ridicule ». Même situation en hongrois où « nevetség » est employé pour se référer à un rire méprisant tandis que « nevetséges » signifie « grotesque ». Si l’allemand « komisch » et le grec « asteio » établissent une connexion entre « drôlerie » et « étrangeté », les designata des nombreuses acceptions de « gelios » et « nevetséges » montrent l’existence d’un lien entre ce qui est dénué de sens, ou ridicule, et ce qui est risible. Le pas sémantique est ténu qui fait passer de l’étrange ou de l’inhabituel/ inattendu, rendu en anglais par « funny-huh » (« drôle-ho ho »), au dépourvu de sens ou à l’irrationnel/ surprenant, rendu par le hongrois « nevetséges » ou le grec « gelios », dans leur seconde acception. La langue hongroise possède un autre terme, « vicces », qui signifie ordinairement « amusant » ou « drôle » mais qui peut, à l’occasion, nous a-t-on dit, être employé pour désigner quelque chose d’étonnant : « C’est vicces, je pensais que l’électricité était éteinte quand nous sommes sortis. »
43Dans bien des langues, les mots voulant dire « drôle » ont des significations associées du même genre. En bulgare, le terme « smeshno », qu’on traduit par « humoristique », peut être également employé pour signifier « stupide » ou « irrationnel ». Par exemple, « Smeshno e da se misli, che tova moje da e taka » veut dire « C’est idiot/ridicule de penser que telle chose est ainsi » et « Ne mislish li, che e smeshno da iskash takiva neshta » traduit « Vous ne pensez pas que c’est absurde de vouloir de telles choses ? ». « Smeshnoy » en russe et « derîs » dans le dialecte moldave parlé en Roumanie rentrent dans le même cas de figure. Un autre mot russe, « kurieznii », nous rappelle le mot anglais « curious » (« curieux »). En russe, le mot peut être employé, comme « curious » en anglais, pour désigner un incident bizarre ou étrange susceptible de faire rire ou sourire ; par exemple, quelqu’un va dire : « Quelque chose de kurieznii s’est passé alors qu’on se dirigeait vers la réunion » et, sur-lechamp, raconter sous la forme d’une « bien bonne » ce qui s’est déroulé.
44Le même phénomène linguistique se rencontre dans quelques langues d’Asie. Le japonais comporte un terme qui signifie « drôle » mais qui présente un second sens subtilement rattaché à ce qui est gelios en grec et nevetséges en hongrois. Ce terme « okashii » est utilisé dans les deux phrases : « Kare ha okashii hito desu ne » et « Kare no atama ha okashii ». Dans la première, le terme véhicule le sens suivant : « Cette personne est drôle, non ? » La traduction de la seconde phrase, nous a-t-on dit, est peu ou prou : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans sa tête », impliquant que la personne en question, okashii, se conduit de manière irrationnelle. En coréen, le mot « woot ggi da » exprime les deux significations de l’anglais « funny ». Il peut être employé dans son sens premier pour dire simplement que quelque chose est drôle (« C’est woot ggi da ! »). Mais on peut aussi le mobiliser dans un autre sens : « C’est woot ggi da, je croyais avoir laissé mes clés sur la table. » Le mot est alors à peu près synonyme d’« inhabituel » ou d’« étrange ».
- 8 Les mots passés en revue ici représentent environ 60 % des réponses que nous ont adressées nos corr (...)
45Attention ! Ces considérations terminologiques procèdent d’un tour d’horizon rapide et non pas d’une enquête linguistique approfondie. Il faudrait se livrer à une étude de glossogénétique, nullement entamée ici, afin de déterminer si les deux significations acquises par le même terme dans l’une ou l’autre des langues évoquées constituent un phénomène apparu indépendamment dans chacune d’elles ou bien résultent d’emprunts linguistiques. Quoi qu’il en soit, le nombre de réponses obtenues et la variété des contextes linguistiques rencontrés, tout comme le fait que les locuteurs de ces langues se sentent parfaitement à l’aise avec le phénomène décrit, renforcent le sentiment qu’il y a vraiment quelque chose de drôle avec le mot « drôle »8.
