1Bibliotheca Alexandrina, Alexandrie, Égypte. L’imposante salle de lecture bruisse des allées et venues des étudiants qui se pressent aux bureaux des documentalistes ou qui circulent les mains chargées de livres entre les travées des rayonnages. D’autres se rassemblent en groupes autour des vastes tables de travail sur lesquelles s’éparpillent livres et ordinateurs, rappelés parfois à l’ordre par des surveillants attentifs lorsque les discussions prennent un tour trop animé. Au milieu de cette agitation studieuse, des grappes de touristes trottent d’un point d’intérêt à un autre, pilotées par des guides qui débitent en anglais, en espagnol, en français ou en arabe, un discours désormais rodé sur l’accomplissement que constitue la Bibliotheca depuis son inauguration en 2002 : faire revivre la tradition de savoir universel symbolisée jadis par la mythique bibliothèque de l’Alexandrie antique ; être un lieu d’ouverture sur le monde, concrétisé par les nombreux dons, en livres comme en moyens, de la part d’institutions étrangères, ainsi que par de nombreuses collaborations académiques et techniques ; allier la mise en valeur de l’histoire des savoirs aux technologies les plus innovantes en vue de collecter et de produire de la science.
2Au terme d’un parcours leur présentant les réussites architecturales, technologiques et scientifiques de la Bibliotheca, les touristes sont menés au musée des manuscrits niché dans l’un des sous-sols du bâtiment. L’agitation fait place alors à un calme révérencieux, à peine troublé par les quelques chuchotements des visiteurs se mouvant avec précaution dans la semi-obscurité de la salle. Des petites lampes savamment disposées répandent des halos phosphorescents autour des livres manuscrits exposés derrière les vitrines. Les codex qui émergent de la pénombre environnante sont posés à plat, ouverts par le milieu sur des présentoirs horizontaux. Des étiquettes indiquent le titre des ouvrages, leur auteur, leur date. L’exposition se veut avant tout pédagogique : le visiteur découvre tout à la fois les propriétés matérielles et formelles d’un manuscrit arabe (la reliure en cuir dotée d’un rabat triangulaire, les différents types de calligraphie, le colophon clôturant le texte, les enluminures, les différents types d’encres et de couleurs), la variété des domaines couverts par la littérature arabe (de la poésie aux traités d’astronomie en passant par les essais philosophiques), les techniques de fabrication et de restauration d’un manuscrit.
3La fixité des codex immobilisés sous les vitrines, leur caractère solennel voire « auratique », produit aussi bien par le jeu maîtrisé des ombres et lumières que par le silence contemplatif régnant sur le petit musée, tranche singulièrement avec le mouvement turbulent des corps et des livres qui caractérise le reste de la Bibliotheca. La scénographie propose un renversement des modes d’engagement avec le livre : contemplation versus , immobilité versus , protection versus … Les ouvrages du musée sont le miroir inversé des livres lus, empilés, manipulés par les usagers de la salle de lecture.
- 1 Mise à part la Bibliotheca, construite sous l’égide de l’Unesco, c’est en particulier le cas du Dâr (...)
4Cette muséalisation est symptomatique du renouvellement des pratiques liées au manuscrit arabe, tout particulièrement en Égypte où se multiplient aujourd’hui, sous l’impulsion de l’Unesco notamment, des projets de sauvegarde et de mise en valeur des manuscrits1. Loin de se réduire à une pièce de musée définitivement extraite du régime des pratiques ordinaires, le manuscrit continue toutefois à opérer en tant que support de texte dans l’univers académique et érudit. Le centre des manuscrits de la Bibliotheca Alexandrina comporte ainsi en sus de son musée une salle de lecture, et est un lieu à vocation érudite autant que patrimoniale. Depuis sa création, il ambitionne de valoriser le manuscrit comme un objet matériel, témoin de techniques et de savoir-faire spécifiques, tout en le promouvant comme socle de l’héritage laissé par les savants et les lettrés arabes : préservation et restauration des manuscrits, mais aussi recherche, catalogage et édition critique de textes constituent le quotidien de l’activité du centre. Comment concilier le livre en tant qu’objet de bibliothèque et pièce d’exposition, le livre à lire, à manier, et le livre en tant que matière à préserver ? Ce sont les mises à l’épreuve dans différentes versions matérielles d’un objet aux usages pluriels, participant du monde de l’érudition comme de celui du patrimoine, que j’examine ici.
- 2 Pour des présentations récentes de l’histoire du livre arabe, voir remmm (2002) et Déroche (2000).
- 3 Si kitâb communément traduit par « livre », signalons toutefois l’écart sémantique entre les deux t (...)
- 4 Cette pratique courante de rectification du texte, notamment au cours de lectures publiques pendant (...)
