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AccueilNuméros39Travailler à l'usineLe charme discret des entreprises

Travailler à l'usine

Le charme discret des entreprises

L’ethnologie en milieu industriel
Nicolas Flamant et Monique Jeudy-Ballini
p. 5-16

Résumés

En guise d’introduction, les auteurs proposent un repérage des enjeux et des perspectives qui structurent ce dossier. Tout d’abord, ils retracent la diversité des recherches ethnologiques développées en entreprise au cours des vingt dernières années. Ils exposent ensuite les questions méthodologiques et épistémologiques que soulève la démarche ethnologique dans le secteur industriel et présentent les thèmes dominants qui animent le dossier : les représentations du travail, les formes du pouvoir, les modes de perception et d’évaluation des savoirs et des savoir-faire, enfin le jeu des relations entre les espaces du travail, du non-travail et du hors-travail.

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Texte intégral

1Le monde industriel n’est pas un terrain nouveau pour les ethnologues. En France, il a commencé à s’affirmer pour eux comme objet d’étude au début des années 1980, au centre des débats sur les « nouveaux objets » (Terrain 1984, Sociétés industrielles… 1985). Cependant, contrairement aux recherches sur les espaces urbains qui ont connu un fort développement au cours des vingt dernières années, les enquêtes en entreprise sont restées disséminées et relativement confidentielles. On peut toutefois repérer quelques orientations fondatrices, distinctes quoique pas nécessairement exclusives l’une de l’autre.
Dès l’origine, la majorité des enquêtes s’est focalisée sur les populations ouvrières qui, éloignées du monde des ethnologues, offraient la perspective d’une altérité culturelle. Ces enquêtes visaient à mettre en évidence une « culture ouvrière » postulée (Gérôme 1984a et b, Monjaret 1997) ou ce qu’il en reste (Lazarus 2001) à travers des sociabilités spécifiques, des systèmes propres de représentation du travail et des formes d’expression identitaire (Schwartz 1990).
Moins marquée par cette sensibilité culturaliste, une autre tendance a plutôt porté sur la perception de l’acte de production et a privilégié l’analyse des représentations du métier ou des produits dans des environnements de travail aussi divers, par exemple, que ceux des abattoirs (Vialles 1987), de l’industrie navale (Tornatore 1991), de l’industrie de la parfumerie (Rasse 1991), du papier et du cuir (Ganne 1983), de la conserverie (Bonnault-Cornu & Cornu 1991), du nucléaire (Zonabend 1989) ou du luxe (Jeudy-Ballini 2000).
Une autre orientation de recherche est plutôt centrée sur les dimensions politiques organisant l’activité productrice et les relations humaines dans l’entreprise. Ces enquêtes s’intéressent en priorité aux formes du pouvoir en observant notamment comment se construisent et s’agencent les hiérarchies sociales et symboliques dans ces espaces. Cette orientation s’est développée à partir d’investigations ethnographiques menées dans des entreprises industrielles d’Asie (Selim 1992), d’Afrique noire (Bazin 1998) et de France (Moulinié 1993, Guigo 1994, Flamant 2002).
En France, ces démarches sont restées généralement inscrites dans une visée très académique, tandis que l’anthropologie sociale nord-américaine développait au contraire un courant appliqué, la business anthropology, proposant de mettre ses méthodes d’investigation au service des entreprises (Selim 1994, Aguilera 1996). On ne peut pourtant nier l’intérêt de quelques dirigeants d’entreprise français pour l’ethnologie, ou du moins pour l’image qu’en ont commercialisée certains consultants (Etchegoyen 1990), image d’une discipline se résumant essentiellement à une méthode d’observation et à l’idée d’un « regard en profondeur ». L’attente de ces dirigeants est d’y gagner une connaissance plus intime de l’entreprise avec l’illusion parfois d’avoir par là directement accès à des réalités cachées.

