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AccueilNuméros58Pourquoi coopérerLe parti pris de parenté

Pourquoi coopérer

Le parti pris de parenté

Un exemple mélanésien de coopération
Monique Jeudy-Ballini
p. 26-43

Résumés

Chez les Sulka de Nouvelle-Bretagne, les pratiques de coopération sont si prégnantes qu’il ne semble guère exister, du moins hors transgression, un seul comportement social qui ne soit coopératif à un degré ou à un autre. Ces pratiques s’actualisent de manière paradigmatique dans la préparation des échanges cérémoniels qui mobilisent une collaboration de grande ampleur pour rassembler les biens à faire circuler. Or, l’assistance mutuelle présente deux formes contrastées en valeur dont l’une prend la forme d’une entraide ponctuelle alors que l’autre, créditée d’un caractère héréditaire, est créatrice de liens de parenté et, comme telle, sanctionnée par des interdits alimentaires et matrimoniaux. On montre ici en quoi le sens de la coopération renvoie à une conception particulière de la personne et de la parenté.

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Texte intégral

1On doit à Margaret Mead de s’être intéressée très tôt à l’ethnographie de la coopération. Dès 1937, elle eut le mérite d’attirer l’attention des anthropologues sur cette pratique sociale prégnante qui, depuis, fut étonnamment négligée dans la littérature océaniste. En Océanie pourtant, malgré des disparités culturelles manifestes, la coopération apparaît d’autant plus massive qu’elle est portée par une vision des rapports sociaux valorisant l’interdépendance et se démarquant à maints égards de la conception de la personne qui prévaut dans nos sociétés. En contexte occidental, en effet, « l’individu qui naît est conçu comme un organisme unique, aussi bien génétiquement et par tempérament, qu’en termes d’histoire et d’identité » (Weiner, McLeod & Yala 2004 : 2). La recherche et la démonstration d’une autonomie sans cesse plus grande constituent dans bien des cas un enjeu capital. De fait, c’est à la maîtrise physiologique, psychologique et matérielle de son autonomie qu’on a coutume d’évaluer la maturité sociale d’un individu. Devenir « indépendant », « se débrouiller seul », « se suffire à soi-même », « ne rien devoir à personne », figure un idéal d’accomplissement attestant la pleine possession de ses moyens. A contrario, tout ce qui implique un déficit d’autonomie comme une maladie, l’apparition d’un handicap ou une situation de précarité économique, menace d’atteinte identitaire. En ce sens, il est révélateur que ce soit le besoin d’assistance qui, dans nos sociétés, authentifie l’état de dégradation, et que le malheur individuel se mesure en quelque sorte au degré de dépendance à l’égard d’autrui. Cette conception qui participe d’une certaine idée de la personne fait système avec la notion d’un temps linéaire selon laquelle ce qui est à venir doit idéalement différer de ce qui a été. Généralement associé à un progrès, le changement constitue une finalité dans des domaines aussi divers que les sciences, la technologie, l’art ou la politique. Sur le plan des comportements, il s’ensuit que l’aptitude à produire de la nouveauté ou à se montrer original – en affirmant par là une individualité toujours plus prononcée – tient souvent d’une qualité ambitionnée ou cultivée.

2Dans les sociétés mélanésiennes, chaque individu se pense en filiation, simple maillon d’une chaîne connectant des vivants, des vivants et des morts, des humains et des esprits. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, écrit James Weiner, l’individualité n’est pas une condition donnée à la naissance : « On ne naît pas en tant qu’individu unique mais déjà lié aux autres par des substances corporelles, par une intervention ancestrale quand on est dans le ventre maternel, par la série de dettes et d’obligations résultant du mariage de sa mère, par le fait de tirer sa nourriture d’une même terre » (loc.cit.). En dépit de leur capacité constante à se transformer et à faire sa place à l’inédit, les cultures mélanésiennes valorisent plutôt la continuité et se plaisent à penser le présent sur le mode d’une reconduction. Les comportements prescrits comme autant de manières d’être ou de faire spécifiques au groupe se veulent constitutifs d’une mémoire partagée. Ils valent par leur fidélité présumée à un modèle culturellement démarcatif et tirent leur sens de la conviction que les ancêtres se comportaient déjà de cette façon. Ce qu’on en dira ici s’appuie sur l’ethnographie des Sulka, population insulaire de Nouvelle-Bretagne en Papouasie-Nouvelle-Guinée.

