- 1 Au Bistrot des ethnologues, à Montpellier, le 5 avril 2000, revenant sur son parcours à la demande (...)
11] En 1989, lors du stage de formation « Ethnologie et patrimoine ethnologique en France : idées et institutions », organisé par la Mission du patrimoine ethnologique (mpe) à Royaumont, du 6 au 10 février, Isac Chiva fait retour sur son expérience au sein de ce qu’il appelle un « complexe1 », formé par cette mission et le Conseil du patrimoine ethnologique (cpe). Membre de ce dernier, puis le présidant à partir de 1984, et parce qu’il le quitte durant cette année 1989, ses paroles données au cours de ce stage, en particulier l’introduction qu’il lui fait et son intervention « Le patrimoine ethnologique, notion et politique », prennent une couleur particulière, d’autant que bien avant d’être le président du cpe, il a participé à la mise en place dudit « complexe ». De plus, cette intervention se voit attribuer par son auteur le statut de « premier galop » d’un travail à venir, qui serait d’une « autre ampleur ». Ce sera son texte « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France » (Chiva 1990), paru l’année suivante, reprenant certains des points développés à Royaumont.
22] Dix ans auparavant, le 15 janvier 1979, se tient salle Richelieu, rue de Valois, la première réunion d’un groupe de réflexion installé au ministère de la Culture à l’instigation de Jack Ligot, rapporteur général à la recherche du même ministère, et venant de la délégation générale à la Recherche scientifique et technique. Ce groupe est formé dans le cadre d’un protocole d’accord datant de fin 1978, ouvrant à des possibilités de collaboration, entre le ministère de la Culture et celui des Universités. Il est aussi la mise en oeuvre d’une mission confiée le 28 décembre 1978, par Jean-Philippe Lecat alors ministre de la Culture à Redjem Benzaïd, inspecteur général des Finances, soit la présidence d’un groupe d’experts chargé « d’étudier le contenu d’une politique nationale du patrimoine ethnologique dans les domaines de la recherche et de la formation, de l’action culturelle, de la conservation et de la diffusion » (Benzaïd 1980 : 5). Installé ce 15 janvier, le groupe de travail rend en octobre ses conclusions, publiées par La Documentation française en 1980 sous le titre L’Ethnologie de la France, besoins et projets, plus connues sous le nom « rapport Benzaïd ». Alors directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et sous-directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale, Isac Chiva coordonne ce groupe. Il produit à son intention plusieurs notes, l’une sur les « aspects de l’ethnologie de la France rurale contemporaine », une autre portant sur un « dispositif pour une politique du patrimoine ethnologique ». Son rôle a été essentiel.
- 2 Bistrot des ethnologues, 5 avril 2000.
- 3 Cela ne préjuge pas évidemment de la fortune ultérieure d’une « ethnologie de la France » ou d’une (...)
33] Si ce moment – 1989 – est particulier dans le parcours intellectuel et scientifique d’Isac Chiva, c’est bien sûr parce qu’il vient d’une certaine manière clore sa présidence du cpe, mais aussi parce qu’il met l’aventure de la mpe en rapport avec sa « vieille obsession d’une ethnologie européenne2 », un projet donc de constituer une discipline. Il ouvre ainsi à l’examen, par lui-même en février 1989 mais aussi par nous, de la façon dont il pense alors ce geste qui, effectué dix ans plus tôt, tentait d’établir tout à la fois une politique du patrimoine et une discipline, l’ethnologie de la France3.
4Le « complexe », ou le dispositif, évoqué par Chiva naît donc le 15 avril 1980. Selon l’article 2 de l’arrêté du 15 avril 1980, le rôle de la Mission est circonscrit au secrétariat du conseil et de sa commission permanente, assuré par son chef : « La Mission prépare les travaux du Conseil du patrimoine ethnologique […], assure le secrétariat de ce Conseil, […] traite de l’ensemble des problèmes administratifs, financiers et techniques relatifs à l’application de la politique élaborée [par le conseil] et des actions à promouvoir. » Les travaux du groupe Benzaïd avaient proposé une « cellule de travail », « rattachée à la direction du Patrimoine », « restreinte et légère ». De son côté, Claude Lévi-Strauss, auditionné le 28 février 1979, avait promu la création d’une fondation travaillant sous l’autorité d’un conseil, et possédant un rôle de gestion administrative et financière, de coordination d’institutions existantes :
- 4 Entretien avec Claude Lévi-Strauss, 28 février 1979 (archives de la mpe ).
Le choix des priorités peut être confié à un conseil lui-même à l’écoute permanente de la base, des initiatives et préoccupations locales. À ce Conseil supérieur du département de la Culture sera adjoint, pour des raisons de souplesse, un organisme public de droit privé (fondation, par exemple), qui coordonnerait l’action des départements ministériels et institutions concernées et mobiliserait les concours extérieurs (régionaux, privés, etc.). En même temps qu’un organe de gestion (subventions, donations en numéraire ou en objets qui serviraient en partie à assurer la recherche libre), la fondation serait le point de convergence de toutes les bonnes volontés4.
5Quant à Isac Chiva, il propose de s’appuyer sur ce qui existe (législations et réglementation d’une part ; institutions de l’autre, c’est-à-dire musées, laboratoires de recherche, Inventaire général, services départementaux d’archives, centres régionaux de documentation pédagogique) ainsi que sur du personnel compétent par la mise en place de correspondants régionaux5.
