- 1 Fleury fait partie de l’ancienne « ceinture rouge » de Paris, désignant les communes ouvrières en b (...)
1Depuis 2000 et « La Terre vue du ciel » de Yann Arthus-Bertrand au jardin du Luxembourg, de plus en plus d’expositions photographiques sont présentées dans des parcs, des squares ou encore dans la rue. C’est pour moi l’occasion d’interroger le rapport à la culture du « non-public » (Ancel & Pessin 2004), ces personnes auxquelles les expositions sont en principe destinées mais qui ne les fréquentent pas. Pour ce faire, j’ai choisi un événement annuel : le Festival de l’Oh !, initié par le conseil général du Val-de-Marne dans plusieurs villes du département. Ses expositions ont la particularité d’investir des lieux de vie, contrairement à la plupart des projets, récurrents ou pas, qui se cantonnent à des « lieux d’enchantement » (Winkin 2001). Elles articulent, de plus, politique environnementale, politique culturelle, médiation scientifique et communication événementielle, ce qui en fait des objets ambivalents, particulièrement riches et intéressants à étudier. En lien avec cette problématique, j’ai organisé ma recherche selon deux axes de travail. Je me suis attachée d’une part aux facteurs qui bloquent la rencontre avec les œuvres, ces œuvres qui portent aussi des savoirs, des discours sur l’eau, mais pas uniquement – c’est ce qui fournira la matière de cet article –, et d’autre part aux modifications induites par ce nouveau mode d’exposition. Depuis les travaux de Pierre Bourdieu et Alain Darbel, on sait que la distance à la culture n’est pas seulement matérielle, économique, mais aussi symbolique (Bourdieu & Darbel 1969). On peut donc supposer que les « freins », les obstacles trouvent en partie leur origine dans les représentations de la culture que construisent les acteurs sociaux. Quelles sont les images qui nourrissent ces représentations : voici la question qui a guidé le premier volet de l’enquête, en amont du festival. Cette première partie s’est déroulée à Fleury-la-Rivière, « escale » du Festival de l’Oh ! où une exposition photographique en extérieur est récurrente depuis 2004. Il s’agit, de surcroît, d’une ville proposant une offre culturelle très riche, dont la municipalité, communiste depuis 19501, est soucieuse de mener une politique culturelle forte en direction de tous les publics. Enfin, Fleury est un véritable cas d’école pour les historiens et les sociologues de l’immigration, puisque c’est la ville où était installé le plus grand bidonville de France dans les années 1950-1960. Elle est un précieux observatoire pour qui s’intéresse à la médiation, aux pratiques culturelles, à l’interculturel : cinquante-deux origines y habitent, parfois dans le même quartier, dans la même cité – dans certains quartiers, tel le Verger, 80 % de la population est, selon les intervenants sociaux, d’origine étrangère, principalement d’Afrique sub-saharienne.
2Plusieurs pistes se dégagent déjà avec force : le rapport à la ville, le rapport à soi et à l’autre et, pour finir, les représentations de la culture savante que se forge le non-public. Seul le dernier point sera abordé dans cette étude. Pour traiter ce sujet, je me limiterai au cas le plus intéressant : celui des migrants rencontrés dans les deux cités situées sur les hauts de Fleury, le Verger et les Oliviers. N’ayant pas conscience des hiérarchies qui structurent les champs culturels, la culture savante s’identifie pour eux à la culture française ou occidentale. On peut ajouter que ce sont des personnes issues principalement des classes populaires. La suite de l’enquête devra permettre tout autant d’élargir la perspective que de mettre en place une approche comparée des différents groupes réunis sous l’étiquette « non-public ». Il s’agit en effet selon moi d’une notion résolument trans-classes. Sur ce point, je rejoins la position défendue par des sociologues comme Pascale Ancel et Alain Pessin : « Il semble que l’on doive renoncer à une stricte opposition entre publics et non-publics » (Ancel & Pessin 2004 : 7). Ceux-ci ne sauraient être considérés comme des catégories étanches, mais plutôt comme des pôles entre lesquels s’inscrit, à travers une multitude de positions, le rapport à la culture.