Le grand partage

2Très schématiquement, le développement des organisations industrielles occidentales s’est opéré autour de deux processus fondamentaux de délimitation de l’activité productrice.
L’un a procédé de l’autonomisation progressive des relations de production vis-à-vis d’autres formes de lien social et d’appartenance (le terroir, la cellule familiale, la guilde…) visant à faire de l’entreprise un espace organisé autour de sa seule finalité productrice (Dewerpe 1998, Noiriel 1986). L’autre processus, à l’intérieur de l’entreprise, s’est développé à partir de l’effort permanent – toujours actuel – d’éradication du « facteur humain », cette part imprévisible d’interprétation et d’interférence des sujets que vise à réduire sans cesse la mise en place de procédures de contrôle et de standardisation des pratiques (Fridenson 1986, Moutet 1997, Cohen 2001).
Ce double processus de rationalisation de l’activité productrice a été très tôt formalisé par des théories sociales et organisationnelles de l’entreprise sur lesquelles Fayol (1979) et Taylor (1990) ont laissé une empreinte durable. Ces théories se sont progressivement enrichies des apports des sciences sociales, dont les célèbres expériences d’Elton Mayo à la Western Electric ont constitué la figure de proue, alimentant cette perspective d’organisation et de normalisation des rapports sociaux de production à travers le concept de management 1.
Si l’entreprise peut apparaître à l’ethnologue comme un espace « finalisé » (Althabe 1991), c’est-à-dire entièrement déterminé par l’activité productrice qui constitue sa raison d’être, c’est parce qu’elle est également un espace modélisé : son existence est encadrée par des productions intellectuelles – diffusées par les publications spécialisées, colportées par les consultants, enseignées dans les formations d’ingénieurs et de managers… – présentant la rationalité et la finalité productrices comme le seul cadre pertinent d’analyse des comportements et des relations au travail. Cette rationalisation qui voudrait s’imposer à la fois dans l’organisation, les conceptions, les pratiques professionnelles, les formes et les enjeux de la production semble ainsi structurer totalement l’espace des relations humaines et épuiser leur sens.
Forme emblématique de la modernité et de la rationalité de nos sociétés occidentales (Weber 1964), l’entreprise est longtemps restée un terrain réservé aux sociologues. En France, on remarque que leurs différents courants (sociologie du travail, des organisations ou de l’entreprise) tendent à reproduire le processus de délimitation entre le monde de l’activité productrice et son environnement en appréhendant l’entreprise comme « un champ social autonome » (Sainsaulieu 1990). Dans l’entreprise, les acteurs ne sont appréhendés qu’à travers leur fonction et leur statut formel dans l’activité productrice, en tant qu’ouvriers, cadres, contremaîtres, ingénieurs ou directeurs… Ces catégories semblent données en soi sans faire l’objet d’un questionnement quant à leur sens et à leurs modalités d’existence dans l’espace social du travail. Enfin, ce que sont ces acteurs à l’extérieur – membres d’une localité, d’une parenté, d’une association sportive, d’une Église, d’un parti politique ou d’un cercle d’amateurs d’art, par exemple – ne présenterait pas de pertinence dans la compréhension de leur univers de travail 2.
A l’opposé, l’aspect traditionnellement dévolu à la recherche ethnologique résiderait dans ce qui échappe à la rationalisation croissante du travail. Il s’agirait alors pour les ethnologues de saisir la part préservée de techniques artisanales ou non standardisées pensées en termes de savoir-faire traditionnels – parfois de bricolages – et fortement enchâssées dans une culture singulière ; monde enchanté du travail où perdurent des manières coutumières et pittoresques, restes épars de relations dans lesquelles se nicherait une authenticité survivant à la rationalisation envahissante ; univers des croyances, des saints patrons, des fêtes corporatistes, des commémorations et autres rites ; règne de l’imaginaire et des pratiques symboliques où le travail apparaîtrait surtout caractérisé par des dimensions étrangères voire rétives à la raison productrice.
Au monde du travail associé à l’espace de la raison et de l’efficacité s’opposerait ainsi – selon cette cosmogonie managériale exerçant une influence idéologique plus ou moins forte sur les autres champs de production intellectuelle – un monde autre : celui des représentations et des relations sociales qui ne s’intègrent pas dans les logiques et les finalités de la production ; le domaine marginal et coloré d’archaïsmes voués à résister ou disparaître ; un monde accusant le passéisme, voire la sauvagerie, des ethnologisés ou… des ethnologues 3.
Ce grand partage du monde du travail se donne à voir dans l’autre division disciplinaire qui tend à assigner préférentiellement certaines catégories d’acteurs à une approche plutôt qu’à une autre. Ainsi l’ethnologie s’est-elle essentiellement intéressée aux populations ouvrières, tandis que les cadres et les dirigeants passaient plutôt pour relever du monde de la rationalité… et de l’analyse sociologique. Dans le même temps, par exemple, qu’on observe la fortune des recherches sur la symbolique du feu chez les ouvriers de la sidérurgie, on constate l’absence d’études sur le rapport « magique », pourtant combien répandu et prégnant, qu’entretiennent nombre de dirigeants d’entreprise à l’égard des normes de standardisation ISO.