- 5 Sur cette question de l’instrument de l’action publique, voir Pierre Lascoumes et patrick Le Galès (...)
6Certains, de Pierre Nora à Herman Leibovics, s’entendent sur la nécessité d’effectuer un cadrage politique de l’analyse de cette création. Ils invitent donc à la lire comme un appareil étatique de contrôle. Enfourchement et politisation scientifique d’un rapport au passé pour le premier :
- 6 Hugues de Varine pointe également l’absence de contrôle, alors, de l’État sur une grande part de l’ (...)
Dans la foulée, les autorités centrales découvrent avec un mélange de stupeur et d’effarement que, depuis trois ou cinq ans, un immense tissu local s’était spontanément constitué sur le terrain, sans rien demander à personne : pas moins de six mille associations de défense du patrimoine et quatre mille associations rurales de culture et de loisirs ! Une régionalisation de fait s’était installée avant la loi. Il ne restait plus aux politiques qu’à enfourcher le courant porteur et à lui donner, si possible, l’armature d’une véritable politique de l’ethnologie, dont une mission venait, précisément, d’être instituée au ministère. (Nora 1996 : 70.) 6
7Volonté de contrôle des mouvements régionalistes dans le cadre d’un État-nation pour le second : « Mais dans les années 1970, les décideurs de France avaient reconnu que les forces en faveur de l’autodétermination locale étaient réelles, populaires et irrésistibles ». Et d’ajouter :
- 7 « Dispositif pour une politique du patrimoine ethnologique », note d’Isac Chiva du 3 juillet 1979 ( (...)
- 8 On peut cependant exprimer un certain scepticisme lorsqu’il explique la création, parmi d’autres, d (...)
Dans une interview avec l’auteur, Élizabeth Fleury, qui avait travaillé au sein du ministère de la Culture entre 1977 et 1988, et dans les années 1980 en tant que chef de la Mission du patrimoine ethnologique, a confirmé la crainte du gouvernement à l’égard des nouveaux mouvements régionalistes, et son souhait de créer une agence afin de suivre, et éventuellement de désarmer, leurs activités8.
8D’une certaine manière, Michel Valière, ancien ethnologue régional en Poitou-Charentes et auteur d’une Ethnographie de la France, ne dit pas autre chose, édulcorant le débat en mettant l’accent sur le caractère éthique de la reconnaissance d’une forme patrimoniale méprisée :
En 1980, au terme d’une décennie de régionalisme militant et qui prônait une « anthropologie autochtone » ou « intérieure », le ministère de la Culture créa une structure propre, chargée du patrimoine ethnologique. (Valière 2002 : 157.)
9Volonté de chevauchement d’initiatives extérieures, de contrôle d’initiatives antagoniques ou de substitution d’une forme de visibilité à une autre (Honneth 2004 : 136-150), quoi qu’il en soit de leurs lectures, ces visées sont concrétisées sous la forme d’un Conseil et d’une Mission du patrimoine ethnologique.
- 9 Notons que si cette notion althussérienne n’est employée ni par Pierre Nora, ni par Leibovics (2005 (...)
- 10 Le dep (Département des études et de la prospective) par exemple pour le ministère de la Culture. M (...)
- 11 Ce sont alors trois solutions qui sont présentées : un statu quo, le rattachement de la mpe au musé (...)
10Si on peut interpréter ces deux institutions comme la construction d’un instrument de l’action publique, chacune des lectures que nous venons d’évoquer, tend, à des degrés différents, à essentialiser l’État, à approcher la mpe comme Marc Guillaume le fait de la politique patrimoniale, soit un appareil idéologique d’État9 monolithe et parfois anthropomorphe. Changeant de focale, c’est une approche des pratiques et des opérations par lesquelles sont gouvernés les hommes et les choses qui nous intéresse ici, faisant référence au renversement opéré par la notion de gouvernementalité de Michel Foucault, bref la mpe comme « ensemble pratique ». Éprouver cette hypothèse de la mpe comme ensemble pratique de régulation des pratiques patrimoniales suppose de s’intéresser aux particularités de sa configuration, le « patrimoine ethnologique » ne prenant sens que dans celle-ci. Contrairement à d’autres missions ou départements ministériels10, le rôle qui semble lui être attribué n’est pas de prospective ou d’évaluation de l’action publique, cette question ne se posant que beaucoup plus tard, en 1999, dans une situation d’interrogation sur son positionnement et son avenir au sein du ministère de la Culture et de sa direction du Patrimoine11. Ce rôle ne semble pas non plus s’épuiser dans une volonté « caméralisatrice » de l’ethnologie ni dans un processus de mobilisation de la discipline pour participer à la planification de l’action publique comme ce fut le cas des sciences sociales dans une visée d’efficacité des politiques culturelles publiques, dans les premières années d’existence du ministère de la Culture.
- 12 Dispositif pour une politique du patrimoine ethnologique, 3 juillet 1979, archives de la mpe , vers (...)
- 13 « Réponse aux questions parlementaires sur la politique du patrimoine ethnologique », 29 juillet 19 (...)