3Ma méthode consiste à accompagner des groupes lors de sorties au théâtre, au cinéma, au musée, etc. : autant de sorties « institutionnelles » sur lesquelles je me greffe, organisées par l’Association municipale des migrants de Fleury, les Maisons pour tous de la Ville, et autres organismes et associations. Je n’ai jamais organisé moi-même de sortie, essentiellement afin d’éviter les situations artificielles ou expérimentales. De même, je n’ai pas pris part au choix des sorties. Je me positionne ainsi en tant que « membre périphérique », selon l’expression de Patricia et Peter Adler reprise à son compte par Catherine Rémy (2009 : 36). S’il suscite des attitudes ambivalentes sur le terrain, ce positionnement est aussi le plus facile à tenir sur le plan éthique. Le chercheur entretient une relation de proximité avec les acteurs sociaux, mais ne participe que de manière périphérique à leurs actions, dans l’intention de se faire oublier lui mais pas les raisons de sa présence.
4Cette année, j’ai eu l’occasion de participer à deux sorties de ce type, une au cinéma et une au théâtre ; je vais m’appuyer sur ces exemples pour défendre l’idée que certains choix de programmation, loin d’abolir la distance à la culture, contribuent, au contraire, à l’ancrer ou à la creuser.
- 2 Georges-Pompidou est un des deux centres culturels de la ville. Il est situé au Plateau, dans la pa (...)
5La séance de cinéma a été organisée par la médiathèque de la Ville dans ses propres locaux, tandis que la pièce de théâtre a été programmée par la directrice du centre culturel Georges-Pompidou2 à la Maison pour tous du Verger. Les deux événements ont été proposés à l’ensemble de la population fleurysienne à l’occasion, respectivement, de la Journée de la femme et d’une tournée hors les murs effectuée par le théâtre de l’Odéon de Paris. Seules les personnes inscrites aux cours de français de l’Association municipale des migrants de Fleury et ceux qui fréquentent les petits déjeuners organisés le jeudi à la Maison pour tous du Verger ont finalement été mobilisés. En plus de ce public étaient présents les personnes ayant programmé les événements, des salariés et des bénévoles des deux organismes ainsi que de la seconde Maison pour tous, celle des Oliviers.
6La pièce de théâtre a fait l’objet d'une représentation unique, un mardi à 14 h 30. Une trentaine de personnes étaient présentes. Le film a quant à lui été projeté deux fois, un lundi à 9 heures et à 14 heures. J’ai assisté pour ma part à la projection de l’après-midi, celle qui a vraisemblablement reçu le moins de spectateurs (sept, organisateurs mis à part). Cet écart de fréquentation n’est pas lié au genre (d’une manière générale, le cinéma est plus facile à « vendre » que le théâtre), mais à des considérations d’ordre pratique. La représentation théâtrale coïncidait avec l'horaire du cours de français : les bénévoles ont donc pu se rendre dans leurs diverses classes et amener leurs stagiaires. Certains n’avaient d’ailleurs pas prévenu les élèves du changement de programme : « Sinon, soit ils oublient, soit ils ne viennent pas », expliqua une bénévole. Quant au film, il a été montré un jour où peu de groupes avaient cours, or un grand nombre de femmes ne sont autorisées par leur famille à sortir de chez elles que pour aller à l’» école ». De plus, le rendez-vous a été donné en centre-ville, où la plupart des habitants de la ville haute n’ont pas l’habitude de se rendre, certains d'entre eux ne sachant pas même utiliser les transports en commun. Tel est le cas des migrants et a fortiori des femmes de ce groupe, dont une partie ne sait pas lire, ce qui ne les incite pas à s’aventurer à l’extérieur de leur quartier, en terrain inconnu.
7On remarque pour commencer que dans ce cadre la culture savante apparaît aux migrants associée aux cours de français. Elle revêt par conséquent le même caractère d’obligativité. Celui-ci prend tout son sens dès lors qu’on sait que : les hommes qui fréquentent ces cours le font sur proposition de Pôle emploi, qui exige une assiduité attestée par des justificatifs de présence ; dans nombre de cas, les familles n’autorisent les femmes à venir apprendre le français que parce qu’une certaine maîtrise de cette langue conditionne aujourd’hui l’obtention d’un titre de séjour. Cet arrière-plan, rarement mentionné de manière explicite, in-forme cependant, met en forme les relations, les échanges entre les différents types d’acteurs (migrants, bénévoles, salariés de l’Association des migrants).