46« Qu’ont en commun Alexandre le Grand et Pif le Chien ? Leur deuxième prénom. »
- 9 La plupart des exemples pris dans cet ouvrage sont des blagues. Ce n’est pas parce que les blagues (...)
47Une situation est trouvée amusante par un sujet en fonction de ce qu’il sait ou ne sait pas. Ainsi la même blague racontée à deux publics différents peut-elle recueillir un franc succès auprès du premier et fâcher le second. Voici une plaisanterie que certains trouveront drôle, d’autres pas du tout et que quelques-uns, même, estimeront choquante9 :
Question : — Qu’est-ce qui a deux pattes et qui saigne ?
Réponse : — Un demi-chien.
48Peut-être seuls seront amusés ceux qui sont capables de se garder de toute émotion à l’égard de nos amis les chiens en entendant cette plaisanterie. Bien des sources d’amusement sont culturellement spécifiques. Dans les cas les plus extrêmes, le caractère humoristique d’une chose est étroitement dépendant des traits particuliers de la langue servant à dire cette chose : jeux de mots autorisés par elle, rimes, constructions grammaticales, homonymies, etc. Il en résulte que, dans ces cas précis, la drôlerie survit mal à la traduction. En voici un exemple :
A : — Hier, à Kamakura, il y avait un marchand ambulant qui vendait des baguettes de bambou sacrément chic.
B : — Alors, tu en as acheté ?
A : — Oh, non ! Elles valaient 5 000 yens pièce. Cher !
49Le ressort de la drôlerie dans cette blague consiste dans le fait qu’en japonais les mots servant à désigner « bambou » et « ce qui est cher » sont homonymes. Dans d’autres cas, les plaisanteries peuvent être traduites sans perdre tout leur sel mais ce sel n’est goûté que par qui détient le savoir d’arrière-plan propre à une culture déterminée. Prenons comme exemple la blague ci-dessous :
Qui donc, à moins d’être fou, s’aviserait de faire un mélange entre eau de mer et eau douce puis de le défaire, et de recommencer, sachant que sa mère va le corriger d’importance ?
50Selon ce qui nous a été dit, cette blague est susceptible d’être trouvée drôle par les écoliers coréens du primaire supérieur ou du secondaire, cela en vertu de trois éléments de savoir culturel. 1. Un problème courant de mathématiques, posé aux élèves dans les écoles de ce pays, fait allusion au mélange entre eau salée et douce afin d’en calculer les proportions respectives ; 2. il va sans dire en Corée que le mélange entre eau salée et douce ne peut se faire que dans la cuisine ; 3. aucun enfant coréen n’oserait mettre du désordre dans la cuisine familiale. Muni de ces informations contextuelles, un locuteur anglophone peut comprendre pourquoi cette histoire est drôle en Corée. Il y a peu de chances, en revanche, que lui-même la trouve amusante.
- 10 En anglais, on dit : « Make me one with everything », ce qui signifie littéralement : « Faites m’en (...)
Une dame va voir un marchand de pizzas. « Qu’est-ce que ce sera pour vous ? » lui demande le marchand. La dame répond : « Une avec tout. » Au fait : la dame est bouddhiste10.
51Dennett (1987 : 76) remarque que le contenu verbal de nombreuses plaisanteries est enthymématique – ou lacunaire. En d’autres termes, la réussite de ces plaisanteries exige que soit sous-entendue une proposition, voire plusieurs, leur tenant lieu de « prémisses ». Dans une blague bien racontée, le caractère enthymématique du texte amène l’auditoire à remplir le ou les trous au moyen d’une inférence ou d’une hypothèse, voire de toute une série d’hypothèses, à défaut de quoi le sel de la blague échapperait complètement.
- 11 Les Newfies sont les habitant du Newfoundland, cible préférée des blagues à caractère « ethnique » (...)