  • 1 Si les activités productives font l’objet d’une division sexuelle, on approuve par exemple qu’un ho (...)
  • 2 Voir Monique Jeudy-Ballini (2004 : 116 sq.).

3Chez les Sulka, des idéologies de déviance ou de rupture existent certes, qui incriminent entre autres le bien-fondé des croyances ancestrales, la nécessité d’accomplir les rituels, la légitimité de la séparation traditionnelle entre les sexes, ou encore le fourvoiement d’un mode de vie ayant favorisé la domination économique et technologique des Blancs. Cette critique interne de la coutume se manifeste notamment à travers des transgressions volontaires, les unes intimes et expérimentales, les autres assumées ouvertement et avec panache par leurs auteurs pour démontrer leur justesse de vue. Mais, on l’a montré ailleurs (Jeudy-Ballini 1998a), ces transgressions parfois radicales par lesquelles on prétend mettre la coutume à distance n’en sont jamais qu’une forme d’expression. Les incroyants sulka le savent : pour montrer que la crédulité est une erreur, encore faut-il prouver aux esprits malveillants qu’on ne les craint plus ; ils savent aussi que se gausser de la magie ou de la sorcellerie comme d’une pure invention ne les protège pas de celle des autres, dès lors que les autres, eux, ont la stupidité d’y croire… Si la tradition doit être corrigée ou dépassée en vue d’un avenir meilleur, il faut au moins que les esprits et la magie continuent d’exister pour qu’il y ait un sens à s’y opposer. Dans la société sulka, la volonté de changement ou de rupture dont se soutient la croyance en l’incroyance fait cohabiter des conceptions différentes de la temporalité. Mais elle ne conduit ni à l’athéisme, ni à la négation de l’impureté féminine, ni à la mise en cause du passage de mort à ancêtre, ni à l’apologie du célibat ou de l’endogamie clanique, par exemple. Minoritaires par rapport aux populations voisines dont certaines se disputent la propriété de leur territoire, les Sulka affichent un sentiment aigu de ce qui les distingue. Dans la vision flatteuse qu’ils ont de leur identité propre, la mise en avant de leurs ressemblances et de leur cohésion tend à rabattre la pensée des différences culturelles sur celle d’une altérité irréductible. Or l’altérité culturelle, selon les mythes et le discours ordinaire, relève d’une aberration. Prêtant au ridicule, à la méfiance ou à l’aversion, elle apparaît rarement désirable. Changer sans devenir autre : la critique interne doit donc opérer dans cette tension, en « sulkaïsant » pour ainsi dire son idée des transformations. Sur le plan idéologique, l’autonomie évoquée précédemment à propos des sociétés occidentales, et que certaines populations néoguinéennes telles les Ankave érigent en idéal dans des domaines particuliers de l’activité humaine (Lemonnier 1999), n’a rien d’une valeur cruciale pour les Sulka. Encouragée en quelques circonstances, elle ne représente pas un critère fondamental d’accomplissement mais tendrait plutôt à caractériser la condition obligée des personnes démunies ou socialement déconsidérées (veufs, individus non mariables, villageois dénués de soutiens familiaux) – même si leur communauté résidentielle ne les abandonne jamais à leur sort et les prend en charge. Tout réaliser soi-même, sans aide, résulte d’une situation de manque, d’une contrainte imposée par l’absence d’assistance et n’est méritoire qu’en tant que pis-aller1. Cette contiguïté perçue entre l’autonomie et le fait d’être seul dans une société où l’on ne cultive guère l’isolement et la solitude, généralement associés à la séparation ou à la mort, rend compte de ce que l’autonomie individuelle ne saurait être une finalité en soi. À cet égard, il est significatif que la figure incarnant le plus haut degré d’affirmation de soi jamais atteint dans la société sulka, celle d’ancien chef de village, ait été le paradigme du rapport d’interdépendance entre membres d’une communauté locale2.