5Le livre manuscrit (al-kitâb almakhtût) et les dispositifs techniques et savants qui le soutiennent sont une composante centrale de l’histoire culturelle, littéraire et savante du monde arabe et islamique durant plus d’une dizaine de siècles2. Contrairement à l’Europe où le livre manuscrit a été rapidement supplanté par l’imprimé, les techniques d’impression ne se sont imposées que tardivement dans le monde arabe et musulman : la copie manuscrite y a constitué le mode principal de transmission des textes jusqu’au milieu du xixe siècle, voire au-delà. Exécutées par des copistes professionnels, par des lettrés ou par des étudiants, les copies produites se singularisent par leur matière (parchemin ou papier), leur écriture (calligraphique ou « courante ») et leur décor (présence éventuelle d’enluminures, d’ornementations et de dorures). Elles se distinguent également par leur contenu : si l’imprimerie et le processus d’édition ont pour corollaire la standardisation des textes publiés, la tradition manuscrite produit de son côté des « familles de texte ». Chaque copie est un exemplaire unique, qui, au-delà des différences de version, parfois infimes, entre copies d’un même texte, peut également différer de ses copies « parentes » soit par l’ajout d’une introduction ou de commentaires in texto par le copiste ou le commanditaire de la copie, soit par l’introduction de marques de vérification ou de confirmation (effectuées lors de la copie ou de lectures publiques). À ces interventions s’ajoutent les annotations portées en marge par les lecteurs. Sans cesse amendé et corrigé au fil des copies et des lectures (dont témoignent les multiples marques de vérification, d’audition et de correction que portent les manuscrits), le kitâb, le « livre3 », s’est longtemps défini, dans sa tradition manuscrite, comme un support d’écriture mouvant et dynamique appelé à être sans cesse modifié au cours des pratiques lettrées4.
- 5 Cela a notamment donné lieu à l’édition d’encyclopédies bibliographiques dont les plus connues sont (...)
6Aujourd’hui, les manuscrits arabes représentent une immense masse littéraire et documentaire dont l’exploration est toujours en cours. Seule une petite partie des millions de manuscrits existants est à ce jour inventoriée et cataloguée, et la connaissance de leur nombre exact comme de leur contenu reste lacunaire. L’intérêt des érudits, européens notamment, pour les manuscrits arabes s’est longtemps porté sur la recherche de textes : un versant important de la production académique consiste à recenser textes et auteurs5, à établir des catalogues, à réunir différentes copies d’un même texte en vue d’une édition critique…
- 6 Les bibliothèques se sont rapidement emparées des techniques de microfilmage, qui leur permettaient (...)
- 7 D’abord développée en France (Déroche 2000 ; remm 2002 : part. II) et dans le monde anglo-saxon, la (...)
7Cette approche du manuscrit en tant que support exclusif de texte – peut-être renforcée par la diffusion des techniques de microfilmage6 qui réduisent la matérialité du codex à une surface en noir et blanc – va être ébranlée à partir des années 1980 par le développement de la codicologie. Cette discipline consacrée à l’étude de la matérialité du livre regarde le manuscrit comme une source pour l’histoire des techniques du livre et des pratiques de transmission des textes7. L’approche codicologique, toutefois, fait plus que considérer la matière du manuscrit. En s’attachant à de multiples éléments ignorés jusque-là – nature du papier, techniques de reliure, types de calligraphie, inscriptions portées sur le manuscrit telles les réclames, les marques de vérification lors de la copie ou celles d’audition notées dans les marges de la page au cours de lectures publiques, les sceaux apposés par les propriétaires successifs de l’objet, etc. –, la codicologie met en valeur la singularité du manuscrit. Objet envisagé de prime abord comme une copie, et à ce titre rapproché d’autres copies par le biais d’études comparatistes et d’éditions critiques de textes, le manuscrit (re)devient un exemplaire matériel unique, original, distinct de tout autre.
- 8 Une histoire récente du manuscrit resterait à faire, et en particulier de sa reformulation partiell (...)
8L’irruption de la matière dans le monde des textes a profondément réorganisé les modes de traitement du livre manuscrit, matière d’histoire désormais à conserver « en l’état », à protéger voire à muséaliser8. Comment, dans ce cadre, combiner des pratiques croisées du livre manuscrit, faire exister celui-ci à la fois comme matière et comme texte, comme écrit à corriger et comme objet à préserver, comme copie et comme original ? C’est le projet dans lequel s’est lancé le directeur du centre des manuscrits de la Bibliotheca Alexandrina, fervent défenseur de l’héritage érudit laissé par les savants arabes, féru de codicologie, et, de manière plus générale, passionné par tout ce qui relève de la science des manuscrits. Youssef Ziedan multiplie les centres d’intérêt (théologie islamique et histoire des religions, soufisme et sciences arabes) et les activités (publication de catalogues de manuscrits, édition critique de textes, recherches académiques, conférences publiques, mais aussi écriture de romans historiques à succès), tout en supervisant le vaste programme de catalogage, de restauration et de numérisation des collections de manuscrits qu’il a mis en place dans le centre.
- 9 Ziedan est l’auteur de plusieurs catalogues de collections de manuscrits, parmi lesquels, en partic (...)
9Les objectifs de Youssef Ziedan sont pluriels : revaloriser un héritage savant tombé partiellement dans l’oubli, « enfermé dans les coffres des réserves en Orient et en Occident », comme il le regrette sur le site internet qu’il consacre aux manuscrits arabes et à leur science ; donner accès à cet héritage et le diffuser, par le biais notamment de la production de catalogues9 et d’éditions critiques permettant d’identifier et de localiser les ouvrages. Élaborer, enfin, des outils adéquats au traitement des manuscrits, aussi bien d’un point de vue érudit que technologique : cataloguer correctement les manuscrits, mais aussi bien sûr les préserver matériellement à l’aide des techniques les plus innovantes.