Un homme alla rendre visite à son ami le Newfie11 et le trouva avec les deux oreilles couvertes de pansements. « Que s’est-il passé ? » demanda l’homme. Le Newfie répondit : « J’étais en train de repasser ma chemise quand le téléphone a sonné. — Cela explique une oreille mais qu’est-il arrivé à l’autre ? — Ben, il a fallu que j’appelle un médecin. »
52La plaisanterie perdrait beaucoup de son sel, voire sa totalité, si celui qui la raconte s’avisait de mentionner toutes les choses dont la connaissance est indispensable pour saisir l’histoire et donc en rire. Et cette blague est condamnée à disparaître à court terme dans la mesure où bien peu de téléphones d’aujourd’hui épousent la forme d’un fer à repasser et pèsent autant, et aussi pour cette bonne raison que rares sont, de nos jours, les jeunes à avoir jamais vu quelqu’un repasser des vêtements. Lecteurs d’un certain âge, il vous faudrait apporter toute une série d’explications à vos petits-enfants du genre : « Dans le temps, les téléphones étaient des objets fixes et lourds ; ils comportaient un élément attaché au bout d’un fil et qu’on avait en main comme cela (geste à l’appui), un peu à la façon dont on tient le manche d’un fer à repasser, encore un objet métallique pesant et branché à un fil, dont la surface inférieure, plate, est ultra chaude dès qu’on se sert de l’engin, assez chaude pour brûler cruellement la peau. » Au bout du compte, avec toutes ces explications, la blague aurait autant de succès auprès de vos petits-enfants que la plaisanterie coréenne en a auprès de nous.
53Ce qui n’est amusant qu’à l’intérieur d’un groupe au sens sociologique du terme, des gens partageant par exemple des croyances religieuses, un passe-temps ou un métier, constitue un cas extrême de la relativité de la réceptivité de la drôlerie eu égard au savoir. En témoigne cette plaisanterie qui a cours chez les spécialistes d’ingénierie informatique :
Il n’y a que 10 catégories de gens dans le monde : ceux qui lisent le langage binaire et ceux qui en sont incapables.
- 12 Cette blague constitue une exception remarquable en ce sens qu’elle ne fonctionne qu’à l’écrit et à (...)
54À défaut de savoir que « 10 » est la représentation en langage binaire du chiffre 2, on se casse la tête pour essayer de deviner quelles peuvent bien être les 8 autres catégories de gens dans le monde12.
55Il peut même se faire – un cas limite assurément – que la cible visée par l’auteur du trait d’humour soit un unique individu. Dans ces circonstances, il n’y a alors matière à s’amuser dans ce trait qu’à la condition de décrypter allusions ou sous-entendus se rapportant à des épisodes vécus par cette personne, évidemment seule à même d’y procéder. Voilà qui explique qu’un individu, riant sous cape dans son coin, puisse refuser de répondre à toute question sur les raisons de son amusement. C’est drôle pour lui mais il lui faudrait expliquer pourquoi et alors, cela ne serait pas amusant du tout. On ne peut rire qu’à propos d’une chose dont on pense à sa manière propre. L’idée intuitive selon laquelle ce qui est drôle l’est pour tout homme, à savoir l’universalité des traits d’humour, repose sur une erreur de raisonnement statistique : il existe une dose massive de savoir partagé entre la plupart des gens qui se rencontrent dans des contextes où naissent les occasions de s’amuser de concert ; d’où confirmation de l’impression selon laquelle chacun doit trouver drôle ce qui est « vraiment drôle ». D’où également le fait que nous sommes comme désarmés face à des occurrences putatives de drôlerie reposant sur du savoir partagé… mais que nous ne partageons pas ; elles nous paraissent à tort bizarres. Songeons à l’exemple coréen ; ce n’est pas du tout que les gens de ce pays détiennent une variété étrange de sens de l’humour ; c’est, tout simplement, qu’ils partagent entre eux du savoir que nous ne partageons pas avec eux.