Une ethnologie des espaces rationalisés

3A travers la diversité des enquêtes présentées, le dossier proposé souhaite rompre avec cette tendance récurrente d’un grand partage du monde du travail structuré de façon binaire entre une rationalité identifiée comme telle et ce qui, à l’inverse, ferait signe d’une non-rationalité. Il se propose de mettre au jour une altérité du sens du travail dans l’espace industriel en montrant que la rationalité, l’imaginaire et le symbolique coagissent au cœur même de l’activité productrice ; en témoignant, autrement dit, que la rationalité productrice, si efficace qu’elle puisse être, ne constitue jamais qu’un système de représentation parmi d’autres.
Au sein d’un même environnement professionnel, la pluralité des façons de vivre le travail tient à ce que les perceptions de la réalité qui les informent apparaissent profondément hétérogènes, quand elles ne sont pas contradictoires ou conflictuelles.

4Dans certains contextes, le rapport aux tâches effectuées trouve sa transcription directe dans des expériences physiques contrastées où le bruit, la température, la lumière, la poussière, les odeurs ou la circulation d’air convoquent, en même temps que des microclimats distincts, des cosmogonies spécifiques : au sein de l’atelier de mécanique dépeint par Mollona 4, par exemple, la conceptualisation de leur opposition en termes de « chaud » et de « froid » est une façon de mettre en avant l’antinomie tout à la fois matérielle, technique, éthique, philosophique et économique des actes accomplis. Pour les ouvriers du « chaud », la valeur attachée au travail comme lieu de réalisation statutaire, d’effort individuel, d’endurance, d’austère discipline et de pratiques à transmettre prend sens de façon démarcative en regard de la valeur que les travailleurs du « froid » attachent au travail comme expérience de coopération, de camaraderie, d’égalitarisme assumé, d’esprit de légèreté et de recherche explicite du profit à court terme. Ailleurs, comme dans les houillères étudiées par Roth ou la société d’aéronautique décrite par Flamant, ce sont des mondes fondamentalement étrangers l’un à l’autre que dessinent et mettent en vis-à-vis les rapports différentiels des salariés à la scolarité, l’expérience de terrain, la région, l’ancienneté dans l’entreprise ou la nature des matériaux traités.
Mais la géographie sociale des regroupements peut se soutenir d’autres lignes de partage que celles entre les lieux, les tâches ou les savoirs, et c’est parfois dans le rythme même du temps de travail qu’elle opère ses découpages. C’est ainsi que dans l’usine étudiée par Hatzfeld la bonne entente des membres d’une équipe ne survit pas aux quelques interruptions de l’activité productive qui ponctuent les journées puisqu’elle se désagrège au moment des pauses pour se recomposer entre d’autres personnes, selon un régime de sociabilité tantôt dicté par l’allégeance au mode d’organisation interne, tantôt par l’esprit d’indépendance. Là comme ailleurs, l’espace de travail fait coexister et interagir des logiques de représentation souvent concurrentes ou pensées en contrepoint et dont aucune n’a l’exclusivité sur les autres.

