« Où commence le “soi” de l’aveugle ?
Au bout de la canne ? Ou bien à la poignée ?
Ou encore, en quelque point intermédiaire ? »
(Gregory Bateson 1977-1980 : I, 275.)
1Parmi les nombreux jeux populaires en Thaïlande qui ont pour principaux acteurs des animaux (insectes, poissons, oiseaux, bovidés), les matchs de scarabées (appelés localement « kwaang ») mettent en jeu une forme insolite de communication entre l’homme et l’animal qui permet d’envisager sous un jour nouveau la notion de coopération.
2À partir de quel moment peut-on dire que deux êtres, un homme et une machine, ou encore un homme et un animal coopèrent ? Pour reprendre un exemple cher à Gregory Bateson, on n’aura pas de mal à accepter l’idée qu’un chien qui guide un aveugle coopère à son orientation autant que l’aveugle coopère avec sa canne1. Les trois forment un tout autant que le musicien fait corps avec son instrument ou le joueur de tennis avec sa raquette et la balle. Or, il existe des cas limites de coopération où le partage d’un cadre d’action commun ne va pas de soi, ou bien parce que des actions s’ignorant dans leur appartenance à un projet commun se conjuguent pour donner lieu à un résultat imprévisible, ou bien parce que les partenaires de la coopération ne partagent pas les mêmes capacités perceptives et cognitives. Les matchs de scarabées appartiennent à cette catégorie. Ils supposent la participation de deux espèces, des scarabées et des hommes, qui ne partagent pas le même Umwelt ou univers perceptif (Uexküll 2010). Dans cette véritable épreuve de coopération, l’un des enjeux pour le joueur est, comme nous le verrons en détail, de réussir à établir et à conserver le contact avec son insecte. C’est sur le mode de la vibration, en créant avec l’insecte les conditions d’une communication « vibratoire », que l’interaction trouve ici toute son épaisseur. À ce titre, le jeu de kwaang mérite sa place dans une histoire alternative des systèmes communicationnels qui ne parte pas d’une définition trop rigide de la communication mais s’alimente au contraire aux cas les plus divers, y compris « interspécifiques »2.
3Le dispositif du jeu de kwaang peut paraître rudimentaire au premier abord. Deux scarabées mâles sont posés sur un rondin de bois qui sert d’aire de combat. Ce rondin est muni de deux petits trous dans lesquels on a inséré des femelles dont les phéromones sont censées exciter les deux mâles. Les deux joueurs se positionnent aux deux extrémités du rondin. Ils peuvent ensuite influer sur le comportement de leurs insectes de trois manières :
4a. par contact direct d’abord : les joueurs peuvent toucher leurs scarabées avec les doigts ;
5b. par l’intermédiaire d’un stylet cranté qui permet deux opérations différentes : les joueurs peuvent toucher le scarabée directement avec le stylet pour le stimuler, ou bien le faire rouler prestement entre le pouce et le majeur sur le rondin de bois de manière à produire des vibrations ;
6c. en tournant le rondin qui sert d’aire de jeu autour de son axe longitudinal. Le but poursuivi est alors d’aider son scarabée à trouver la meilleure position pour se saisir de son adversaire ou à échapper à l’emprise de ce dernier.
7Nous pourrions nous cantonner à cette simple description technique du jeu, mais elle n’est pas sans inconvénient : elle fixe les humains et les insectes dans des rôles figés qui traduisent mal la subtilité de l’interaction. Tandis que les joueurs sont considérés dans cette vision comme des acteurs à part entière du jeu, les scarabées sont relégués au rang de créatures manipulées réagissant à des stimuli (Despret 2002 ; Piette 2002). Nous avons montré ailleurs que l’intérêt du jeu de kwaang tient au contraire à l’incertitude des liens de contrôle qui peuvent se nouer au cours du match entre les humains et les scarabées (Rennesson, Grimaud & Césard 2011). Les scarabées sont capricieux et peuvent sortir à n’importe quel moment du dispositif auquel on essaye de les restreindre. Si on se situe de leur point de vue, on peut considérer qu’ils obligent les humains à se plier aux exigences de leur Umwelt. C’est aux vibrations que les scarabées sont sensibles, c’est donc par vibrations interposées que les joueurs communiquent avec leurs insectes. Nous montrerons ici en quoi les procédés vibratoires auxquels les hommes sont forcés de se conformer pour communiquer avec leurs insectes permettent de revisiter la notion de coopération. Dans la variété des contacts qui s’établissent entre les joueurs et les insectes, à quel moment peut-on dire qu’il y a vraiment coopération ? Le cas des scarabées est d’autant plus intéressant que leur monde perceptif est très éloigné du nôtre. Il est bien plus facile de communiquer avec un cheval, par exemple, ou avec un chien qu’avec un insecte. Le jeu de kwaang peut être vu comme une épreuve de communication qui renvoie le joueur aux limites d’un langage commun possible.