4Semblable en cela à bien des cultures océaniennes, la culture sulka n’admet d’identité sociale que relationnelle. La conception des liens interpersonnels qui s’actualise à travers les pratiques de coopération à l’œuvre dans les échanges cérémoniels en est une illustration exemplaire.

De la coopération comme don

5Chez les Sulka, la coopération s’avère à ce point omniprésente qu’on peut se demander s’il existe un seul comportement social qui ne soit coopératif à un degré ou à un autre. Toutes les interactions non coopératives constituent une transgression, à l’instar du mensonge ou du viol qui, pour les Sulka, relèvent de la prédation. Jouissance individuelle, recherche d’un profit sans réciprocité, cupidité, avarice : dans les mythes, tous les personnages qui incarnent ces travers finissent par renoncer à l’humanité à travers la métamorphose en animal ou en végétal, une modalité du suicide. Pour autant, et c’est un fait remarquable, la prodigalité ou l’altruisme n’ont pas intrinsèquement de valeur sociale. Le partage de nourriture ne procure de gratification significative que s’il porte sur des aliments provenant d’un travail coopératif dans les jardins et non d’activités assimilées à de la prédation : chasse, pêche, cueillette, emploi salarié à la ville ou dans une plantation. Dans ce dernier cas, en effet, le partage n’endette ni n’engage à réciprocité ceux qui reçoivent. Un récit raconte le destin malheureux d’un homme qui, au lieu de cultiver la terre, passait tout son temps à pêcher. Tandis qu’il distribuait chaque jour les produits de sa pêche à ses co-villageois, eux ne lui donnaient jamais en retour des produits de leur jardin, si bien qu’il dépérit peu à peu et finit par mourir de faim. Le mythe enseigne donc qu’on ne survit pas davantage à un régime exclusif de protéines qu’au refus d’autrui de coopérer. Il enseigne aussi que le partage ne crée pas forcément de la coopération. En ce sens, il illustre cette philosophie relationnelle informant la construction du don en Mélanésie qui, selon Éric Schwimmer, « ne valorise aucune activité, fût-elle libre, spontanée, gratuite, à moins qu’elle n’établisse ou ne maintienne une relation sociale » (Schwimmer 1995 : 83).

6Peuple d’horticulteurs, les Sulka vivent principalement de la culture itinérante sur brûlis et font du jardin un lieu de coopération par excellence : coopération entre les villageois à tous les stades du travail (défrichement d’essarts en forêt, construction de palissades de protection, plantations, entretien de la terre, récoltes) ; et coopération entre les humains et les esprits des morts sollicités à travers les magies effectuées à ces occasions. Les ignames et les patates douces rapportées au village ne sont jamais consommées uniquement par ceux qui les ont cultivées, mais distribuées de façon informelle aux co-résidents, une partie entrant aussi dans l’alimentation des cochons. Base de la subsistance, ces tubercules font l’objet des échanges réciproques qui scandent en permanence l’existence quotidienne et qui marquent également, cette fois dotés d’une ampleur exceptionnelle, les festivités liées aux rites d’initiation, de mariage ou de décès.

  • 3 Les protagonistes en question sont, pour simplifier, les parents du fiancé et ceux de la fiancée lo (...)

