1En 1967, dans la revue Science, l’historien Lynn Townsend White donnait un aperçu des « racines historiques de notre crise écologique ». À l’origine de cette crise, White situait la religion chrétienne, qui aurait accompagné et béni l’avancée de la civilisation occidentale en général, et son exploitation de la nature en particulier. Quarante-cinq ans plus tard, la controverse soulevée par cette analyse n’est pas encore apaisée. Le nom de White apparaît souvent dans les études qui traitent des rapports entre écologie et théologie. En partant de cette polémique, nous allons examiner la façon dont l’Église catholique romaine a abordé la question écologiste depuis le début des années 1970. Nous nous concentrerons sur l’évolution récente tant de la voie officielle de l’Église telle qu’elle est représentée par le magistère papal, que des mouvements périphériques d’Églises locales – notamment en Amérique latine – engagées dans des réponses novatrices aux nouvelles questions sociétales, qui concernent aussi bien l’environnement que l’équité sociale. Enfin, nous aborderons rapidement le droit des animaux avant de conclure sur le rôle que la tradition, omniprésente dans le discours de l’Église, joue dans l’intégration de l’idéologie récente qu’est l’écologie à l’intérieur du cadre établi de la doctrine catholique.
2Entre les années 1960 et 1970, la conscience d’une crise écologique mondiale – jusque-là considérée comme une bizarrerie contre-culturelle ou comme l’excentricité de quelques esprits solitaires – s’est répandue dans l’opinion publique internationale et est devenue un objet politique respectable. Le christianisme a alors été accusé d’avoir légitimé pendant des siècles l’exploitation irresponsable des ressources naturelles, qu’il aurait justifiée sur la base de l’ordre divin donné au premier couple de subjuguer et de dominer la terre. On voudrait proposer ici une lecture sociologique de cette polémique antichrétienne.
3Il est vraisemblable que le christianisme, en abandonnant nombre d’interdictions rituelles de la religion juive, ait contribué au désenchantement de la nature et donc à l’expansion des ambitions humaines de contrôle sur les animaux et sur le milieu ambiant. Le Nouveau Testament (Actes des apôtres, x, 9-16) lève, par exemple, les tabous sur la consommation animale. Sur ce point, on peut se demander si la vision novatrice de la religion chrétienne a pu favoriser le processus de désenchantement et, à l’âge moderne, une exploitation intensive des ressources naturelles.
4Ce n’est cependant que lorsque l’industrie et la science se sont émancipées d’une vision religieuse de la réalité qu’elles ont pu engager une véritable révolution. Bien que le christianisme – surtout dans sa version protestante – n’ait pas sérieusement cherché à freiner l’expansion du capitalisme global, il n’est pas évident qu’on puisse lui attribuer une responsabilité directe dans son développement. L’économie moderne est un domaine essentiellement étranger à la religion, comme l’observait Max Weber (1996 : 420-425). Son autonomie par rapport à la religion et à la morale a permis à l’emprise économique et à l’essor scientifique et technique occidentaux de s’étendre à l’échelle globale. Comme l’a noté Wolfgang Sachs (1987 : 18), nous savons que, dans la dispute entre Galilée et ses censeurs romains, ces derniers avaient tort. Aujourd’hui pourtant, à l’heure où le progrès scientifique est de plus en plus source de difficultés et de craintes pour l’avenir de la planète, il n’est plus aussi évident de donner raison au premier.
5Les porte-parole du mouvement écologiste s’en prennent souvent à l’anthropocentrisme occidental, qu’ils attribuent volontiers à l’influence chrétienne. Il est toutefois utile de distinguer deux sortes d’anthropocentrisme. Le premier, typiquement moderne, met l’homme au centre d’un cosmos séculier duquel Dieu a été expulsé, aux fins pratiques de la programmation des activités économiques. Mais l’anthropocentrisme religieux est différent : ici, l’homme a été mis au centre du cosmos par Dieu lui-même et lui reste soumis. Si d’un côté il est vrai que le christianisme a béni les efforts de domination des humains sur la nature – et ce faisant, il faut bien le dire, de certains groupes humains sur d’autre –, il est contradictoire de lui attribuer la paternité d’une vision du monde complètement sécularisée, qui est au fondement de la forme la plus contemporaine et la plus dangereuse d’agression contre la nature. Les pays asiatiques influencés par les religions orientales, quoique porteuses aux yeux de nombreux écologistes d’une vision plus salutaire du rapport entre humains et environnement, n’ont pas lancé de politiques plus avisées que celles des nations occidentales. L’Inde et la Chine souffrent d’une pollution qui atteint des seuils d’autant plus dangereux que leurs populations les plus pauvres n’ont pas de ressources pour se protéger des effets pervers de l’industrialisation.