8Intéressons-nous d’abord aux contacts directs que les joueurs établissent avec leurs insectes. Pour saisir un kwaang, il faut imprimer avec le doigt une pression du haut vers le bas sur l’extrémité postérieure de l’abdomen. Cette opération a pour vertu de faciliter le décrochage des griffes très efficaces des pattes avant, puis médianes et arrière si on prolonge le geste. En pinçant légèrement le haut des deux pattes avec le pouce et l’index, le coléoptère lâche prise définitivement. On recourt à ce type de geste afin de récupérer son scarabée sur le rondin entre deux phases de combat. Parmi les formes de commande dont dispose le joueur, ce geste est sans doute l’un des plus directifs. La relation de commande est ici comparable à celle qu’on peut avoir avec un dispositif électrique par le biais d’un interrupteur. Il est possible de mettre ainsi le scarabée en position « accrochage / décrochage ». Mais il serait illusoire de penser qu’on peut contrôler les scarabées d’une manière aussi mécanique lorsqu’ils sont en action, au cours du match. On est ici en dehors du jeu à proprement parler.
9Un autre mode de contact, peut-être plus autoritaire encore que le précédent, consiste à saisir le scarabée au cours du match afin de lui donner une nouvelle chance dans un combat a priori mal engagé. Les joueurs l’attrapent alors par la corne supérieure (qui est en fait un prolongement de leur thorax, donc solidaire du corps de l’animal) entre le pouce et l’index et le secouent vigoureusement. Ils disent que secouer son insecte a la vertu d’effacer sa mémoire à court terme. Ce type de geste se produit lorsque l’un des scarabées s’enfuit ou sort du jeu et que le joueur doit remettre le scarabée en jeu. Délivré du poids inhibiteur des traumatismes passés, le kwaang peut repartir à l’assaut de son opposant. Même s’il est difficile d’évaluer la portée véritable de la secousse sur le système nerveux du scarabée, cette théorie locale de la « psychologie » du coléoptère suggère une piste intéressante : on peut dans une certaine mesure réinitialiser un kwaang à la manière dont on appuie sur le bouton reset d’un ordinateur pour débloquer son système logiciel qui reste disponible pour une nouvelle tâche. Mais certains joueurs, parmi les moins interventionnistes, mettent en doute l’efficacité d’une telle technique. La secousse a aussi une autre vertu. Elle est l’occasion pour le joueur de se dégourdir les muscles de la main et de l’avant-bras afin de pouvoir faire vibrer à nouveau son stylet sur le rondin de manière optimale. On sort avec ce geste d’un rapport de commande « marche/arrêt » pour entrer dans un autre type de relation. Il serait possible d’agir sur le scarabée en le reprogrammant de cette façon, en rafraîchissant ses conditions de perception. Après avoir brièvement secoué son kwaang, le joueur le repositionne en général quasi immédiatement sur le rondin et lui fait faire deux ou trois tours sur lui-même à l’aplomb d’une des deux femelles insérées dans le rondin. Puis il le stimule de la pointe du stylet en le guidant vers son adversaire. Le joueur a donc conscience qu’il a affaire à une architecture nerveuse complexe et sensible sur laquelle il peut influer, lorsqu’elle est inhibée dans le rapport de force avec l’adversaire, par une sorte de court-circuit humain. La secousse fait sortir le scarabée du circuit étroit où il est inséré pour le faire entrer dans une cinétique spécifiquement humaine. Entre les mains du joueur, il expérimente une agitation à laquelle son système nerveux doit être rarement soumis dans la nature.
10Ces moments de manipulation, qui laissent penser qu’on peut agir sur un scarabée de façon mécanique, ne se manifestent néanmoins que de manière très ponctuelle. Il ne s’agit que de soustraire son coléoptère du jeu dans des moments faibles, soit entre deux phases d’un match soit entre deux matchs. Le reste du temps, les joueurs développent avec leurs insectes des interactions bien plus ambiguës en matière de contrôle et au cours desquelles ils n’ont visiblement pas besoin de théorie ni de position tranchée sur la capacité des scarabées à traiter les informations ou à interpréter les signaux qu’ils perçoivent. C’est qu’à aucun moment on ne peut réduire le jeu de kwaang à un système mécanique ou à un dispositif de télécommande ou de marionnettes à fils.