10Le centre qu’il anime entend se situer à la pointe du renouvellement des techniques de traitement des manuscrits anciens. Les liens de coopération établis dans le cadre de la Bibliotheca ont permis à cette dernière de se constituer en pôle de compétences à vocation nationale, voire internationale : personnel formé en Italie aux techniques de restauration, subventions pour l’achat des technologies les plus modernes – entre autres une machine de leafcasting de colmater et consolider le papier –, création d’un laboratoire de chimie, développement de techniques de numérisation haute définition… Catalogueurs, restaurateurs, techniciens, chimistes, informaticiens, bibliothécaires (sans compter les employés qui se transforment ponctuellement en chargés de relations publiques, guidant les visiteurs extérieurs dans les différents espaces de travail du centre) conjuguent leurs efforts pour faire du centre non seulement un lieu incontournable de l’habileté technique et de la compétence érudite, mais également un espace « totalisant » de l’univers des manuscrits, dans lequel est mis en œuvre tout l’éventail des prises possibles sur le livre. Je propose de décrire ici quelques-unes de ces prises, et les manières dont elles proposent, dans le travail de qualification et de façonnage qu’elles opèrent, une pluralité de déclinaisons de l’objet manuscrit.
- 10 Nombre d’entre elles ayant été offertes par des bibliothèques européennes, telles la British Librar (...)
11Si le centre se targue aujourd’hui de détenir près de quatre-vingt-dix mille pièces, une majorité de celles-ci sont des reproductions microfilmées10. Muhammad fait partie du personnel du centre affecté au catalogage de ces collections microfilmées. Il catalogue en ce moment des copies provenant de la collection de manuscrits médicaux détenus par la National Library of Medicine (nlm), aux États-Unis. Il est entouré de livres, principalement des ouvrages bibliographiques. Devant lui, le lecteur de microfilm dans lequel il vient d’introduire une nouvelle bobine : un manuscrit dont il commence tout juste le catalogage. À côté de lui est posé le formulaire qu’il va remplir à mesure de son examen. Tournant la molette, Muhammad passe rapidement sur la fiche d’identification qui précède les premières images du manuscrit : la fiche minimaliste établie par la nlm au moment du microfilmage donne la cote du manuscrit, le titre du texte et le nom de son auteur, parfois sa date et la date de sa copie. Muhammad ne tient compte des informations données par cette fiche qu’à titre indicatif : elles ne sont pas toujours fiables, m’explique-t-il. L’objet de son travail est précisément de procéder à l’authentification (tawthîq) du manuscrit qu’il a devant les yeux afin d’établir solidement son identité.
- 11 Basmala désigne la formule rituelle « biismi Allah al-rahmân al-rahîm… » (« A u nom de Dieu clément (...)
12Pour ce faire, il commence par chercher dans le texte le titre du volume et le nom de son auteur. Le titre indiqué en première page est en effet parfois postérieur à la copie du texte et ne correspond pas toujours à celui-ci. Muhammad passe outre les formules de louanges à Dieu introduites par la basmala 11, à la recherche d’un indice dans le texte qui lui permettra d’accéder rapidement à l’information qui l’intéresse. Il peut s’agir d’un passage écrit d’une couleur différente, ou encore d’une formule d’introduction au texte proprement dit : « Et ce livre… », « Et ceci est… », précédant le titre suivi du nom de l’auteur. La plupart du temps, le texte mentionne le titre quelques lignes après la basmala, mais il faut parfois passer une ou plusieurs pages de commentaires introductifs à la copie proprement dite. C’est ainsi que Muhammad fait défiler le texte, affiche la photographie des deux pages suivantes à l’aide de la molette, revient en arrière, puis soudain s’exclame : « Là, tu vois ? » Il lit, m’indiquant du doigt la formule classique d’annonce : « Et ceci est le livre de… »
13Une fois repérés titre et auteur, Muhammad doit les authentifier en les recoupant avec les compilation bibliographiques de la production littéraire arabe. Il a recours à de grands livres richement reliés posés à côté de lui : Kachf al-zunûn ’abord, et si besoin son complément, Idâh al-maknûn, deux ouvrages recensant les textes de la littérature arabe par titre. Le premier a été composé au xvie siècle par l’érudit turc Hajî Khalîfa, le second par le savant et historien Ismaîl Bacha al-Baghdâdî à la fin du xixe siècle. Si Muhammad est chanceux, il trouve rapidement dans ces volumes la référence au texte du manuscrit qu’il catalogue. Il en transcrit le titre dans le champ du formulaire réservé à cet effet, et note également la discipline à laquelle appartient le texte : médecine, littérature, histoire, etc.
- 12 L’un des principaux problèmes de l’identification adéquate d’un texte est la variété des noms attri (...)
14Puis il se met en quête de l’identification précise de l’auteur à l’aide de l’un des plus complets des dictionnaires biographiques récents, Mu’ajam al-mu’allifîn, de l’historien Umar Kahhala, publié à Damas entre 1957 et 1961. S’il n’y trouve pas ce qu’il cherche, il dispose d’un dictionnaire plus ancien, Hadiyya-t-al-‘ârifîn, rédigé lui aussi par Hajî Khalîfa. Dans ces deux ouvrages sont compilées des notices biographiques d’auteurs précisant leur patronyme complet12, accompagnées éventuellement d’une liste de leurs principaux écrits. À partir de ces informations, Muhammad continue de remplir son formulaire : il inscrit dans la case adéquate le nom d’usage de l’auteur, complète entre parenthèses son nom complet et porte les indications de lieu et de date du décès. Il termine cet enregistrement en cochant les titres des ouvrages de référence qu’il a utilisés.