56Ted Cohen (1999) est l’auteur de la blague sur Pif le Chien en exergue de ce paragraphe ; juste après l’avoir racontée, il observe ceci :
Bien sûr, j’ai envie que vous aimiez cette blague sur Pif le Chien. Je désire que vous l’aimiez parce que je vous aime bien et que je veux vous offrir quelque chose que vous aimez ; je veux en même temps que vous me soyez reconnaissants pour ce don. Mais j’ai aussi besoin que vous l’aimiez, cette blague, parce que le fait que vous l’aimiez justifie que, moi, je l’aime. Je rends cela en disant que la blague est drôle, comme si elle l’était en toute objectivité, à la manière dont, objectivement, il y a du sable sacrément fin le long des côtes du Maine. Mais ce que je veux dire, c’est que cette blague me fait rire et que si chacun en rit, alors c’est qu’elle est intrinsèquement drôle (ou aussi bonne qu’elle est drôle). Et voilà pourquoi j’ai tellement envie qu’elle vous fasse rire. (Cohen 1999 : 31-32.)
- 13 On a souvent fait observer que la vaste littérature portant sur l’humour en manque remarquablement, (...)
57Sur le dernier point, Cohen commet une légère erreur. Il a tort de laisser penser que si « chacun » rit de la blague, alors c’est qu’elle est « réellement » drôle. Ce qu’il veut dire, ou devrait vouloir dire, c’est que si « chacun comme nous » rit de cette blague, alors c’est un fait qu’elle « est » drôle, mais sachant que c’est pour nous qu’elle l’est et que c’est nous, et nous seuls, qui comptons dans ces circonstances. Le fait que quelque chose soit « vraiment » drôle aux yeux d’évaluateurs constitués en jury de référence est aussi objectif que le fait que des tomates bien mûres soient vraiment rouges (aux yeux d’observateurs humains normaux)13.
« Un couple de behavioristes se repose après avoir fait l’amour. L’un des deux demande à l’autre : “Bon, c’était bien pour toi ; maintenant, dis-moi comment c’était pour moi ?” »
« Vous connaissez cet “air” qu’ont les femmes quand elles ont envie de sexe ? Moi non plus. »
(Steve Martin cité par Carr & Greeves 2006 : 140).
- 14 Il se pourrait que ces effets du rire féminin varient en fonction du contexte culturel. La majorité (...)
58Robert R. Provine (2000) attire l’attention sur une autre dimension ignorée par bien des auteurs de travaux théoriques anciens sur l’humour : les différences entre hommes et femmes. Ses enquêtes sur le rire dans les situations de conversation relèvent le phénomène suivant : d’une part, le public féminin rit beaucoup plus fréquemment que le public masculin, quel que soit le genre de celui qui parle ; d’autre part, le locuteur masculin fait davantage rire que son homologue féminin, quel que soit le genre des rieurs. Par ailleurs, deux fois plus de femmes que d’hommes précisent, dans les petites annonces, rechercher une âme sœur « ayant le sens de l’humour » ou quelqu’un susceptible de les faire rire (Smith, Waldorf & Trembath 1990). Et les femmes souhaitent qu’on les amuse plus qu’elles ne s’offrent à amuser tandis que c’est l’inverse chez les hommes, à la fois dans les petites annonces et dans le cadre conversationnel (Crawford & Gressley 1991 ; Provine 2000). Bressler, Martin et Balshine (2006) ont montré que, dûment questionnés, les hommes estiment qu’une femme dotée du sens de l’humour est une femme appréciant les traits d’esprit, à la différence des femmes, pour qui un homme pourvu du sens de l’humour est quelqu’un qui est l’auteur de traits d’esprit. Provine mentionne, pour sa part, des enquêtes réalisées sur les comportements respectifs des hommes et des femmes liés à des rendez-vous : ces travaux révéleraient l’existence d’une corrélation positive entre la densité de rires féminins émis lors de la rencontre et le désir de se revoir tel que confié à l’enquêteur par chacun des intéressés14.