8Il faut évoquer enfin la pression constante qu’exercent les bénévoles au sujet de la culture. « Il faut que tu te cultives ! » est une phrase qui revient inlassablement durant les cours, plaçant la culture sous le signe du devoir, de l’effort, de la tension. C’est précisément en ces termes que Pierre Bourdieu décrit, dans La Distinction, le rapport à la culture des classes moyennes, caractérisées par la « bonne volonté » et la « docilité » culturelles, par le désir de bien faire (Bourdieu 1979 : 365). On peut avancer ici l’hypothèse que c’est leur propre rapport à la culture que les bénévoles essaient au fond de transmettre aux migrants. Les directeurs de théâtre et les artistes rencontrés constatent de leur côté que les travailleurs socioculturels ne fréquentent pas vraiment les équipements en dehors de leurs activités associatives ou professionnelles. La directrice du centre culturel Georges-Pompidou déplore : « Ils disent tout le temps qu’ils vont venir aux spectacles, mais on ne les voit jamais. Alors qu’ils ont un rôle de relais auprès de la population. »
- 3 À l’inverse, dans le cours ordinaire des activités des Maisons pour tous, il n’est pas rare d’enten (...)
9La phrase citée plus haut, « Il faut que tu te cultives ! », induit en outre une dévalorisation implicite de la culture d’origine des migrants. En se « cultivant », ceux-ci doivent – c’est le sens précis de cette injonction – faire table rase de leur propre culture, qui en réalité est considérée comme n’en étant pas une. On peut signaler au passage le hiatus entre cette dévalorisation au quotidien de la culture d’origine des personnes, et sa mise en avant dans le cadre des jours de fête (fête de la Ville, anniversaire de telle ou telle association…). D’un côté, la différence est dénigrée, appelée à être effacée, gommée, de l’autre elle est célébrée, mise en scène, revendiquée comme un élément important de l’identité même de la ville. « Fleury est une ville-monde », explique le maire dans le discours qu’il tient à l’occasion des vingt-cinq ans de l’Association des migrants, faisant référence à la sociologie de sa ville. Des défilés en costumes traditionnels sont par exemple organisés, dont l’un des enjeux est de rendre compte de toute la variété des couleurs de peau3.
- 4 Précisément, tel n’est pas le but : officiels et bénévoles insistent sur ce que la culture peut et (...)
10Autre élément important, les thématiques choisies puisent souvent dans des registres graves et connotés : les violences faites aux femmes, le mariage forcé, le voile, le racisme, etc. Comme si les programmateurs souhaitaient d’une certaine façon offrir sur ces sujets une éducation accélérée aux migrants. C’est avant tout leur statut d’étrangers – considérés en l’occurrence comme inférieurs ou arriérés relativement aux critères de la République française – qui les désigne comme le public idéal pour ce type d’action et de sujet. Entre aussi en ligne de compte leur statut de public disponible aux « heures de bureau », public également facile à mobiliser via les structures par lesquelles ils sont pris en charge. La directrice du centre Georges-Pompidou explique : « C’est un public qui est actif, pauvre, enfin… immigré, tout ça et tout. C’est vrai : quand on fait des projets, on essaie de les prendre. Comme ça, ça fait des immigrés… Enfin, c’est une manière de toucher des… d’autres publics. » On note ici le lien inextricable suggéré entre culture et éducation, ainsi que son corollaire : le divorce entre l’expérience artistique ou culturelle et le plaisir. Étant donné les contenus qu’on choisit de montrer aux migrants, on imagine aisément leur difficulté à associer les deux expériences4. La culture leur apparaît à l’opposé comme une tâche pénible dont on doit obligatoirement s’acquitter pour obtenir la paix et accéder aux autres activités proposées par l’association, perçues comme étant plus utiles et plus intéressantes (à l’instar des cours d’informatique).