6Disculper la religion d’être la principale responsable de la crise écologique ne signifie pas l’absoudre : reste une complicité générique, du fait d’une représentation de l’univers qui fait de l’homme, de son salut et de son histoire le centre et le but de la Création tout entière. Pour ce qui est de l’Église catholique, il faudra d’ailleurs ajouter que son hostilité envers certains aspects de la modernité rend encore plus improbable le fait qu’elle ait pu agir comme moteur de la crise. N’oublions pas que, jusqu’à la moitié du xxe siècle, la hiérarchie n’a pas caché sa préférence pour une économie rurale, voyant au contraire dans l’urbanisation un élément sécularisant, et dans le passage au travail industriel un péril pour la foi des masses populaires. Rerum novarum, l’encyclique de 1891 qui a inauguré la doctrine sociale de l’Église, idéalise une famille rurale cultivant directement son champ, opposant sa vie paisible au tumulte des classes ouvrières. Un monde agraire fait de petits propriétaires terriens a longtemps été le rêve du Vatican (Léon X III 1891). Il est difficile de concevoir une utopie plus éloignée des organisations multinationales, des efforts gouvernementaux en faveur de l’industrialisation, et de la passion pour la consommation dont résultent les déséquilibres actuels des écosystèmes.
7En 1970, Paul VI prononça un important discours devant l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (fao), au cours duquel il déclara : « Il a fallu des millénaires à l’homme pour apprendre à dominer la nature […]. L’heure est maintenant venue pour lui de dominer sa domination. » Deux ans plus tard, le Vatican envoya une délégation à la conférence de Stockholm convoquée par les Nations unies pour discuter des problèmes de l’environnement (Keenan 2002). Le pape adressa un message aux participants où il exprimait les points essentiels qu’on retrouve dans les prises de position catholiques officielles ultérieures. En particulier, l’écologie s’y accordait avec la doctrine sociale catholique et le mot d’ordre « développement » adoptés à partir de 1967. Jusqu’au concile Vatican II (1962-1965), la doctrine sociale de l’Église avait joué une fonction anticommuniste, proposant des résolutions de la question ouvrière alternatives à la lutte de classe. À partir de Vatican II, l’horizon se fait plus large, dépasse l’Europe et montre une prise de conscience de l’échelle planétaire de la politique contemporaine. L’effort pour combattre la faim et les inégalités entre Nord et Sud remplace l’accent mis auparavant sur la défense de la propriété privée. On insiste davantage sur les propriétés communes à l’humanité et sur la nécessité d’une distribution équitable :
Nul ne peut s’approprier de façon absolue et égoïste le milieu ambiant qui n’est pas une res nullius, la propriété de personne, mais la res omnium, un patrimoine de l’humanité […]. Vous saurez joindre à la recherche de l’équilibre écologique celle d’un juste équilibre de prospérité entre les centres du monde industrialisé et leur immense périphérie. La misère, a-t-on dit très justement, est la pire des pollutions. (Paul VI 1972.)
8Du point de vue de la théorie écologique, le pape prenait parti pour une gestion raisonnée des biens naturels (stewardship, en anglais). On ne se situe pas dans le cadre d’une sauvegarde de l’environnement en soi comme titulaire de droits, mais bien dans celui d’un anthropocentrisme éclairé qui prend conscience du fait que le bien-être de l’humanité – présente et à venir – demande une utilisation avisée des ressources naturelles. Paul VI rappela l’exemple de saint François et des ordres monastiques, offrant « le témoignage d’une harmonie intérieure gagnée dans le cadre d’une communion confiante aux rythmes et aux lois de la nature ».
9Tels sont les points de convergence entre doctrine catholique et écologie. Mais à travers ce message émerge aussi une controverse qui ne cessera de soulever méfiance et réserves mutuelles. En 1968, l’encyclique Humanae vitae avait confirmé l’hostilité traditionnelle au néomalthusianisme et la condamnation des techniques anticonceptionnelles (Paul VI 1968). Or, les écologistes dénoncent souvent la surpopulation mondiale comme l’un des pires périls pour l’environnement. L’Église, à l’inverse, s’opposait énergiquement au projet de « diminuer le nombre des convives au banquet de la vie », comme Paul VI l’avait déclaré à l’onu en 1965. Par conséquent, il s’empressait de rejeter la solution néomalthusienne, accusée de technicisme myope, alors que la vraie solution devait intégrer les aspects éthiques de la crise : « Pas plus que le problème démographique ne se résout en limitant indûment l’accès à la vie, le problème de l’environnement ne saurait être affronté avec les seules mesures d’ordre technique. » Comme d’habitude en de pareilles circonstances, l’Église soulignait l’importance de prendre en compte la composante éthique, et proposait sur cette base son expertise en matière morale.