11La scène suivante permettra d’examiner au plus près comment s’établit le contact entre un joueur et un scarabée et de mieux cerner la spécificité de leur relation en termes de commande. Nous sommes dans la maison d’un joueur qui s’apprête à entraîner un de ses scarabées. Les insectes ont été disposés sur des tronçons de canne à sucre auxquels ils peuvent s’alimenter. Le joueur regarde autour de lui à la recherche d’un scarabée qu’il serait opportun de tester. Après quelques secondes d’hésitation, il saisit l’un des tronçons de canne à sucre disposés sur le sol. Il porte à hauteur de ses yeux le coléoptère à la robe marron brillante. Il observe attentivement sa silhouette. L’animal ne réagit pas. Son propriétaire le fait maintenant tourner dans tous les sens, multipliant les angles de vue. La tête rivée sur son support, le scarabée continue de broyer patiemment la canne que le joueur a épluchée à cet effet. Ce dernier tapote doucement du bout du doigt l’extrémité de la corne inférieure de l’insecte, qui se baisse presque immédiatement. Il place à nouveau le kwaang à la hauteur de ses yeux et constate que les cornes se sont déjà refermées. L’homme doit s’y prendre à deux fois avant que son coléoptère veuille bien maintenir ses cornes entrouvertes. Cette position permet au joueur d’apprécier l’écart qui sépare ses cornes et dont dépend en grande partie son potentiel de prise. Il détache le cordon de coton qui est noué sur la corne supérieure de l’insecte et qui le retient à son tronçon de canne à sucre. Bien que libéré, l’animal retourne à son repas. Il semble pour l’instant bien insensible aux vibrations produites sur la canne à sucre par le stylet cranté que fait rouler le joueur entre son pouce et son index. Au bout d’une trentaine de secondes, l’homme se décide à fouetter la canne avec son stylet à plusieurs reprises, comme pour réveiller son insecte, avant de faire rouler l’instrument à nouveau sur l’écorce de la canne. Le contact du stylet sur la canne produit un ronronnement doux et prolongé. Le joueur s’arrête quelques instants pour observer plus attentivement le comportement du scarabée. Ce dernier s’est arrêté de manger. Il a relevé la tête, mais il ne bouge pas pour autant. Il s’est désintéressé de la canne à sucre, mais le joueur s’impatiente de l’indifférence dont il fait preuve face à ses tentatives de stimulation à distance. Il décide alors de toucher directement le coléoptère avec son stylet. Il donne de petits coups secs sur les deux côtés de la base de la corne supérieure qui prolonge le thorax de l’animal ; ce dernier s’incline immédiatement d’un côté puis de l’autre. Ses mouvements sont brusques et ressemblent plus à des réflexes qu’à autre chose. Le scarabée ne semble pas particulièrement enclin à coopérer. Il réagit bien, se dit pourtant le joueur qui ne se décourage pas face à la résistance de son insecte. Il écarte le stylet du kwaang pour le refaire vibrer sur la canne quelques centimètres plus loin. Après quelques secondes, le coléoptère commence enfin à bouger ses pattes antérieures, avant que les médianes et les postérieures ne suivent le mouvement. Il avance de quelques millimètres. Il marque un nouvel arrêt avant de reprendre timidement sa course. Il fait quelques pas en avant. Le joueur arrête de faire rouler son stylet, le temps nécessaire au scarabée pour arriver tranquillement au bout de la canne à sucre. L’homme vient faire rouler son stylet sur les pattes gauches et l’animal tourne sur lui-même vers la gauche. Il lui fait faire un tour complet avant de faire la même chose à droite sur un demi-tour. Il lui passe maintenant le stylet entre les cornes. L’insecte repousse vigoureusement le stylet d’un coup de tête et sur sa lancée avance rapidement vers l’autre bout du tronçon de canne. Le joueur retire son stylet pour le faire rouler à nouveau. L’animal atteint alors rapidement l’autre extrémité de la canne. Visiblement intrigué par la source des vibrations, le kwaang tente de poursuivre son chemin, mais ses pattes avant glissent sur l’écorce dure de la canne. Il explore les environs quelques instants du bout de ses griffes avant de se raviser et de faire demi-tour. Il avance de quelques centimètres puis s’arrête. Le joueur a beau redoubler d’ardeur et amplifier le rythme des vibrations en faisant tourbillonner le stylet contre l’ongle de son pouce, le coléoptère ne réagit plus. L’homme décide de recourir à nouveau au contact direct. Il fait faire à l’insecte quelques tours sur lui-même dans les deux sens avant de placer son stylet entre les cornes pour le faire avancer, avec succès. Tandis que le kwaang est sur sa lancée, le joueur replace son stylet sous la corne inférieure, prenant appui sur la canne avec la pointe pour bloquer la course de l’insecte. Ce dernier tente de forcer le passage, il recule légèrement, s’arc-boute sur ses six pattes et tente de passer sous le stylet pour le soulever. Mais le joueur accompagne habilement le mouvement de l’animal pour conserver son stylet sous la corne inférieure. En répétant quatre fois l’opération, l’homme arrive à faire reculer le scarabée de quelques centimètres avant de retirer brusquement son stylet. L’insecte est lancé. Le joueur accompagne son mouvement en avant en faisant rouler délicatement son stylet entre les cornes. Le coléoptère accélère sa marche tout en donnant des coups de tête dans un adversaire qu’il n’arrive pas à saisir. L’insecte paraît désormais obéir au doigt et à l’œil, le stylet du joueur ne le quitte quasiment plus. L’homme lui fait traverser le tronçon de canne d’un bout à l’autre, il semble pouvoir le faire tourner sur lui-même, ouvrir et fermer les cornes à volonté.
