Traduit de l’anglais par Gérard Lenclud
- 1 On comprendra qu’il soit impossible de rendre compte ici de toutes les discussions portant sur ce t (...)
1D’où est venue l’idée de consacrer un volume de Terrain livre considéré en tant qu’objet et d’y faire la part belle au regard anthropologique1 ? Cela mérite quelque explication. Ce projet est né d’un constat de convergence, assez peu prévisible au départ mais qui s’est révélé riche en enseignements, entre les enquêtes conduites au Tibet par Hildegard Diemberger et celles menées par Stephen Hugh-Jones en Amazonie. Il s’agit là de deux régions du monde qui semblent n’avoir grand chose en commun, ethnographiquement parlant. Et, à première vue, il est difficile d’imaginer qu’elles puissent donner lieu à une comparaison fructueuse en matière de réflexion sur ce qu’il en est du livre en général, de sa place et de son statut, ou encore offrir un espace favorable au dialogue intellectuel sur ce sujet.
2Ainsi que le montre l’article de Diemberger, les livres religieux tibétains diffèrent, par bien des aspects, des livres religieux, et même des livres tout court, publiés en France ou au Royaume-Uni. Il n’en reste pas moins que la présence de livres dans les monastères du Tibet ou dans les librairies tibétaines ne saurait surprendre. Après tout, le Tibet est à la fois une terre d’élection du bouddhisme Mahayana et, de nos jours, une région de la Chine encourant un processus accéléré de modernisation, à maints égards conduit par Pékin.
- 2 Pour en savoir davantage à propos de ces livres, voir Geraldo Andrello (2010) et Stephen Hugh-Jones (...)
3On pourrait s’étonner, en revanche, qu’il soit question de l’Amazonie à propos du livre. Ce serait ignorer la parution d’une série d’ouvrages dont les auteurs sont amérindiens. Or, pour moins attendue que soit là-bas l’existence de livres, tout comme l’attention qui va leur être ici prêtée, ces ouvrages amènent au bout du compte à se poser des questions du plus haut intérêt. Dans les dernières décennies, des écrivains autochtones, natifs de la région du haut Rio Negro, de part et d’autre de la frontière entre Brésil et Colombie, ont publié une quinzaine de livres relatant en détail les origines mythologiques et traitant de l’histoire moins ancienne, voire récente, des groupes ethniques auxquels ils appartiennent2. L’apparition de ces publications, aux allures de boom éditorial, n’a pas d’équivalent ailleurs en Amazonie. Ces livres constituent une source de données fascinante sur la culture et l’histoire des peuples de langue tukano et arawak. D’une part, ils s’apparentent à une sorte d’auto-ethnographie ; d’autre part, ils renferment en eux un savoir de type sacré. C’est pourquoi ces peuples mettent ces ouvrages sur le même pied que les textes bibliques introduits dans le bassin amazonien par les missionnaires. Toutefois, ces livres sont plus et autre chose que des conservatoires du savoir sacré ou des sources de connaissance. Ils apparaissent comme le résultat, incontestablement moderne, d’une opération de transformation : celle apportée à des objets d’une autre nature, non livresque, dont l’importance est cruciale dans la vie cérémonielle, dans les formes du politique et les revendications d’identité ethnique des peuples du nord-ouest de l’Amazonie. Les livres semblent avoir pris la place de ces objets. C’est en les lisant afin d’y puiser les matériaux destinés à la rédaction d’un article consacré à ces objets rituels d’un genre plus traditionnel que Hugh-Jones commença à s’interroger sur ces livres eux-mêmes. Au fond, pourquoi des livres ? Et pourquoi ici en Amazonie ? Mais, en les lisant, Hugh-Jones avait en tête les travaux de Diemberger sur les manuscrits émanant de l’univers tibétain. Ainsi s’amorça un dialogue entre deux ethnographes, l’une spécialisée dans l’étude du bouddhisme dans la montagne himalayenne, l’autre attaché à la description et à l’analyse du chamanisme dans la forêt amazonienne.
4Au fur et à mesure que ces ethnologues échangeaient, en dépit des différences patentes entre contextes culturels et traditions religieuses, un constat se fit jour. Sitôt que livres tibétains et amazoniens étaient envisagés pour ce qu’ils étaient aux yeux de leurs usagers, la sorte de choses qu’ils représentaient et l’emploi qui en était fait, mais tout autant pour ce qu’ils disaient, y compris d’eux-mêmes, force était de convenir qu’ils présentaient alors entre eux des ressemblances troublantes. À la condition de tenir le plus grand compte de leur forme, des matériaux ayant servi à les fabriquer et, surtout, de la façon dont on les concevait et dont on en tirait parti, ces livres offraient un support de choix pour la comparaison et la réflexion théorique. En un mot, il fallait les regarder comme des artéfacts culturels, autant dire des objets de plein droit, au sens le plus littéral du mot « objet » : des choses physiques dont le corps matériel saute au regard et se laisse toucher du doigt, affectant les sens avant même que ce qu’il y a « à l’intérieur » ne vienne solliciter l’esprit. Peut-être les anthropologues n’avaient-ils pas pris suffisamment conscience de cette dimension concrète de l’objet « livre ». La raison en est sans doute qu’en Occident, et singulièrement dans les milieux académiques, l’insistance placée sur le texte et son contenu, sur les opérations d’écriture et de lecture, a pour conséquence qu’est tenu pour un fait acquis que tout livre constitue un spécimen d’objet. Cela va tant sans dire que l’on s’abstient d’y penser. Nous voyons bien que ce que nous lisons est un livre mais nous ne nous arrêtons pas sur ce qui fait qu’un livre est un objet à part entière.