10Cet effort pour parvenir à une vision intégrale de questions au sein desquelles la dimension morale régit et coordonne les autres se fit encore plus explicite avec Jean-Paul II . En 1979, un an après son élection, celui-ci livra une homélie où il déclara que la Terre est un don de Dieu à conserver avec soin, et proclama François d’Assise patron des écologistes (curieusement, l’idée avait déjà été avancée par Lynn T. White). Toujours en première ligne dans les débats d’actualité, Jean-Paul II intervint plusieurs fois pour affirmer l’importance de défendre le milieu naturel, soulignant la connexion entre la sauvegarde de l’environnement et une correcte compréhension de la morale (Landron 2008 : 340-349 ; Vaillancourt 1997).
11Cette tentative de synthèse se résume dans le terme « écologie humaine », concept flou qui englobe tout à la fois les dimensions morale, naturelle et historique. Le pape suggérait une homologie entre structure naturelle et structure morale : il serait impossible de séparer l’une de l’autre parce que la nature créée par Dieu renfermerait en soi une « intention de bien » qui correspondrait au dessein du Créateur. La tâche de l’être humain serait alors de déchiffrer cette volonté originaire inscrite dans la nature et de la mener à ses fins en utilisant les ressources de la Création de manière conforme au plan divin.
12À l’aide de cette réflexion, Jean-Paul II concevait une continuité entre refus de la contraception et souci écologiste. En fait, dans Humanae vitae, la contraception est condamnée puisqu’elle pervertit la fin naturelle de l’acte sexuel, qui est de transmettre la vie humaine. De la même façon, affirmait le pape, un usage inconsidéré des ressources naturelles serait contraire à leur finalité intrinsèque qui est de profiter à l’ensemble de l’humanité présente et à venir.
13Cependant, si au niveau des déclarations ces thèmes étaient rapprochés, ils restaient bien distincts dans la fréquence des appels, mais surtout dans l’action politique et diplomatique du Vatican. En effet, les thèmes clés du pontificat de Karol Wojtyla ne furent ni l’environnement, ni les droits de l’homme, ni la paix – quoique ces thèmes y aient joué un rôle non négligeable –, mais bien plutôt la tutelle de la vie humaine naissante et de la famille qu’on dit « naturelle », à savoir la famille hétérosexuelle fondée sur le mariage. En effet, sitôt introduite l’idée d’écologie humaine, le pape précise immédiatement que « la première structure fondamentale pour une écologie humaine est la famille » (Jean-Paul II 1991 : 538, § 39 « La famille, sanctuaire de la vie »). Il passe ensuite à la condamnation de l’avortement et des politiques de contrôle des naissances. Une homélie de 1987 confirma cette attitude : « Aucun mouvement pacifiste ne mérite ce nom s’il ne s’attaque pas avec la même force à la guerre menée contre la vie non encore née, et cherche au contraire à s’y engager. Aucun mouvement écologique n’est à prendre au sérieux s’il ferme les yeux sur les mauvais traitements et l’extermination d’un nombre incalculable d’enfants viables dans le sein de leur mère » (Jean-Paul II 1987 : 577).
14L’action en faveur de la paix ou de la nature est donc subordonnée au respect de l’embryon et du fœtus. De fait, au soutien de principe que l’Église fournit à la cause écologiste, ne correspond pas un engagement concret comparable à celui qu’elle déploie dans la lutte contre l’avortement, la procréation assistée ou le mariage homosexuel. Le Saint-Siège a participé aux grandes conférences internationales sur le développement durable (à Rio de Janeiro en 1992 et à Johannesburg en 2002), et a pris la parole pour défendre l’accès libre à l’eau potable (Hart 2006 ; Keenan 2002), mais n’a jusqu’à présent développé aucune politique cohérente. La Note doctrinale sur l’engagement des catholiques dans la vie politique, émise en 2002 par la Congrégation pour la doctrine de la foi, s’en prend au relativisme éthique et oblige les politiciens catholiques à s’opposer à la libéralisation de l’avortement et des couples de fait, aussi bien qu’à l’éducation laïque dans les écoles (cdf 2002). L’environnement, en revanche, n’est mentionné qu’une seule fois, en passant.
