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Repères

Un patrimoine culturel très discret : le cas des Manouches

Jean-Luc Poueyto
p. 130-143

Résumés

Les tentatives d’institutions européennes telles que le Conseil de l’Europe pour valoriser la culture des Tsiganes, afin de mieux protéger ceux-ci des nombreuses discriminations dont ils sont souvent victimes, se heurtent au fait qu’un tel patrimoine culturel est très difficile à identifier. À travers des observations faites auprès de familles manouches vivant dans les Pyrénées et portant sur l’habitat, la cuisine, la musique et la peinture, je montre que ce qui se transmet est plutôt un mode d’appropriation de l’environnement social, culturel, économique qui permet de transformer certains éléments relevant du domaine commun en singularités chargées d’un sens nouveau pour les personnes concernées. Cette priorité des processus de transmission sur des contenus ou des produits hérités correspond bien au concept de « patrimoine culturel immatériel », mais poussé à un tel point que tout projet de réification de la culture tsigane par des institutions devient impossible à réaliser.

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Texte intégral

  • 1 « The same status and advantages as other communities enjoy, in particular concerning respect and s (...)
  • 2 Pour des études récentes, voir Martin Olivera (2009) et Patrick Williams (2011).
  • 3 Voir à ce propos l’ouvrage de Friedrich Waismann, Introduzione al pensiero matematico (Turin, Einau (...)

1La construction européenne, lors de son accélération dans le dernier quart du xxe siècle, a produit des préconisations visant à protéger des « minorités » qui, dans certains pays, n’étaient pas traitées à l’égal de leurs concitoyens. Les groupes familiaux identifiés comme Tsiganes ou Roms, parfois très présents numériquement, sont alors apparus comme étant particulièrement discriminés. Un certain nombre d’institutions politiques internationales, mais aussi des ong, ont pu s’en émouvoir et émettre des propositions destinées à combattre ces inégalités (Plésiat 2010 : 113-114). C’est ainsi que la Résolution 125 du Conseil de l’Europe, datée de 1981, stipule que les Tsiganes doivent obtenir « les mêmes statuts et avantages dont jouissent les autres communautés, concernant en particulier le respect et le soutien apporté à leur culture et à leur, langage1 », laissant supposer que la langue des Tsiganes ainsi que leur culture seraient en péril. En 1993, la « Recommandation 1203 relative aux Tsiganes en Europe » du Conseil de l’Europe déclare : « En tant que minorité dépourvue de territoire, les Tsiganes contribuent dans une large mesure à la diversité culturelle de l’Europe, et cela à plusieurs égards, que ce soit par la langue et la musique ou par leurs activités artisanales » (Conseil de l’Europe 1993). L’assemblée préconise alors aux États membres des dispositions reposant pour l’essentiel sur l’éducation et la culture, telles que l’» enseignement et l’étude de la musique tsigane », un « programme européen d’étude de la langue tsigane », la « fondation de centres et de musées de culture tsiganes », et l’organisation d’une exposition itinérante sur les « influences réciproques des contacts avec la culture tsigane » (ibid. : articles 11.i., 11.ii., 11.iv., 11.v.). Le Conseil de l’Europe reconnaît donc une entité « Tsigane », à laquelle sont rapportées « une langue » et « une culture » facilement identifiables, même si cette dernière se manifeste essentiellement à travers une musique qui serait « tsigane ». Une telle déclaration s’oppose très nettement aux observations de bien des anthropologues, qui soulignent combien ces populations n’ont de cesse d’exprimer leur diversité, leurs différences et d’entretenir depuis toujours des relations intenses avec leur environnement social, économique et culturel2. Là où l’Europe des nations tente de proposer une communauté transnationale dotée de tous les attributs nécessaires à son existence (unité d’un peuple, d’une langue, d’une culture), la réalité de terrain tend au contraire à nuancer et même à diffracter fortement de telles allégations en de multiples microphénomènes dont les liens internes relèvent plus de la « familiarité de concepts3 » que d’un ensemble unifié et homogène.

  • 4 Propos extrait de l’interview de Cécile Duvelle, secrétaire de la Convention pour la sauvegarde du (...)

2Dix ans plus tard, en 2003, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco se donne pour objectif de sauvegarder « les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel » (Unesco 2003). Ce patrimoine à préserver est celui de communautés minoritaires, et particulièrement de « minorités qui, à travers l’histoire, ont été maltraitées d’un point de vue économique et d’un point de vue social4 ».

3Les groupes familiaux tsiganes, minorités maltraitées en Europe tout au long de l’histoire, semblent parfaitement correspondre aux communautés visés par la Convention, mais il reste à vérifier en quoi leur « patrimoine culturel immatériel » serait menacé, et donc, en amont, en quoi il consiste. Si la référence des propositions du Conseil de l’Europe à une « culture tsigane » risque de nous restreindre à une représentation exotique peu productive, l’approche de l’Unesco, qui introduit notamment la notion de « pratiques », ouvre sur d’autres perspectives permettant de repenser, en les enrichissant peut-être d’apports nouveaux, les termes « patrimoine culturel immatériel » et « culture ».