Les représentations du travail

5Pour la plupart, ces logiques de représentation sont des logiques de différenciation en même temps que des logiques d’affirmation identitaire. Chez les salariés, et toutes catégories confondues, elles s’actualisent notamment à travers des manières particulières de délimiter des territoires, d’agir sur le processus de production, de définir des enjeux prioritaires et d’exercer des facultés de compromis et d’échange. Car, dans ce collectif sous surveillance qu’est l’usine, la part individuelle trouve toujours à s’inventer des marges de liberté, des espaces propres de manœuvre. « Les hommes qui manient outils et engins ne peuvent être maintenus dans le strict rôle d’exécutant », écrit Catherine Roth à propos d’un contexte de production traditionnel (houillère), en écho à cette observation de Pascale Trompette dans un secteur de pointe (nucléaire) selon laquelle « la réglementation n’épuise pas la réalité quotidienne du travail ». En analysant les rapports conflictuels dans les instances de direction d’une entreprise aéronautique, Nicolas Flamant montre comment les acteurs sont amenés à s’emparer des modèles et des catégories d’organisation du travail pour les mettre au service de tout autres finalités et logiques d’action. Dans le cadre professionnel, la réinterprétation continue des règles ou leur détournement éventuel représente un moyen de se réapproprier le sens des tâches assignées. Travailler, c’est constamment œuvrer, dans la tension entre normes instituées et autonomie personnelle, à mettre au point les conditions permettant de supporter les contraintes du travail. Il n’est jusqu’aux temps de pause eux-mêmes qui, à la marge de la production, n’aient partie liée avec cet enjeu. L’étude d’Hatzfeld en fournit une illustration exemplaire qui montre comment le choix de déjeuner à l’extérieur de l’usine, de se regrouper d’une certaine façon pour manger un casse-croûte ou encore d’utiliser une cafetière plutôt qu’une autre se lit comme un acte de résistance à la politique managériale d’implication des salariés. Fondés sur des affinités électives indifférentes aux places occupées dans le circuit productif et ignorant par conséquent les équipes de travail établies, les modes de convivialité témoignent ici que la solidarité peut revêtir une valeur subversive, et la subversion en question emprunter d’autres voies que celles du conflit ouvert. Pour ceux qui, chaque jour, affichent en ces occasions la préséance du désir privé sur les attentes de l’encadrement ou la discipline d’atelier, il s’agit de se définir autrement que par le critère des seuls liens professionnels et autrement que sur la seule base des catégories mises en place par l’entreprise.
Oscillant entre « prêt de soi » et « reprise de soi », selon la formulation d’Hatzfeld, l’identité au travail se vit dans le « dédoublement [contrôlé] du rapport à soi-même » ou, comme le dit Trompette, dans un « effort constant de réappropriation de son être dans le travail ». Pour frayer sa voie, l’autonomie emprunte d’ailleurs parfois, en y déployant un surcroît d’énergie, les mêmes signes extérieurs que l’asservissement usinier. Ainsi l’accélération volontaire de la productivité par les ouvriers devient-elle en certains endroits (Hatzfeld, Jeudy-Ballini) une astuce éprouvée pour conquérir un peu de temps libre ou faire durer des cohésions. Les ruses et inventions diverses mises au point de manière empirique participent d’une expression d’autonomie qu’il serait toutefois appauvrissant de réduire à sa dimension transgressive ou individualiste. Roth évoque ainsi ces « ficelles du métier » qui, dans les houillères, font la réputation d’un mineur puisque la capacité à outrepasser les consignes constitue, face aux aléas d’une matière capricieuse, une condition de réussite des programmes de production. Dénuée de caractère clandestin, la non-conformité qui s’exprime dans la créativité nécessaire pour parer aux dysfonctionnements chroniques grippant l’avancée du travail de la mine finit par tenir elle-même d’une norme professionnelle. A l’encontre de ce que l’on pourrait conventionnellement attendre d’un type industriel de production, les résultats obtenus ne revêtent pas de caractère prévisible ; un caractère si peu systématique, en tout cas, qu’ils sont susceptibles de faire en coulisse l’objet de tractations entre les ouvriers et leurs supérieurs. Les rapports hiérarchiques, précisément, s’édifient pour partie sur des trocs informels de bons procédés où les compétences et le bon vouloir des uns se trouvent en quelque sorte négociés contre le pouvoir décisionnel des autres : l’efficacité productive contre les facilités de congé (Roth, Parry), par exemple, ou le consentement à risquer la contamination contre un aménagement du temps de travail (Trompette).
L’identité professionnelle compose ici avec la démonstration d’une capacité technique distinctive qui, en donnant à ceux qui la détiennent les moyens de ces marchandages, leur permet de s’affranchir quelque peu des contraintes réglementaires. Ainsi, et même là où elle parvient à imposer ses propres rythmes et objectifs productifs, constate Trompette, « l’entreprise n’en laisse pas moins échapper une part de son autorité ». C’est bien pourquoi l’exercice du commandement peut véritablement s’assimiler à un défi ou à ce que les agents de maîtrise cités par Roth désigneraient comme un « art ».