15Benoît XVI , élu en 2005, a abordé ce thème dans l’encyclique Caritas in veritate (Benoît XVI 2009). C’est la première fois qu’un document de cette portée consacre une réflexion assez longue aux questions écologiques. Deux nouveautés sont introduites : d’abord une plus nette conscience de la crise énergétique et de ses origines : le style de vie des nations occidentales ; ensuite l’affirmation explicite que « l’Église a une responsabilité envers la Création et doit la faire valoir publiquement aussi » (ibid. : § 51). Cet engagement signifie qu’il est urgent de préserver l’homme contre sa propre destruction. Pour le reste, Benoît XVI reprend le paradigme de ses prédécesseurs : une maîtrise responsable en vue du bien commun de tous et des générations futures, et la vocation surnaturelle de la nature, créée par Dieu et qui donc « revêt un caractère normatif pour la culture » (ibid. : § 48).
16La sacralisation de l’ordre naturel remplit une fonction conservatrice. En particulier, il s’agit de parer les assauts d’une vision culturaliste radicale qui, au nom de la malléabilité de l’humain, affirme la relativité des appartenances sexuelles et la licéité d’un contrôle complet sur la procréation. Mais pour comprendre l’intérêt du magistère pour l’écologie, il faut aussi tenir compte des promesses de conciliation qu’elle recèle. Ces promesses se situent à trois niveaux : au sein de la doctrine catholique ; dans le champ général du religieux, concernant les relations entre confessions séparées ; dans les rapports entre l’Église et les sociétés contemporaines.
17À propos du premier, on assiste à l’effort de construction d’une théorie unifiée de la nature qui comprend soit la nature non-humaine, soit la nature de l’homme, conçue comme son essence immuable. On espère ainsi pouvoir trouver un nouveau compromis entre la morale sexuelle dominée par le concept traditionnel de loi naturelle et la doctrine sociale renouvelée par Vatican II, ouverte aux innovations éthiques intramondaines (droits de l’homme, liberté de conscience, développement de soi, tutelle des minorités, etc.). Établir une continuité entre le respect de la nature, des droits humains et de la « structure » de l’homme, c’est-à-dire de sa nature supposée inchangeable, pourrait donc permettre de surmonter un partage qui menace l’unité de la communauté catholique.
18À un autre niveau, l’écologie peut faire avancer le dialogue œcuménique. Les théologies protestante et orthodoxe cherchent depuis les années 1980 à élaborer une version chrétienne de l’écologie centrée sur la notion de Création, afin d’éviter que la sauvegarde de la nature soit perçue comme une mission exclusivement séculière (Charbonnier 2009 ; Landron 2008 : 361-369). En 2002, le pape et le patriarche de Constantinople Bartholomée Ier ont signé une déclaration conjointe en vue de la conférence de Johannesburg (Keenan 2002 : 149-152). En 2006, l’Église catholique a rejoint l’initiative œcuménique visant à célébrer chaque 1er septembre, jour de l’an du calendrier orthodoxe, la Journée de la sauvegarde de la Création.
19Enfin, comme l’écologie traverse les appartenances idéologiques, l’Église, en montrant son intérêt pour ce nouveau thème, ouvre un dialogue avec les forces laïques engagées sur ce front, soit au niveau des mouvements de base, soit dans les assises diplomatiques internationales. La peur pour le futur de la planète n’est pas propre à la religion, mais en mettant en jeu des questions ayant trait à l’éthique, à la responsabilité et aux destins de l’humanité, elle ouvre un champ où l’intervention des institutions religieuses peut trouver une écoute attentive.
20À côté de ces espoirs, les versants mystiques et païens de l’écologie radicale, en rapport avec le spiritualisme new age, laissent entrevoir des menaces. L’Église se méfie des courants écologistes qui revendiquent l’abolition des barrières ontologiques entre l’humanité et le reste des vivants, ou la remise en cause de l’ordre hiérarchique des créatures. Le catholicisme reste attaché à sa perspective anthropocentrique, bien qu’il propose de dépasser le dualisme scientifique entre l’esprit et la matière. Mais la solution qu’il avance n’est pas un holisme influencé par la pensée orientale, ésotérique ou gnostique, où l’homme ne serait qu’un élément parmi d’autres à l’intérieur du cosmos. Il s’agit plutôt pour l’Église de reconnaître une origine commune à toutes les créatures, nées de l’action délibérée d’un Dieu personnel : bref, de rester fidèle au récit de la Genèse. Benoît XVI met ainsi en garde ses fidèles :
Considérer la nature comme plus importante que la personne humaine elle-même est contraire au véritable développement. Cette position conduit à des attitudes néopaïennes ou liées à un nouveau panthéisme. (Benoît XVI 2009 : § 48.)