11La grande majorité des spectacles et autres activités culturelles auxquels les migrants sont conviés est en outre suivie d’une collation. L’intention des organisateurs est de créer un moment de convivialité, de manière à désacraliser les lieux de culture et à les assimiler à des lieux de vie. Or, dans les faits, cette collation est comprise par certains comme une sorte de récompense ou de gratification après l’effort, un acte réparateur qui confirme, d’une certaine façon, le sentiment de malaise ressenti pendant la représentation. Malaise engendré en premier lieu par leur défaut de maîtrise de la langue française : ne comprenant pas tout ce qui se dit, les migrants sont irrémédiablement relégués à une position d’extériorité. L’expérience esthétique est alors un moment de heurt, une situation difficile au cours de laquelle ils sont confrontés, parfois violemment, à des objets dont ils peinent à saisir le sens exact.
12Contrairement à une idée largement véhiculée par les travailleurs socioculturels, « n’importe qui » ne peut pas « être touché par un texte de Baudelaire, d’Aragon, de Boris Vian ». On peut penser que ce type de propos pousse à culpabiliser quiconque n’est pas « touché ». Il laisse entendre par ailleurs que l’absence d’émotion ou de compréhension serait « naturelle ». On retrouve ici l’idéologie du don de nature ou du goût naturel – critiquée par Pierre Bourdieu dans Le Sens pratique et La Distinction –, qui nie complètement les logiques à l’œuvre dans le monde social, logiques notamment formalisées par la notion d’habitus. L’habitus, ce sont ces « systèmes de dispositions durables et transposables, [ces] structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes » (Bourdieu 1980 : 88). Structurées par la socialisation dans un milieu social particulier, elles sont appelées à organiser ensuite, à leur tour, les expériences futures des acteurs sociaux, leurs pratiques et leurs représentations du monde.
13Passons maintenant aux deux études de cas annoncées. Le film qui a été choisi cette année pour la Journée de la femme est un dessin animé : Persépolis, de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, adapté de la bande dessinée homonyme de la première. C’est l’histoire de Marjane elle-même, petite fille issue d’une famille intellectuelle iranienne qui, dans les années 1970 et 1980, subit la révolution islamique et décide d’exiler l’adolescente que Marjane est devenue en Autriche. Au-delà d’une histoire personnelle, Persépolis est un film sur la liberté individuelle et, notamment, sur la liberté de la femme sous la dictature chiite iranienne. On y voit par exemple les femmes confrontées du jour au lendemain à l’obligation de porter le voile, alors même que dans le milieu occidentalisé dans lequel vivent Marjane et ses parents, celui-ci suscite moquerie et rejet.
14L’objet n’est pas ici de discuter de l’opportunité de montrer ce type de film à des femmes voilées (ce qui était le cas de trois des six femmes assistantà la projection). L’objet n’est pas non plus d’évaluer la programmation culturelle de la municipalité. Ce qui m’intéresse, c’est de voir ce qui se passe quand on programme ceci ou cela et, plus précisément, de voir ce que des enquêtés en retirent en termes de représentations liées à la culture.
15Pour saisir ces représentations, j’avais prévu d’observer les réactions des spectateurs durant le film, et d’essayer de m’entretenir avec eux immédiatement à l’issue de la séance. Or, pendant toute la durée du film, les spectateurs s’en sont tenus à des postures d’une fixité absolue :
Marjane est rappelée à l’ordre par ses parents et renvoyée dans sa chambre ; on la voit passer avec un air mutin, pendant qu’elle scande en silence, le poing levé : « À bas le shah ! À bas le shah ! » J’éclate de rire, comme à chaque fois que je revois cette scène. Puis je réalise, tout d’un coup, que je suis la seule à rigoler. À ma droite, Naïma ne bronche pas. Le manteau fermé jusqu’au cou, les mains posées sur ses genoux, elle fixe l’écran. […] « Mais enlève donc cette saloperie ! Je deviens claustrophobe à te regarder ! » La voix de Danièle Darrieux est extraordinaire. Je me demande ce que cela me ferait de l’entendre prononcer ces phrases si je portais le voile. À ma droite, les filles ne bougent pas. Personne ne bouge. Je suis contente de me trouver dans le clair-obscur de la salle : je ne saurais pas comment me comporter devant les filles, quoi dire, quelle expression afficher. Je surprends, à ma droite, le regard de Naïma qui me fixe. Elle tourne la tête et croise les bras sur la poitrine. (Extraits de mon journal de terrain, le 8 mars 2010.)