Les formes du pouvoir

6Les conceptions du travail correspondent à des agencements sociaux et symboliques à travers lesquels le sens des pratiques et des relations se construit et se déconstruit dans une constante négociation avec les dispositifs de contrôle et de régulation.
La dimension de la contrainte et du contrôle, telle qu’elle s’incarne dans la figure du chef, fait toujours fortement image dans la représentation convenue qu’on peut avoir du travail en industrie. On découvre, pourtant, qu’il est des cas où, bien davantage que l’autoritarisme de la hiérarchie, les salariés déplorent l’absence de décideurs, le fait qu’» on ne sait plus qui est le chef » (Flamant). Par ailleurs, outre que l’autorité ne constitue pas un enjeu circonscrit aux interactions entre chefs et subordonnés, l’affrontement ou la discordance ne passe pas à tout coup pour une manifestation indésirable. La conflictualité dans le travail peut en effet avoir vertu intégrative et identitaire (Trompette) ou, plus encore, être exploitée comme principe de collaboration à des fins d’efficacité productive (supposée) supérieure. Dans certaines entreprises, explique ainsi Flamant, l’organisation dite « matricielle » imposée aux cadres est précisément fondée sur la mise en confrontation de leurs intérêts expressément contradictoires en vue d’aboutir à des décisions acceptables. Elle consiste à substituer au modèle classique de domination hiérarchique un modèle horizontal de négociation contrainte entre plusieurs autorités mutuellement dépendantes pour la réalisation technique des tâches. Autant que la camaraderie et l’esprit d’équipe, le conflit se voit ainsi promu par certaines directions d’entreprise au rang d’élément structurant 5, facteur de productivité.