15Ces opérations ne suffisent pas toujours à identifier un texte. Muhammad doit donc naviguer entre les quatre ouvrages de référence et le texte affiché par le microfilm, compulsant les livres d’une main experte, cherchant les corrélations entre le titre et le nom d’auteur tel qu’il est indiqué dans le texte et les notices des sommes bibliographiques, puis revérifiant leur absence. Cette fois-ci, il ne trouve rien. Il se lève pour saisir sur les rayonnages consacrés aux catalogues et aux dictionnaires la traduction arabe de l’ouvrage de Brockelmann, Geschichte der arabischen Literatur, qu’il consulte en vain. Un de ses collègues lui conseille alors d’utiliser Google : il lui est arrivé d’authentifier un texte grâce au moteur de recherche. Muhammad se tourne vers l’ordinateur et tape le titre du texte, mais sans résultat : le champ « auteur » reste vide.
16Le catalogage s’effectue à rebours de l’identité des textes établie dans les bibliothèques dont proviennent les reproductions. En réalité, quand bien même les fiches fournies par l’institution productrice du microfilm sont effectivement erronées (du fait, par exemple, d’un premier catalogage rapide fondé sur un titre postérieurement ajouté par une main inconnue sur la première page du manuscrit), les bibliothèques détenant les manuscrits en question ont souvent publié des catalogues révisés. Tel est le cas du manuscrit sur lequel Muhammad est en train de travailler, puisque la nlm a publié en ligne un nouveau catalogue complet et détaillé, où chaque notice donne une brève présentation de l’auteur et du texte, le tout accompagné de multiples renvois bibliographiques.
17Dans le cadre des protocoles élaborés par le directeur du centre, la démarche de Muhammad consiste ainsi à extraire le microfilm de la chaîne d’autorité institutionnelle, traditionnelle et scientifique existante – et en premier lieu celle établie par la bibliothèque de provenance du microfilm – afin de reconstruire, sur la base de la seule autorité du centre, le réseau d’écrits dans lequel « loger » le manuscrit. Cataloguer un manuscrit consiste, en ce sens, à donner sa place au texte dans le corpus de la littérature arabe. C’est également décomposer la matière textuelle telle qu’elle se présente afin de la réinscrire dans une nouvelle topographie de l’érudition selon des liens qui varient du plus fort (les dictionnaires et les compilations biographiques produites par la tradition textuelle arabe) au plus faible (l’orientalisme allemand, les ressources fournies par Internet).
18Muhammad s’attaque maintenant aux dernières entrées du formulaire, celles qui portent sur les caractéristiques matérielles du volume. Pour commencer, il note l’état général du manuscrit tel qu’il le découvre sur l’image en noir et blanc du microfilm : « bon », « moyen », « mauvais », appréciation fondée avant tout sur l’état des pages (trouées, bords élimés…). Puis il relève toutes les marques particulières du manuscrit : faisant défiler le texte d’avant en arrière, il me signale à mesure qu’il le repère tout ce qu’il s’apprête à noter : sur la page de titre, des sceaux de propriété ; plus loin, quelques mots écrits dans une encre de couleur différente, distinguée sur l’image par le changement d’intensité du noir de l’encre (dans ce texte, il s’agit d’un procédé pour distinguer les en-têtes de chapitre). En manipulant avec dextérité la manette de la visionneuse, il poursuit le défilement rapide des pages, s’arrête puis revient une page en arrière pour vérifier une marque qui lui a accroché l’œil. Satisfait de son acuité, il s’exclame : « Regarde, ici il y a une sahha ! » Le caractère, minuscule au point d’être presque invisible sur l’image microfilmée, est une marque de vérification indiquant que le copiste a contrôlé l’exactitude de la teneur du texte qu’il était en train de recopier. Muhammad relève également la présence de commentaires en marge du texte, des changements d’écriture attestant un nouveau copiste, sans oublier de signaler des traces d’humidité matérialisées par des taches grisâtres.
- 13 Les microfilms sont d’ailleurs considérés comme étant suffisamment précieux pour être systématiquem (...)
19Les choix effectués témoignent d’une volonté de suivre les derniers développements codicologiques : l’attention est portée aux éléments en marge du texte, aux variations d’encre, d’écriture, à l’état du manuscrit. Décrire les caractéristiques matérielles du codex à partir du microfilm est cependant aussi une manière de rompre définitivement avec la pièce originale : Muhammad procède avec la reproduction en noir et blanc (souvent de piètre qualité d’ailleurs) comme si celle-ci était le support physique de référence ; et peut-être plus encore, comme si la reproduction microfilmée que détient le centre constituait désormais le support original par excellence. Recataloguer, redécrire, reconstruire l’identité du manuscrit participent non seulement d’un travail de rééquilibrage de la tradition érudite arabe et de sa légitimité face au poids du savoir orientaliste élaboré en Occident ; mais ces opérations s’accompagnent également d’une réinitialisation, voire d’une « originalisation » du microfilm dans la trajectoire de copie et de circulation du manuscrit13.
20Si le fonds du centre des manuscrits de la Bibliotheca Alexandrina est en grande partie constitué de reproductions microfilmées, il contient aussi des volumes originaux transférés depuis la bibliothèque municipale, fermée depuis 2006 dans l’attente d’une restauration. Constituée de quelque six mille pièces, cette collection d’originaux est modeste comparée à la prestigieuse collection de plusieurs dizaines de milliers de manuscrits que renferme au Caire le Dâr al-kutub, la Bibliothèque nationale. Elle n’en est pas moins un axe essentiel de travail du centre, auquel est dévolue la plus grande partie de ses moyens.