11À côté de cette indécision de positionnement, l’autre particularité de cette institutionnalisation d’une volonté de contrôle réside dans le fait que la mpe ne dispose en propre d’aucun point d’appui législatif. La création d’un tel point dédié à un « domaine aussi mouvant aux implications sociales et politiques aussi évidentes » tel que le patrimoine ethnologique ne paraît d’ailleurs pas souhaitable à Isac Chiva12. Plus tard, en 1980, à une question parlementaire sur la politique du patrimoine ethnologique, il est répondu, opérant à cette occasion un partage entre patrimoine immatériel et patrimoine matériel, que la protection et la conservation des biens ethnographiques meubles et immeubles « sont traditionnellement assurées […] et le resteront, par : l’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France, la sous-direction des Monuments historiques et la direction des Musées de France, dont l’intérêt s’élargit vers ce type de patrimoine et qui dispose des musées classés et contrôlés et du musée national des Arts et Traditions populaires13 ».
12Ainsi la mpe et le cpe illustreraient, dans le domaine patrimonial, un régime d’action fondé sur la normalisation disciplinaire, établissant une délimitation entre, pour reprendre les termes de Georges Canguilhem, le normal et l’anormal, ici des manières normales et anormales de faire, de travailler sur du patrimoine dit ethnologique : ethnologie amateur ou « sauvage » versus professionnelle, ethnologie du soi versus regard objectivant. Bref, les bons moyens de traitement de l’objet patrimonial ethnologique dans une position d’intermédiation plus que de réglementation, position en débat tout au long de l’histoire de la mpe.
13En effet, parmi les modes d’action sur l’action des autres, puisqu’il s’agit tour à tour de la chevaucher, de la contrôler ou de la structurer en propre, l’une d’entre elles paraît prégnante, la politique de formation.
14Dans le rapport de Benzaïd, l’application de l’anthropologie à la question patrimoniale comme circulation de ses savoirs vers un public non-spécialiste ou amateur est omniprésente. Carence en matière d’enseignement, absence d’instruments pédagogiques sont pointées. La sensibilisation qui s’adresse au « grand public » (Benzaïd 1980 : 39) et la formation à destination des responsables directs du patrimoine, des enseignants et animateurs, des agents locaux, sont posées comme l’un des préalables, avec la recherche, d’une politique d’ensemble.
- 14 Archives de la mpe , versement 930615.
15Des groupes sont créés au sein du cpe. Leurs membres travaillent sur les droits des auteurs scientifiques mais aussi des informateurs qui confient savoirs et témoignages aux ethnologues ; sur les musées, leurs relations avec l’organisation de la recherche et leurs liens avec les associations ; l’utilisation des moyens audiovisuels dans l’étude, la conservation et la diffusion du patrimoine ethnologique ; les instruments de travail pour la recherche et la formation (manuels d’enquête, catalogues, etc.) ; enfin sur la formation. Notant pour introduire son propos que « formation et sensibilisation sont présentées dans le rapport du groupe de 1979 […] comme des objectifs majeurs d’une action en faveur du Patrimoine ethnologique », le groupe formation entend alors répondre à trois questions14 : qui former ?
16Quoi enseigner ? Qui enseignera ? Dans leur rapport final, en 1981, ses membres n’entendent pas fabriquer des « ethnologues à part entière », et désignent comme priorité les enseignants ouverts à cette discipline de façon qu’ils puissent transmettre le « message ethnologique reçu », les conservateurs de musées régionaux ou locaux, des responsables de parcs régionaux ; ce premier public formant un second cercle avec les élèves, les érudits locaux, les chercheurs bénévoles, les informateurs… La constitution d’une équipe volante de six à dix personnes est préconisée de façon à agir en 1982. Enfin, ils proposent la création d’un comité permanent à la formation auprès du cpe. À côté, il convient aussi de former des spécialistes via un travail de conviction auprès du ministère des Universités pour étoffer la carte des enseignements. Le 7 septembre 1980, Isac Chiva dans une note à Redjem Benzaïd, Jack Ligot et Élizabeth Lévy-Fleury, alors chef de la mpe, recommande une démarche du ministère de la Culture auprès de celui des Universités en vue d’influer sur la suppression d’habilitation à enseigner l’ethnologie à certains établissements universitaires (second cycle de Lyon-II, université de Provence, Rennes-II, etc.) alors que le nombre d’enseignement est « déjà excessivement lacunaire ». Du point de vue de son argumentation, cette démarche doit s’appuyer sur l’engagement préexistant du ministère des Universités dans une « politique du patrimoine ethnologique ».
17Des cycles de formation sont mis en place par la mpe et l’Institut national du patrimoine. En 1988, dans une synthèse des bilans de leurs actions établis par les « ethnologues régionaux », une partie consacrée à la « politique de formation », largement développée, montre combien celle-ci est importante, allant de pair avec des opérations de « structuration du milieu associatif » et de « structuration des institutions » (Valière 1988 : 139). Au final, en 1992, trois cycles ont été organisés et près de 1 500 participants ont été touchés par les actions de la mpe, sans prendre en compte les stages régionaux mis en place par les conseillers pour l’ethnologie ou les ethnologues régionaux.