5En attirant l’attention sur un thème de recherche relativement négligé en anthropologie à ce jour et en suggérant diverses pistes pour l’explorer, les initiateurs de ce volume de Terrain espèrent susciter des vocations. Ils souhaitent également convaincre les anthropologues de collaborer davantage avec les chercheurs travaillant dans des domaines où la dimension proprement matérielle du livre retient davantage l’attention, ainsi en histoire, en histoire de l’art et dans l’éventail des disciplines vouées à se pencher sur le passé de l’imprimé et sur la civilisation de l’écrit en général.
6Il n’est guère utile de rappeler la place qu’occupe le livre dans les travaux anthropologiques consacrés à ce qu’il est convenu d’appeler les grandes religions du monde. Ne parle-t-on pas à leur propos de « religions du Livre » ? Il n’empêche que les auteurs de ces travaux s’intéressent avant tout au contenu des livres, aux éléments de doctrine exposés dans les textes, et tendent à ne guère prêter attention aux questions posées par ces textes en tant qu’ils sont habillés en textes. Par exemple : ce qui fait que ces textes, pour dire des choses, sont eux-mêmes conçus comme des choses ; ce qui fait que leur matérialité a une incidence sur leur contenu et donc sur les significations accordées à ce qui y est écrit ; ce qui fait que ces objets auxquels est conféré un caractère sacré non seulement ont une fonction centrale dans les pratiques religieuses mais aussi donnent lieu à des formes d’échanges commerciaux et entrent dans la sphère de la consommation domestique. Les articles d’Hildegard Diemberger, de Jeremy Stolow et d’Anouk Cohen abordent ces sujets. Ils montrent que la dimension physique du livre, sa concrétude, est étroitement liée à sa promotion au rang d’artéfact religieux et d’objet rituel.
- 3 Voir, entre autres, Ong (1982), Goody (1968, 1986), Street (1984).
7À coup sûr, il est fait mention des livres en tant que supports de textes dans les travaux anthropologiques consacrés aux rapports entre l’écrit et l’oral3. De même sont-ils présents dans les recherches portant sur des univers politiques au sein desquels la référence à des textes joue un rôle stratégique en matière de pouvoir politique et d’autorité religieuse – ainsi le Yémen, qualifié d’« État calligraphique » (Messick 1993). Toutefois, dans les deux cas, l’attention est bien davantage portée sur le contenu des livres ou sur les pratiques découlant de l’usage qui en est fait, voire même sur les configurations discursives dont ils sont un élément, que sur leur nature d’artéfacts concrets.
- 4 Voir, par exemple, Appadurai (1986), Bourdieu (1979), Miller (1983), Gell (1998), Thomas (1991), La (...)
8Il y a plus frappant encore : c’est qu’il soit si peu question de l’objet livre dans un contexte intellectuel marqué par le retour en force de l’anthropologie, depuis quelques années, sur le terrain des objets et des biens matériels4. Cette renaissance de l’intérêt scientifique vis-à-vis d’un thème qui connut une éclipse se manifeste dans toute une série de champs de recherche : études portant sur la culture matérielle, anthropologie de l’art, anthropologie économique, travaux sur les formes de consommation. On écrit désormais des biographies d’objets ; ils sont au cœur de la théorie des réseaux d’acteurs. Or le livre y est un grand absent. Pas d’entrée « Livre » dans l’index du récent Handbook of Material Culture (Tilley et al. ). C’est un indice assez révélateur du faible intérêt qui lui est accordé. Pas davantage ne figure-t-il dans la catégorie des « objets d’art », fort large et même exhaustive à bien des égards, dressée par Alfred Gell dans son ouvrage Art and Agency (1998). Dans l’article qu’il a rédigé pour ce numéro, Warren Boutcher (pp. 88-103) s’arrête sur cette absence. Les livres sont une réalisation de l’agir (agency). À ce titre, ils agissent sur les hommes autant que les hommes agissent sur eux. Ce thème de réflexion est abordé, sous divers aspects et à partir de points de vue différents, par tous les contributeurs de ce volume.
- 5 Pour ce qui concerne les sociétés d’Amérique du Sud, voir par exemple Lévi-Strauss (1955), Butt Col (...)