21Dans la salle consacrée à la restauration des codex règne un léger bourdonnement parfois entrecoupé par les coups sourds de la machine de pressage. Les restaurateurs manipulent inlassablement les manuscrits sur lesquels ils travaillent. Ou plutôt, ils en manient des morceaux : feuilles déchirées, reliures, cahiers défaits en plus ou moins bon état s’empilent sur les plans de travail. Des écouteurs vissés sur les oreilles, les employés défont, grattent, collent, recousent des objets épars, feuilles, cahiers, couvertures, dans un patient travail de démontage, de traitement et de remontage de l’objet « manuscrit ».
22Nul livre, nul environnement textuel n’entourent ici Racha, une des employées du département. Au lieu de cela, on trouve sur sa table divers outils : une règle, plusieurs scalpels de tailles différentes (qui proviennent de l’université de médecine adjacente à la Bibliotheca), du papier japon, une gomme, des crayons, deux petits récipients contenant de la colle et distingués par une étiquette manuscrite, des pinceaux. Une carte postale de Rome accrochée sur un des rabats de sa table vient rappeler le stage de formation à la restauration que Racha a effectué en Italie. Le volume qu’elle a posé sur son plan de travail est composé d’une reliure en cuir craquelée qui s’effrite par endroits ; les cahiers de feuillets sont en passe de se détacher. Les feuilles, jaunies par le temps, sont déchirées sur les bords, les pages couvertes de texte sont parsemées de petits trous réguliers.
23Le travail commence, là aussi, par un formulaire à remplir, un petit carnet qui va tenir lieu de carte d’identité du manuscrit et l’accompagnera tout au long de la procédure de restauration. Celle-ci débute par une première appréhension globale du livre : longueur, épaisseur, nombre de pages, nombre de cahiers, traces d’une restauration antérieure. Racha saisit sa règle, prend les mesures nécessaires, fait le compte des pages et des cahiers. Suivant le déroulement du formulaire, elle regarde maintenant assez vite la reliure, le dos, puis examine les feuillets au fur et à mesure, me signalant au passage les trous laissés par les insectes, la détérioration de la reliure, l’usage d’une encre de couleur différente. Par endroits a été utilisée une encre gallo-ferrique (qui, à la différence de l’encre carbone, contient des ferrugineux). Celle-ci s’identifie à son brillant caractéristique, mais aussi à la corrosion du papier qu’elle occasionne : le papier, notamment lorsqu’il est de qualité moyenne, résiste mal à l’acidité de l’encre. Des mots entiers ont ainsi été corrompus par l’encre. Quand Racha a encore un doute sur la nature de l’encre, elle tamponne avec un fragment de coton humide un coin de mot : contrairement à l’encre carbone qui se dissout dans l’eau, les encres gallo-ferriques ont pour propriété d’être indélébiles. Racha note ensuite ses observations globales du l’état du livre : le mauvais état général, la détérioration par les insectes qui ont « mangé » les pages, l’utilisation de deux types d’encre, carbone et gallo-métallique.
24Après ce rapide examen global, l’auscultation de Racha se fait plus minutieuse. Elle palpe et manipule les différentes parties de l’objet, reportant progressivement ses appréciations sur le formulaire : la couverture est en cuir, sans dorures, marquée par des taches d’humidité, de toute évidence ancienne, des indices (notamment des restes de papier marbré apparaissant sur l’en-dos) laissent supposer qu’elle est d’origine. Racha coche la case correspondante. Elle inspecte maintenant les feuillets. Elle note les différentes couleurs d’encre utilisées puis appose des croix dans les champs de description : présence de cachets, de marques de propriété, d’annotations en bordure, absence de dessins et de dorures. Elle termine en remplissant les champs d’appréciation de l’état des feuillets : l’état est mauvais, le papier est « faible » (da’îf ).
- 14 Ou, pour reprendre la formule de Tim Ingold : « L es chemins [trails] multiples de croissance et de (...)
25Entre les mains de Racha, un objet initialement défini comme un texte doté d’un auteur, d’un titre, d’un copiste (autant d’indications portées sur la page initiale du carnet) se transforme progressivement en un emboîtement d’éléments matériels. Du plus global au plus fin, au fur et à mesure des palpations, des petits tests et mises à l’épreuve faisant intervenir aussi bien la sensibilité de son toucher que l’acuité de son œil, Racha construit une prise sur l’objet qui met en relief couleurs et matériaux : assemblage de cuir, de cahiers, de fils ; page qui devient papier dont est éprouvée la solidité ou la faiblesse, mot qui disparaît dans l’encre rouge ou noire, indélébile ou soluble, neutre ou corrosive. Restaurer, c’est tout d’abord re-saisir l’objet à travers ses qualités matérielles. C’est aussi établir un « profilage » de l’ensemble des transformations inhérentes au parcours d’un objet dans sa relation à son environnement qui ont abouti à sa détérioration actuelle14 : les trop nombreuses manipulations qui ont abîmé les angles des pages, les insectes qui ont creusé des tunnels dans les volumes, l’encre qui a « mangé » les mots, l’humidité ou l’acidité qui ont corrompu papier et reliure… C’est ce parcours qu’il s’agit précisément de réorienter lors des opérations de restauration à proprement parler.