12Il aura fallu de longues minutes au joueur pour échauffer son kwaang. Il le juge à présent suffisamment réceptif aux stimulations pour le tester contre plusieurs adversaires. Il ne s’agit pas d’un vrai combat mais d’une situation d’entraînement où il tentera de mieux cerner le potentiel combatif et les caractéristiques martiales de ce spécimen. Le joueur décide alors de le faire descendre sur le billot de bois qui sert de ring. Pour ce faire, il incline le tronçon de canne pour en amener le bout juste au-dessus de la femelle insérée dans le rondin. La tête en bas, pas si loin de la femelle, le beau scarabée marron ne bouge pas d’un cil et l’ignore royalement. Le joueur fait rouler son stylet sur la canne encore une fois en espérant relancer l’insecte. Ce dernier ne se fait pas prier bien longtemps. Arrivé au bout de la canne, il allonge les pattes antérieures et finit par s’arrimer au bois tendre du rondin pour débarquer au-dessus de la femelle. Il ne va pas plus loin. Tandis que ses antennes battent la chamade au-dessus de la captive, le joueur dépose consciencieusement le tronçon de canne derrière lui pour trouver un adversaire. Il jette rapidement son dévolu sur un kwaang à la robe plus sombre, légèrement plus grand et massif mais à la corne postérieure plus courte. Sans se soucier du scarabée marron dont toute l’attention semble être captée par la femelle, le joueur essaye dorénavant de réveiller la combativité du futur adversaire. Abandonné à son sort, le coléoptère marron délaisse la femelle après quelques minutes et s’éloigne d’elle de plusieurs centimètres. Il s’arrête ensuite un instant et repart sur la droite. Il passe alors sous le rondin et réapparaît de l’autre côté avant de faire demi-tour puis de disparaître à nouveau, pour revenir finalement à l’aplomb de la femelle. Ses antennes s’agitent quelques secondes avant qu’il ne s’écarte de deux centimètres et se fige dans sa position. Le joueur est en train d’échauffer son adversaire, mais il s’aperçoit de son inactivité. Il vient donc le titiller entre les deux cornes avec son stylet pour le relancer. Après l’avoir ramené au-dessus de la femelle, il le laisse à nouveau pour se consacrer à son adversaire qu’il fait descendre sur le rondin au-dessus de l’autre femelle. Une fois les deux coléoptères sur le billot, le joueur place sa main entre les deux pour les empêcher de se voir. Il fait faire un tour à l’un, fait avancer l’autre, les amène successivement sur une des femelles puis les fait reculer. Tant qu’il n’arrive pas à les rendre actifs simultanément, il s’en occupe alternativement par tranches de quelques secondes, passant de l’un à l’autre. Lorsque les deux montrent des signes d’activité simultanés, lorsqu’ils se déplacent ou bien bougent les antennes au-dessus d’une femelle, le joueur se contente de faire vibrer son stylet sur le rondin. La séquence dure bien deux minutes avant qu’il ne se décide à retirer sa main, laissant les scarabées « partir au contact ».
13Il fallait en passer par cette description un peu longue pour se rendre compte que les joueurs ne délèguent pas la stimulation aux seules femelles et à la présence d’un mâle concurrent. On ne peut pas se contenter d’une lecture « étho-naturaliste » du dispositif, selon laquelle les mâles se battraient uniquement pour obtenir le droit de couvrir les femelles. Les amateurs de kwaang auraient pu parier sur la seule capacité des insectes à s’autostimuler. Mais on sait qu’à l’état sauvage, une grande partie des rencontres entre deux scarabées mâles se soldent soit par un évitement, soit par un combat de relative courte durée, pas suffisamment long en tout cas pour produire un spectacle digne de ce nom aux yeux des joueurs de kwaang. Un dispositif « mono-spécifique » où l’on se contenterait de lâcher purement et simplement deux mâles sur un rondin n’assurerait pas la même qualité de spectacle qu’un dispositif « interspécifique » où les joueurs rivalisent d’adresse, comme c’est le cas ici, pour stimuler et maintenir la combativité de leurs protégés. Les amateurs de kwaang ont choisi au contraire de s’éloigner de la configuration rencontrée à l’état sauvage par un savant système de coopération qui leur permet de faire durer le combat, qui peut aller jusqu’à une vingtaine de minutes.