9Il peut sembler normal qu’il soit peu fait référence aux livres dans les recherches ethnologiques conduites dans les sociétés dites naguère « primitives ». Après tout, elles sont – elles étaient – qualifiées dans le même temps de « sociétés sans écriture ». On le sait. Voilà qui ne doit pas faire oublier ce que l’on sait également, et de fort longue date : bien avant que leurs représentants n’apprennent à lire et à écrire, ces peuples portaient déjà un vif intérêt aux livres et documents parvenus entre leurs mains. Les naturalistes, les missionnaires, les voyageurs en ont fait état dans leurs relations. Les ethnographes d’hier aussi, confrontés à l’existence des cargo cults à des mouvements millénaristes du même genre. On trouve dans leurs descriptions, déjà anciennes, nombre de références éparpillées aux faits suivants : des indigènes imitant les gestes de l’écriture et les marques laissées par elles sur le papier, testant les livres afin de voir s’ils pouvaient parler, introduisant délibérément livres, documents et papiers de toutes sortes dans des pratiques rituelles destinées à faire face aux mystères du contact et aux malheurs qu’il engendrait, ou encore expliquant leur état de pauvreté et leur infériorité de statut en rendant les missionnaires responsables de leur infortune qui leur auraient distribué des bibles de bas étage auxquelles ils auraient arraché les meilleures pages, celles contenant les passages cruciaux5. Ce qui va de soi mais ne mérite pas moins qu’on s’y arrête, dans le contexte actuel, est que cet intérêt pour les livres, de la part de gens illettrés, se porte bien moins sur leur contenu – ce que disent ces livres ou plutôt ce qu’ils leur diraient – que sur leur enveloppe matérielle – ce que sont ces objets, ce dont ils sont faits, ce qu’ils représentent et ce qu’ils permettent de réaliser dans la vie, en tant qu’objets.
10Un examen attentif de ce qui se produit lorsque des individus, appartenant à l’univers des religions du Livre, rencontrent des hommes vivant dans des sociétés sans écriture aboutit à la conclusion qui suit. Pour les premiers, seuls comptent véritablement le contenu du livre et les enseignements qui y sont enfermés ; l’objet sui generis un rôle contingent. Pour les seconds, ce qui compte, c’est précisément l’objet qu’est le livre. Or cette conception innocente, disons, du livre, propre à qui ne dispose pas de l’écriture, d’emblée « chosifiante », doit servir à nous alerter. Il se peut bien que des réalités fort concrètes existent comme à notre insu. Savons-nous, en effet, les voir, ce qui s’appelle voir ? Que manquons-nous donc de voir quand nous voyons des livres ? Réponse : qu’ils sont des objets ! Il s’est passé une rencontre du type de celle évoquée plus haut, entre une recherche conduite dans le monde du bouddhisme Mahayana, un monde sursaturé par l’écrit, et une recherche menée dans l’Amazonie des tribus, un monde longtemps privé de l’écrit. C’est, en tout cas, cette rencontre qui permit à Hugh-Jones de voir quelque chose qu’il n’avait pas su voir à propos des livres circulant au sein du peuple tukano. Le livre au Tibet avait, en somme, dessillé ses yeux d’américaniste (mais pas seulement).
- 6 « Tibetan and Mongolian rare books and manuscripts », basé à l’université de Cambridge (AHRC, n° 17 (...)
- 7 « Transforming technologies and Buddhist book culture: the introduction of printing and digital tex (...)
11Lors de ses recherches au long cours sur les peuples et les cultures du Tibet, Diemberger en vint à s’intéresser à une collection d’ouvrages et de manuscrits tibétains dispersés dans des bibliothèques à Londres, Oxford et Cambridge. Ils avaient été pillés par les troupes britanniques lors de l’invasion du Tibet en 1903, dans le cadre de l’expédition Younghusband. Cet intérêt amena Diemberger à concevoir un programme scientifique6. Son objectif était d’assurer la conservation de la collection Younghusband, de procéder à son catalogage, de rendre ce dernier accessible sur Internet, de réaliser des duplicata sous la forme de documents numériques et de microfilms, de restituer enfin sous cette forme les textes les plus importants de cette collection aux bibliothèques des monastères tibétains. L’article de Christine Jungen à lire ci-après (pp. 104-119), consacré aux manuscrits arabes de la Bibliotheca Alexandrina, insiste sur le point suivant : la conservation et le catalogage de livres et de manuscrits précieux, la sauvegarde de ces éléments patrimoniaux, leur exposition en tant qu’œuvres d’art, la réalisation de microfilms et de copies imprimées ou numérisées afin de constituer des sources d’information disponibles à tous, mettent au premier plan la dimension matérielle de ces objets. Il suffit d’évoquer à cet égard le format, le papier, l’encre, la calligraphie ou l’impression, la reliure, les commentaires en marge, leur état général aussi bien que leur biographie ou l’inventaire des événements historiques traversés par eux. Diemberger prit si bien conscience de cet aspect définitoire du livre qu’elle en vint à se pencher sur les livres tibétains dans leur dimension spécifique d’objets rituels, de personnes jouant un rôle actif et de reliques. Elle élabora alors un nouveau programme scientifique consacré, celui-ci, à l’analyse des rapports entre les idées et valeurs du bouddhisme tibétain, les livres, le développement des procédés d’impression et l’impact des technologies numériques au Tibet7. Certains résultats de ce programme sont présentés dans sa contribution à ce numéro (pp. 18-39).