18Former c’est distribuer des savoirs dont les éléments sont ordonnés selon les capacités attribuées aux uns et aux autres. C’est diviser le monde entre ceux qui peuvent comprendre par eux-mêmes et ceux qui ont besoin d’être l’objet d’un acte pédagogique ou d’une disposition particulière des éléments de ce savoir (Rancière 2004 : 15-16). La règle pédagogique normale veut que l’on parte du « commencement », ajoute Rancière supposant qu’il y a deux sortes d’intelligence : celle des ignorants, qui va au hasard, par rapprochement et par chance, et celle du maître et des savants qui procède méthodiquement. On s’interrogera sur la distribution des êtres et des choses réalisée par les opérations de formation de la mpe. Des éléments de réponse sont présents dans les intentions du rapport Benzaïd :
Le gâchis des collectes anarchiques et l’illusion pseudo-scientifique d’une ethnologie spontanée qu’individus et groupes pourraient pratiquer sur eux-mêmes, constituent deux écueils majeurs à éviter. Parée des vertus de l’authenticité, cette ethnologie du soi aboutit le plus souvent à une définition et une représentation contestables de l’identité et du patrimoine culturel d’un groupe. C’est pourquoi s’avère indispensable une acceptation correcte de la recherche, processus systématique et critique de connaissance des groupes sociaux individualisés et de leur culture […]. Or, l’ethnologie est une démarche délicate dans laquelle on ne peut se lancer sans compétence, au risque de détruire ou de défigurer la matière de l’étude sinon d’en dévoyer l’usage et, parce que cette science se caractérise en premier lieu par une méthode, elle ne peut être pratiquée au hasard. On ne peut donc laisser se développer une « ethnologie sauvage » d’où serait absente toute formation spécifique. (Benzaïd 1980 : 24, 39.)
- 15 Lettre de Jean-Louis Berthet, directeur de cabinet du ministère de la Jeunesse, des Sports et des L (...)
19Ce à quoi font écho certains des interlocuteurs appartenant à d’autres ministères, sollicités pour être partie prenante d’une politique du patrimoine ethnologique : « Il me semble fondamental de reconnaître et d’affirmer la notion de patrimoine ethnologique et de dénoncer les dangers d’une “ethnologie sauvage” et “l’illusion d’une auto-ethnologie démagogique” 15. »
- 16 Au sens de Michel de Certeau (1980 : 57-63), une stratégie est associée à un lieu propre.
20Voici donc une politique du patrimoine qui, si elle ne peut mobiliser une loi comme instrument stratégique16 pour borner la chose patrimoniale, entend par des dispositifs de formation, borner disciplinairement des pratiques « sauvages », « autochtones », autoadministrées… encore faut-il une discipline. Elle va s’imposer dans le mouvement même de constitution d’une politique du patrimoine ethnologique. C’est ainsi qu’Isac Chiva la décline, et déjà au sein des débats sur la formation se dessine la question de l’autorité pédagogique, de même que celle de l’impossible absence d’une ethnologie de la France dans la constitution d’un patrimoine ethnologique.
- 17 Soit « un corps de savoir entendu comme articulation d’un objet, d’une méthode et d’un programme, e (...)
21Retour à Royaumont : « Je crois qu’il fallait et que c’est le moment [d’] attaquer le problème crucial qui est celui d’une notion qui est traitée tantôt comme un slogan, tantôt comme une notion fantôme, tantôt comme un vrai concept scientifique, c’est-à-dire la notion de patrimoine ethnologique et de voir un peu, si nous avons le temps, quels peuvent être les rapports entre cette notion et ce qu’un certain nombre d’entre nous avons essayé de faire à partir de 1979, exactement il y a dix ans. » Ainsi Isac Chiva introduit-il son propos à Royaumont : qu’il se déroule là au fil des paroles données ou dans le texte résultant de ce discours, il peut être lu comme un travail de conviction, caractérisant une situation et installant un cadrage, faisant appel à des alliés, se référant aux textes qui précèdent (Latour 1989). Y sont à l’oeuvre la construction d’une distance et d’une rupture qui du slogan conduit au concept ; une tentative opportune de construction d’une discipline17 au cœur du politique, tout en maintenant une autonomie rendue possible par l’élaboration du patrimoine ethnologique comme concept scientifique et son installation comme tel au cœur de l’administration.
- 18 Cinq ans plus tard, le 22 mai 1980, la position du cnrs lors de la première réunion de coordination (...)
- 19 Intervention au Bistrot des ethnologues.