4Pour réfléchir à ces questions, je m’appuierai sur l’exemple d’une communauté que je suis depuis de nombreuses années, celle de familles manouches vivant à Pau, au pied des Pyrénées. Dans un premier temps, je tenterai de cerner ce qui fait office ou non de patrimoine matériel et immatériel au sein de cette communauté, la difficulté étant justement qu’il s’agit de repérer des éléments qui ont une fâcheuse tendance à ne pas se laisser circonscrire. Puis j’essaierai de rendre compte non plus des contenus transmis mais des processus mis en place dans une telle transmission, processus qui reposent sur une articulation entre d’une part ce que je nommerai le « désœuvrement des limites », reprenant ici une formule de Giorgio Agamben, et d’autre part un mode singulier d’appropriation.

  • 5 Prononcer « gadjé ». (Note de l’éditeur.)

5Je parlerai de « Manouches », ensemble de familles qui constituent un sous-groupe tsigane et de « gadje 5 », terme par lequel les Manouches désignent ceux qui ne sont pas Tsiganes. Enfin, cette courte étude n’a pas vocation à faire des généralisations sur l’ensemble des groupes tsiganes, ne serait-ce que parce que les Manouches que je connais tissent infiniment plus de liens avec les milieux populaires non tsiganes de leur environnement quotidien qu’avec d’autres groupes tsiganes (les familles gitanes « espagnoles » qui vivent dans les environs de Pau, par exemple). Autrement dit, observer les pratiques culturelles de familles tsiganes nous apprend souvent beaucoup plus de choses sur la culture en milieu populaire que sur la « culture tsigane », telle qu’elle est affichée par le Conseil de l’Europe.

Patrimoine matériel ou patrimoine immatériel ?

6L’opposition entre cultures matérielle et immatérielle, l’une pérenne, l’autre qui relèverait de l’éphémère, n’est pas toujours pertinente, particulièrement en ce qui concerne les questions d’habitat et d’héritage, car c’est bien souvent dans le matériel que vient se nicher l’immatériel (Jadé 2006 : 97-106). Et c’est donc à travers les phénomènes de transmission matérielle de logements que je propose d’aborder la notion de patrimoine culturel immatériel appliquée aux Manouches.

7Pour cela, je vais m’appuyer sur un événement local qui remonte à l’automne 2009, et dont la violence m’a amené à réfléchir aux enjeux anthropologiques sous-jacents. En octobre 2009, une pétition signée par 843 personnes a été adressée à la maire de Pau. La voici (sans retouches) :

Pétition contre le projet de construction de logements Avenue Léon Blum

Madame le Maire

Suite au projet évoqué ci-dessus et la modification du plu (Plan Local d’Urbanisme de l’av. Léon Blum). Cette zone initialement destinée à une zone artisanale vous voulez la transformer de manière antidémocratique (sans consultation des riverains concernés). Ce passage en force nous oblige à une vive riposte ceci pour protéger notre environnement, éviter la dévaluation de notre patrimoine fruit d’une vie de travail et enfin préserver notre quiétude et notre sécurité.

8La première chose qui frappe à la lecture de ce texte est son aspect sibyllin. Personne n’y est accusé, sinon la maire elle-même, jugée peu démocratique. On y évoque la protection de l’environnement, la « dévaluation du patrimoine », lequel est le « fruit d’une vie de travail », l’atteinte à « la quiétude et à la sécurité ». Les questions d’individus ou de populations ne sont pas explicitement soulevées.

9Derrière ce très prudent langage, se cache une réaction au projet de construction d’une aire d’habitat adapté pour les Gens du voyage dans le quartier en question, c’est-à-dire l’aménagement d’un terrain pour un groupe familial de gens vivant en caravanes. Je précise que les Gens du voyage de Pau habitent depuis plus de quarante ans dans ce quartier, leur ancienne aire d’accueil étant située à quelques centaines de mètres du nouveau projet – un nouveau terrain a été construit à la fin des années 1990, à moins d’un kilomètre de là. Inversement, les pétitionnaires, tous habitants et propriétaires de pavillons, sont, au regard des Gens du voyage concernés, de nouveaux habitants, puisque l’habitat pavillonnaire ne s’est développé dans ce quartier que depuis quelques décennies.

10Très peu de temps après ce dépôt de pétition et de motion, j’ai été informé par des familles de Gens du voyage, très inquiètes, qu’une réunion publique devait avoir lieu le 21 octobre entre riverains du quartier du nord-est de Pau, Gens du voyage et représentants de la municipalité. Cette réunion s’inscrivait à la suite d’une autre rencontre qui avait eu lieu quelques semaines auparavant et durant laquelle des propos très violents avaient été proférés. Lorsque je me suis rendu à cette deuxième réunion, au grand amphithéâtre de l’Institut des travailleurs sociaux de Pau, la salle était pleine et des débats fort vifs avaient déjà commencé, les termes employés au sujet des Gens du voyage ou pour s’adresser à eux étaient souvent très insultants… Trois cents personnes environ, des « riverains du quartier », surplombaient une poignée de Gens du voyage assis au premier rang, face à une tribune comprenant pour l’essentiel des représentants de la municipalité et de la communauté d’agglomération. À la fin de cette réunion, la mairie a annoncé qu’elle annulait le projet, à cause de difficultés « techniques et financières ».