Perception, évaluation des savoirs et des savoir-faire

7Un thème récurrent des situations de travail très hétérogènes présentées dans ce dossier réside dans le sentiment souvent exprimé par les salariés que leur savoir-faire professionnel n’est pas suffisamment utilisé, ou pas autant qu’il devrait l’être. Source de démotivation et, par suite, de stress ou d’ennui (Jeudy-Ballini), la déqualification menace aussi le statut social des personnes, parfois jusqu’au sentiment d’une perte de dignité, incitant alors à comprendre les revendications salariales comme « une compensation au déficit virtuel d’honneur » (Trompette). Il faut néanmoins se garder d’associer trop spontanément sentiment de déqualification et dévalorisation de soi. Chez les électriciens décrits par Erikson, par exemple, la capacité à exercer leur spécialité à des fins personnelles fait partie des critères de valorisation du métier et explique sans doute le fait que cette valorisation survive à la sous-exploitation éprouvée de leurs compétences techniques. Contre toute attente, l’analyse d’Erikson montre que la conscience qu’un salarié peut avoir de sa déqualification ne fait pas forcément obstacle au sentiment de fierté professionnelle ; autrement dit, concrètement, qu’il ne lui est pas nécessaire de démontrer son expertise pour en tirer du prestige puisque « le niveau de compétence (réel ou imaginé) est perçu comme incomparablement supérieur à celui exigé pour la performance quotidienne ». Dans les critères d’auto-évaluation, le savoir sous-jacent subordonne ainsi en prestige le savoir-faire effectif. Ici, la simple potentialité suffit à fonder l’appartenance à une élite et l’effet intégrateur que cela induit se double d’un profond égalitarisme dans le partage des statuts internes. Si l’esprit de hiérarchisation existe bien, au sein de cette profession peu discriminante où les intérimaires sont rapidement assimilés à des pairs, c’est en regard des autres corporations du bâtiment, de celles entretenant notamment un rapport différent à la pratique manuelle, la saleté et la pénibilité corporelle. Comparé à ce métier qui réconcilie mérite et théorie « comme si le seul fait d’y être suffisait pour en être », on aurait évidemment du mal à concevoir plus antinomique que celui de la mine, où la disjonction de nature entre savoir des mineurs et savoir des ingénieurs oppose des collectifs, voire des ontologies, emblématiquement irréductibles.