7Au cours de tels événements, les protagonistes3 échangent les quantités de tubercules et de cochons qu’ils ont chacun rassemblées en abondance avec la coopération d’autres villageois. Celle-ci s’effectue suivant deux modalités possibles contrastées en valeur : l’une appelée « mokpom » (littéralement « se tenir »), spontanément proposée, sans contrepartie expressément attendue, et toujours suscitée par la préparation d’échanges cérémoniels ; l’autre appelée « turang » (« s’aider »), sollicitée, assujettie à une contre-prestation ultérieure et subordonnée à aucun motif particulier. Socialement valorisée, la première passe pour ressortir au libre choix et au désintéressement, et renvoie à une tradition de mutualité entre des personnes dont les ascendants « se tenaient » déjà. On la déclare facultative, c’est-à-dire laissée à l’initiative de celui qui aide. Son absence au moment d’une cérémonie n’est donc pas supposée mettre en danger le lien social que sa longévité axiomatique protège des défaillances occasionnelles : « On ne peut rien me demander : j’aide si je peux ; si je ne peux pas, il n’y a rien à redire, j’aiderai une autre fois. Personne ne peut se fâcher parce que cela, mokpom, est fait pour durer toujours, toujours », expliquait un villageois.

8Socialement moins valorisée, l’autre forme de coopération, turang, consiste à apporter son aide à quelqu’un qui la demande et qui, à brève échéance, devra la contrebalancer à l’identique dès que le créancier l’exigera, à tout moment insiste-t-on. Ici, le rapport interpersonnel se trouve tout entier tourné vers sa propre fin : l’équilibre, la réciprocité accomplie, autrement dit l’effacement de l’acte lui-même puisqu’il suffit au receveur de rendre pour se sentir quitte. Cette forme de coopération ponctuelle qui relève du prêt et autorise au plus vite à se délivrer de sa dette empêche en somme d’être durablement « tenu ». « L’entraide (turang) a une fin, elle a toujours une fin », assurait le locuteur cité plus haut.

9Le fait qu’elles soient matériellement de même nature (une contribution sous forme de tubercules et de cochons) défend de rapporter l’opposition de ces deux formes de coopération à de simples considérations économiques. Leur différence quant à l’impératif de réciprocité coïncide en revanche avec ce que Maurice Bloch écrit du rapport à la temporalité dans les interactions sociales :

On peut, même approximativement, estimer le degré moral d’une relation au degré de tolérance qu’elle admet en matière de réciprocité. Plus ce degré de tolérance est élevé et plus son degré moral l’est aussi. Cette corrélation permet de hiérarchiser différentes relations à l’aune de leur délai relatif. Il est courant de constater ainsi que les relations considérées comme politiques, de voisinage ou d’amitié par les acteurs ont un délai plus bref que celles ressortissant pour eux à la parenté, et qu’elles se veulent donc moins morales. (Bloch 1973 : 77.)

10En ce sens, on pourrait dire de la relation mokpom ce que ce même auteur affirme des liens inconditionnels, à savoir que « l’équilibre n’est pas recherché à court terme puisqu’on présume que la relation durera. […] L’acteur se considère moralement poussé à s’engager dans un rapport déséquilibré. On peut en conclure qu’un des effets cruciaux de la morale est de produire de la réciprocité à long terme et que cet effet de long terme n’aboutit que parce qu’il est motivé non par la réciprocité mais par la morale » (ibid. : 76).

11En contexte sulka, le parti pris d’inscrire le lien de coopération mokpom dans la longue durée s’exprime notamment par l’obligation de s’abstenir de toute demande d’aide, la rumeur d’une cérémonie annoncée devant suffire à mobiliser des soutiens autour des principaux intéressés. Or c’est une évidence d’observer que ne pas réclamer d’assistance protège du risque de s’exposer à un refus, et que ne rien obtenir quand on n’a rien demandé compromet moins la relation. L’absence d’attente explicite permet au lien mokpom de survivre au fait de ne pas systématiquement s’actualiser. Ce principe de coopération qui anticipe et intègre la possibilité de sa non-application minore ainsi l’impact des défections en les dénuant de signification négative. À l’inverse, il tend à optimiser la portée sociale de toute assistance en la rabattant du côté de l’acte non contraint, étant entendu que « la valeur indicielle d’un acte comme un don est inversement proportionnelle à sa nécessité », pour reprendre la remarque d’Edward LiPuma (1988 : 163) à propos des Maring de Nouvelle-Guinée.