26Dans ce cadre, le travail d’examen et de description est d’abord une préparation au traitement : les propriétés matérielles du manuscrit déterminent la nature du travail à effectuer, comme c’est le cas de la nature de l’encre qui, selon qu’elle est gallo-ferrique ou carbone, oriente le manuscrit respectivement vers le leafcasting, un procédé mécanique, humide, de moulage du papier ou vers la restauration manuelle. C’est aussi, dans le même temps, une redistribution des traits saillants de l’objet dans une catégorie générique du « manuscrit » : objet doté d’une reliure, de cahiers, de feuillets, de marges, d’encres, de sceaux, soit un ensemble de caractéristiques prévues par le formulaire comme appartenant intrinsèquement au manuscrit. Racha n’a généralement qu’à en établir la présence ou l’absence, le caractère « original » ou non en cochant la bonne case : yûjid / lâ yûjid (« est présent » / « n’est pas présent »), aslî / ghayr aslî (« [est] d’origine » / « [n’est] pas d’origine »). En d’autres termes, l’objet est décrit par ses faiblesses et ses manques, ou plus exactement par la « non-présence » de tel ou tel de ses constituants – la tranchefile (chirâz), par exemple, cette couture du haut et du bas du volume qui caractérise la technique orientale de fabrication des livres. Se dessine ainsi, en creux, le manuscrit « fort », complet. Tout le travail ultérieur de Racha consiste à densifier et à solidifier le volume, à façonner à partir d’un objet chancelant au sens propre comme au sens figuré, un corps ferme et robuste.
27Racha entreprend de désassembler le volume. Elle coupe au scalpel les fils et les revers de la couverture, démonte celle-ci soigneusement, la pose sur un coin de sa table. Elle détache les cahiers, puis défait les feuillets de chacun d’eux, numérotant au passage chaque page sur le formulaire. Si nécessaire, elle appose au crayon dans le haut de la marge extérieure le numéro de la page, en vue de la reconstitution finale des cahiers. La surface de travail est jonchée de fragments épars : débris de fils et bouts de papier, reliure, feuillets en pile. Racha emballe la couverture dans une enveloppe plastique et la range dans un tiroir. Elle ne l’en sortira qu’une fois la restauration de l’ensemble des feuillets achevée. La pile de feuillets est également stockée dans une pochette plastifiée, Racha ne conserve sur la table que le premier feuillet, sur lequel elle va désormais concentrer ses efforts.
28La première étape est de lui redonner bords et marges intérieures : les coins sont déchirés et les deux pages composant le feuillet manquent de se détacher. À l’aide d’un scalpel, Racha rend les contours nets en éliminant les parties cornées ou partiellement déchirées. Elle appose ensuite le long des bordures une bande de papier japon que le centre importe de France, un papier couleur coquille d’œuf constitué de longues fibres végétales. La texture de ce papier en fait une matière idéale pour la restauration de documents, d’une part en raison de sa résistance, d’autre part car les fibres permettent une bonne adhésion au papier original. Racha commence à râper le pansement du papier japon en attaquant au scalpel la bordure de recouvrement du papier original et de la bande de restauration. Le scalpel accroche la bordure de biais, afin que les fibres des deux papiers s’emmêlent. Elle procède de même avec les plus gros trous des marges du texte, sur lesquelles elle appose à l’aide du scalpel des petits morceaux de papier japon.
29Bien que ce travail sur le bord des feuillets soit long et fastidieux, le plus délicat est à venir, puisqu’il s’agit de travailler sur les parties des feuilles qui supportent du texte. Pour ce faire, Racha utilise ce qu’elle appelle du « papier chiffon », un papier japon au grammage extrêmement léger utilisé pour combler les trous du papier. Elle choisit pour l’instant de ne traiter que les trous les plus gros : appliquant au pinceau un peu de colle, elle y appose un petit morceau de papier chiffon qu’elle a pris soin de déchirer à la main, de manière à ce que les bords soient filés. Si les trous qui parsèment le papier mettent en danger l’intégrité même du feuillet, ou si elle juge le papier trop faible pour résister longtemps, Racha appose à l’aide d’un badigeon le papier chiffon le plus fin dont elle dispose sur l’ensemble du feuillet. Ce dernier est ensuite disposé dans une presse manuelle où il restera plusieurs heures. Il en ressortira solidifié, épaissi et rendu brillant par le badigeon.
30La restauration feuillet par feuillet peut, selon l’épaisseur du manuscrit, prendre jusqu’à trois mois. Une fois leur intégrité et leur forme initiale restituées, Racha s’attaque au réassemblage du manuscrit : remise en ordre des feuillets, unification des bordures, couture des cahiers, couture du chirâz. Vient enfin la dernière étape de la restauration du manuscrit : la reliure. Celle-ci est extrêmement dégradée, mais elle est ornée d’un dessin pressé dans le cuir que Racha décide de sauvegarder. Elle découpe l’ornementation du cuir, puis se rend dans la salle où sont conservés dans des tiroirs des échantillons de cuir. Elle choisit un morceau dont la couleur se rapproche le plus de la couleur originale, le fait couper à la taille adéquate, reporte le contour de la pièce originale sur le nouvel échantillon, puis gratte selon ce contour plusieurs couches du cuir neuf avec un scalpel un peu plus grand. La pièce est ensuite collée sur le cuir neuf et mise sous presse. Ne reste plus qu’à relier les cahiers à la couverture en cuir, et à reconstituer avec soin le revers triangulaire qui reproduit la forme de la couverture d’origine.