21En 2003, un document du Vatican avait diffusé l’idée que « cette même matrice culturelle ésotérique apparaît dans les théories qui sont à la base des politiques de contrôle des naissances et des expérimentations de génie génétique » (Conseil… 2003 : 284). On y trouve aussi la crainte d’une conspiration entre new age, écologie, néomalthusianisme et autres idéologies séculières dans la visée de supplanter les diverses traditions religieuses au nom d’une éthique globale d’obédience laïque (ibid. : 290). Enfin, les chrétiens sont invités à éviter toute forme de syncrétisme et à mettre en place des projets réformistes « qui promeuvent la défense de la Terre comme création de Dieu » (ibid. : 301).
22Ici comme ailleurs (socialisme, féminisme, libération homosexuelle), le magistère ne condamne pas en principe les revendications de changement social, mais il se méfie fortement des mouvements qui les diffusent, perçus comme hostiles à la foi. Il reste que l’action concrète de l’Église est trop faible, discontinue et marginale, en plus d’être autoritaire et centralisée, pour pouvoir donner un cours spécifiquement chrétien à des ferments radicaux et pluralistes provenant de la base. La majorité du mouvement écologiste, essentiellement séculier, a tendance à voir dans l’Église un adversaire – c’est l’héritage de la polémique antichrétienne – ou tout au plus un allié trop prudent, incertain et peu enclin à l’action ; le mouvement n’envisage donc pas d’afficher une affiliation religieuse, qui présenterait beaucoup plus de contraintes en termes d’obéissance à l’autorité, d’orthodoxie et de compromis institutionnels, que d’avantages sur les plans politique et stratégique.
23Les interventions du Saint-Siège font écho aux initiatives des conférences épiscopales et à la réflexion de théologiens s’interrogeant sur les rapports entre christianisme et écologie. Sur ces deux points, le continent américain est à l’avant-garde. Aux États-Unis, les évêques ont émis des lettres pastorales à ce sujet dès 1975 (Hart 2006). Mais c’est en Amérique latine, la région du monde qui a le pourcentage le plus élevé de catholiques dans la population, que théologie, écologie et engagement social sont le plus étroitement liés entre eux.
24La théologie de la libération, un mouvement progressiste né dans l’Église d’Amérique latine et qui, depuis la fin des années 1960, se bat afin que l’Église affirme clairement son « option préférentielle pour les pauvres », s’est approchée dans les années 1990 du mouvement écologiste. Elle a tenté d’élaborer un nouveau paradigme réunissant l’émancipation de la nature et celle des pauvres, les considérant tous deux exploités par l’économie de marché (Landron 2008 : 53-61 ; Martínez Andrade 2011). L’idée de considérer l’écologie comme un frein au pouvoir exorbitant du système capitaliste, de la société de consommation et de la technologie avancée accompagne le discours catholique sur l’environnement depuis ses débuts. La théologie de la libération en propose une version radicale qui accepte en partie la transition vers un paradigme écocentriste, abandonnant ainsi l’anthropocentrisme religieux conventionnel. Les théologiens brésiliens Leonardo Boff et Ivonne Gebara comptent parmi les protagonistes de ce tournant. Cette dernière a intégré dans sa théologie l’écoféminisme provenant des Etats-Unis d’Amérique, ajoutant aux pauvres et à la nature une troisième catégorie de victimes de l’ordre courant : les femmes. Ce faisant, Gebara prend ses distances à l’égard de certains courants de la théologie de la libération, accusés de perpétuer une vision patriarcale de la religion et de la société (Vuola 2011).
25Parmi les raisons qui en Amérique latine ont amené à une symbiose entre théologie et environnementalisme, il faut rappeler d’abord l’existence de nombreux groupes indigènes porteurs d’une vision non-dualiste du rapport entre êtres humains et nature non-humaine. Dans leurs luttes contre l’avancée de la civilisation globale, ils dénoncent la dévastation des écosystèmes traditionnels où vivent les tribus. Les religions indigènes, tout en montrant une grande variété de systèmes de croyances et de rituels, se rallient à une vision du cosmos où les êtres humains et le reste de la nature cohabitent dans un équilibre que l’action humaine doit veiller à ne pas gâter. Si cela n’est pas un gage de respect pour l’environnement, les croyances et l’action n’allant pas toujours de pair (Lorentzen & Leavitt-Alcantara 2006 : 530), du moins n’y a-t-il pas de place pour un dualisme strict opposant nature humaine et nature tout court. Quoique cette vision ne soit pas dominante, elle a réussi dans un cas au moins à s’intégrer au discours officiel : la récente Constitution équatorienne érige en principe la défense de la nature, désignée sous le terme indigène « pachamama » (Hermitte 2011). La défense des civilisations traditionnelles s’appuie sur un discours où préservations de la nature et de la culture convergent, l’adversaire étant un capitalisme débridé et homogénéisant qui ne montre de respect ni pour les peuples autochtones ni pour leur territoire.