- 8 Voir, par exemple, The Blue Annals par George Roerich (1988 : 38).
- 9 Voir le site internet : http://www.dharmahaven. org/tibetan/digital-wheels.htm (consulté en juillet (...)
12C’est assez largement le fait du hasard si Hugh-Jones est devenu partie prenante dans les recherches sur le Tibet et ses livres. Certes, d’une part, il avait toujours manifesté de la curiosité envers les milieux et les cultures du monde himalayen ; cette curiosité avait été aiguisée par un premier voyage au Bhoutan. Il exerça par ailleurs des responsabilités en tant que directeur du département d’anthropologie sociale de Cambridge, et cette fonction – au départ de pure forme et de nature essentiellement administrative – l’amena à jouer un rôle dans le développement des projets scientifiques consacrés aux ouvrages et aux manuscrits tibétains. À ce titre, il devint responsable du centre « Études sur la Mongolie et l’Asie intérieure » (miasu), relevant du département, et fut nommé Principal Investigator programme « Tibetan and Mongolian rare books and manuscripts ». Toutefois, ce double enrôlement se commua rapidement en un véritable engagement intellectuel dans les recherches sur le Tibet. Et, comme indiqué plus haut, cet engagement intellectuel entraîna des conséquences directes sur le déroulement de ses propres recherches sur les communautés amérindiennes de langue tukano, dans le nord-ouest du bassin amazonien. Diemberger s’efforça en effet de tirer tout le parti possible, dans ses travaux, du fait que, chez les bouddhistes tibétains, les ouvrages religieux étaient considérés à l’égal de personnes, et de personnes de haut rang. Ils portent robes et ceintures ; on s’adresse à eux à la façon dont on s’adresse à des notables; on les traite avec déférence ; on leur rend hommage ; on les invite à siéger en divers lieux et, notamment, à bénir champs et récoltes. Dans le même temps, ces livres sont regardés comme des reliques : les reliques de ceux dont ils abritent les dires. À ce titre, ils font partie d’un complexe, associant reliques, traces abandonnées et représentations figurées. Ils y voisinent donc avec des restes corporels, des empreintes de pas, des statues et des images peintes. Voilà qui explique en partie que les livres tibétains fonctionnent en tant qu’objets rituels et pourquoi ils bénéficient d’un tel statut au sein d’une population où, jusque récemment, la majeure partie des gens étaient illettrés. Il semble s’agir là d’un cas typique de « grapholâtrie », selon l’expression forgée par Jack Goody (1968 : 16). Assurément cette manière de concevoir cette situation prête le flanc à la critique en ce qu’elle peut paraître procéder d’un préjugé orientaliste, bref d’une vision quelque peu essentialiste. Par ailleurs, il se peut qu’elle ne reflète pas fidèlement ce qu’il en est véritablement de la proportion d’illettrés au sein de la société tibétaine (Dreyfus 2003 : 80). Toujours est-il que cette présentation a le mérite de rendre compte d’un aspect de la culture « livresque » tibétaine, déjà mis en valeur et de longue date par les historiographes du Tibet, commentant le mythe d’origine évoqué par les premiers livres tibétains. On disait de ces livres qu’ils étaient tombés du ciel et qu’ils avaient atterri dans l’enceinte du palais royal du Yumbu Lagang. Là, le souverain de l’époque, ne sachant pas lire, en avait fait un objet de culte et d’adoration8. Ce n’est que plus tard, avec l’invention d’un alphabet tibétain et le développement des pratiques de traduction, que des lettrés furent en mesure d’accéder au contenu de ces ouvrages. La promotion des livres au rang d’objets rituels, considérés comme tels tant par des gens susceptibles de déchiffrer leur contenu que par ceux qui n’en ont pas les moyens, renvoie donc à des formes de ritualité, profondément ancrées dans la mythologie prébouddhiste et dans les cultes bouddhiques des reliques. Et les propriétés spécifiques assignées aux livres et à l’imprimé jouent également leur rôle en ce qui concerne les attitudes envers les technologies du numérique. Preuve en est que les disques durs d’ordinateurs, téléchargeant des textes sacrés, sont peu ou prou tenus comme l’équivalent de rouleaux de prières, d’un genre à part. Et, de fait, ils sont utilisés comme tels9.
13Il y avait deux leçons à tirer du cas ethnographique tibétain. En premier lieu, il suggérait qu’on cesse de considérer le livre sous les seuls aspects du texte écrit qu’il contient et des informations que ce texte recèle, et qu’on s’emploie à le regarder sous toutes ses facettes pour tenter de saisir comment il s’offre aux yeux. En second lieu, il invitait à garder en tête le fait qu’au Tibet le livre est conçu à la fois comme une personne et comme une relique. Armé de cet exemple, Hugh-Jones fit retour sur ses propres matériaux ethnographiques et se posa à leur sujet des questions qu’il n’avait pas songé auparavant à leur adresser.