Coopération et réciprocité

12Le caractère théoriquement optionnel de la coopération est supposé libérer celui qui en bénéficie de tout impératif de réciprocité à court terme. Mais en revêtant l’aspect d’une faveur, le soutien ne fait évidemment que l’obliger davantage d’un point de vue moral ou affectif. Le don exerce une prise et l’ambivalence du terme mokpom, « se tenir », le dit assez qui, à l’instar de son acception française, désigne en vernaculaire à la fois la solidarité physique entre des personnes et la situation où elles se trouvent d’exercer une pression psychologique l’une sur l’autre.

  • 4 « Le don dans ces sociétés n’est pas seulement un mécanisme qui fait circuler les biens et les pers (...)

13L’opportunité de retourner – à l’identique ou en quantité supérieure – l’assistance qu’il a reçue n’est jamais signifiée à un villageois de manière formelle mais laissée à son libre-arbitre, selon le principe déclaré du lien mokpom : « J’aide si je peux ; si je ne peux pas, il n’y a rien à redire. » Coopérer n’est pas supposé relever d’un dû mais d’un don volontaire, comme si, au lieu de rendre, le receveur initial ne pouvait que donner. En résumé, et selon une observation non spécifique à la société sulka, « le don crée une dette qu’un contre-don équivalent ne peut annuler », de sorte que « redonner n’est pas rendre mais donner à son tour »4 (Godelier 1996 : 68). Pour reprendre ce que Jacques Godbout affirme de la dette positive, la différence entre rendre et donner finit par s’estomper :

On pourrait poser que l’état de dette positif émerge lorsque le receveur, au lieu de rendre, commence à donner à son tour. […] Lorsque ce principe devient dominant entre deux agents, on a affaire à un rapport de don, ce qui ne veut pas dire que les autres principes (réciprocité, justice…) cessent pour autant d’être actifs. C’est le jeu simultané de ces différents principes qui spécifie avec le temps, pour chaque réseau auquel nous appartenons, ce qui est dû et ce qui est don, ce qu’il est légitime d’attendre, ce qui à la limite peut même être demandé, et aussi ce qu’il n’est pas légitime de demander, et ce qui arrive en plus, comme un don. (Godbout 2000 : 45.)

14Si la défection ne crée pas de litiges dans le cadre du lien mokpom, inversement, le fait d’avoir déjà coopéré ne dispense pas de renouveler son soutien sans attendre d’avoir été dédommagé du précédent. Ce type de coopération subvertit le principe de stricte alternance des positions entre donneur et receveur de l’aide, en situant la relation au-dessus de toute considération de gain et de coût personnels. Inscrite dans le temps long et transcendant l’application comptable des règles de réciprocité, comme le soulignent les commentaires sulka, la solidarité mokpom interdit fondamentalement la possibilité d’être quitte de quoi que ce soit puisque la dette survit aussi bien à la coopération qu’à son absence occasionnelle ; seulement occasionnelle toutefois, car, quoi qu’en veuille le désintéressement allégué, une aide est toujours espérée en contrepartie. C’est d’ailleurs cette attente non dite qui fait exister la relation et qui, à condition de ne pas se voir trop souvent déçue, l’empêche de se réduire à un don unilatéral.

Le parti pris de parenté

15L’une des différences entre les deux formes de coopération sulka, on l’a mentionné plus haut, tient à ce que l’assistance de type mokpom doit être apportée (et retournée) dans le cadre de préparatifs cérémoniels, c’est-à-dire en vue d’un événement lié aux rites du cycle de vie (initiation, mariage, décès) ; tandis que l’aide turang peut renvoyer à des motifs sans rapport nécessaire avec une charge cérémonielle et n’impliquant pas forcément la mobilisation d’un collectif. De manière directe tout au moins. Car les membres d’un réseau de coopération mokpom, s’ils ne disposent pas suffisamment de cochons, peuvent individuellement solliciter le soutien (turang) de tierces personnes qu’ils devront alors dédommager à l’identique.