Le hors-travail ou le non-travail comme dimension de la vie au travail

8Le sens du travail est aussi à rechercher hors du temps et de l’espace assignés à l’activité de production. On constate par exemple que la possibilité d’exploiter ou non un savoir-faire particulier à des fins personnelles ou extérieures au domaine professionnel a des répercussions sur la manière dont est vécu le rapport au travail. Les observations d’Erikson témoignent de l’intrication de ces deux aspects et enseignent que, moins encore que la définition technique des tâches ou le degré de qualification qu’elles requièrent, c’est le rapport différentiel de ces tâches à la sphère professionnelle et à la sphère privée qui importe dans la considération, voire le prestige, dont elles font l’objet. Mais il n’est pas toujours nécessaire de sortir de l’usine pour comprendre le sens investi dans le travail effectué. Car, en dépit des démarcations instituées par une entreprise pour le constituer séparément du reste, le hors-travail s’inscrit aussi dans la globalité du temps consacré à l’activité professionnelle. L’ouvrier, écrit Trompette, « n’a de cesse de mêler l’un et l’autre dans une économie générale de l’existence sociale ». L’usine, en effet, et quoi qu’on en ait pu affirmer (Lazarus 2001 : 391), ne se trouve pas en dehors de la société. Il n’est qu’à voir, comme l’observe par exemple Flamant, la manière dont opère en ce lieu la constitution des catégories sociales organisant la vie locale en dehors du travail ou, réciproquement, la manière dont les logiques sociales extérieures à l’entreprise conditionnent, en interne, l’efficacité des logiques en jeu.
L’étude de Jonathan P. Parry sur une gigantesque aciérie indienne prévient cependant contre le danger de réduire l’anthropologie industrielle d’un pays à l’anthropologie de l’industrie dans ce pays – pour paraphraser Burawoy 6. Avec une visibilité accrue par la distanciation culturelle, l’auteur met à mal le stéréotype liant l’idée de travail en usine à l’obligation de soutenir sans faillir un rythme rigoureux de productivité. Si l’activité des hommes au sein de maintes entreprises revêt encore souvent une allure taylorienne, d’autres cadences existent qui n’en sont pas moins le lot des tâches industrielles. Parry décrit ainsi comment, pour les travailleurs de Bhilai, les périodes exténuantes d’activité forcenée alternent avec des temps morts dont rien ne permet d’anticiper la durée, fût-ce à un mois près. Face à cette production irrégulière, l’encadrement fixe bas ses exigences disciplinaires en enjoignant surtout aux ouvriers de ne pas quitter l’usine pour que l’on sache où les trouver quand on a besoin d’eux. A rebours des théories posant leur coupure radicale sous le rapport du temps, l’activité horticole ne diffère pas foncièrement de l’activité industrielle, soumise elle aussi à des écarts extrêmes. Au moyen d’un exemple choisi cette fois dans le secteur non pas public mais privé, Parry constate que, en dépit des efforts déployés par la direction locale pour lui imposer un flux égal, la productivité ne cesse là encore d’osciller entre des accélérations intenses et de longues périodes de creux. A propos de ces dernières, toutefois, l’examen d’un cas français par Trompette vient opportunément démontrer qu’il serait erroné de considérer le « paradoxe de l’usine sans travail » comme une donnée exotique. Ainsi, observe-t-elle, ceux – ouvriers, paysans ou artisans – qui firent l’expérience des variations saisonnières d’activité et de chômage structurel découvrent, en entrant dans l’industrie, la régularité du temps de travail et sa déconcertante lenteur ; une lenteur telle qu’elle provoque parfois en eux la « surprise d’être payé à ne rien faire » ou, pire encore, la honte d’être mieux payé à en faire moins… Le hors-travail, espace des loisirs ou du « travail à côté », écrit Trompette, est alors surinvesti comme celui de la vraie vie dont la remémoration hante le « temps de latence » passé à l’usine, ce temps qu’il faut consentir à s’infliger afin de pouvoir profiter de l’autre. La cherté subjective du prix de la sécurité ainsi acquise est affaire de contexte social, voire national. Tandis que les salariés français de la Cerca l’estiment élevé, pour les ouvriers indiens de Bhilai issus de la paysannerie, l’inhumanité du travail de la terre et le souvenir des famines meurtrières relativisent la pénibilité de l’usine et interdisent la nostalgie de l’autre vie.

Questionner les évidences

9A travers l’analyse des cas présentés, on peinerait à dégager des constantes propres à caractériser « en général » le sens du travail industriel du point de vue de ceux qui lui consacrent la plus grande part de leurs journées. Dès lors qu’une même technologie de production est vécue sur des modes physiquement et socialement différents par les salariés (Mollona), des notions servant usuellement à qualifier le travail, celle de pénibilité par exemple, peuvent s’avérer problématiques. On observe ainsi, paradoxalement, que le contrôle accru de la globalité des tâches par les ouvriers ne va pas nécessairement de pair avec la satisfaction qu’ils peuvent retirer de leur travail (Mollona). Autant qu’une manière d’incriminer des conditions de travail, d’ailleurs, l’évocation d’un stress particulier (lié au rendement, à la monotonie, etc.) par des salariés peut constituer pour eux une façon oblique d’insister sur l’idée qu’ils se font – et la reconnaissance qu’ils revendiquent – de leur propre valeur professionnelle (Jeudy-Ballini).
Loin de l’imagerie essentialiste et stéréotypée qui s’attacha longtemps aux milieux industriels, les lecteurs de ce dossier devraient ainsi retenir surtout l’extrême diversité interne de ces derniers et constater que le contrôle toujours plus optimisé des hommes et des tâches qui, au moins en Occident, se trouve au principe de leur fonctionnement n’entame pas cette diversité. Les manières de vivre le travail sont d’abord des manières de vivre au travail. Transcendant le simple rapport à l’activité productrice proprement dite, elles s’appréhendent comme autant de dispositifs individuels ou collectifs pour mettre cette activité à distance, aménager le hors-travail, organiser l’espace, mettre en scène des clivages, accommoder des connaissances, définir des références identitaires, construire des liens sociaux, réactiver une mémoire, bricoler des stratégies ou exprimer l’estime de soi, par exemple – les façons de vivre le travail ne constituant jamais, somme toute, que des façons de rendre le travail vivable.