- 5 Ray Birdwhistell (2000) analyse ce phénomène dans la célèbre « scène de la cigarette » – sans toute (...)
16« On ne peut pas ne pas communiquer », écrivent Paul Watzlawick et ses collègues de l’École de Palo Alto (Watzlawick, Beavin & Jackson 1972 : 47). Le fait de garder son manteau en dépit de la chaleur, l’absence de rire ou de sourire, les postures de rejet, de fermeture, de repli sur soi transcrites ci-dessus communiquent bien quelque chose, malgré la volonté manifeste des acteurs de s’abstenir de toute forme de communication. Ils communiquent un malaise, une gêne qui figent les autres spectateurs (la bibliothécaire, les représentants de l’Association des migrants, la chercheuse). Ces derniers réagissent en surveillant leurs propres comportements et en s’adaptant à ceux qu’ils perçoivent. C’est le phénomène de l’échoïsation corporelle5. Deux groupes se forment ainsi, s’épiant mutuellement jusqu’au générique de fin, durant lequel les spectateurs se lèvent et s’en vont avec une rapidité telle que j’ai à peine le temps de leur dire au revoir. Pendant qu’ils sortent, une bénévole lance à la cantonade : « Liberté chérie ! ça fait réfléchir, hein ? » Ce mot clé, « liberté », est repris par les migrants au cours de nos rencontres ultérieures, lorsque je tente d’engager la conversation sur le sujet. La phrase « ça parlait de la liberté : c’était bien, c’était intéressant », répétée, sert alors à verrouiller l’échange et à mettre fin à toute discussion. Elle fonctionne en quelque sorte comme un argument d’autorité que l’acteur actualise pour éviter de donner son avis et de s’attirer un éventuel discrédit. Les situations de parole et a fortiori celles dont le but est de produire des jugements de valeur sont perçues par mes interlocuteurs comme des moments de mise en danger, de mise à nu : leur identité sociale, leur sens-pour-autrui risque de s’y brouiller à jamais. D’où la tension, le stress qui les entourent.
- 6 « E st primaire un cadre qui nous permet, dans une situation donnée, d’accorder du sens à tel ou te (...)
17La seule réaction verbale différente m’a été rapportée par deux bénévoles présentes à la projection du matin. Celles-ci avaient demandé aux deux femmes de leur groupe – voilées, en l’occurrence – ce qu’elles avaient pensé du film : « “On n’a pas compris” : ça a été le premier mot qu’elles ont dit. “On n’a pas compris.” » Il me semble que cette incompréhension concerne moins l’histoire racontée par les cinéastes que le « cadre primaire6 » qui régit la situation très concrète dans laquelle le film fut montré à la médiathèque de Fleury. Dans quel but choisit-on de montrer à des femmes voilées un film dans lequel le voile est dénigré, disqualifié ? C’est cette question, à mon sens, que vise le « On n’a pas compris » de ces spectatrices. Qu’est-ce qu’on attend d’elles ? Voilà ce qu’elles n’ont « pas compris ». Attend-on qu’elles s’identifient, comme nous, au regard de Marjane, finalement occidental, et qu’elles se moquent du voile ? Qu’elles l’enlèvent ? Ou qu’elles prennent tout simplement conscience de leur propre « arriération » ? C’est toute l’ambiguïté de la situation. En lien avec la problématique traitée ici, on peut se contenter de relever la violence et l’ambiguïté, dans ce cas précis, de la rencontre avec la culture de l’autre. Cette rencontre est indéniablement sous-tendue par des rapports de force. Elle engage les acteurs dans des rapports dominant/dominé.