  • 6 Le mot « patrimoine » est peu usité en anthropologie. Il n’y a du moins aucune entrée correspondant (...)

11De l’ensemble de ces événements, je retiendrai l’allusion faite dans la pétition au « patrimoine », considéré comme le « fruit d’une vie de travail », ces deux termes étant porteurs d’enjeux apparemment très importants pour les « riverains », puisque ces propos sont revenus à plusieurs occasions lors de la réunion, assortis qui plus est de remarques désobligeantes, d’insultes et de ricanements lorsque les Gens du voyage évoquaient leur travail6. Cette vision du « patrimoine » n’est pas exactement celle de la définition du terme par le Trésor de la langue française, qui le présente en premier lieu comme « un ensemble des biens hérités des ascendants ou réunis et conservés pour être transmis aux descendants ». Cette notion d’héritage de biens semble donc revêtir une grande importance dans les craintes formulées par les signataires de la pétition à l’égard de l’installation d’un terrain réservé aux Gens du voyage.

Transmissions et non-transmissions de patrimoines immobiliers

12Les pavillons des riverains acquis après une « vie de travail » seraient potentiellement destinés à être transmis à leurs descendants. Il s’agit là d’habitations présentées comme ayant été obtenues au terme de longs et nombreux efforts, non par le biais d’un héritage : les « habitants du quartier » se voient à l’origine d’un processus de transmission immobilière par voie héréditaire.

  • 7 J’utilise ici un terme ethnique puisque nous entrons dans la description de traits culturels. De pl (...)

13Il n’en est rien concernant les caravanes. Une caravane coûte beaucoup moins cher qu’une maison, se détériore beaucoup plus vite sans qu’on puisse vraiment la réparer, du fait de sa composition en matériaux peu « nobles », tel le plastique. Mais surtout, chez les Manouches, on n’hérite pas d’une caravane. Cela constitue une différence fondamentale. Toute personne qui connaît les communautés manouches7 sait qu’une caravane est fragile, périssable, et qu’à la mort de son habitant, elle est détruite. Plus d’un riverain a eu l’occasion de voir, notamment lorsque l’aire d’accueil des Gens du voyage est située directement dans son quartier, ce spectacle très impressionnant d’une caravane qui brûle, avec tous les biens à l’intérieur : rien ne doit rester du passage sur terre du défunt, c’est là un trait culturel manouche (Williams 1993). C’est peu dire que les Manouches ne s’inscrivent pas dans une transmission d’un patrimoine mobilier. En brûlant volontairement tout ce qui serait susceptible de devenir patrimoine, ils transgressent violemment l’habitus français relatif à l’héritage.

  • 8 Prononcer « moulé ». (Note de l’éditeur.)

14L’héritage ne porte pas plus sur des objets ou des richesses : comme Patrick Williams (1993) l’a évoqué dans l’ouvrage « Nous, on n’en parle pas », j’ai pu observer que les biens matériels d’un défunt étaient tantôt détruits (caravane brûlée avec son poste de télévision, camion du père de famille mis à la casse, argent restant utilisé pour les funérailles…), tantôt discrètement appropriés par certains proches, au titre d’objets mule 8, c’est-à-dire évoquant fortement le cher disparu. Nul besoin de notaire, ni de partage entre membres de la famille : uniquement la très discrète appropriation d’un couteau, d’un chapeau, d’une photo… rien d’autre.

« Le fruit d’une vie de travail » ?

15De même, la « vie de travail » évoquée dans le courrier au maire, les termes « fainéants » et « voleurs » lancés au cours de la réunion soulignent à quel point les riverains assimilent leur vie àleur travail, à la différence des Manouches qui dédaignent pour la plupart le salariat et préfèrent travailler à leur compte, se refusant à monter des entreprises installées « dans du dur » qu’ils pourraient léguer à leurs descendants. D’un côté, le travail est une valeur qui vise à créer une « économie propre », pour reprendre les termes de Pierre Clastres (1974). De l’autre, pour pénible et préoccupant qu’il soit, le travail n’est qu’un moyen de nourrir sa famille au quotidien. Ce faisant, non seulement il n’y a pas transmission d’habitation, mais il n’y a pas non plus transmission d’outil de production, comme lorsqu’on transmet une ferme, un commerce ou une entreprise.