16De tels réseaux de coopération apparaissent comme des formations ouvertes et labiles qui se recomposent de manière contingente d’une cérémonie à la suivante, au gré des circonstances. L’aide apportée à une partie échangiste excluant formellement l’aide apportée à l’autre, le choix de coopérer recouvre toujours un choix de non-coopération. Or dans des communautés où l’interconnaissance est généralisée et où un villageois ne se connaît que des « proches » (parents, co-résidents, membres de clan, amis, compagnons de classe d’âge, homonymes), les discriminations qui justifient un choix (aider la partie A et non la partie B) pourraient en théorie tout autant justifier l’autre (aider la partie B et non la partie A). Des préférences pourtant opèrent, qui montrent que ces relations de proximité dépourvues de stabilité substantielle restent contextuelles, soumises à interprétation subjective et dotées de portée sociale pour autant qu’elles soient couramment activées. La coopération, précisément, représente une forme privilégiée d’activation : « Si des parents coopèrent régulièrement, ils accentuent ce lien de parenté, sinon ils l’ignorent ou l’oublient. Quand des individus coopèrent régulièrement, ils se cherchent des liens de parenté et les consolident » (Bloch 1973 : 81). Ce n’est donc pas parce qu’on partage une relation préalable de parenté qu’on coopère, mais parce qu’on coopère qu’on se reconnaît une relation de parenté. Cette dernière, si elle préexiste, demeure conditionnelle et intentionnelle puisque soumise à validation et résultant d’une volonté d’attester pratiquement cet apparentement. « Quelque chose est toujours présupposé comme donné, et non sa spécification », observe Eduardo Viveiros de Castro (2004). « Ce qui est donné est le fait que certaines dimensions de l’expérience humaine seront construites – inventées – comme quelque chose de donné » (ibid.). Pour acquérir un sens social, la relation doit être appropriée, en quelque sorte « performée ». À travers son consentement à coopérer avec une autre, une personne, chez les Sulka, signifie ce que sont pour elle à un moment donné les liens sociaux pertinents, ceux dont elle entend préférentiellement tenir compte en mettant en avant leur dimension héritée. Le ralliement à un réseau mokpom fait accorder la préséance à des liens abolissant contextuellement les autres liens préalables et aboutit à ce que des individus se regroupent « comme si les seules relations sociales qu’ils avaient étaient celles qui les unissent mutuellement », à l’instar de ce que dit Simon Harrison du clan chez les Waghi de Nouvelle-Guinée (Harrison 1993 : 10). Or ce choix a un coût. Parce qu’il les agrège en un groupe de pairs, il leur impose de prendre à leur compte les interdits matrimoniaux et alimentaires qui s’appliquent à des parents, sous peine de commettre un inceste (kuis) ou une infraction (knen) explicitement assimilée à un « inceste par la nourriture » (kuis pum klol).

  • 5 Voir par exemple Bernard Juillerat (1997), Robert J. Foster (1995 : 101), John D. LeRoy (1979 : 208 (...)