26La situation des paysans est à maints égards semblable. Leur subsistance est souvent mise en danger par les grands propriétaires qui les chassent des terres sur lesquelles ils vivent depuis des générations, ou par les gouvernements qui soutiennent la construction d’industries polluantes par des entreprises étrangères. Les missionnaires qui épousent la cause des pauvres se sont souvent engagés personnellement dans la résistance contre la déforestation ou l’exploitation minière, ouvrant ainsi l’agenda de l’institution religieuse aux batailles écologistes. Alors que dans les pays industrialisés les instances écologistes et celles des classes défavorisées ne sont pas toujours en harmonie, pouvant être perçues comme concurrentes, le lien entre les deux causes est ici évident.
27L’Église catholique a pris part à ces conflits entre des groupes défavorisés et de puissants entrepreneurs ; néanmoins, l’intensité et les effets de son action ont été très variables selon les contextes et selon l’orientation du clergé. Parmi les exemples de prise de position décidée et cohérente, on peut citer la résistance contre l’exploitation minière au Guatemala. Lancé par le gouvernement en vue d’attirer des capitaux de l’étranger, ce programme risque de provoquer des dommages permanents à l’environnement sans pourtant améliorer la condition des populations locales. Récemment, les évêques du pays ont proclamé leur opposition au projet au nom des principes de la doctrine sociale catholique : les familles dont l’économie se fonde sur une agriculture de subsistance n’ont pas les moyens pour faire face à la dévastation de leur milieu naturel. En outre, la décision de procéder à l’exploitation n’a pas tenu compte des préférences des communautés directement affectées par le projet (Holden & Jacobson 2009). L’opposition ecclésiale est en même temps une contestation des politiques économiques néolibérales. Elle se situe donc dans le sillon de la théologie de la libération, qui se focalise sur les injustices structurelles plutôt que sur les péchés individuels (Lorentzen & Leavitt-Alcantara 2006 : 518).
28Au Brésil, l’engagement religieux dans les luttes rurales date des années 1950, au moment où l’Église commence à abandonner sa position traditionnelle, plus proche des grands propriétaires que des paysans. Mais il connaît un nouvel essor avec la fondation, en 1975, de la Commission pastorale de la terre (cpt) par un groupe d’évêques, dont l’objectif « était de permettre à l’Église de se positionner face aux conflits ruraux qui émergèrent à cette époque, car de plus en plus d’agriculteurs étaient privés de leurs terres » (Cousineau 1997 : 431). Cette commission est à l’origine de la création, en 1984, du plus actif des mouvements sociaux actuels en Amérique latine : le Mouvement des paysans sans terre, qui organise des occupations de terres par des milliers de familles dans plusieurs régions du pays. Bien que le mouvement se soit rapidement affranchi de l’Église, il est toujours appuyé par les courants progressistes du catholicisme et du protestantisme (Carter 2010 ; Raes 2001). À côté de la cpt, qui fournit un appui institutionnel, le panorama religieux au Brésil est marqué par les Communautés ecclésiales de base (ceb). Ces groupes de quelques dizaines de personnes, laïcs et religieux, se réunissant pour lire la Bible et en discuter les implications dans leur vie quotidienne, ont été d’importants laboratoires du militantisme social. Les questions agraires figurent souvent au premier plan dans leur agenda ; il y a des raisons pour penser que, dans bien des cas, leur intervention joue un rôle majeur dans l’issue des conflits : là où l’activité des ceb se montre incohérente et hésitante à cause de dissidences internes au clergé, les populations rurales n’ont que peu de chance de gagner la lutte contre des pouvoirs beaucoup plus influents et mieux organisés (Cousineau 1997).
29L’Église brésilienne a déjà connu plusieurs martyrs de ces batailles tout à la fois sociales et environnementales : entre autres sœur Dorothy Stang, assassinée en 2005 dans la forêt amazonienne où elle travaillait auprès des familles pauvres contre la menace des grands propriétaires de terres. Elle vivait depuis les années 1980 avec les familles rurales menacées de déplacement par la construction de l’autoroute transamazonienne (ibid.). Émigrant avec elles, sœur Dorothy s’était installée à Anapu, dans l’État du Pará. Soutenue par son évêque, elle avait obtenu que les terres publiques de la région soient destinées à un projet de développement durable qui posait de sérieuses contraintes à l’exploitation commerciale (Susin 2009). Cet homicide, commandé par de grands propriétaires et exploitants agricoles ( fazendeiros), a soulevé des réactions dans tout le pays et à l’étranger. Mais de nombreux prêtres et sœurs avaient été tués auparavant pour des raisons tout à fait semblables (l’un des plus connus étant le père Josimo Tavares, responsable de la pastorale de la terre dans le diocèse d’Imperatriz, assassiné en 1986), et plus nombreux encore sont ceux qui ont reçu des menaces de mort, dont trois évêques au Pará. Selon la cpt, entre 1985 et 2006, plus de 1 400 personnes ont été assassinées au Brésil dans les conflits ruraux (Carter 2010 : 192).