14L’autre point important que l’on déduit de la description précédente concerne les modalités très fines par lesquelles le contact avec le scarabée s’établit, se perd et se récupère, l’enjeu étant de tout faire pour ne pas le perdre. C’est par un ensemble de « micro-actions » très précises que le contact s’établit, même si ce contact n’a rien d’automatique. Avant même d’être mis en présence de son adversaire au sein d’une configuration triangulaire (deux mâles + une femelle = un combat), le joueur arrive, bien que péniblement, à mettre en route son coléoptère par la seule production de vibrations obtenues par le stylet. Il y parvient soit directement en intervenant sur le corps de l’animal, soit en s’appuyant sur les propriétés conductrices du bois qui propage les ondes produites à distance par le frottement du stylet. Le joueur s’infiltre donc dans le triangle composé par les animaux sur le mode de la vibration, mais cette vibration n’est pas réductible à celle que produirait un autre scarabée mâle. On pourrait penser en effet que c’est uniquement en imitant la présence d’un autre mâle que le joueur arrive à réveiller l’instinct guerrier de son insecte. Or, cela revient à ignorer la capacité des scarabées à discriminer les vibrations émises par un stylet et celles produites par un autre mâle. Il serait bien sûr erroné de compter sur la présence d’images mentales, de représentations d’un mâle dans le cerveau des kwaang. L’architecture cérébrale d’un scarabée n’est pas assez évoluée. En revanche, on s’aperçoit, au vu de l’interaction précédente, que la vibration n’est pas ressentie en soi comme le signe de la présence d’un autre mâle. Il faut que cette vibration s’accumule et entre en résonance avec la présence effective d’un mâle et celle de femelles pour qu’elle produise tout son effet. Il est fort probable qu’à aucun moment le scarabée ne prenne le frottement du stylet sur le bois pour l’arrivée imminente d’un concurrent sur sa route. De même qu’on ne peut réduire le dispositif à un schéma de commande mécanique, aussi linéaire qu’inadapté, il serait simpliste de considérer que c’est sur le principe du leurre que l’homme s’inscrit dans l’univers du scarabée. Les joueurs savent que le kwaang répond à un « appel à entrer en action » qui n’a pas forcément de motivation ni de signification stable. Si la rencontre de deux mâles provoque soit la retraite d’au moins un des deux soit un affrontement, même très bref, il faut que le joueur insiste longuement avant de pouvoir intéresser le coléoptère et qu’il entretienne alors son activité, pour éviter qu’elle ne retombe.
15La meilleure image pour rendre compte de ce qui se joue ici est électrique, même s’il faudra la nuancer par la suite. Le scarabée fonctionne notamment comme une sorte d’accumulateur de vibrations. Entre le joueur et l’insecte, il y a production d’une intensité. Cette intensité ne peut pas être assimilée à de l’énergie : le scarabée ne stocke pas de l’énergie comme un accumulateur électrique. Le joueur ne peut pas parier sur cette énergie autant qu’il pourrait compter sur l’énergie piégée dans le ressort comprimé d’une montre. L’entretien de l’activité du scarabée n’est pas assimilable à la gestion d’une énergie transformée par un moyen ou un autre en énergie mécanique. Il est plutôt question de charger l’animal d’une intensité qu’il fait circuler en luttant contre son adversaire. Or, pour faire circuler une intensité, il ne faut pas seulement un générateur, il faut également un circuit fait de matériaux conductibles. Et la conductivité des supports en bois est relativement faible, suffisamment pour générer de la déperdition de signal. Ainsi, le joueur n’est jamais sûr que les signaux qu’il envoie ne perdent pas en intensité. Lorsqu’il entre en contact direct avec l’animal, que ce soit avec les mains ou par le truchement du stylet, il raccourcit le circuit et maximise les chances pour l’intensité de circuler à nouveau. Il convient de « rallumer » le kwaang périodiquement en le touchant directement pour rétablir une circulation d’intensité qui peut s’interrompre à tout moment à distance. Cela explique l’alternance entre les moments de manipulation directe et les relâchements à distance. On peut entretenir l’intensité en faisant vibrer son stylet sur le rondin une fois que le scarabée est suffisamment chargé et jusqu’à ce qu’il se décharge à la suite d’une prise et/ou d’une chute subie lors du combat proprement dit.