59D’autres recherches ont mis en évidence une ligne de partage supplémentaire en matière de production de traits d’humour. Paul E. McGhee (1976) signale que les garçons, entre six et onze ans, font bien davantage d’efforts pour être drôles que les filles du même âge (voir également Goldstein & McGhee 1972 ; McGhee 1979 ; Chapman, Smith & Foot 1980 ; Ziv 1984). Glenn E. Weisfeld (1993) fait toutefois remarquer que les débuts du cycle de développement de l’humour chez les garçons correspondent assez bien avec la stabilisation des phénomènes de dominance chez les jeunes enfants ; il se pourrait donc que cette inégalité entre garçons et filles, s’agissant de la production de traits d’humour, soit un artefact de ces phénomènes (voir à ce sujet Omark, Omark & Edelman 1975). Pièce à ajouter au dossier : une expérience fondée sur le visionnage de trois dessins animés par un public composé de personnes des deux sexes procédant à l’aveugle a montré que les sous-titres rédigés par des hommes étaient estimés plus amusants que ceux écrits par des femmes (Greengross & Miller 2011). Bien sûr, ce résultat ne prouve aucunement l’existence de différences naturelles entre hommes et femmes dans la capacité à faire preuve d’humour. Il démontre peut-être que les hommes ont davantage d’expérience professionnelle dans le domaine que les femmes ou, tout simplement, qu’ils font plus d’efforts pour réussir à la tâche.
60Quoi qu’il en soit, au moins en ce qui concerne la réceptivité aux traits d’humour, la différence entre les sexes se manifeste au niveau de l’activité cérébrale. En effet, l’imagerie fonctionnelle à résonance magnétique (fmri) révèle le fait suivant : soumis à la tâche consistant à évaluer la drôlerie d’une bande dessinée, le cortex préfrontal gauche (pfc) des femmes est davantage activé que celui des hommes, ainsi que le nucleus accumbens droit (NAcc), situé au niveau des structures mésolimbiques (Azim et al. 2005). Les auteurs de l’expérience émettent deux hypothèses à ce sujet. Premièrement, les femmes mobiliseraient davantage le langage et les procédures exécutives dans la compréhension des choses amusantes (d’où l’activation privilégiée du cortex préfrontal gauche). Secondement, le système mésolimbique, fonctionnant comme système de récompense, serait moins actif chez les femmes que chez les hommes tant que le récit de la blague n’est pas achevé, mais plus actif une fois ce récit venu à son terme. En somme, le système prédit aux femmes une récompense moins forte que celle obtenue, sous la forme d’une erreur de signal. Quoi qu’il en soit de la validité de ces supputations, il reste que les différences de fonctionnement neuronal mises en évidence indiquent que les deux sexes ne sont pas tout à fait à égalité dans le domaine de l’humour. Ces travaux pris ensemble paraissent suggérer, à tout le moins, que faire preuve d’humour est un trait désirable aux yeux des hommes et qu’apprécier le sens de l’humour des hommes est un trait désirable aux yeux des femmes.
« Deux péquenauds dans un champ :
Bobby Joe : — Hé ! Si on jouait au jeu des vingt questions ?
Billy Bob : — Sûr ! Attends que je pense à quelque chose !
Bobby Joe : — Tu y es ?
Billy Bob : — Ouais. Ca y est. Tu peux y aller !
Bobby Joe : — C’est une chose ?
Billy Bob : — Ouais !
Bobby Joe : — On peut la baiser ?
Billy Bob : — Ouais !
Bobby Joe : — C’est une chèvre ?