30En Amérique latine, aussi bien que dans les Philippines et ailleurs dans les pays du Sud, le conflit entre populations locales et entrepreneurs se concentre autour des licences d’exploitation des ressources agricoles, forestières et minières. On comprend donc que les controverses écologiques soient directement impliquées dans les conflits de classe et que cet amalgame se reflète dans la pensée théologique autant que dans la pratique pastorale, qui de ce fait suivent des directions différentes de celles des pays industrialisés.
31Face à cette participation d’en bas de la part de missionnaires et de théologiens, qui peut conduire jusqu’au sacrifice de soi-même, les plus hauts rangs de la hiérarchie ecclésiastique se montrent plutôt « tièdes ». À quelques exceptions près, ni les conférences épiscopales – le plus souvent partagées entre évêques progressistes et conservateurs – ni le Saint-Siège n’ont systématiquement et publiquement exercé de pressions auprès des gouvernements d’Amérique latine, pour la plupart favorables au néolibéralisme. La sympathie de l’écothéologie pour les instances féministes et le contrôle des naissances, outre sa collocation dans une aire progressiste et critique envers l’autorité centrale, contribue à la décision de la hiérarchie de ne pas s’engager de manière forte et visible dans ces campagnes. Des théologiens proches de l’écologie tels Leonardo Boff, Ivonne Gebara et Matthew Fox ont même été formellement condamnés par la Congrégation pour la doctrine de la foi.
32L’affiliation politique radicale de nombreux défenseurs de la nature peut également expliquer les publications de catholiques conservateurs qui condamnent le souci environnemental en tant qu’invention de la gauche aux visées anticapitalistes (Cascioli & Gaspari 2004). Cette attitude n’est pas le privilège de la droite catholique : on la retrouve sous la présidence de George W. Bush, encouragée par la droite évangélique.
33D’une manière générale, l’impression qu’on a depuis l’Italie est que la cause écologiste reste assez éloignée des convictions religieuses : les associations écologistes catholiques constituent une minorité exiguë ; de même les organisations militantes pour les droits des animaux. À vrai dire, au début du xxe siècle, des auteurs catholiques portaient sur cette dernière question un jugement proche de la dérision (Franco 1904). Vers la fin du siècle, il était encore assez rare de trouver quelques auteurs ou prêtres catholiques prêts à défendre ouvertement la cause animale (Gaffney 1986 : 168 ; Landron 2008 : 478-480). Mais les choses sont peut-être en train de changer – du côté de l’orthodoxie plutôt que du côté du catholicisme de gauche. En Italie, la première association de catholiques végétariens, Cattolici vegetariani, fondée en 2009, affiche une orientation modérée, souligne son obéissance au pape et cherche à intégrer dans la bataille pour les animaux des pratiques telles que le jeûne et la prière.
34En effet, le déclin du discours magistériel sur l’âme, remplacé semble-t-il par la nouvelle passion pour la vie, pourrait permettre à l’avenir de construire une synthèse ajournée de la doctrine sur les relations entre humains et milieu naturel, y compris les animaux. Alors que la théorie de l’âme élève une barrière rigide entre humains et non-humains, le concept de vie pourrait en principe offrir un dénominateur commun aux différentes espèces. Mais il s’agit d’hypothèses qui pour l’instant n’ont pas été développées.
35Par ailleurs, depuis quelques années, s’est formé au Parlement italien un front « animaliste » qui appartient au centre droit (Charta minuta 2010). Ni antispéciste ni simplement protectionniste, ce groupe propose des réformes législatives qui vont au-delà de l’attention « bourgeoise » pour les chiens et les chats, mais il ne lie pas cette campagne à une plus vaste critique de l’économie capitaliste et des inégalités sociales, comme cela arrive d’ordinaire dans l’animalisme progressiste ou radical, qu’il soit religieux ou bien laïc.
36Dans l’ensemble, le Vatican a donné une évaluation positive des principes d’une écologie poursuivie en vue du bien de l’humanité, bien que cet objectif reste subordonné à d’autres priorités. Du côté de la théologie, les défis du mouvement environnementaliste ont poussé à réviser certains aspects d’une tradition focalisée sur l’anthropocentrisme ; ils ont également apporté de nouveaux arguments à la critique chrétienne contre l’impérialisme de l’économie de marché, de la société de consommation et de la technocratie.