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Sociétés industrielles et urbaines contemporaines, 1985. Paris, mission du Patrimoine ethnologique/ Éd. de la Maison des sciences de l’homme.

Terrain, 1984. N° 2 : « Ethnologie, techniques, industries : vers une anthropologie industrielle ? ».

Taylor F.W., 1990. Organisation du travail et économie des entreprises, Paris, Les Éditions d’Organisation.

Tornatore J.-L., 1991. « Être ouvrier de la Navale à Marseille. Technique(s), vice et métier », Terrain, n° 16, pp. 88-105.

Vialles N., 1987. Le sang et la chair. Les abattoirs des pays de l’Adour, Paris, mission du Patrimoine ethnologique/Éd. de la Maison des sciences de l’homme.

Weber M., 1964. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon.

Zonabend Fr., 1989. La presqu’île au nucléaire, Paris, Odile Jacob.

1994. « De l’objet et de sa restitution en anthropologie », Gradhiva, n° 16, pp. 3-14.

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Notes

1Parmi les ouvrages récents susceptibles d’illustrer cette démarche, on peut se reporter, par exemple, à Delavallée & Morin 1999.
2Il va pourtant de soi, comme l’observe Gérard Althabe, qu’» on ne peut véritablement comprendre l’entreprise qu’en en sortant » (Althabe 1987 : 33).
3Lorsque Françoise Zonabend (1989) restitue son analyse de la perception du risque par les ouvriers de l’industrie nucléaire en montrant que celle-ci fonctionne sur la base d’une « dialectique sexualisée de la puissance et de la souillure », cette lecture s’écarte à ce point de la perspective normative fondée sur le principe de rationalité et de haute technologie que les responsables de l’entreprise déclarent ce travail irrecevable en mettant ces « extravagances » sur le compte de la « personnalité perturbée » du chercheur (Zonabend 1994 : 10).
4La mention d’un nom sans spécification de date fait référence à la contribution de l’auteur dans ce numéro.
5On est tenté de faire ici le rapprochement avec ce que l’on sait de certaines sociétés traditionnelles de Mélanésie où la guerre, au contraire d’une perturbation de l’ordre social, apparaît comme une forme particulière de sociabilité constitutive des liens les plus opératoires : « The problem which Melanesian societies pose is precisely the degree to which they seem to “socialise” violence and evaluate it as inherently no less fully “social” interaction than peaceful cooperation » (« Le problème posé par les sociétés mélanésiennes est précisément le degré auquel elles semblent “socialiser” la violence et la tenir foncièrement pour une interaction tout aussi “sociale” que la coopération pacifique » Harrison 1993 : 21).
6« Much of what is taken for granted by industrial anthropology no longer holds in other countries outside the United States. American industrial anthropology turns out to be the anthropology of industrial work in the United States » (« Ce que l’anthropologie industrielle considère pour beaucoup comme allant de soi ne s’applique pas à l’extérieur des Etats-Unis. L’anthropologie industrielle américaine est en fait l’anthropologie du travail industriel aux Etats-Unis » Burawoy 1979 : 233).
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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Flamant et Monique Jeudy-Ballini, « Le charme discret des entreprises »Terrain, 39 | 2002, 5-16.

Référence électronique

Nicolas Flamant et Monique Jeudy-Ballini, « Le charme discret des entreprises »Terrain [En ligne], 39 | 2002, mis en ligne le 19 décembre 2007, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1502 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1502

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Auteurs

Nicolas Flamant

Centre d’anthropologie des mondes contemporains, Paris

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Monique Jeudy-Ballini

CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris

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Droits d’auteur

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