16On comprend bien que le joueur ne contrôle pas son scarabée comme on peut contrôler une marionnette. Il n’y a pas entre eux transmission d’énergie mécanique grâce au stylet. Malgré la précision que ce dernier offre, le joueur n’est pas non plus avec son kwaang dans un rapport de commande comme on pourrait l’être avec un robot télécommandé ou un objet programmé qui supposerait la maîtrise d’une forme de codage (du type « dans tel cas, faire ceci ou cela »). En établissant un contact, on sollicite un arc réflexe chez l’insecte qui effectue une opération assez précise, tout du moins plus particularisée que la seule marche en avant éventuellement produite par le tournoiement du stylet sur le bois. Ensuite et grâce au contact direct, le joueur réinitialise avec l’insecte un circuit plus petit qui assure un minimum de perte de signal. Mais cette reprise du contact entre le joueur et son animal ne vaut que parce qu’il faut rétablir à tout prix la conductivité globale du circuit. Pour s’en persuader, il suffit d’observer plus en détail la manière dont les joueurs lâchent leur scarabée pour le combat après l’échauffement ou après leur nouvelle stimulation en cours de match. Il ne suffit pas de savoir échauffer son kwaang, il convient également de savoir le lâcher, le livrer à lui-même, tout du moins à son adversaire. Il convient d’amener le plus droit possible à ce stade les deux combattants pour préserver l’équité de la lutte. Un des deux qui montrerait son flan à l’autre serait mal embarqué dès le début de l’assaut. Mais ce n’est pas tout. Les joueurs s’assurent également de couper le contact au bon moment, suffisamment près de l’adversaire pour donner à leur insecte le plus de vitesse possible avant d’entrer en friction.
17Une fois les scarabées lâchés, les joueurs n’ont plus le droit de toucher directement leur champion, sauf en cas d’arrêt du jeu, lorsqu’un des adversaires au moins n’est plus en position de combattre, qu’il recule ou bien sort de l’aire de combat. Quand les deux coléoptères se confrontent, on entre dans une autre phase de production d’intensité sans pour autant quitter l’univers du contact. Seulement, le contact change de nature. Il n’est plus « interspécifique » entre un stylet et un scarabée ou entre une main humaine et un insecte, mais « monospécifique », entre deux animaux qui ne peuvent plus être considérés comme de simples accumulateurs. Lorsque la phase d’accumulation a réussi, la friction entre les deux produit des réactions spectaculaires : des figures qui ressemblent à des techniques de jujitsu. Dans ces figures, il n’est pas toujours facile de déceler qui a l’avantage par rapport à l’autre et les retournements de situation sont fréquents. C’est tout l’intérêt du jeu. À ce stade, les joueurs ne se privent pas de faire vibrer leur stylet de manière continue. Toutefois, il serait réducteur de considérer qu’ils le font pour accompagner leur scarabée seulement. Certes les joueurs peuvent venir faire vibrer la pointe de leur stylet à quelques centimètres de l’extrémité des pattes de leur insecte pour accompagner ses déplacements. Mais l’important ici est que les joueurs ne savent jamais vraiment à qui profitent les vibrations. Le but de la manœuvre est d’entretenir la vitalité du circuit, peu importe qu’on sache ou non comment se font ses connexions. Les scarabées baignent dans un unique champ vibratoire dont les deux pôles sont les joueurs. Il faut faire vibrer le rondin, afin de soutenir la circulation d’une intensité minimale. Le joueur peut maintenir son stylet à distance de son insecte ou se rapprocher selon les cas. Beaucoup de joueurs choisissent de rapprocher leur stylet quand ils ont l’impression qu’il ne se passe rien ou bien à l’inverse quand il se passe quelque chose. La modulation des vibrations est nécessaire au maintien de ce circuit qu’on allonge ou qu’on raccourcit. C’est bien en rétrécissant ou en étendant la distance entre son stylet et les deux scarabées en action qu’on garde les insectes sous tension.