18La deuxième sortie a consisté à aller voir, à la Maison pour tous du Verger, la tragédie Les Suppliantes, d’après Eschyle, mise en scène par Olivier Py pour le théâtre de l’Odéon. La pièce met en scène l’histoire des cinquante filles du roi Danaos tentant d’échapper au mariage forcé que veulent imposer leurs cinquante cousins, les fils d’Égyptos. En compagnie de leur père, elles embarquent afin de trouver refuge en terre d’Argos, pays où leur aïeule Io a eu un fils de Zeus, Épaphos, ancêtre des rois d’Égypte. Averti de leur arrivée, le roi d’Argos vient à leur rencontre et, après avoir consulté son peuple, leur promet de les protéger. Arrive alors un héraut (l’Égyptien) qui tente de s’emparer des Danaïdes et de les ramener de force dans leur pays. Le roi d’Argos s’y oppose, et la pièce s’achève sur une menace de guerre proférée par l’Égyptien.
19La pièce aborde tout à la fois les thèmes du mariage forcé et de la place de la femme dans lasociété, de l’hospitalité et de l’accueil de l’étranger. Pour cela, Olivier Py a conçu une mise en scène très sobre : pas d’éclairage particulier, pas de décor. La scène se réduit à une rampe qui avance au milieu de la salle, entre les rangées de chaises. Quant aux trois acteurs, ils portent des costumes de ville noirs. Le seul accessoire est un masque de chien, noir également, que porte l’Égyptien lors de son apparition, à l’acmé de la représentation. L’un des acteurs incarne deux rôles (le père Danaos et l’Égyptien), tandis qu’une comédienne incarne à elle seule les cinquante femmes pourchassées. Une certaine maîtrise des codes théâtraux est par conséquent exigée des spectateurs pour suivre la pièce. Celle-ci déploie en outre un registre langagier très, voire trop soutenu pour le public présent (la plupart des personnes suivent les cours de français de l’Association municipale des migrants et n’ont pas, ou très peu, été scolarisées dans leurs pays d’origine).
20Dès le début de la pièce, le fait de ne pas comprendre le texte ou de le comprendre par bribes provoque des décrochages qui se traduisent par les postures et les mimiques des spectateurs :
Trois chaises plus loin, sur ma gauche, une femme est quasiment repliée sur ses genoux, la tête sur ses mains jointes. Sa voisine attrape la brochure de la pièce (nous l’avons trouvée sur les chaises) et s’y plonge. Quelques instants après, je la vois bâiller très fort ; son regard se met à errer sur le mur d’en face, au-dessus des rangées de spectateurs. […] À ma gauche, deux femmes gardent la brochure ouverte sur leurs genoux. Je n’ai pas l’impression qu’elles la lisent ; elles se contentent de la tripoter machinalement, en regardant par terre. […] Sur la rangée d’en face, je compte six femmes côte à côte, les bras croisés sur la poitrine, le regard vide. […] À ma droite, en bout de rangée, Rachid tourne le dos à la scène et aux autres spectateurs. Il estcomplètement recroquevillé sur sa chaise. Malgré la chaleur, il n’a pas enlevé son blouson. Je remarque qu’il tient à la main, dans un sac en plastique Carrefour, ses affaires de cours. S’étant absenté le matin, il ne savait pas qu’il n’y aurait pas cours ; il l’a appris en arrivant sur place. (Extraits de mon journal de terrain, le 16 mars 2010.)
21Ces extraits rendent compte à la fois de l’atmosphère pesante de la salle et des efforts consentis par les spectateurs pour s’intéresser à la pièce, lui trouver un sens, pour se donner une contenance face à cette situation ou, tout simplement, pour tenir jusqu’à la fin. On peut faire ici l’hypothèse d’un travail de figuration en ce sens qu’il recouvre « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même) », qu’il vise à « parer aux “incidents”, c’est-à-dire aux événements dont les implications symboliques sont […] un danger pour la face » (Goffman 1974 : 15).
22On peut également signaler le décalage entre d’une part le propos de la pièce et le jeu des acteurs, et d’autre part les réactions des spectateurs. Ces décalages trouvent leur source, eux aussi, dans le fait que les spectateurs ne comprennent pas le propos général, mais s’accrochent à des détails isolés, de-ci de-là :
La comédienne est en train de se déplacer en silence d’un bout à l’autre de la rampe ; ses gestes sont saccadés, désarticulés pour figurer le désespoir. Soltana la regarde et rit aux éclats, en jetant des coups d’œil complices à sa voisine, qui ne lève pas la tête. […] La comédienne déclame avec emphase : « Que les dieux nous protègent, comme nous, nous protégeons notre virginité ! » J’en ai la chair de poule. En face, au pied de l’estrade, deux vieilles dames pouffent de rire, avec un air entendu. […] Un héraut entre dans la salle, un masque de chien noir sur la tête. C’est le point d’orgue de la pièce ; l’intensité dramatique est maximale. La salle s’éveille et se met à rire sans aucune retenue. Soltana rit longtemps en se tenant les côtes.