16À cela on peut ajouter deux constats, dont le premier touche à l’organisation politique. Les « riverains », qui se définissaient également lors de la réunion houleuse comme « habitants du quartier », étaient réunis sous forme d’association et de comité de quartier. En face d’eux, quelques Manouches plaidaient leur propre cause mais n’étaient nullement organisés sous forme d’une structure définie – ceci non par ignorance de l’existence et de l’intérêt d’une association administrativement reconnue mais par défiance envers tout ce qui pourrait constituer un système hiérarchisé, avec président, secrétaire, trésorier, etc.(Poueyto 2011 : 37-43). La deuxième remarque nous renvoie à la question de l’habitat. Non à l’opposition entre maison et caravane, mais à l’habitat en tant que territoire défini. Un territoire est un espace limité, et la France est experte en matière de territoires puisqu’un même espace peut être découpé en multiples zones administratives : académie, municipalité, communauté d’agglomération, mission locale pour les jeunes, caisse d’allocations familiales, agence Pôle emploi, conseil général, zone d’éducation prioritaire,… En ce qui concerne notre conflit palois, la « zone » évoquée dans la pétition est identifiée à divers niveaux de catégorisation qui sont le fait de la municipalité, du contrat d’agglomération, de l’existence d’un comité de quartier, etc. Selon un processus inverse, les Manouches de Pau, quoique désignés par l’administration comme « Gens du voyage », s’éloignent en réalité très peu de leur région et résident dans des zones indéfinies et ouvertes, aux périphéries de la ville, entre zones artisanales et campagne. Les « places » où ils séjournent peuvent déboucher d’un côté sur une route départementale, de l’autre sur des champs de maïs ou sur des terrains laissés en friche, lieux qui échappent aux quadrillages des institutions. C’est ainsi que l’aire d’accueil de Pau n’est pasprise en compte dans le découpage du contrat d’agglomération palois.

17Pour autant, les lieux que choisissent les Manouches, pour vivre comme pour circuler, ne sont jamais choisis au hasard. Ces familles peuvent donner un sens très particulier à des lieux d’apparence insignifiante, tantôt par l’inscription discrète de noms propres sous forme de graffiti, tantôt par l’achat ou la conservation d’un terrain qui semble à l’abandon mais sur lequel a vécu un cher disparu, tantôt encore par l’organisation d’un pèlerinage ou d’une fête en un lieu qu’ils jugent particulièrement évocateur (Poueyto 2011 : 54-57). Les Manouches procèdent de la sorte à une appropriation de leur espace qui est ignorée des découpages territoriaux institutionnels. Une zone géographique peut être conçue comme une surimpression de territoires définis par les institutions et d’espaces appropriés discrètement par les Manouches. Or, ces lieux choisis par les Manouches, pour chargés de sens qu’ils soient à leurs yeux, ne peuvent être par eux transmis sous forme d’héritage puisqu’ils relèvent fréquemment du domaine public.

18D’une manière plus générale, la notion de patrimoine matériel au sein de la communauté manouche est quasi inexistante : bien peu d’objets ou de richesses matérielles sont transmis entre générations. En revanche, ce qui pourrait être hérité et qui semble très important pour la cohésion des groupes familiaux semble relever de ce qui est désigné par des institutions internationales, depuis près de vingt ans, comme « patrimoine immatériel ».

Patrimoine immatériel

19L’existence d’un tel patrimoine est plus difficile à mettre en lumière, car il est susceptible de relever d’un très grand nombre de domaines. Pour réfléchir à une telle transmission, je me limiterai ici à des observations touchant la cuisine, la musique et la peinture.

La cuisine : Latcho Rhaben

20Il y a une vingtaine d’années, un travail de lutte contre l’illettrisme que je menais avec une trentaine de jeunes Manouches avait abouti à la réalisation d’un livre de cuisine manouche intitulé Latcho Rhaben, ce qui signifie « le bon manger ». L’idée en avait été exprimée par unejeune Manouche tandis que j’utilisais les recettes de cuisine comme support pédagogique : « Et si on faisait un livre pour les gadje ? » Le projet a pris forme et les recettes ont été recueillies par les jeunes à l’aide de magnétophones auprès de personnes, hommes ou femmes, qu’ils avaient identifiés comme étant de bons cuisiniers. Un accord a été établi avec une maison d’édition et le bénéfice des ventes du livre, qui s’est très bien vendu sur le plan national (1 200 exemplaires), a été intégralement reversé à une association du même nom, créée pour l’occasion par les jeunes (Poueyto 1994). Le projet a donc donné lieu à une très forte implication dans la transmission d’un savoir culinaire.

21Mais en quoi consistait ce savoir ? Pour l’essentiel en recettes de plats courants, choucroute, couscous, ragoûts, soupes, et même de quelques gâteaux, toujours présentés comme étant « à la manouche » – manière bien plus caractérisée par son mode de présentation (peu de données quantitatives, présentation de recettes sous forme de récits parfois poétiques, tournures de phrases ou usage de termes tels cuire « à la grille » plutôt qu’» au grill », mettre « des ails » ou faire « froidir » une poule ) que par ses ingrédients ou par ses modes préparatoires, tous identiques à ceux que l’on trouve dans un ouvrage de recettes de cuisine ordinaire. À cela s’ajoutaient quelques recettes « typiques » mais très minoritaires, à base de hérissons et de blaireaux. Avec cet exemple se pose la question de l’existence, de la définition et de la délimitation d’un savoir culinaire manouche spécifique, sachant que ce savoir culinaire se fonde principalement sur la cuisine de l’environnement gadjo, ou plutôt sur une cuisine partagée avec les gadje.