14Pourquoi donc les livres, et la chose imprimée en général, suscitent-ils à ce point l’intérêt des peuples de cette région de l’Amazonie ? Sur quoi repose la relation établie entre les livres et les objets sacrés, ces objets qui jouent un rôle si important dans le contenu de ces livres ? Si les objets sacrés tukano ont pour fonction de représenter les ossements des ancêtres, les livres ne seraient-ils pas alors des objets sacrés d’un nouveau genre, résultant d’une opération de transformation qui changerait les reliques des corps des ancêtres en reliques de leurs dits, faits et gestes ? Puisque les formules chamaniques font référence au papier, conçu comme signe et source des pouvoirs attribués aux Blancs, est-ce que le papier lui-même, à savoir cette matière dont sont faits les livres, n’entrerait pas dans le message que ces derniers transmettent ? Et la publication d’ouvrages locaux ne pourrait-elle être assimilée à une forme d’activité politique, une sorte d’extension et de transformation des pratiques cérémonielles traditionnelles au sein desquelles s’affichent les objets rituels et où les récits des origines appuient des revendications territoriales et de statut collectif ?
15Un article de Hugh-Jones, « Entre l’image et l’écrit. La politique tukano de patrimonialisation en Amazonie », récemment paru dans une revue française (Hugh-Jones 2010), s’efforce d’apporter des éléments de réponse à ces questions. Le lecteur ne trouvera donc pas ici les arguments qui y sont développés. En revanche, les deux illustrations page suivante et en page d’ouverture offrent un condensé des principaux points abordés. première est intitulée « Cultura dos brancos/ Cultura dos indios ». Elle représente une déité une lance cérémonielle au bout en hochet. À sa droite, un livre figurant parmi un lot d’objets une sorte d’iconographie en résumé la « culture » des Blancs ; on peut voir en eux marques distinctives de leur prospérité et de puissance. À sa gauche, deux gourdes sur présentoirs en forme de sablier, un tabouret, flûtes de Pan, des coiffes en plumes et des ûtes sacrées, autant d’objets rituels évoquant culture tukano, marques distinctives, quant à , de la richesse et du pouvoir. L’équivalence établie entre, d’une part, les livres et, d’autre , les objets rituels indigènes est soulignée un récit évoquant un choix décisif entre les ensembles d’objets, faisant référence aux de pouvoir respectifs des Blancs et des érindiens. La seconde illustration montre la ésence simultanée d’un livre et d’objets sacrés, tabouret, une gourde sur son présentoir en de sablier, dans le cadre d’une cérémonie ée à célébrer la parution d’un nouvel ouvrage û à des auteurs desana (Tõramü Bayaru & Ye Ñi 2004). Elle fait bien voir à la fois implications politico-rituelles de la publication ’un ouvrage indigène et l’équivalence établie entre le livre et les objets és figurant sur sa couverture.
16Les peuples indigènes, ou encore « tribaux », étaient autrefois, selon l’expression consacrée, des sociétés sans écriture. Ils sont nombreux, aujourd’hui, sinon même la majorité, à être des peuples « avec » écriture. Certes l’explosion de l’alphabétisation s’explique, avant tout, par l’élévation générale du niveau d’éducation sur la planète. Cependant d’autres facteurs ont joué, d’ordre politique et culturel. Il faut mentionner, en particulier, la tendance à la bureaucratisation, liée à la montée en puissance des mouvements indigénistes, et la volonté qui partout se fait jour d’archiver et de constituer en patrimoine, coûte que coûte, tout ce qui peut être dit culturel, à un titre ou à un autre.
- 10 Voir, entre autres, Gordillo (2006), Dardy (2006), Riles (2006).
17Or l’attention portée par l’anthropologie à l’écriture s’est concentrée pour l’essentiel sur le contenu des textes, mis en rapport avec les opérations cognitives requises pour lire et écrire, ainsi que sur les autres conséquences de l’alphabétisation. Dans le cadre de cette problématique, les discussions en cours tendent à considérer la matérialité du livre et des documents écrits comme un fait secondaire, peu digne d’intérêt et, somme toute, trop évident pour qu’il y ait besoin de s’y arrêter. Le livre est regardé comme un pur support de ce qui se trouve à l’intérieur, l’écrit comme un simple outil de transmission. Rares sont, dans ce cadre d’analyse, les travaux faisant exception à la règle10.
18L’exemple amazonien s’inscrit en faux contre cette manière d’envisager le livre, donnant dans l’analyse l’exclusivité à son contenu. Il souligne, en effet, l’importance qu’il y a à traiter du livre comme d’un objet et à étudier les relations qu’il entretient avec d’autres objets, ainsi qu’à se pencher sur les significations culturelles attachées à tout ce dont est fait l’objet « livre ». Au demeurant, c’est là un point de vue vigoureusement défendu dans les articles de Cohen, de Diemberger, de Jungen et de Stolow. Il nous faut également signaler d’entrée de jeu que, mise à part la contribution de Boutcher, tous les articles réunis dans ce volume de Terrain des exemples religieux : bouddhisme, islam, judaïsme et hindouisme. Le plus souvent, une aura de sacralité entoure les textes jouant un rôle crucial dans ces univers religieux. Elle s’étend à l’évidence sur la forme matérielle sous laquelle ces textes se présentent ; elle pèse sur la manière dont les hommes regardent et manipulent les livres qui les contiennent. (L’hindouisme fait ici, comme le montre Fuller, figure d’exception.) Or, ce que le cas amazonien permet de vérifier, c’est que de telles idées sur le livre et les conduites qu’elles dictent à son égard peuvent émerger d’elles-mêmes dans un contexte fort différent de celui offert par les religions du Livre.