- 7 L’enquête quantitative sur laquelle s’appuie La Distinction a été conduite en deux temps, en 1963 e (...)
- 8 La culture dominante (culture des classes dominantes) est imposée ici – sous une forme « douce », « (...)
23La recherche formelle suscite ici distance, moquerie, ironie. On est loin de l’» hostilité » que notait, dans les années 19607, Pierre Bourdieu, chez les classes populaires et les fractions les moins riches en capital culturel des classes moyennes (Bourdieu 1979 : 33-34). Il s’agit plutôt d’une tentative de détournement ou de retournement de la domination8, tentative rendue possible par la présence rassurante, enveloppante du groupe de pairs. C’est effectivement au nom du groupe que la personne s’exprime ; elle est sans cesse à la recherche de marques de connivence, d’acquiescement, de soutien. Lorsque ces marques font défaut, elle abrège sa « performance », tout en signalant abondamment qu’elle ne prend pas note de l’absence de confirmation, d’engagement de l’autre dans la définition de la situation qu’elle vient tout juste d’essayer d’instaurer. Il s’agit bien sûr d’une manière de garder la face dans l’interaction. On est toujours dans le domaine de la figuration tel que défini plus haut.
24Certains comportements des spectateurs peuvent apparaître comme décalés par rapport aux conventions qui régissent la réception d’une tragédie, genre noble par excellence qui postule une césure totale entre le monde du théâtre et celui du spectateur, ce dernier n’étant en aucun cas appelé à participer. C’est tout le contraire qui se produit à la fin de la représentation à laquelle j’ai assisté :
Les comédiens quittent la salle un à un. Une vieille dame au premier rang leur lance : « Bon voyage ! » Sa voisine rit comme d’une bonne blague. Les comédiens ne relèvent pas.
25Le public tente apparemment de recadrer la situation de réception. Il nie aussi bien la rampe que la distinction entre acteurs et spectateurs. Cette double (dé)négation est par ailleurs le propre du carnaval, de la fête populaire (Bakhtine 1990 : 15). Ce faisant, le public essaie de participer, au sens plein, à ce qui est en train d’advenir, en glissant du monument à l’événement, de l’énoncé à l’énonciation, du texte à l’acte de parole : de la « culture froide » à la « culture chaude », pour reprendre l’opposition, très inspirée, de Florence Dupont (1998 : 21). La « culture froide » – « froide comme la solitude du lecteur », écrit l’auteure – est celle de la « distance à l’œuvre », du « commentaire sur », de la « retenue » et de la « maîtrise de soi ». La « culture chaude » – « chaude comme une fiesta flamenca » – est, elle, basée sur « la participation ou l’identification (positive ou négative) », sur l’» engagement corporel », sur le « plaisir partagé », sur la « convivialité » et l’» informalité ». Pour Bernard Lahire (2004 : 72), cette opposition entre ascétisme et hédonisme reprend en définitive celle entre cultures légitime et illégitime, savante et populaire.
26Dans une proposition artistique telle que cette tragédie antique revisitée par un metteur en scène connu pour son audace et sa radicalité, le public cherche sa place. Les spectateurs réclament, en l’occurrence, une place à l’image de celle qui leur est réservée au sein de formes participatives qui leur sont peut-être plus familières − c’est du moins ce qu’il faudrait vérifier. De nombreux cabarets sont, par exemple, organisés à Fleury dans les quartiers sur lesquels j’ai enquêté. C’est également ce que la Ville a programmé pour l’édition 2010 du Festival de l’Oh ! : « C’est facile à mettre en place, explique la directrice des affaires culturelles, et les gens aiment bien, ils ont l’habitude. » Comme l’écrit Bourdieu,« le principe des réticences ou des refus ne réside pas seulement dans un défaut de familiarité, mais dans une attente profonde de participation, que la recherche formelle déçoit systématiquement » (Bourdieu 1979 : 34).