22Mais il convient tout d’abord de revenir à la situation dans laquelle se fait l’instauration du patrimoine ethnologique, caractérisée par un maigre développement de l’ethnologie de la France et son peu de légitimité. Dans un Rapport sur la recherche française en archéologie et anthropologie, commandé par Jacques Chirac, alors Premier ministre, Jacques Soustelle (1975) pointe la faiblesse de la discipline et propose la création de centres d’ethnologie dans un certain nombre de métropoles régionales. Tout en déclinant les avantages et inconvénients d’un double lien avec le ministère de la Culture et le cnrs, il préconise leur rattachement au Centre d’ethnologie française, tout en encourageant un soutien plus général du musée national des Arts et Traditions populaires à la régionalisation18. Trois ans plus tard, en 1978, Isac Chiva fait adopter par la Société d’ethnologie française (sef) dont il est alors le président, des propositions pour un programme. Est alors mise en avant l’impossibilité d’insérer une ethnologie du domaine français dans les dispositifs institutionnels existants : comités du cnrs, Délégation générale à la recherche scientifique et technique, commissions de préparation de plans quadriennaux, organismes de différents ministères (sef 1978 : 374). Un manque de légitimité dont Chiva décrit l’existence et qu’il éprouve dans les rapports à son propre laboratoire et à Claude Lévi-Strauss. « Il s’agissait d’insister sur l’ethnologie de la France et si possible de l’Europe. Je dois dire que les ethnologues français à l’époque commençaient à s’intéresser à la France et très peu à l’Europe […]. Eh bien, aussi curieux que cela paraisse, moi j’ai été confronté à la situation que je définirais de la façon suivante, je faisais, à l’intérieur et autour d’un Laboratoire d’anthropologie sociale, de la recherche sur la France, et en même temps mes collègues exotisants, à commencer par Lévi-Strauss, maintenaient ce qu’on peut appeler le postulat de la méthode ethnologique de l’époque, à savoir qu’il faut une distance maximale et qu’il est extrêmement difficile sinon impossible de faire une ethnologie du proche19. »
23S’agissant des hypothèses de son déploiement, l’ethnologie du domaine métropolitain se voit qualifiée dans divers documents programmatifs ou de prospective de la fin des années 1970, comme une productrice possible d’archives d’humanités particulières, ou de « patrimoine », dans le sens parfois d’un provisionnement pour le futur. En 1975, la commission de la recherche du VIIe Plan juge nécessaire la prise en compte de recherches sur les archives orales, l’ethnologie paraissant comme la discipline la plus apte à le faire. Le Livre blanc sur la recherche présenté au président de la République assigne en 1980 à l’ethnologie une tâche d’inventaire et de sauvegarde, de stockage : « Dans les dix années à venir, la tâche principale restera l’inventaire et la description de ces “expériences toutes faites” que représentent, pour les sciences humaines […], les sociétés dotées d’institutions, de modes de vie, de coutumes et de croyances originales. » Il s’agit de constituer des « archives de la diversité et de la variabilité humaine » dans une visée qui pourrait être prospective comme la commande le promeut : les différences culturelles « doivent être protégées comme autant de solutions éprouvées à de très vieux problèmes, dont nul ne peut affirmer qu’ils ne se poseront jamais plus » (Construire l’avenir 1980 : 163). La diversité étant par ailleurs présentée comme la meilleure chance de survie et d’adaptation de l’humanité. Bien que le document recommande de considérer l’ethnologie de la France, dont il est mentionné la reconnaissance récente en tant que discipline, comme une entreprise de recherche fondamentale, elle est traitée de façon particulière, dans une partie intitulée « Étude et protection du patrimoine ». Il faut prévoir « des actions d’urgence pour garder la trace de modes de vie et de pensée qui disparaissent de plus en plus vite » (ibid. : 116) et, pour ce faire, nouer des liens avec les musées d’ethnographie existants. On compte Lévi-Strauss parmi les membres du groupe de rédaction du Livre blanc et, d’une certaine manière, il ne dit guère autre chose en 2004 : l’anthropologie devait se hâter de recueillir toutes les expériences humaines avant qu’elles ne soient totalement touchées par une contamination occidentale (Lévi-Strauss 2004). Les propositions pour un programme de la sef de 1978 appellent une « ethnologie d’urgence » qui doit figurer en tête de ses objectifs scientifiques. Devant l’altération et la disparition de faits sociaux et culturels, il importerait d’en dresser un « inventaire permanent », tout en prêtant attention à « une nouvelle culture populaire qui s’enracine parfois dans le traditionnel ». Un tel inventaire doit être imposé à la communauté scientifique mais aussi aux pouvoirs publics à l’égal des « patrimoines archéologique, historique, naturel ou d’art savant » (sef 1978 : 374). L’objectif est double, politique et scientifique.
24En octobre 1979, lors des journées d’études de la sef qui se déroulent à Limoges et dont le thème est « Pour une ethnologie d’urgence en France », Maurice Robert relève une demande sociale pour une discipline du « tout humain » face aux réponses technocratiques ou idéologiques, et la situe dans une attente de légitimation, tant pour les ethnologues que pour les groupes sociaux demandeurs ; Isac Chiva se fait plus prudent, réaffirmant, comme en 1978, que « la définition et la tâche de l’ethnologie de la France ne peuvent ni ne doivent se limiter à un programme d’urgence, à une activité de sauvetage » (Chiva 1981 : 22).
- 20 Intervention à Royaumont. Sauf mention contraire, les citations d’Isac Chiva proviennent de ces int (...)
25C’est dans une telle situation, identifiée simultanément comme l’absence d’un lieu propre d’une ethnologie de la France et sa potentielle mobilisation dans la production de traces de la diversité, parfois comme ressource, que s’inscrit – qu’est inscrite par ses acteurs eux-mêmes dont Chiva – la tentative de construire la notion de patrimoine ethnologique, « notion complexe qui a suscité et suscite des débats20 », autorisant l’investissement d’un lieu, la reconnaissance d’une forme patrimoniale particulière par ses constituants et ses rapports au temps, et le déploiement d’une discipline.
- 21 En référence à Paul Veyne cité par Gérard Lenclud durant le stage de Royaumont. « Chaque discipline (...)