31La restauration de l’intégrité du manuscrit doit être menée de telle manière que les interventions restent apparentes. Elles témoignent à leur tour de l’histoire de l’objet et des opérations qu’il a subies. Cette nécessité, en même temps qu’elle rend visible son travail, réduit la marge de manœuvre de la restauratrice, déjà limitée par les protocoles de traitement : les coloris de papiers et de chiffons dont elle peut faire usage sont uniformes, d’une couleur nettement plus claire que le papier du manuscrit. Sur les bords de l’objet, pour lesquels les règles à respecter sont les moins strictes, Racha se permet de combiner sa sélection des matériaux les plus appropriés à sa perception de ce que doit être un « manuscrit arabe ». C’est ainsi qu’elle choisit un nouvel assemblage de couleurs pour la couture du chirâz. Pour la couverture, au contraire, on l’a vue chercher un cuir le plus proche possible de la peau d’origine : ayant celle-ci à la main, elle a longuement palpé et comparé les matériaux à sa disposition avant d’opter pour un cuir de couleur marron un peu rougeâtre.
32Une autre fois en revanche, Racha traite un manuscrit dont la reliure ne lui semble pas d’origine : elle est cartonnée, recouverte de papier marbré, dépourvue du rabat triangulaire caractéristique de nombre de manuscrits, médiévaux notamment, produits dans le monde arabe. Racha décide d’écarter cette couverture du processus de reconstitution et d’en fabriquer une neuve, plus conforme à celle qu’elle attend d’un manuscrit authentique. Elle fabrique elle-même une couverture à partir d’un cuir de couleur bleue destinée à indiquer sans ambiguïté qu’il ne s’agit pas de la couverture d’origine.
33Tous les efforts de Racha sont portés par l’idée de restituer au manuscrit son caractère original, authentique. Cette idée est fondée sur un discours de réparation, de soin, bien plus que sur des préoccupations esthétiques. Les restaurateurs se meuvent d’ailleurs dans un univers explicitement médical, du fait du vocabulaire et des outils qu’ils emploient : ils parlent couramment de « ‘ilâj »( « traitement », « remède ») apporté au livre, ils utilisent scalpels, pipettes et portent des blouses blanches pour manipuler les manuscrits. Bien au-delà d’une reconstitution (plus ou moins) à l’identique, c’est toutefois bien un nouvel objet qui émerge peu à peu du patient travail de recomposition. Racha sculpte progressivement, par adjonctions de matières, par collages, pressages et refaçonnages, un objet qui n’a plus grand-chose en commun avec le livre initial : le codex flottant, un rien indéterminé, a été affermi, stabilisé dans une catégorie de volumes matériellement identifiables en tant que manuscrits. La page branlante s’est transformée en feuillet épais aux bords nets, la couleur s’est intensifiée au contact du badigeon, le papier s’est densifié ; le livre qui surgit du travail de restauration est sans conteste un « manuscrit arabe », carré, net, solide. Racha fabrique, pour finir, une boîte décorée de papier marbré dans laquelle elle dispose le codex : le format « livre manuscrit » dans lequel elle a fait converger matières et textures est désormais clos.
34La ruche que constitue le laboratoire de restauration, où les manuscrits sont sans cesse dépecés, éparpillés et recomposés, contraste avec le statisme des volumes offerts à la contemplation dans le musée des manuscrits. La salle de lecture du centre, située entre le musée des manuscrits et les espaces de travail, fonctionne à cet égard comme une sorte de sas : sas physique tout d’abord, puisqu’on y accède du musée par une porte discrète, une seconde porte permettant de rejoindre les zones de travail du centre interdites au public. C’est là également que sont rangés les manuscrits, ceux en attente d’une restauration, comme les volumes déjà traités dont certains pourront être exposés dans le musée. C’est, enfin, une autre forme de scénographie du livre qui se déploie ici, à mi-chemin entre la bibliothèque comme espace d’accumulation et de maniement des volumes et le musée comme mode d’immobilisation et de singularisation du codex.
35L’environnement muséal fait place à celui de l’érudition : les accompagnateurs qui, prêts à proposer une visite guidée, attendaient le visiteur derrière le bureau d’accueil du musée sont remplacés par un chef de salle et des bibliothécaires. Assis derrière des bureaux jonchés de livres, les uns sont plongés dans des ouvrages de références bibliographiques, d’autres dans des formulaires de catalogage. Tables et postes d’ordinateur à l’usage des lecteurs, rayonnages de livres couvrant les murs forment l’essentiel du mobilier. Une cloison transparente découpe en deux l’espace de la salle, formant une large cage rectangulaire dont le contenu est partiellement occulté par les bandes verticales d’un store. Le lecteur peut y entrapercevoir des rayonnages chargés d’ouvrages, aux dos serrés les uns contre les autres, dont l’ancienneté se devine aux reliures de cuir vieilli. Seule la cloison en verre, qui sert autant à protéger les ouvrages (l’espace est climatisé, contrôlé en permanence par des indicateurs d’humidité et de température) qu’à en sécuriser l’accès (seuls les employés venant y ranger les manuscrits y pénètrent), rappelle que cet espace recèle des manuscrits anciens, non de « simples » livres tels les imprimés qui garnissent les murs de la bibliothèque.
- 15 L’« armoire à sagesse » (khizânat al-hikma) ou la « maison de sagesse » (bayt al-hikma) désigne da (...)
36Entre le musée et la salle de lecture s’articulent deux propositions d’appréhension du manuscrit : d’un côté le livre à contempler en tant que pièce unique, singulière ; de l’autre le livre donné à voir en « bibliothèque », comme partie prenante, véritable « armoire à sagesse15 », d’une collection livresque à consulter, à manipuler, à lire. Ce dispositif d’invitation à la lecture est toutefois trompeur : les manuscrits n’ont aucune vocation à être manipulés, puisque seule sera fournie aux lecteurs une copie numérisée.