22Ce livre avait été illustré par de très beaux portraits qu’un photographe renommé dans la région, Didier Sorbé, avait réalisés pour l’occasion, accompagné par les jeunes Manouches impliqués. Distribué gratuitement à tous les participants du projet, l’ouvrage a eu beaucoup de succès à sa sortie et reste soigneusement conservé dans les tiroirs de nombreuses caravanes. Ceci non pas pour conserver des recettes « typiquement manouches » que les familles souhaiteraient sauver d’un oubli provoqué par une acculturation incessante et croissante qui menacerait « leur » culture, mais essentiellement à cause des photos de proches, d’enfants, de personnes âgées qu’ilsaiment regarder dans des moments d’intimité. C’est pourquoi, après la disparition d’un certain nombre d’entre elles, des jeunes très impliqués dans le projet ont cependant demandé à récupérer le reliquat des ouvrages invendus (une centaine d’exemplaires) pour les distribuer aux familles qui les réclamaient et brûler le reste, afin que, selon la formule utilisée en ce cas-là, « on ne retrouve pas de photos de nos défunts sur le gadoue », c’est-à-dire à la décharge municipale. En définitive, par le biais de ce livre, ont été transmis aux gadje un peu de cuisine et beaucoup de style, a été dévoilé et une « manière manouche », et ont été transmises aux Manouches eux-mêmes, aux descendants donc, des photos des proches défunts.

La musique

23La musique des Manouches de la région paloise ne ressemble en rien au jazz manouche tel qu’il a été inventé pour l’essentiel par Django Reinhardt (Williams 2000 : 379-387). Seules quelques familles pratiquent la musique à Pau, et leurs membres s’affirment comme des chanteurs bien plus que comme des instrumentistes. Leur répertoire de référence est gadjo et regroupe surtout des morceaux interprétés par ce qu’on appelle de « belles voix » (chanteurs lyriques, ou chanteurs et chanteuses de variété à la voix puissante). L’un d’entre eux eut son heure de gloire dans les années 1960. Il s’appelait Ramuntcho et fut en France l’équivalent du jeune chanteur espagnol Joselito. Ramuntcho connut le succès très jeune, presque enfant puis adolescent, il enregistra une série de quarante-cinq-tours pour une maison de disques nationale (Phillips). Il s’agissait non de créations originales mais de reprises qui pouvaient cependant avoir un sens très fort pour des familles manouches, telle la chanson de Charles Aznavour La Mama. À la fin de l’adolescence, Ramuntcho renonça à sa carrière artistique et préféra retourner parmi les siens, à Pau, où il périt dans un accident de voiture. Longtemps après son décès, j’étais un soir chez l’un de ses frères, qui vit sur un petit terrain familial. Après avoir joué et chanté des chansons de son goût (essentiellement des reprises de Luis Mariano, qu’il apprécie particulièrement), celui-ci a pris la guitare et interprété La Mama, avec beaucoup d’émotion, au milieu d’un silence soudain et très respectueux de la part des membres présents de sa famille qui jusque-là plaisantaient et bavardaient sans prêter grande attention à lui. Puis, il était fort tard, il m’a demandé si j’avais de quoi enregistrer des disques et m’a confié une série de quarante-cinq-tours de son frère, car il n’avait plus de tourne-disque et souhaitait les conserver sur cassettes audio. J’ai alors découvert que nombre des morceaux chantés par les membres de cette famille étaient des chansons qui avaient été interprétées par Ramuntcho. Chacun s’en était approprié une en particulier, de façon discrète.

  • 9 Voir également à ce propos Patrick Williams (2011).

24La transmission portait ici non sur un style musical, une supposée « musique manouche », mais sur un répertoire très commun chanté par un être aimé dont chaque chanteur de sa famille s’empare et réinterprète depuis sa disparition d’une manière unique et singulière, en hommage9.

« Johnny », musique tsigane ?

25Dans leur très grande majorité, les familles manouches que je fréquente n’écoutent pas de musiques habituellement classées comme « tsiganes » dans les magasins de disques, qu’il s’agisse de flamenco, de fanfares des Balkans, de musiques « tsiganes » hongroises ou roumaines, ni, ce qui peut paraître plus surprenant, de jazz manouche. Pour avoir organisé un concert de Tchavolo Schmitt en 1995, je m’étais rendu compte que les Manouches de Pau ignoraient l’existence de ce guitariste, il est vrai encore peu connu à cette époque, et qu’en outre la plupart d’entre eux ignoraient tout de la musique de Django Reinhardt. Alors qu’ils étaient venus en masse au concert et semblaient l’avoir beaucoup apprécié, cet événement n’a provoqué parmi eux ni vocation, ni même un intérêt particulier pour ce genre musical – à l’exception toutefois de l’un d’entre eux qui, enthousiasmé par le concert, m’a demandé par la suite des copies de tous mes cd de jazz manouche. Deux très jeunes hommes issus de familles de Tarbes avaient été en revanche suffisamment impressionnés pour se mettre à jouer du jazz manouche, si bien qu’une douzaine d’années plus tard ils se sont produits avec leur groupe dans un café-concert palois, devant une salle remplie de leurs cousins de Pau. Leur répertoire était composé pour l’essentiel de morceaux précédemment joués par Django Reinhardt. La formation comprenait, de manière classique, deux guitaristes dont un soliste, et un contrebassiste. L’ambiance dans la salle était très joyeuse et chaleureuse. Plusieurs spectateurs, dont je savais qu’ils n’ont pas pour habitude d’écouter cette musique, commentèrent le concert en précisant que les musiciens étaient des cousins et qu’ils jouaient vite et bien. Tous m’ont précisé qu’ils espéraient vivement que le contrebassiste, un homme grand et puissant, ait l’occasion après le concert de chanter « du Johnny », c’est-à-dire des chansons de Johnny Hallyday, car il l’imitait très bien et connaissait une grande partie du répertoire de la vedette. Il y avait donc ce soir-là, d’un côté un concert de jazz manouche, genre classé parmi les musiques tsiganes et qui demande autant de technique musicale que de culture discographique mais qui, bien qu’interprété par des cousins, restait un peu étranger au public de Pau, et de l’autre des chansons tirées d’un répertoire gadjo, que les Manouches de Pau et certains de ces mêmes cousins aiment à chanter entre eux, dans des moments de partage et d’intimité.