19Tous les articles réunis dans ce volume traitent du livre dans sa matérialité, des façons de le manier et d’en user, des significations qui lui sont attachées en tant qu’il est un objet.
20Diemberger évoque le statut du livre-objet dans le contexte du bouddhisme tibétain. Elle insiste dans son article sur les processus d’innovation technologique, en particulier sur l’introduction de la xylographie au Tibet, technique d’impression faisant appel à des blocs de bois sur lesquels se trouvent les caractères à imprimer, qui s’est progressivement imposée à partir du xve siècle. Puis, une fois décrites les conceptions tibétaines du livre en tant qu’artéfact et objet rituel, elle montre tout l’intérêt qu’il y a à tracer un parallèle entre l’adoption historique de cette innovation, au service du livre-objet, et le recours actuel au numérique dans les usages tibétains des artéfacts littéraires.
21Chris Fuller propose dans son article (pp. 40-51) une analyse subtile du rôle éminent joué par l’oralité et la mémorisation dans les écoles de l’Inde hindouiste où s’étudie la somme de textes constituant l’Agama. L’une et l’autre sont des modes de connaissance jugés d’un type supérieur au savoir déposé dans les livres et les manuscrits. La généralisation des procédés d’impression, au début des années 1900, eut un fort impact sur la production et la diffusion de textes ; elle conduisit à une sorte de canonisation des écrits de l’Agama. Toutefois, oralité et exercice de la mémoire conservèrent leur statut privilégié dans la transmission du savoir, et cela jusqu’à nos jours. Il s’agit là d’un trait que partage l’hindouisme avec l’islam ; il suffit de songer à cet égard au Coran. Si valorisés et respectés soient-ils, parfois même regardés comme l’incarnation de la déesse du savoir, les textes de la tradition ne furent jamais placés au cœur d’un culte des livres, tel que décrit par d’autres contributeurs de ce volume de Terrain. L’hindouisme ne connaît ni livres sacrés, ni manuscrits déposés dans des temples. Les textes ne sont pas vénérés à la façon d’objets sacrés. De ce point de vue, l’hindouisme se situe à l’opposé du bouddhisme tibétain, de la tradition judaïque ou encore, jusqu’à un certain point, de l’héritage chrétien, autant d’univers où, selon des modalités différentes, le livre-objet sacré suscite une pieuse révérence.
22Romain Simenel (pp. 52-69) introduit le lecteur dans le monde des anciens manuscrits savants, dans le Sud marocain. Ces manuscrits sont l’œuvre de lettrés qui se sont attelés à les rédiger dès les premiers temps de l’islam. Ils sont entreposés dans des édifices religieux, mis à l’abri dans des bibliothèques de famille, voire soigneusement enfermés dans des sacoches de cuir attachées aux selles des nomades. On les traite comme des biens précieux entre tous alors même que nombre de ceux veillant sur eux comme sur la prunelle de leurs yeux sont bien incapables de déchiffrer leur contenu. Il est à noter qu’ils sont censés détenir de puissants pouvoirs magiques. Comme les diamants, l’essence et autres ressources naturelles rares, auxquels on les compare volontiers, ces trésors sont jalousement gardés car à la merci de prédateurs et d’envieux, djinns revêtant le masque d’insectes bibliophages, hier les autorités coloniales françaises, aujourd’hui les riches collectionneurs d’Arabie saoudite. Composante essentielle de la fabrication du lien social et culturel, dans le Maroc rural, ces manuscrits sont les personnages d’innombrables récits. Pourtant, tout semble indiquer que ce patrimoine est en danger. Et cela, en raison même de l’importance et de la valeur qui leur sont attachées, de l’héritage historique qu’ils constituent, pour ne rien dire de leur dispersion dans des bibliothèques privées, sanctuaires sous haute surveillance de peur d’intrusions extérieures, ce qui rend difficile l’adoption de mesures juridiques et administratives de protection.
23Anouk Cohen (pp. 70-87) concentre son attention, pour sa part, sur le marché du Coran, élevé au rang de best-seller le Maroc urbain d’aujourd’hui. À Casablanca, on vend chaque mois environ 3 000 exemplaires du Coran ; cela implique qu’en moyenne un habitant de la ville en achète trois par an. Cohen se penche sur l’extrême diversité prévalant dans la présentation des ouvrages où le texte est imprimé, sur la profusion de matériaux ayant servi à les confectionner, dont la qualité et le coût varient considérablement. Elle montre comment ces choix éditoriaux s’ajustent à la demande et de quelle manière ces ouvrages sont exposés en vitrine, disponibles pour achat à titre personnel ou en guise de cadeaux à offrir. Selon Cohen, ces nombreuses formes d’ouvrages, contenant évidemment le même texte, renvoient à la pluralité des attitudes individuelles envers le message spirituel renfermé dans le Coran. Cette individualisation exprime les profonds changements sociaux et culturels intervenus dans la société marocaine.