37De fait, si les opérations physiques effectuées par les restaurateurs sur le manuscrit visent à reproduire au plus près les « attendus » de la forme matérielle du codex, elles conduisent également à l’immobiliser définitivement, à mettre un point d’arrêt à son parcours. Raffermir la matière de manière à ce qu’elle résiste au temps, éliminer toute trace de vie (insectes, champignons et autres entités microscopiques susceptibles d’attenter à l’intégrité de l’objet), prévenir tout risque de dégradation en rangeant le volume dans un boîtier de protection, puis déposer le boîtier dans le magasin du centre : produire de l’original revient, dans ce cadre, à soustraire à jamais le codex des circuits de lecture et de maniement. En somme, les soins et le temps consacrés par les restaurateurs à la reconstitution des manuscrits n’aboutit paradoxalement pas tant à leur redonner vie qu’à les statufier, à les transformer en surfaces à regarder à distance.
38Est-ce pour pallier l’immobilité de ces livres devenus, peut-être, trop inertes ? Des dispositifs conçus pour faire éprouver au visiteur la matérialité du livre ont en effet été installés dans la salle d’exposition des manuscrits. Un peu à l’écart des vitrines, des livres de belle facture reliés en simili-cuir sont posés sur un présentoir où il est possible de les feuilleter. Ils présentent le texte arabe ainsi que ses traductions française et anglaise sur un papier dont le coloris rappelle l’aspect jauni des manuscrits. Il s’agit des premiers ouvrages publiés par le centre dans le cadre d’un projet de diffusion multilingue de manuscrits. À côté du présentoir, un second dispositif est proposé au visiteur : un manuscrit original exposé à la verticale dans une alvéole située à hauteur d’épaule. Sous l’alvéole, un écran tactile offre la possibilité de feuilleter les pages numérisées du manuscrit.
39L’immobilisation et l’invitation à la contemplation du « livre sous vitrine » sont ainsi troublées par la confection de substituts – le livre publié qui renoue avec l’aspect du manuscrit, la copie numérisée à manipuler tactilement –, comme s’il était nécessaire de suppléer au statisme et à la mise à distance par l’expérience physique du livre : palper, lire, feuilleter. Ces agencements alternatifs, accompagnés de petits décalages successifs entre surface et matière, visualité et tactilité, contemplation et manipulation, sont symptomatiques d’un flottement, voire des hésitations à déterminer ce qu’est in fine livre manuscrit : support de diffusion du savoir ou objet de patrimoine, livre-matière ou livre-texte, objet à mettre en exergue dans sa qualité originale ou matière à reproduire… ? Les modalités d’engagement proposées au visiteur constituent dans cette perspective des relances du codex dans des registres qui viennent compléter, enrichir, fournir des formes alternatives aux modes de présence muséographiques du livre. Le (presque) fac-similé, la copie numérisée, l’écran tactile sont autant de manières de « rendre » ce qu’est, aussi, le livre : un objet qui vit par la lecture, la manipulation, le feuilletage.
40La question, remarquent Bruno Latour et Adam Lowe à propos de la reproduction des œuvres d’art, n’est pas tant celle de l’opposition classique entre la copie et l’original, que celle de la trajectoire globale de répétition et de copie d’une œuvre, faite de « bonnes » ou de « mauvaises » reproductions (Latour & Lowe 2011). Le manuscrit est sans doute exemplaire de ce type de trajectoire qui est loin d’être réductible à un parcours linéaire entre une « origine » et des copies dont l’aura se diluerait au fur et à mesure du processus de reproduction et d’éloignement. Transformer une « mauvaise » copie en « bon » original comme le fait Muhammad, façonner un « vieux livre » en « manuscrit authentique » comme le fait Racha sont autant de manières de reconfigurer les objets pour les faire fonctionner correctement dans l’enceinte du centre. Fabriquer de l’« original » est avant tout, de la sorte, produire des supports solides, stables, à partir desquels sont déployés (ou redéployés, dans le cas du microfilm) les parcours d’immobilisation et de relance du manuscrit. L’enjeu n’est pas des moindres : instituer le centre en pôle incontesté de la prise savante et experte sur le manuscrit face aux grandes institutions qui, en Égypte et au-delà, détiennent des collections de (bien) plus grande valeur ; développer un lieu panoptique du livre manuscrit, en déclinant celui-ci en une multitude de versions qui informent, à différents degrés, sur ce qu’est un « manuscrit arabe ».
41Le manuscrit tel qu’il (re)naît des mains de Racha n’a pas grand-chose en commun avec celui qui surgit de l’examen de Muhammad. Les deux collègues ne travaillent pas seulement à produire des versions radicalement distinctes du livre, ils mobilisent et reconstituent, par les biographies alternatives qu’ils génèrent, différentes mises en relation du texte au codex, différentes articulations entre la copie, la reproduction, l’original, l’authentique. Ces articulations se prolongent dans les dispositifs mis à l’œuvre dans les espaces publics du centre (et qui constituent, somme toute, l’aboutissement des efforts de Racha comme de Muhammad), reformulées ici en oscillation entre le livre comme pièce d’un corpus et comme objet de collection, entre la distance et le toucher, entre l’immobilité et le mouvement, entre la contemplation, la lecture, et la manipulation. C’est là peut-être que se révèle le mieux l’ambition de l’institution de constituer un lieu total du manuscrit comme « matière de texte » : déployer le plus de versions possibles qui, tissées les unes aux autres, forment une véritable tentative d’épuisement des ontologies du livre ; concevoir des dispositifs de présence et d’interaction pour stabiliser le manuscrit, mais aussi le réanimer, le remettre, au sens propre comme au sens figuré, en mouvement.