26« Ce que je vais essayer, c’est de montrer que la notion de patrimoine dans le contexte ethnologique est à la fois et contrairement à ce qu’il y semble à la lumière d’un usage courant, d’une redondance devenue trop coutumière, un concept complexe, utile et un outil fort lorsqu’il s’agit de penser notre domaine. » Tel est l’enjeu que se donne Isac Chiva dans son intervention de Royaumont. Pour cela il va tout d’abord faire opérer une série de déplacements à la notion. Avec le premier d’entre eux il s’agit de rompre avec les usages expressifs ou idéologiques du terme. « Pensez bien que je n’étais pas inconscient du climat, du phénomène et que c’est en toute connaissance de cause que j’ai accepté de piloter une opération construite autour de cette notion », dit-il rétrospectivement. Et de citer Marc Guillaume, particulièrement deux passages : « Une nouvelle forme de passion du passé semble saisir les sociétés industrielles de l’Occident. Tout devient patrimoine : l’architecture, les villes, le paysage, les bâtiments industriels, les équilibres écologiques, le code génétique. Le thème suscite un consensus, superficiel mais assez large ; car il flatte à bon compte diverses attitudes nationalistes ou régionalistes. Jouant sur une certaine sensibilité écologique, il apparaît en tout cas comme un contrepoint raisonnable aux menaces et aux incertitudes du futur. Cependant, derrière les bonnes intentions et le charme désuet des restes du passé, il faut lire un symptôme social et découvrir qu’il n’est pas rassurant. […] Les gouvernements occidentaux ont donc enrichi leur arsenal de propagande d’un artifice nouveau : la politique du patrimoine » (Guillaume 1980 : 11, 13). Il s’agit là de rompre avec les usages idéologiques du patrimoine mais aussi avec une conception lui attribuant la conservation comme fin ultime, avec « ce que Pierre Bourdieu appelle une philosophie de conservateurs ». S’il faut se prémunir contre les mots vides – les slogans –, il faut aussi du point de vue de Chiva désemplir ce mot, « patrimoine », trop plein de sa trajectoire à travers différentes disciplines, passant au travers des parois poreuses des bocaux disciplinaires21. « Patrimoine » fait partie des concepts nomades selon l’expression d’Isabelle Stengers (1987) reprise par Chiva, concepts qui courent d’une discipline à l’autre, cristallisant et transportant les sens qui y ont été travaillés. Explorer ce nomadisme va permettre à Isac Chiva des nettoyages, mais aussi des emprunts à d’autres disciplines, parfois déjà opérés par Lévi-Strauss, et de dresser des réseaux d’énoncés, solidifiant les siens.
27Enfin, un troisième déplacement, achevant de purifier la notion, consiste en l’élaboration d’une définition positive : « Le patrimoine ethnologique d’un pays comprend les modes spécifiques d’existence matérielle et d’organisation sociale des groupes qui le composent, leurs savoirs, leur représentation du monde et, de façon générale, les éléments qui fondent l’identité de chaque groupe social et le différencient des autres. On y inclura donc des agents : individus, groupes, institutions ; des biens matériels ou immatériels, œuvres virtuelles ou réalisées ; des savoirs organisés : techniques, symboliques (magiques, religieux, ludiques), sociaux (étiquette, traditions de groupe), esthétiques… ; des moyens de communication : langues, parlers, systèmes de signes » (Chiva 1990 : 236). Le caractère nécessaire de cette définition est rapporté au lieu où s’élabore alors une politique du patrimoine ethnologique, soit le groupe de travail de Benzaïd et sa composition hétérogène : « Ses membres se partageaient entre ceux qui, venant de la recherche universitaire, avaient une commune définition scientifique de la notion de patrimoine et ceux qui, appartenant au secteur de l’action culturelle – qu’il s’agisse de fonctionnaires de la Culture ou d’animateurs d’associations –, adhéraient à la conception du patrimoine qui était dans l’air du temps et participaient du slogan politico-culturel » (ibid.). Le but est de faire triompher la science au sein du dispositif politique qui l’accueille.
- 22 De ce point de vue, voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron (1968 : 3 (...)
28Le travail de critique et de définition de Chiva se déploie ainsi au sein de trois sphères : un public où le patrimoine est slogan, le lieu de la construction politique de la notion, et un travail sur la notion elle-même dont il s’agit de mettre à plat les charges disciplinaires. Les outils en sont la définition comme rupture22, l’historicisation de la notion et la critique du rôle du langage, extrêmement forte, signalant l’inconvénient que représente la communauté d’usage du langage naturel par le sens commun et les sciences humaines, mais aussi l’agent de contamination qu’il peut être :
Le langage dans les sciences de l’homme, nous l’avons déjà vu, a le fort mauvais goût d’être le même pour l’usage de tous les jours et pour l’emploi analytique ou si vous voulez scientifique. D’autre part et nous n’en sommes pas assez conscients bien que nous le subissions, ce même langage est comme une matière invisible, comme les virus […], qui entre dans nos têtes, les colonise à notre insu et sort par nos bouches, dans nos paroles, dans nos écrits.
29Ce que l’on peut rapprocher de la critique bourdieusienne :
Nous croyons […] que nous gouvernons nos mots quand ce sont eux qui nous gouvernent à notre insu et nous empêtrent insidieusement dans les tromperies des fausses apparences. (Bourdieu, Chamboredon & Passeron 1968 : 189.)
30Ce travail de dépolitisation et de rupture avec le sens commun fait, reste à installer la notion au sein de la discipline. « Il s’agira ensuite de montrer comment la notion de patrimoine ethnologique, concept complexe, utile, est un outil fort lorsqu’il s’agit de penser notre domaine, comme un outil pour penser l’ethnologie d’une société. » Avant tout en l’instruisant en continuité avec l’histoire de la discipline, en particulier dans la dimension d’une ethnologie de la France. Celle-ci s’est développée le plus souvent dans des configurations pluridisciplinaires, en lien avec l’ethnologie exotique et parfois a vu ses objets investis par d’autres disciplines telles l’histoire, la géographie humaine ou la dialectologie. Bien que la France ait été un pays de diversité culturelle, le centralisme politique et une affinité entre sciences sociales et idéologie républicaine universaliste constituent les facteurs explicatifs de l’absence d’un folklore académique sur une échelle nationale, et de son développement hors du monde universitaire. L’ethnologie de la France va hériter de certains des objets et problématiques de l’ethnologie exotique, telles les études de parenté et des systèmes familiaux. Du point de vue des relations pluridisciplinaires, l’accent est mis sur le lien avec la génétique des populations et l’hémotypologie, de façon générale, mais plus spécialement à travers des dispositifs de recherche alliant sur le territoire métropolitain ethnologues et biologistes.