Billy Bob : — Ouais ! »
61Nous allons présenter maintenant une liste de questions que toute théorie cognitive de l’humour se doit de traiter si elle prétend faire le tour du sujet ; vingt très précisément. Chacune de ces questions a déjà été formulée et même, jusqu’à un certain point, chacune d’entre elles a reçu des fragments de réponse. L’objectif poursuivi ici est de faire la synthèse des meilleures contributions théoriques apportées dans ce domaine et de les regrouper dans une sorte de modèle unifié susceptible de livrer des solutions à tous les problèmes qui se posent. Un bon modèle ne doit pas laisser échapper un quelconque genre d’humour ni considérer comme véhiculant de l’humour quelque chose qui ne fait pas rire. Un très bon modèle doit aller plus loin et permettre des opérations de type prédictif assez surprenantes : en nous apprenant, par exemple, comment faire pour enlever tout caractère amusant à un événement rapporté en y touchant le moins possible ou, idéalement, en nous offrant des recettes fiables pour être drôle. Une chose est d’expliquer les cas privilégiés présentés comme étant expliqués par des théories déjà existantes ; une autre est d’élaborer de nouvelles catégories de cas, ou de nouvelles taxinomies de cas inventoriés, en montrant comment et pourquoi ils sont comiques. Pour aller au plus vite, un modèle valable doit pouvoir être testé de bien des façons. Quant aux problèmes posés par sa réfutabilité, nous en traiterons plus loin.
621. L’aptitude à l’humour est-elle une adaptation ? Cette capacité procure-t- elle un avantage sélectif aux gènes de son porteur et, si tel est le cas, en quoi consiste au juste le bénéfice acquis ? Quelle action ce trait évolutif pourrait-il exercer en ce qui concerne le potentiel de diffusion des gènes de l’individu dépositaire ? Comme nous l’avons vu, cette capacité à détecter l’humour d’une chose est innée et sa présence est attestée dans toutes les cultures humaines. Le rire fait son apparition à un stade précoce du développement de l’enfant, y compris spontanément – du moins tout l’indique – chez les enfants aveugles ou sourds de naissance. Enfin, il ne s’est produit chez aucune population une élimination génétique de ce trait évolutif. Pourquoi ?
632. Quelle est l’origine de l’humour ? D’autres espèces que la nôtre disposent- elles de cette capacité ou d’un équivalent quelconque ? Toute théorie aboutie de l’humour se devra d’énoncer des hypothèses solides sur ce que pourraient être les précurseurs comportementaux de cette capacité et, dans le meilleur des cas, de retracer le trajet ayant mené de ces précurseurs au phénotype moderne.
643. Pourquoi communiquons-nous ce qui nous amuse ? Tout bruit causé sans nécessité augmentait dans le passé d’Homo sapiens le risque d’attirer l’attention des prédateurs. Par ailleurs, communiquer est une activité énergivore pour l’organisme. Dans ces conditions, force est de supposer que, si l’espèce humaine a connu tôt le phénomène de transmission de ce qui pousse à rire, c’est que ce trait de comportement détenait une valeur adaptative. En quoi l’amusement de communiquer ce qui amuse diffère-t-il de l’amusement communiqué et en quoi consiste au juste l’avantage sélectif procuré par cette communication si tant est qu’il y en ait un ?
654. Pourquoi humour et plaisir ont-ils partie liée ? Rire fait plus que rendre heureux ; il existe une forme de plaisir très particulier lié au fait de s’amuser de quelque chose. En quoi le plaisir éprouvé se distingue-t-il qualitativement des autres plaisirs de l’existence, et ce caractère à part se laisse-t-il expliquer ? Y a-t-il un gain pour nos gènes susceptible de compenser le coût énergétique d’un éclat de rire ?
665. Pourquoi ce qui est drôle surprend-il ? La plupart des stimuli déclencheurs d’amusement exercent un effet de surprise ; c’est au point que certains ont émis l’hypothèse selon laquelle la surprise serait le moteur de l’amusement ressenti. (D’autres préfèrent voir dans la surprise ou la soudaineté une condition supplémentaire requise mais ne s’en expliquent pas.) Pourquoi l’élément de surprise est-il omniprésent ?
676. Pourquoi trouve-t-on toujours la trace d’un jugement dans l’évaluation des situations ou des choses faisant rire ? Les théories dites de la supériorité, qui voient tout rire comme une forme de dérision, affirment que le caractère humoristique d’une chose trouve sa source dans un jugement de valeur, celui qui fait la part entre un état de choses « comme il faut » et un état de choses hors normes. Toutefois l’humour n’est qu’un domaine parmi d’autres où de tels jugements sont portés. Pourquoi l’humour actionne-t-il à ce point la mécanique axiologique ? Serait-ce en raison de sa fonction véritable ?