Musique savante et mémoire familiale

26Dans un registre plus savant, j’évoquerai maintenant la figure d’un jeune guitariste manouche de la région paloise, très talentueux et au toucher très sensible, qui construit depuis des années un répertoire musical singulier, évoquant tantôt la musique classique espagnole ou sud-américaine, tantôt la bossa nova. Ses compositions, fort riches sur le plan harmonique, sont jouées exclusivement sur des guitares à cordes nylon (le jazz manouche utilise des cordes métalliques). J’ai connu ce musicien alors qu’il était encore enfant. Comme il montrait déjà un grand intérêt pour la guitare, je lui avais fait écouter des disques de Django Reinhardt, m’attendant assez naïvement à ce qu’il s’engouffre dans ce répertoire. Il m’avait alors répondu poliment que c’était très bien mais que ce n’était pas la musique qu’il souhaitait jouer. Le sachant d’ascendance gitane par un de ses parents, j’ai également pensé qu’il profiterait de la mode de la rumba catalane pour jouer avec ses cousins gitans qui avaient monté autour de Pau plusieurs formations dans le sillage des Gypsy Kings, groupe de Gitans catalans alors mondialement connu. Mais s’il y a participé temporairement, il s’en est vite détaché pour revenir à ces morceaux instrumentaux qu’il affectionne. Il me fallut quelques années pour comprendre que la musique qu’il désirait jouer s’inscrivait avant tout dans un héritage familial ramené de longs séjours en Espagne durant l’entre-deux-guerres : bien que hors normes et peu commerciale, elleprenait un sens tout particulier pour lui et ses proches car ce répertoire, ainsi que la manière de l’interpréter, étaient porteurs d’une histoire familiale intime (Poueyto 2011 : 57-59).

La peinture de Coucou

27Un tel type de transmission se retrouve chez Coucou Doerr, le grand-oncle de ce jeune musicien, disparu en 1986, violoniste et guitariste mais également auteur d’une autobiographie et de peintures de style naïf (Poueyto 2009, 2011). J’ai pu observer, à l’occasion de différentes expositions, que ces tableaux laissaient bon nombre de membres des familles paloises apparemment indifférents, dès lors qu’ils n’appartenaient pas à la famille nucléaire de Coucou. Au sein de ce cercle restreint, même si ces peintures ou le livre écrit par Coucou sont respectés, personne n’avait repris le pinceau ou le stylo pour produire d’autres objets culturels visibles et tangibles. Ces tableaux n’ont fait l’objet que de rares expositions. Ils sont même tenus à l’écart des regards et donc de toute notoriété, à preuve cette très belle œuvre, léguée par Coucou à sa fille, que celle-ci, pour me la montrer et que je puisse la photographier, a dû aller chercher sous une pile de duvets et de coussins, non accrochée donc, dans une caravane qui sert d’entrepôt. Si cette œuvre reste peu connue dans la communauté manouche de Pau – qui ne pratique par ailleurs que très peu l’art du pinceau, pas plus que l’art du dessin, et se tient éloignée de bien des pratiques d’écriture –, les éléments qu’elle comporte, qui se réfèrent au temps mythique du « Temps des chevaux » et donc à un imaginaire partagé, sont souvent évoqués dans des dessins faits par des adolescents et surtout dans des conversations ordinaires.

Le « désœuvrement des limites » comme première étape d’appropriation

28Ces différents exemples montrent combien ce qui se transmet au sein des familles manouches échappe à toute forme de réification – qu’il s’agisse de patrimoine matériel, pratiquement inexistant, mais aussi de patrimoine immatériel, nullement défini, au sens que ses manifestations ne s’inscrivent pas dans un champ limité. Si on consulte des ouvrages sur le flamenco ou sur la cuisine française, on a affaire à des éléments formant corpus sur lequel il est possible de se fonder :règles (celles qui distinguent une segueriya d’une buleria, par exemple, ou un bœuf bourguignon d’une daube béarnaise), processus, produits existants, etc. Nous avons vu que ce n’est pas le cas concernant les domaines équivalents chez les Manouches de Pau. Qu’est-ce, par exemple, que la musique manouche ? Celle de Django ou celle qui est couramment pratiquée par les familles manouches ? Il ne s’agit pas ici seulement de répertoire, mais également de manière de jouer ou de chanter : outre le fait que les Manouches de Pau n’aiment que les guitares à cordes nylon, au contraire de leurs parents alsaciens, ils n’estiment le chant qu’en voix « pleine », leur référence est souvent le bel canto et ils se moquent de la manière « rancia » de chanter des Gitans espagnols.