31Ainsi est noué le fil avec l’histoire de la discipline, faute d’espace de développement d’un folklore académique, avec une ethnologie exotique fournisseuse d’objets et de problématiques qui tirent l’ethnologie du domaine français vers des questions de transmission, ce qu’opère aussi le lien tissé avec la génétique des populations, inauguré par Lévi-Strauss dans Race et Culture en 1971. La question est également présente dans le Livre blanc sur la recherche :
De nombreuses sociétés, qu’on appellera par commodité « exotiques », posent des problèmes sur lesquels l’ethnologue, le démographe et le généticien doivent attentivement se pencher. Ces problèmes résultent de règles sociales souvent extrêmement complexes, agissant de pair avec des processus aléatoires, et qui commandent ensemble la reproduction biologique de ces sociétés. (Construire l’avenir 1980 : 164.)
32À partir de 1961 est menée l’enquête connue de Plozévet à l’instigation de Robert Gessain, directeur du musée de l’Homme, et de Jean Sutter, démographe et généticien, membre de l’Institut national des études démographiques. Ce dernier est spécialiste de l’étude statistique de l’endogamie et des pathologies génétiquement transmises. à Plozévet (Bretagne), lieu choisi en raison de la fréquence de la luxation congénitale de la hanche, la problématisation se fait autour de la notion d’isolat :
L’étude d’un isolat français, petite population endogame, avait été retenue sur ma proposition […]. Le choix de Plozévet fut le mien. J’avais pensé d’abord à chercher une petite population à taux de consanguinité élevé dans un pays de montagnes que je connaissais […], mais Jean Sutter achevait alors la mesure des taux de consanguinité dans diverses communes du Finistère. Nous en visitâmes tous les deux, sept ou huit […]. Je choisis Plozévet car les archives y étaient plus complètes qu’ailleurs. (Gessain 1977 : 5.)
33Isac Chiva lui-même co-dirige, entre 1973 et 1976, une enquête pluridisciplinaire sur les Baronnies, petite région des Hautes-Pyrénées, projet initialement conçu avec Jacques Montalègre de l’Institut pyrénéen d’études anthropologiques et Jacques Ruffié, professeur d’anthropologie physique au Collège de France, fondateur de l’hémotypologie. « La recherche a été conçue de façon à associer biologistes et spécialistes des sciences sociales » (Chiva & Goy 1981 : 5). Pour exemple, des fiches d’enquête communes sont dressées, individu par individu, permettant un éclairage généalogique nécessaire à la bonne interprétation par les ethnologues des données biologiques, à la confirmation ou non du caractère répétitif de mariages entre maisons de communes différentes (ibid. : 15). Bien qu’annoncé, le volume présentant les travaux des biologistes n’a jamais vu le jour.
- 23 Ce que remarque Lévi-Strauss (1983 : 36) dans Race et Culture lorsqu’il retient que les formes de c (...)
- 24 L’un des premiers appels d’offres de recherche de la mpe porte, en 1981, sur « Famille et parenté »
34Au-delà d’apports cognitifs potentiels, Isac Chiva met en avant deux « assertions majeures » de la génétique des populations, qui outre le fait que l’on peut pointer leur ressemblance avec l’analyse lévistraussienne de la parenté, sont d’après lui « de grande conséquence pour l’étude ethnologique des sociétés » (Chiva 1980 : 233) : les modes de transmission d’une génération à l’autre des caractères biologiques apparents importent plus que les caractères eux-mêmes, cette transmission est fonction chez l’homme de règles, de déterminants et de préférences, dont l’action est ou non consciente, qui gouvernent les unions entre hommes et femmes. Si ces assertions donnent un rôle déterminant au social dans son rapport au biologique23, elles déportent aussi l’intérêt vers les phénomènes de reproduction sociale comme les stratégies matrimoniales qui autorisent la transmission du patrimoine génétique mais aussi permettent la transmission du patrimoine foncier. Cela allait conduire les ethnologues « à penser leur objet en termes patrimoniaux »24.
35La notion de patrimoine est donc contenue dans l’histoire de la discipline, au croisement de projets pluridisciplinaires alors récents et auxquels elle a participé, de la génétique des populations et d’une anthropologie lévistraussienne de la parenté.
- 25 Présente également dans le Livre blanc sur la recherche.