24Warren Boutcher propose, quant à lui, d’appliquer la théorie d’Alfred Gell sur les relations entre l’art et l’agir aux livres européens des débuts de l’âge moderne. Ils sont selon lui la réalisation concrète d’agentivités combinées : celles de leurs auteurs, des lettrés en général, des patrons, bref de tous ceux qui sont associés à un titre ou à un autre à la production de livres, mais aussi de ce que « fait faire » tel modèle établi ou tel genre consacré de littérature. Exposant utilement les grandes lignes de la pensée de Gell, et bien que ce dernier ait, nous l’avons dit, omis de faire figurer les livres dans sa typologie des « objets d’art », Boutcher montre qu’il est profitable de s’en inspirer à propos des livres. En effet, il en est des propriétés du livre, et de tout artéfact littéraire, comme il en est des propriétés esthétiques de l’œuvre d’art : elles contribuent à assurer le rôle médiateur de l’agir social, dans un contexte plus large, s’agissant du livre, que celui des réseaux spécifiques. Les formes d’écriture manuelle, le mode de composition des codex ou encore l’art de faire typographique ne relèvent-ils pas exemplairement, tout comme la création artistique, des « technologies de l’enchantement », selon l’expression de Gell ?
25Christine Jungen piste, dans son article (pp. 104-119), le trajet suivi par les manuscrits arabes d’Égypte, quittant les mains des savants et des lettrés, les uns auteurs, les autres détenteurs, pour aboutir à la Bibliothèque d’Alexandrie. Les protocoles de conservation et d’accès mis en œuvre à la Bibliotheca Alexandrina, sous les auspices de l’Unesco, à la fois reproduisent et transforment la mission dévolue à cet ancien temple d’abri du savoir universel. Il est intéressant d’observer l’existence d’un espace de friction entre deux destinations de ces manuscrits. Ils sont, en effet, un élément central dans la production et la diffusion du savoir, donc à traiter sous cet aspect. Dans le même temps, ces manuscrits tendent de plus en plus à être sauvegardés, protégés et patrimonialisés en tant qu’objets voués à être exposés et contemplés sous la forme muséale. Il se manifeste donc une sorte de tension entre le contenu et le livre-objet.
26Tout comme Cohen, Jeremy Stolow (pp. 120-137) s’intéresse à la nature concrète des livres, tant du point de vue de l’éditeur que de celui du consommateur. Il observe la matérialité des textes de l’orthodoxie juive. Il décrit en détail le processus de production de belles éditions de la Torah ; il rend compte des prescriptions strictes concernant leur publication, des règles gouvernant l’usage à faire des volumes renfermant les Écritures. Il analyse la façon dont le message contenu dans les livres et les attitudes traditionnelles exigées à leur endroit se traduisent bel et bien dans les processus économiques de production et dans les diverses actions de promotion commerciale, visant à faire répondre les ouvrages aux besoins et aux goûts de la communauté juive orthodoxe nord-américaine du xxie siècle. En scrutant attentivement les matériaux utilisés, les propriétés pratiques et esthétiques de ces artéfacts littéraires, Stolow montre qu’elles obéissent de près aux recommandations émises par les autorités religieuses. Ces dernières statuent, en effet, en matière d’innovations typographiques, de symboles graphiques à utiliser, d’ordonnancement des textes et de reliure. Elles veillent à ce que soient scrupuleusement respectées les consignes concernant le contenu des volumes, les matériaux entrant dans leur confection ou encore le genre d’iconographie accompagnant les textes.
27Le recueil d’articles présentés dans ce volume de Terrain prétend en aucune façon couvrir le domaine traité. Il ne fait pas le tour du monde, ni celui de la question. C’est une sélection d’études de cas, choisies parmi les plus suggestives, et non un échantillon représentatif. Ainsi qu’indiqué plus haut, l’objectif de ce numéro est d’inciter les anthropologues, d’une part, à s’aventurer plus avant dans ce sujet de recherche, insuffisamment exploré par eux à ce jour, et, d’autre part, à nouer un dialogue avec les représentants de disciplines plus enclines à en traiter.
28Ce volume ne parcourt pas la planète culturelle. Il omet, en particulier, de faire halte en Chine, quand bien même, par l’intermédiaire du Tibet, la Chine n’en est pas tout à fait absente. Mais c’est évidemment à d’autres parties de la Chine que nous pensons, auxquelles on doit l’invention de l’imprimerie. Il y manque également toute référence à ce qu’il en est de la Bible. Bien que relevant d’une approche principalement psychologique et qu’ils ne sollicitent que des matériaux tirés du folklorique, les travaux de Malley (2004, 2006) fournissent un éventail de cas, aussi large qu’il est possible, où l’usage fait de la Bible est résolument séculier, d’inspiration utilitaire, voire de nature magique. On prête serment sur la Bible ; on en use à titre préventif contre les menaces d’infortune ou à titre curatif face à la maladie ; on s’en sert pour faire disparaître les furoncles ou réduire les tumeurs ; on l’offre à l’élue de son coeur. Et encore ne s’agit-il là que de quelques formes d’utilisation de l’objet bible parmi tant d’autres.