17Qu’ils portent sur des personnes ou sur des aliments, ces deux types de prohibition s’énoncent en termes analogues, à savoir, suivant la formulation littérale, que « ce qui vient de soi ne peut faire retour à soi ». De même qu’» on ne peut épouser ce qui vient de soi », « on ne peut manger ce qui vient de soi ». Ce dernier interdit, parce qu’il frappe la nourriture reçue d’un intermédiaire, fait qu’on peut accepter les cochons et tubercules remis directement par un parent mais pas ceux provenant de parents et qui ont transité par un tiers – que ce soit pour les consommer ou les remettre simplement en circulation. Les personnes liées par un rapport habituel de coopération et relevant alors de la catégorie coextensive du « soi » sont soumises à cet interdit que partagent aussi, par exemple, celles ayant les mêmes géniteurs ou la même affiliation clanique. Loin de revêtir le sens transgressif ou offensant auquel la littérature anthropologique l’a classiquement associé depuis Marcel Mauss (1950), le refus de recevoir, attesté dans d’autres sociétés mélanésiennes5, est donc susceptible parfois de se charger d’une signification positive en donnant une visibilité particulière à certains liens et en manifestant la volonté de les rendre opératoires.

Pourquoi ne pas coopérer ?

18L’insistance des commentaires sulka à affirmer le caractère hérité de la coopération mokpom tend à ôter à celle-ci toute motivation altruiste. De fait, puisque l’existence de ce lien est présumée antérieure et redevable à d’autres personnes, leurs descendants n’ont en théorie que le mérite de la reconduire. Quelles raisons, d’ailleurs, auraient-ils de ne pas le faire ? S’interroger à ce sujet, c’est soulever la question des sanctions encourues en cas de défection.

  • 6 Les Sulka sont à peu près au nombre de quatre mille personnes, réparties sur trois territoires. Les (...)
  • 7 La jalousie entraînée par la réussite est rapportée à propos d’autres sociétés de Nouvelle-Guinée. (...)
  • 8 L’adoption est massivement pratiquée dans la société sulka et des géniteurs ne peuvent se soustrair (...)
  • 9 Par volonté identitaire de se démarquer des Tolai, voisins honnis et accusés de faire argent de tou (...)

19Dans le cadre de préparatifs cérémoniels, la défection peut s’expliquer par le manque de biens disponibles plus que par le désir de les réserver à sa jouissance personnelle, ce qui, à vrai dire, tiendrait d’une gageure. Pour la majorité des Sulka, la vie dans des communautés de taille réduite6 oblige à une certaine transparence. Ce que détient un individu, les jardins qu’il cultive, les cochons qu’il élève, son lieu de résidence, sa filiation, ses fréquentations, son tempérament, sa réputation, ses inimitiés, ses déplacements, ses réussites ou ses infortunes : tout cela est connu des habitants de sa localité et bien au-delà encore. Ce qu’il est et ce qu’il a constituent un savoir partagé qui rendrait assez vaine toute tentative de dissimulation. Dans une économie locale d’autosubsistance fondée sur des liens d’échange, la volonté d’accumulation n’a en outre qu’un sens limité. Elle supposerait une recherche de l’intérêt individuel peu compatible avec la conception de la personne et des rapports avec les autres qui prévaut dans la culture considérée (voir infra). Détenir des richesses en quantité supérieure attirerait le soupçon d’avarice en renvoyant à une transgression implicite du principe de partage. À la présomption de comportement antisocial s’ajouterait le risque de susciter une jalousie mortelle. Car trop de succès tue, assuraient en substance des villageois7. Ils le remarquaient à propos d’une attaque de sorcellerie dont avait été victime l’un des leurs, en indiquant que la supériorité simplement prêtée à une personne pouvait mettre sa vie en danger autant que sa supériorité effective, le meilleur moyen de nuire à quelqu’un étant d’en dire constamment du bien. La prudence qui recommande ainsi de ne pas être un objet d’envie passe pour inhiber la volonté de se démarquer et donne des motifs supplémentaires de ne pas pratiquer la rétention. De plus, le fait de détenir des biens convoités par des proches contraint ordinairement à les leur céder, quelle qu’en soit la nature : enfant8, objet d’importation, tabac, parures, trouvaille quelconque… Si elle est avouée, la réticence à s’en défaire peut difficilement se traduire par un refus. Dès lors que les parents sont ceux qui se conduisent comme tels, avoir c’est forcément devoir. En témoigne a contrario l’échec des tentatives d’implantation de petits magasins de ravitaillement au cœur des villages sulka puisque, depuis des décennies, l’incitation au commerce inscrite dans les projets gouvernementaux de développement se heurte à la prégnance de l’idée locale associant la vente à du vol9. Or le risque de discrédit et de relégation sociale lié aux manquements moraux – pour ne rien dire du risque de sorcellerie – n’est pas anodin. Il pèse lourdement au sein d’une culture où la capacité à honorer ses obligations rituelles de façon réitérée au cours de la vie (la sienne et celle de ses proches) dépend de l’assistance reçue. Dans ces communautés qu’on ne peut fuir – sauf, ce qui est peu viable, à changer d’existence en s’exilant à la ville ou parmi une autre population –, l’interconnaissance généralisée fait de la réputation (kamunik, le « nom ») un enjeu vital.