37Pour mieux comprendre la position romaine, il faut tenir compte de deux dimensions. On a déjà parlé de la première : chaque proposition de réforme idéologique ou sociale s’insère dans un cadre préexistant de rapports et d’intérêts institutionnels. Par conséquent, la réception de l’innovation dépend de multiples variables : les perspectives politiques qu’elle ouvre, les dérives qui peuvent s’ensuivre, le désaccord interne à l’Église, dans quelle mesure elle peut favoriser ou empêcher des changements déjà en cours, etc.
38Mais à côté de ces facteurs contextuels, il convient de considérer un héritage au long cours constitué par la tradition bimillénaire chrétienne. Un examen rapide permet de mettre en lumière deux éléments généalogiques. D’abord, le texte fondateur de la foi chrétienne, l’Évangile, est traversé par de nombreuses références, littérales aussi bien que symboliques, à l’agriculture, à l’élevage et à la pêche. Qu’il s’agisse des paraboles sur les ouvriers dans la vigne du Seigneur, sur les pêcheurs d’hommes, sur la brebis égarée et de tant d’autres, les Évangiles décrivent une société où travaillent des éleveurs, des agriculteurs et des pêcheurs, une société où l’on abat des arbres, où l’on sème des champs, où l’on chevauche des ânes, où l’on vend des moineaux, où l’on mange des poissons et où l’on tue le veau pour fêter le retour du fils perdu.
39Un deuxième élément dans la longue durée concerne l’histoire de l’Église et de son expansion, liée à la diffusion de techniques agricoles et à l’apprivoisement d’une nature sauvage perçue comme le réceptacle de divinités païennes. Le christianisme, pourrait-on dire, est une religion du champ plutôt que du bois, dans lequel se cachent de préférence les idoles des religions préchrétiennes : celtiques, indigènes et autres. Qu’il s’agisse des moines de l’Europe médiévale ou des missionnaires des Temps modernes, le clergé a exporté sur tous les continents des techniques d’agriculture et d’élevage, en y voyant une preuve de la générosité de Dieu qui a mis à la disposition des êtres humains d’inépuisables ressources naturelles et leur a donné l’intelligence et l’habileté pour s’en servir.
40Si l’on songe au fait qu’au xviiie siècle les premières expérimentations d’embryologie sur des œufs de poule furent effectuées par l’abbé italien Lazzaro Spallanzani, et que les lois de la génétique, découvertes grâce à des expérimentations sur des pois cultivés, ont été formulées au xixe siècle par un autre abbé, Gregor Mendel, on ne s’étonnera pas qu’aujourd’hui le Vatican donne son approbation aux organismes génétiquement modifiés, dans lesquels il voit de nouvelles promesses pour résoudre le problème mondial de la dénutrition (Académie 2009). Et surtout, une solution alternative à la régulation des naissances et qui en plus semble démentir le postulat malthusien d’un décalage nécessaire entre la croissance de la population et celle des ressources.
41Si la pensée catholique a commencé à prendre en compte les présupposés de la crise environnementale et de la philosophie écologiste, tout semble pourtant s’opposer à l’intégration dans le catéchisme officiel de l’utopie écocentriste portée par l’écologie radicale (autrement appelée « deep ecology » dans l’espace anglo-saxon). Une telle éventualité est explicitement condamnée par la hiérarchie et semble, du point de vue logique non moins qu’historique, très difficile à concilier avec la tradition chrétienne. Au contraire, la maîtrise responsable de l’homme sur la nature prônée par l’éthique réformiste peut s’adapter sans graves difficultés au cadre général de la doctrine catholique, quoique l’engagement actif de l’institution demeure pour l’instant assez faible : l’attention presque exclusive prêtée à la vie humaine laisse dans l’ombre la protection de la vie non-humaine.
42Il est toutefois possible que l’émergence sur la scène publique mondiale de la crise économique contribuera dans les années à venir au succès des idées écologistes en tant qu’instrument et justification morale parmi d’autres de l’adoption de moyens de contrôle sur la finance et l’économie. Comme l’a rappelé Benoît XVI en 2010 dans son message pour la Journée mondiale de la paix :
La crise écologique ne peut être appréhendée séparément des questions qui s’y rattachent, étant profondément liée au concept même de développement et à la vision de l’homme et de ses relations avec ses semblables et avec la Création. Il est donc sage d’opérer une révision profonde et perspicace du modèle de développement, et de réfléchir également sur le sens de l’économie et de ses objectifs, pour en corriger les dysfonctionnements et les déséquilibres […]. Ainsi seulement, la crise actuelle devient-elle une occasion de discernement et de nouvelle planification. (Benoît XVI 2010 : § 5.)