29Ce flou au sujet des limites des pratiques culturelles propres à ces groupes familiaux pose donc problème dès qu’on tente de catégoriser le patrimoine transmissible. Il est même extrêmement dérangeant. Le philosophe Giorgio Agamben, dans un texte récent, rappelle que dans la Rome antique la place des arpenteurs, de ceux qui définissaient les limites, était quasi sacrée : « Pour devenir agrimensor, il fallait passer un examen difficile et celui qui exerçait la profession sans détenir cet examen pouvait être puni par la peine de mort. En effet, les confins avaient à Rome un caractère si sacré que celui qui les effaçait (erminum exarare) devenait sacer et pouvait être tué impunément par quiconque » (Agamben 2009 : 56). À cette figure de l’arpenteur romain, l’auteur oppose K., le personnage du Château de Franz Kafka, dont l’acte de subversion principal et impardonnable consiste – je reprends ici la belle formule d’Agamben (2009 : 65) – en un « désœuvrement des limites ».

30Ces métaphores, celle de l’arpenteur, celle de K., appliquées à notre étude permettent de mieux saisir combien le positionnement des Manouches dans la société européenne peut être perturbant au moins aux yeux des institutions politiques, puisque les éléments culturels qui permettraient d’affirmer une identité manouche ne relèvent d’aucun champ qui leur soit propre, que ce soit dans le domaine du politique, du religieux, et même du mode d’habitat (certains d’entre eux vivant en maison) ou encore de la langue (tous ne parlant pas le dialecte manouche).

31Cette explosion des contours est encore plus flagrante au vu de la manière dont ils se présententeux-mêmes : en désignant ce qu’ils ne sont pas plutôt qu’en affirmant positivement une identité. En effet, ne se référant à aucun champ qui leur soit propre, les Manouches se situent comme n’étant pas des gadje, terme qu’ils traduisent par « paysans ». Or, cela fait bien longtemps que les Manouches n’habitent plus au milieu de paysans, ce qui signifie peut-être que le terme possède essentiellement une valeur métaphorique. Il ne désigne pas des gens sédentaires mais des personnes qui entretiennent un champ, réel ou métaphorique, qui investissent un espace limité pour le faire fructifier : champ de maïs, aussi bien que territoire administratif ou domaine scientifique… À l’opposé, les Manouches s’ingénieraient à « désœuvré les limites ».

32Si la transmission d’un patrimoine matériel ou immatériel sous forme de biens tangibles ou définissables semble bien difficile à cerner, que se passe-t-il chez les Manouches ? De quelle nature est cet « objet » oscillant entre patrimoine, habitus et culture, transmis de façon que chaque groupe familial ou ensemble de groupes familiaux continue de maintenir sa cohésion ?

L’appropriation

33Il me semble que cette situation relève d’un processus d’appropriation. Pour expliciter cette notion, je propose d’aborder la question de la nomination interne. Les Manouches n’évoquent pas le nom de leurs défunts (Okely 1983 ; Piasere1985 ; Williams 1993). Il résulte d’un tel silence un anonymat généalogique qui a pour conséquence une absence d’histoire interne, l’évocation des morts s’arrêtant à la troisième génération, mais également une absence de héros légendaires ou fondateurs, de références explicites à de grandes lignées. Cela a encore pour conséquence que les vivants ne peuvent porter le nom des morts, faute de quoi en appelant un vivant on appellerait aussi un mort. C’est ainsi que, Django Reinhardt étant devenu un personnage historique, je ne connais aucun Manouche du nom de Django. Le nom des vivants doit relever d’une invention langagière singulière (Poueyto 2011). Les Manouches, parents ou proches, doivent faire preuve d’une très grande inventivité lorsqu’ils nomment un nouveau-né. On peut s’appeler Wendy, Tyson, Djoé, Love, Rocky, noms aux références anglo-saxonnes, mais aussi Djensy, Moské, Tchaï, noms à consonance manouche ou encore Tendresse, Mazout, Danette, qui renvoient au répertoire de la langue française. Quel que soit le matériau linguistique de départ, l’opération consiste toujours à détourner légèrement le nom d’origine, en transformant par exemple une voyelle – comme pour Bruce Lé qu’il ne faut pas confondre avec Bruce Lee – ou en y ajoutant un phonème manouche – comme pour Tchounaï qui provient, selon l’intéressé, de « tonight », ses parents aimant beaucoup la chanson éponyme de West Side Story. On peut même transformer un verbe manouche conjugué en un nom propre – Pikau (« Je fais de la vannerie ») ou Marola (« Je la bats »). Ces effets de langue nous renvoient une fois de plus à un glissement des catégories. Une fois créés, ces noms manouches intimes, que l’on appelle des « lap », n’ont plus rien à voir avec leurs référents d’origine, noms communs, verbes ou noms propres détournés – comme « Danette ». Nombre de Manouches affirment avoir été dès leur enfance à l’affût de tout nom commun (repéré, par exemple, au petit déjeuner sur une boîte de céréales ou vu sur une affiche publicitaire) susceptible d’être transformé plus tard, une fois qu’ils seraient parents, en nom propre. L’opération nominale effectuée est une action d’appropriation, qui va du commun au singulier. Cette opération d’appropriation, donc de transformation d’un matériau commun à tous, gadje et Manouches, en quelque chose qui prend un sens unique aux yeux de ceux qui le créent, me semble constituer un procédé culturel récurrent chez les Manouches que je connais.