29Très loin des exemples extraits du folklore de la Grande-Bretagne ou des États-Unis, Mat thew Engelke (2007) rapporte un cas assez curieux d’attitude envers la Bible, en provenance de l’Afrique christianisée. Il concerne l’Église masowe des Apôtres de Zambie. Cette dernière érige la Bible en énigme théologique. Comment peut-il se faire, demandent ses porte-parole, qu’une affaire aussi importante que la communication avec Dieu et une réalité aussi sacrée que la parole divine requièrent d’en passer par une chose aussi misérablement terre à terre qu’un objet matériel en papier ? Écoutons ainsi un sermon prononcé par le pasteur masowe Madzibaba Godfrey Naiza, cité par Engelke :
Ici, on ne parle pas de bible. Qu’est-ce que c’est pour moi que la Bible ? En avoir une, c’est franchement dérangeant ! Réfléchissez-y. Pourquoi se fatiguer à la lire ? Cela vieillit mal, cela s’abîme. Regardez bien. Au bout d’un certain temps, une bible, cela part en morceaux ; les pages se décollent. À ce moment-là, on peut s’en servir en guise de papier toilette, jusqu’au moment où il n’en reste plus rien. Pas question ici de faire du bla-bla à propos d’histoires de bible. Nous, on a les vraies bibles.
30En prenant des exemples aussi bien dans des sociétés où textes et manuscrits appartiennent à un passé religieux hantant le paysage culturel que dans celles du xxie siècle, obsédées par la conservation des livres anciens et l’activité de publication, ce recueil d’articles propose quelques pistes pouvant se révéler fructueuses dans la compréhension de ce que les hommes font des livres et des artéfacts littéraires et de ce que les livres font aux hommes. À la condition de voir en eux les objets qu’ils sont et pas seulement les messages qui y sont inscrits, si déterminants soient-ils. L’approche comparative esquissée dans ces pages suggère de dépasser l’opposition binaire entre cultures avec et sans écriture, de replacer les technologies du livre dans leur contexte et de prendre en considération toute une gamme d’innovations au lieu de s’en tenir à la seule machine à imprimer. Cette approche invite également à placer la réflexion à propos de la chose imprimée sur un plan transculturel, ainsi que le recommande Roger Chartier (2007 : 397-408), et cela en prenant en compte les conséquences de l’introduction de la xylographie ou encore les changements apportés au format des livres (la « révolution du codex »).
31Au demeurant, un simple arrêt sur l’histoire du livre en Europe rappelle l’existence des nombreuses transformations intervenues avant qu’il ne devienne cette chose banale et ce bien temporel qu’on trouve dans les librairies, les bibliothèques et les logis. L’étymologie des mots servant en Europe à nommer les livres, l’écriture et les documents écrits renvoie sans ambiguïté à leur constitution matérielle. Ainsi en est-il de « book »en anglais ou de « buch »en allemand ; ces termes viennent du mot ancien désignant l’écorce de bouleau sur laquelle jadis on écrivait (birch wood, birch bark, Buche). Idem « livre »en français et « libro »en italien, dérivant de mots désignant la couche intérieure de l’écorce d’arbre (liber) qui servait de support pour les caractères et les dessins.
32Jusque récemment, le livre jouait un rôle si stratégique en de si nombreuses cultures qu’il était devenu quasi invisible dans sa nature d’objet concret et d’artéfact. Il fallut attendre l’entrée dans l’ère du numérique pour qu’il cesse d’en aller ainsi. Aujourd’hui, les manuscrits originaux pieusement conservés ont leurs répliques ; les « e-books »remplacent les volumes à couverture cartonnée ; les banlieusards lisent dans le train des romans sur « liseuses » ; les enfants préfèrent les dvd aux histoires dont on les berçait pour qu’ils s’endorment ; les libraires vident leurs rayonnages et attirent le chaland sur Internet. Cette invasion du numérique a eu pour conséquence paradoxale qu’on redécouvre que les livres appartiennent bel et bien au monde des objets. Du reste, il existe à nouveau un marché pour le livre haut de gamme ; les éditions de luxe trouvent preneur ; on revoit à la hausse la valeur des rites de toutes sortes, séculiers ou sacrés, où interviennent textes imprimés et manuscrits rédigés à la main.
33Ce volume de Terrain ’est-il pas lui-même, à sa façon, un livre-objet, avec sa couverture pleine d’humour, soignée comme à l’accoutumée, avec son choix d’illustrations, éclectique au possible, et avec sa mise en pages élégante ? C’est dans cet esprit, en tout cas, et sans que cela empêche d’en lire le contenu, qu’il est proposé au lecteur.