18La manière dont les joueurs interrompent le bourdonnement de leur stylet pour fouetter le rondin relève-t-elle d’une autre logique ? Il est sûr qu’on change de fréquence et qu’on produit alors un choc acoustique caractéristique (« clac ») qui rompt avec le frottement ou le ronronnement. On pourrait croire que le « clac » a un pouvoir de réinitialisation, comme lorsqu’on secoue le scarabée pour lui faire oublier une action traumatisante. Mais les témoignages récoltés vont à l’encontre de cette idée. On peut se demander si ce choc vise en priorité les scarabées, les joueurs qui chercheraient ainsi à s’autostimuler ou même le public. Il donne en tout cas le sentiment d’être un signal acoustique fort qui n’est pas de l’ordre d’une vibration pure à laquelle seuls les scarabées seraient sensibles. Il n’est pas rare de voir accrochées au stylet des joueurs des clochettes qui rythment agréablement le spectacle. Mais personne ne peut vraiment dire si elles ont de l’influence. Elles sont plutôt des coquetteries de la part des joueurs. En revanche, le « clac » marque la limite supérieure d’un spectre vibratoire, celui dans lequel les scarabées perçoivent des signaux et agissent. Tout semble se passer en dessous de ce seuil perceptible à l’oreille humaine. Au-delà de cette fréquence, personne ne peut dire si les scarabées sont ou non réceptifs, par exemple, aux cris ou aux encouragements du public. Quand on est joueur comme quand on est spectateur, il est difficile de ne pas participer à ce type de jeu sans rêver de réponses « mécanistes ». On attend du « clac » un effet immédiat. Pour les joueurs, il inciterait les insectes à resserrer leur prise, à refermer leurs cornes sur l’adversaire avec plus de force. Le fait qu’il y ait un lien entre le « clac » et l’action de refermer les pinces n’en fait pas une action simple pour autant, du point de vue de ses implications sur la gestion partagée de l’intensité du jeu. Tant que les pinces ne se sont pas refermées, le joueur va répéter son geste jusqu’à obtenir le résultat escompté. Frapper le billot avec le stylet fait donc entrer les joueurs dans un autre rapport à l’action en termes de coopération. La possibilité d’agir à ce moment du jeu, d’accompagner l’action de son scarabée et de lui répondre par un signal qui vient renforcer son impulsion ouvre la porte à toute une série de comportements d’ordre stratégique de la part des joueurs, selon que son scarabée est en situation d’attaque ou de défense. La personnalité d’un joueur est largement indexée à sa manière d’alterner roulement, frappe ou claquement. Elle tient aussi beaucoup à la façon dont il manipule le rondin. Les joueurs peuvent en effet agir directement sur le rondin en le faisant tourner autour de son axe. La manipulation du rondin fait l’objet d’un rapport de force entre les deux joueurs qu’il faut examiner de plus près.
19Les joueurs nous disent qu’en tournant le rondin de manière appropriée, ils peuvent procurer un avantage à leur scarabée ou corriger sa trajectoire, lorsqu’au moins un des deux coléoptères se déplace vers l’autre. Lorsque les deux scarabées sont dans l’axe, il n’y a pas d’intérêt à agir sur le rondin. Ce n’est que lorsqu’un des deux n’est pas parallèle à l’axe longitudinal du rondin, qu’il devient intéressant de le manipuler. On cherche alors à positionner son scarabée plus bas que son adversaire afin que sa corne inférieure (la seule mobile) puisse passer sous la corne de son opposant. Dès qu’un avantage est reconnu, le propriétaire du kwaang en position de force est désormais seul à avoir le droit de faire tourner le rondin. Cette règle est ambiguë et doit être discutée, car ses implications sont importantes. Est-ce parce que les avantages ne sont pas toujours lisibles et qu’il faut favoriser leur lecture quand ils se produisent ? Comment expliquer qu’on retire ainsi au joueur désavantagé ses capacités d’influence ? Au vu de ce qu’on a dit précédemment sur la vibration et l’incertitude des effets de sa propagation, il n’est pas sûr que s’il continue de faire rouler son stylet, le joueur qui perd ne renforce pas son désavantage. La vibration aura plutôt tendance à favoriser le scarabée en situation de domination. Mais pour comprendre la règle du rondin, il faut aussi saisir en quoi sa manipulation affecte le circuit patiemment préétabli par les deux joueurs. Le travail du joueur n’est pas seulement de l’ordre de l’émission de signaux mais aussi de l’ordre de l’accompagnement cinétique de l’action, en influant sur le support même de l’interaction. Ce n’est que parce que l’intensité du circuit a été établie et qu’elle est jugée suffisamment stable que l’on peut entrer dans un tel rapport de force. À ce stade, les deux joueurs impriment des forces différentielles au rondin qui grince et tourne plus ou moins d’un côté ou de l’autre. La position du rondin est alors le résultat de la tension entre deux forces, les deux pôles humains du dispositif. Un pur rapport de force s’exprime ici entre deux intérêts humains divergents. Ce dernier peut être visible en tant que tel, mais son expression n’est pas pour autant acceptable longtemps dans ces termes-là, c’est-à-dire comme la seule négociation entre les parties humaines du combat. La manipulation du rondin permet à l’un des deux joueurs de prendre la « main vibratoire ». Le joueur dont le scarabée est jugé avoir l’avantage, c’est-à-dire a réussi au minimum à passer sa corne inférieure sous celle de son opposant pour le saisir avec ses pinces, devient le seul à pouvoir injecter de nouveau de la tension dans le circuit. Avoir la « main vibratoire » ne signifie pas pour le joueur qu’il a une capacité de contrôle sur son scarabée supérieure à celle de son adversaire. C’est son scarabée qui a la main au sens strict du terme et procure à son joueur un avantage vibratoire. Et lorsqu’on sent que l’intensité baisse, les joueurs n’hésitent pas à reprendre leur stylet pour réactiver l’ensemble du circuit.