687. Pourquoi use-t-on fréquemment de l’humour pour dénigrer autrui ? Faire rire de quelque chose, c’est déprécier ce quelque chose ; faire rire de quelqu’un, c’est souvent l’humilier bien qu’en dérive une pratique plus inoffensive, celle consistant à se moquer de bon cœur mais gentiment d’autrui, « juste pour rire », et à laquelle autrui est supposé réagir avec bonne humeur. Pourquoi cela ? On peut insulter quelqu’un mais on ne peut faire rire de quelqu’un ou se moquer de lui sans utiliser les armes de l’humour. Les théories dites de la supériorité estiment que c’est la raison d’être de l’humour. Faut-il intégrer cette proposition dans notre propre argumentaire théorique ? Et l’aptitude à déprécier autrui, ou à ressentir un sentiment de supériorité sur lui, constitue-t-il un avantage sélectif dans la lutte pour la reproduction ?
698. Pourquoi l’exercice de l’humour met-il si souvent en évidence des échecs ? Aristote a soutenu que l’humour cible des manques ou des défauts. Même l’humour bienveillant a souvent l’erreur pour objet : les quiproquos, les malentendus, les équivoques, etc. Pourquoi cette connexion ?
709. Pourquoi la capacité à l’humour ménage-t-elle une telle place à un sens du non-sens ? On a confectionné de multiples modèles destinés à rendre compte du phénomène d’incongruité ; ils diffèrent par bien des aspects. Existe-t-il une perspective d’ensemble prise sur ces modèles et qui ferait de chacun une instance particulière d’un phénomène général ?
7110. Si l’incongruité est la cause de l’amusement, comment opère-t-elle pour aboutir à ce résultat ? Ici, de simples descriptions ne suffisent pas. Il nous faut savoir quels sont les mécanismes causaux déclenchés par toute perception d’incongruité.
7211. Pourquoi seuls nous font rire les êtres humains ou les objets anthropomorphisés ? Il semble, en effet, que seuls ont le pouvoir de nous amuser les êtres dépositaires d’un esprit ou les entités interagissant, d’une façon ou d’une autre, avec des détenteurs d’un esprit. Force est d’en conclure qu’il doit bien y avoir quelque chose dans l’esprit, ou avec l’esprit, qui se trouve à la source de notre capacité à trouver drôle quelque chose. Qu’ont donc en propre les êtres humains qui fait d’eux la cible du sens de l’humour et pas seulement les détecteurs de ce que le monde peut avoir d’amusant ?
7312. Henri Bergson a-t-il raison d’affirmer que tout comportement mécaniquement effectué a un potentiel comique ? Bergson remarque que, de manière générale, tout agissement inapproprié dessert les intérêts de son auteur et que le signe révélateur d’un comportement mécaniquement effectué est précisément qu’il ne répond pas de manière satisfaisante aux subtilités de l’environnement. Est-ce à bon droit que le philosophe français promeut le rire en outil de régulation, grâce auquel nous sommes sur nos gardes ? Les comportements mécanisés seraient-ils une sous-classe de la classe générale des choses ayant le pouvoir de nous amuser ?
7413. Pourquoi l’humour peut-il servir socialement à faire la leçon à autrui ? Pour quelles raisons l’auteur d’une conduite inappropriée nous fait-il rire ? Qu’est-ce qui nous pousse à estimer que certaines catégories de comportement inapproprié sont risibles tandis que d’autres ne le sont pas ? Selon quels critères ? Pourquoi ressentons-nous un sentiment d’humiliation lorsque quelqu’un vient à rire de nous ? Cela nous amène-t-il à changer de comportement ? Cela nous pousse-t-il à retrouver une manière de faire « normale » ?