36Si l’histoire du concept et ses effets déportants permettent de constituer la généalogie d’une ethnologie de la France souhaitant se construire, plus que cela, la définition même du patrimoine ethnologique, « ensemble de biens culturels considérés comme l’héritage commun d’un groupe social », dans sa proximité avec celle de la culture, permet de le saisir comme l’objet même de l’ethnologie. En commençant à lire la définition du patrimoine ethnologique, « on a commencé à énumérer les éléments d’une culture ». La définition du patrimoine ethnologique comporte les « éléments qui objectivent l’identité vécue ». Ensuite, la notion de diversité culturelle25 est l’un des éléments constituants du patrimoine ethnologique et la question de la différenciation entre groupes sociaux figure dans sa définition. Là encore, emprunt est fait à Lévi-Strauss pour qui les sociétés possèdent un optimum de diversité au-delà duquel elles ne peuvent aller et en dessous duquel elles ne peuvent descendre sans danger. Ceci vaut pour les rapports entre sociétés mais aussi d’un point de vue interne, le problème de la diversité « existe au sein de chaque société » (Lévi-Strauss 1967 : 16). Ces processus constants de différenciations, qui se font et se défont, sont l’objet de l’ethnologie, mais appartiennent également au patrimoine ethnologique, qui se voit doublement inscrit dans la différenciation et la reproduction sociale.
37Faire de l’ethnologie équivaut à travailler sur le patrimoine ethnologique, au nom d’une histoire et de filiations partagées, au nom d’un objet commun mais aussi par le nouage épistémologique opéré. Pour Chiva, un bien culturel, constitutif du patrimoine ethnologique, n’existe pas en soi car il est indissociable de la manière dont il a été recueilli, rendu signifiant et construit intellectuellement. Il le disait ainsi aux journées de la sef à Limoges :
On peut même se demander jusqu’à quel point, en réponse aux sollicitations récentes, il est possible de détacher l’objet de l’ethnologie de la démarche ethnologique, au point de constituer le premier en un patrimoine, c’est-à-dire en un ensemble de biens constituant l’héritage commun d’un groupe social ou d’une société. (Chiva 1981 : 20.)
38Entre autres effets voici l’ethnologie construite comme point de passage obligé, au sens de Michel Callon (1986), de la constitution d’un patrimoine ethnologique, mais avec une distance réintroduite, le patrimoine ethnologique pourrait être le fruit d’un détachement non fondé avec le processus disciplinaire qui le construit. Ainsi travailler sur le patrimoine ethnologique n’est pas réductible à un programme d’urgence, pas plus qu’à des opérations d’inventaire, d’archivage ou de classement.
39Ces opérations de recouvrements respectifs du patrimoine et de l’ethnologie donnent au patrimoine ethnologique un rôle pour le moins important dans la construction d’une ethnologie de la France puisque doté d’une capacité à répondre à un double enjeu scientifique, l’étude d’une société à la fois proche et complexe.
Le développement récent d’une ethnologie attachée à l’étude de ces sociétés que, par tradition académique, l’on persiste à nommer complexes consacre-t-il une rupture d’avec le projet anthropologique et compromet-il, de ce fait, l’unité souhaitable de la discipline ? Il est difficile d’éluder la question lorsqu’on constate, notamment, que ce développement s’est assez largement effectué hors de la tutelle de la communauté scientifique et sans intervention décisive de ses « appareils de discernement ». (Lenclud 1986 : 143.)
- 26 Intervention au Bistrot des ethnologues, à Montpellier.
40Pour développer cette ethnologie de la France, Chiva va trouver dans l’entreprise du ministère de la Culture une opportunité « pour pousser la politique d’ensemble en matière de politique d’ethnologie de la France26 », et un « dispositif » (Chiva 1990 : 235) qui va lui permettre une stratégie de développement disciplinaire :
Quand vous voulez développer une discipline il faut faire plusieurs choses en même temps : il faut développer la recherche, il faut développer la formation, l’organisation des institutions, les moyens de diffusion.
- 27 « Ce fut pour nous deux le début d’une longue collaboration. Le laboratoire et moi-même avons une d (...)
41S’agissant du Conseil et de la Mission du patrimoine ethnologique, et s’appuyant sur les manières de faire de Claude Lévi-Strauss lorsqu’il a développé le Laboratoire d’anthropologie sociale27, ce seront les appels d’offres de recherche, la politique de formation à une démarche scientifique, la revue Terrain, une collection d’ouvrages publiée avec la Maison des sciences de l’homme. Parmi lesquels, prolongement d’un cycle de formation « Ethnologie de la France et patrimoine » organisé par la mpe en 1987 et 1988, Vers une ethnologie du présent, qui entend initier à l’ethnologie de la France (Althabe, Fabre & Lenclud 1992).
- 28 Là aussi sans préjuger de ce qu’il en adviendra ultérieurement.
42En somme, vu du côté de la science, « parce que l’ethnologie de la France n’avait sa place ni à la recherche scientifique véritablement écrasée par la majorité des exotisants, ni dans l’université qui refuse toute création de chaire, nous avons accepté le jeu pour pouvoir souffler, croître et travailler. Pour être à la Culture il fallait donc accepter les obligations culturelles inhérentes à l’action du ministère de la Culture, mais je rappelle que l’institution du conseil s’est faite par un décret interministériel, les différents services de la recherche sont représentés là-dedans ». Passons ici et provisoirement sur cette question des « obligations culturelles ». À écouter Isac Chiva, il reste que l’installation de l’ethnologie de la France/du patrimoine ethnologique au sein du politique s’est faite à un moindre coût, dans l’affirmation des processus de rupture épistémique avec le patrimoine comme slogan. S’installer là c’était se donner un lieu quasi en propre. Lorsque Benzaïd quitte le cpe, Chiva dans une lettre amicale remercie « l’homme à qui l’épanouissement de l’ethnologie de la France doit tant ». Du côté de la Culture, le bornage des pratiques patrimoniales a trouvé une discipline28. Une opportunité partagée en quelque sorte.