20Ainsi, dans le jeu de kwaang, la communication entre les humains et les scarabées prend la forme d’un grand circuit de transmission et de circulation d’intensités composé de cinq « boucles » :
21a. deux boucles « interspécifiques » reliant humains et insectes pour établir le contact par l’intermédiaire du stylet ;
22b. deux boucles « monospécifiques » dont l’une ne concerne que les échanges entre les deux kwaang et l’autre les deux joueurs en situation de rapport de force et qui sont soumis à des changements d’intensité ;
23c. un circuit englobant représenté par le rondin de bois, assurant la rétroaction sur tout le dispositif de l’activité des scarabées et des deux compétiteurs humains.
24On peut se demander si ces boucles sont montées en série, en parallèle ou bien selon un troisième mode pour lequel il n’existerait pas d’équivalent dans l’histoire de l’électricité. On touche ici à la limite de la métaphore électrique. Si elles étaient montées en série, la vibration du joueur A sur le rondin aurait un effet sur le scarabée A qui se transmettrait au scarabée B puis induirait une action du joueur B et ainsi de suite. Or, un tel schéma reposant sur un enchaînement de causes à effets avec une intensité invariable d’un bout à l’autre du circuit ne fonctionne pas. Dans le cas d’un montage en parallèle, il faudrait considérer que les intensités produites par les différentes boucles s’additionnent ou s’accumulent, ce qui n’est pas le cas non plus. Il y a bien un enchaînement chronologique d’opérations et de méthodes pour entretenir un champ vibratoire mais ce champ est profondément aléatoire, autant dans ses connexions que dans les modalités de circulation de son intensité. C’est parce qu’il faut absolument prolonger l’interaction en comparaison d’un combat qui se déroulerait dans la nature, que les joueurs se retrouvent en situation d’expérimenter des méthodes et de varier les moyens permettant d’entretenir la conductibilité du dispositif.
25À quel moment peut-on dire dans ce contexte qu’il y a coopération, sachant que la première difficulté à laquelle les joueurs sont confrontés est d’établir le contact et les conditions d’une communication ? C’est tout l’intérêt du jeu de kwaang de nous inciter à voir la coopération comme un résultat jamais donné d’emblée et dérivé d’une communication préalable plutôt que comme une condition de celle-ci. Le scarabée impose en définitive son univers sensible tout en laissant la possibilité aux humains de greffer du code, de la signification, de la technique. Le joueur n’est pas comparable à un archer dont l’arc est d’entrée adapté à ses capacités d’action et attaché à lui sur un mode purement mécanique. Il ne fait pas non plus corps avec son coléoptère de la même façon qu’un cavalier partage avec son cheval des conventions ou des habitudes kinésiques. Les modalités de contact du jeu de kwaang ne se laissent pas épuiser par les modèles anthropologiques existants, d’ordinaire convoqués pour rendre compte des problèmes de coopération aux frontières du soi – la « cognition distribuée » de Edwin Hutchins (1996) ou encore les « sois cybernétiques » de Gregory Bateson (1977-1980). L’écart de monde perceptif et moteur entre les hommes et les scarabées est bien grand et ne peut être comblé qu’à l’aide d’une théorie de la communication élargie. Pour franchir le fossé qui les sépare de leurs insectes, les joueurs doivent en effet se plier à un mode de communication inédit. Les kwaang imposent leur univers de vibrations à basse fréquence. Dans ce contexte, le jeu de scarabée est bien le théâtre d’une coopération forcée, mais cette coopération s’exprime dans les deux sens, de l’homme vers l’animal et vice versa. Le scarabée est autant incité à coopérer que l’homme est contraint par l’insecte à changer d’univers de référence et à naviguer dans un champ de vibration incertain. Entre les deux, il n’y a besoin d’aucun partage d’images mentales, de représentations ou encore de cadres d’attention conjointe. Il s’agit d’une coopération d’un tout autre type, fondée essentiellement sur l’instauration d’un flux vibratoire, véhicule de signaux dont on n’est jamais sûr des effets ni qu’ils puissent être interprétés.