27En regard du sujet traité, on peut retenir ici l’image d’extrême opacité renvoyée par la culture. Là encore, elle apparaît aux migrants difficile à comprendre, ne serait-ce qu’à cause du vocabulaire et du niveau de langue employés. Les premières observations rapportées sont saturées d’indices qui montrent clairement l’ennui, l’oppression, l’écrasement, l’envie de se couper de ce qui se joue dans la salle, au-delà de la pièce elle-même. Il s’agit de la violence symbolique, « cette forme de violence qui s’exerce sur un agentsocial avec sa complicité » (Bourdieu 1992 : 142), et qui semble sous-jacente à l’action culturelle telle qu’elle est ici mise en œuvre envers les migrants. Cette jeune femme qui refuse d’aller au goûter prévu à la fin de la représentation résume très bien la situation : « C’est intéressant, c’est bien, mais c’est trop, moi je rentre chez moi. » Le premier mouvement de sa phrase (« C’est intéressant, c’est bien ») indique sans ambiguïté qu’elle sait parfaitement quels sont les mots licites dans ces conditions, quelle est la réaction verbale qu’on attend d’elle. Elle choisit pourtant de ne pas s’y conformer, de se construire comme déviante. À la posture licite mais imposée, elle oppose son propre jugement (« mais c’est trop, moi je rentre chez moi »).
28Au terme de ces observations, il apparaît que certains contacts du non-public avec la culture savante sont susceptibles de produire des représentations qui risquent de multiplier, par la suite, les attitudes d’évitement, les réticences et lesrésistances. L’exemple le plus marquant est celui des migrants. Les notes de terrain regorgent d’indices traduisant le malaise, l’incompréhension, l’ennui. À titre d’exemple, femmes et hommes n’enlèvent jamais leur manteau, et cela quelle que soit la température dans les salles où ils se rendent. Pour eux, cela reviendrait sans doute à se déshabiller, au sens propre, dans un espace non familier, qu’ils n’ont pas domestiqué. Souvent, ils gardent toutes leurs affaires à la main, comme s’ils voulaient pouvoir s’en aller le plus vite possible dès que le signal de fin sera donné.
29Pendant la pièce de théâtre, les tentatives de participation, comme celles de détournement de la domination par le rire, l’ironie et la dérision, permettent d’envisager un changement dans la manière dont les classes populaires se positionnent par rapport à la culture savante. Bourdieu notait, dans les années 1960, un sentiment de « honte », d’» indignité », matérialisé par la formule « C’est pas pour nous » (Bourdieu 1979 : 441). Ce sentiment était lié au décalage entre ce que les personnes jugent important (dispositions à croire) et ce qu’elles sont prêtes à faire pour y parvenir(dispositions à agir). Qu’en est-il aujourd’hui, sachant qu’au cours de l’année écoulée je n’ai jamais entendu cette phrase prononcée par les intéressés eux-mêmes, mais toujours par les « autres » – ceux qui se considèrent « public de » et stigmatisent les premiers pour leur absence de pratique ?
30Une autre hypothèse se dégage avec force des éléments recueillis : le non-public semble en partie fabriqué par les organismes et les institutions, qui paradoxalement cherchent à diminuer sa distance à la culture, tandis que la fabrication elle-même fait l’objet d’un déni. Pour creuser ces pistes, je compte désormais multiplier les sorties « institutionnelles » avec les migrants, et étudier l’écart entre les observations prises sur le vif et la manière dont les professionnels eux-mêmes rendent compte de ces expériences – toujours sur le mode de l’émotion intense, de la révélation. « Ils avaient des larmes aux yeux », me disait ainsi la directrice de la Maison pour tous du Verger après la représentation des Suppliantes qui s’était déroulée dans ses murs. L’expression fait référence dans ce contexte à une médiation réussie (ou espérée telle) et, au-delà, à une véritable transfiguration des personnes : un itinéraire qualifiant qui autorise à la fois l’accès à un statut désirable – celui de « public », précisément – et une prise de conscience quant au chemin parcouru.