7514. Qu’est-ce qui unifie la variété considérable des genres de stimuli déclenchant le rire ? Pensons à Socrate qui avait pour habitude de dire, lorsqu’on lui présentait toute une série d’exemples : « C’est bien joli mais qu’est-ce que tous ces exemples ont en commun ? »
7615. Quelle relation existe-t-il entre le jeu et l’humeur à rire ? Dans lequel de ses aspects le jeu présente-t-il une ressemblance avec la disposition humoristique ? Tous deux comportent une dimension de « non sérieux » (« pour rire ») ; tous deux procurent du plaisir. Jouer conduit souvent au rire. Serait-ce que tous deux obéissent à un même processus causal ? Quel rapport avec le chatouillement ?
7716. Quelles relations y a-t-il entre la résolution de problèmes, la découverte et l’exercice de la capacité à rire ? Lorsque nous faisons une découverte ou que nous trouvons la solution à un problème, il nous arrive de nous exclamer : « Ah ah ! » Et même, à l’occasion, rions-nous. Même émotion de découverte lorsque nous saisissons le sens d’une blague. En quoi ces différents phénomènes sont-ils liés ?
7817. Pourquoi aspirons-nous si fort à rire ? Il semble que nous soyons programmés pour rechercher des motifs de rire. Nous tendons nos cartes de crédit pour avoir un siège dans les théâtres où se jouent des comédies et nous faisons la queue pour entendre les humoristes faire leur one-man-show. Les chaînes de télévision commerciales font assaut de sitcoms et de dessins animés. Les magazines cherchent à contenter leurs abonnés en multipliant les dessins humoristiques et, dans chaque librairie, on trouve un rayon consacré à l’humour. Chaque année, des milliards de dollars sont consacrés à l’industrie du rire. Pourquoi le comique est-il un bien marchand faisant autant recette ?
7918. Qu’y a-t-il de si particulier souvent détecté dans les motifs de rire ? Il est fréquent que les stimuli du rire n’aient pas d’effet universel. À l’extrême limite, une plaisanterie peut n’en être une que pour une et une seule personne ; on évoquera alors une plaisanterie à usage strictement personnel ! Quels sont les traits érigeant cette personne en destinataire élue de cette catégorie de plaisanteries ?
8019. En quoi consiste le caractère général des phénomènes prêtant à rire ? D’un autre côté, une bonne partie des choses faisant rire ont un caractère universel. On peut leur faire confiance pour amuser presque n’importe quel citoyen du monde. Et la question se pose : pourquoi donc désirons-nous si fort faire partager à toujours plus de gens les choses qui nous font rire ? Pourquoi s’amuser est-il si rarement un plaisir solitaire ?
8120. Pourquoi des différences entre les sexes dans le domaine du rire ? Pourquoi les hommes font-ils davantage rire et les femmes rient-elles plus ? Pourquoi les femmes, plus que les hommes, insistent-elles, dans leurs petites annonces de rencontres, sur le « sens de l’humour » dont elles désirent que le partenaire recherché soit doté ? Et pourquoi donc y a-t-il une majorité écrasante d’hommes chez les comiques professionnels ?
82Chacune de ces vingt questions renvoie à un point important à traiter à propos de la capacité humoristique. Une théorie manquant d’apporter une réponse à l’une quelconque de ces questions serait à coup sûr défaillante. De nombreux modèles ont été élaborés. Il semble que la théorie dite de l’incongruité, considérant le rire comme une réponse à un phénomène illogique, inattendu, incongru, fasse sans conteste la course en tête. Toutefois quelques théoriciens (entre autres Alexander 1986 ; Gruner 1997) et de nombreux fabricants de théories en chambre – passez en revue votre entourage pour en dénicher quelques-uns – persistent à vouloir laisser toutes ses chances à la théorie dite de la supériorité. Mais, bien que sur la bonne piste, les adeptes du modèle plaçant l’incongruité en facteur causal ne parviennent pas à répondre à toutes les questions recensées plus haut. Le modèle qui sera présenté dans notre livre est, par bien des côtés, une variation sur le thème de l’incongruité. Néanmoins il s’en sépare par d’autres aspects. Et selon nous, ce modèle répond à nos vingt questions.