34De la même manière, le découpage territorial conçu par les gadje devient, du point de vue des Manouches, une mosaïque d’espaces singuliers et ouverts parmi lesquels ils choisissent de vivre. Le livre de cuisine Latcho Rhaben tire son véritable sens du fait qu’il évoque par l’écriture la voix des gens qui s’y expriment, et qu’il rend compte par la photographie de leur présence. Le genre musical « jazz manouche » les laisse indifférents tandis que de vieilles chansons de variété française très commerciales ou au contraire de mystérieuses compositions instrumentales parfois complexes rappellent des pans d’histoire familiale.

Conclusion

35Les différents types d’affirmation identitaire explicites dont les peuples font tant usage laissent place chez les Manouches à une présentation beaucoup plus discrète d’eux-mêmes. La notion de patrimoine, qu’il soit matériel ou immatériel, doit être ici repensée en prenant en considération deux processus proprement manouches. Le premier processus consiste à « désœuvré les limites » de certains « objets » de l’environnement, c’est-à-dire à les soustraire à toute définition commune par un phénomène de dé-catégori-sation – qu’il s’agisse de l’habitat, du territoire, de l’argent hérité, etc. Le second processus, que j’ai indiqué par le terme « appropriation», consiste à réintroduire dans l’entourage familial ces objets chargés d’un sens nouveau. L’héritage familial est bien davantage la transmission de ces processus – et donc d’une « manière » ou d’un « art de faire », il est vrai difficile à identifier –, il n’est pas le legs de produits immatériels néanmoins réifiés, toujours réinventés, habituellement classés sous l’étiquette « tradition orale ». Outre son caractère unificateur fallacieux, le concept d’une « culture tsigane » muséifiable tel que le propose le Conseil de l’Europe perd alors tout son sens.

36D’une manière générale, la volonté de nombreuses institutions politiques, souvent appuyées en cela par des chercheurs et des activistes, de ramener sous leur contrôle des phénomènes humains qui leur échappent, au moyen d’une assignation dans des systèmes de classification qu’ils prétendent maîtriser (« culture tsigane », « musique tsigane », « littérature tsigane », etc.), pour désuets et obsolètes qu’ils puissent nous apparaître, cette volonté risque surtout, de par le pouvoir effectif de ces mêmes institutions, de nous empêcher de penser la diversité humaine contemporaine dans sa complexité. C’est pourquoi l’étude de ce qui touche aux Tsiganes doit être sans cesse resitué dans une démarche comparatiste prenant notamment en compte les pratiques culturelles, cognitives et sociales en milieux populaires – milieux dont les groupes familiaux tsiganes sont les représentants les plus visibles.

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Notes

1 « The same status and advantages as other communities enjoy, in particular concerning respect and support for their own culture and language » (cité dans Canut 2009 : 98). (Traduction de l’éditeur.)

2 Pour des études récentes, voir Martin Olivera (2009) et Patrick Williams (2011).

3 Voir à ce propos l’ouvrage de Friedrich Waismann, Introduzione al pensiero matematico (Turin, Einaudi), cité par Leonardo Piasere (2010 : 11).

4 Propos extrait de l’interview de Cécile Duvelle, secrétaire de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, « Pourquoi sauvegarder le patrimoine culturel immatériel ? », disponible sur la chaîne télévisée en ligne unesco tv, http://www.youtube.com/unescoFrench#p/search/0/TjnLrvud4-c [consulté en octobre 2011].

5 Prononcer « gadjé ». (Note de l’éditeur.)

6 Le mot « patrimoine » est peu usité en anthropologie. Il n’y a du moins aucune entrée correspondant à ce terme dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie de Pierre Bonte et Michel Izard (2004).

7 J’utilise ici un terme ethnique puisque nous entrons dans la description de traits culturels. De plus, les Gens du voyage de la région de Pau sont principalement des personnes qui se désignent elles-mêmes comme Manouches.

8 Prononcer « moulé ». (Note de l’éditeur.)

9 Voir également à ce propos Patrick Williams (2011).

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Luc Poueyto, « Un patrimoine culturel très discret : le cas des Manouches »Terrain, 58 | 2012, 130-143.

Référence électronique

Jean-Luc Poueyto, « Un patrimoine culturel très discret : le cas des Manouches »Terrain [En ligne], 58 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/14707 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.14707

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Auteur

Jean-Luc Poueyto

Université de Pau et des Pays de l’Adour, laboratoire item

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