  • 10 Un exemple paradigmatique en est rapporté au sujet des Mengen, proches voisins des Sulka (Panoff 19 (...)
  • 11 Pour le reste, assure-t-on aujourd’hui, aucun signe de richesse extérieure ne les différenciait des (...)

20Pour ne pas coopérer, de sérieuses raisons s’imposent donc. Mais outre que le lien mokpom qui exclut les demandes expresses de collaboration exclut par là même les demandes de justification quant aux défections éventuelles, le fait que les Sulka tiennent la vie mentale d’autrui pour impénétrable n’autorise guère, sauf à déclencher des hostilités, à réclamer de comptes aux intéressés. La transparence entourant localement les activités des villageois doit permettre de compenser cette opacité en rendant évidents les motifs de non-coopération. Au nombre de ces derniers, l’assistance apportée à un autre parent ou l’implication dans des préparatifs cérémoniels déjà engagés exonère moralement d’un défaut de participation. L’enjeu est d’importance car il passe pour trouver directement sa transcription ontologique dans la personne. Pour les Sulka, tout être humain est habité par une « image » (nunu), sorte de double ou principe vital intangible que les villageois christianisés appellent l’» âme ». Ce double diffère d’une personne à l’autre. À l’ancienne époque du système de chefferie, il est supposé avoir été de plus grande ampleur chez les villageois de haut rang que chez les gens de condition ordinaire. Il présente peu de stabilité chez une même personne et varie selon les périodes de sa vie, les événements qui surviennent et la capacité à en prendre soin. Tandis que les revers, l’affliction ou le discrédit l’affaiblissent, tout ce qui flatte les sens et les affects exerce au contraire sur lui un effet de dopage. Le plaisir suscité par un parfum, par la vue d’un paysage aimé ou par la beauté d’un chant lui est une source de vigueur de la même façon qu’une marque d’estime ou une démonstration de solidarité. Par un processus de causalité circulaire, le double rendu plus fort met la personne en condition de mieux honorer ses obligations sociales et d’acquérir un surcroît de prestige. L’inverse s’applique dans le cas d’un double amoindri, de sorte que l’aptitude ou l’inaptitude d’un villageois à assumer ses responsabilités exprime toujours l’état de ses relations sociales à un moment donné de son existence. Cet état se traduit dans l’aspect du corps. La laideur (ou ses dérivés pour les Sulka : maigreur, saleté, vieillissement, maladie, mauvaise odeur) est l’émanation d’un double diminué et dénonce un lien social défaillant10 ; à l’inverse, l’éclat et la beauté font signe de la vigueur de ce double et de la dynamique sociale qui les a fait advenir. C’est ce qui ressort de la description des anciens chefs de village : leur beauté les distinguait, dit-on, des gens ordinaires11 ; c’est ce qui ressort aussi, de nos jours, des rites d’initiation qui transforment physiquement les jeunes novices (Jeudy-Ballini 2004 : 165-167). Il ne s’agit pas là d’une spécificité locale. Dans l’archipel des Trobriand, observe Annette Weiner (1992 : 63), « la beauté physique doit être rehaussée et amplifiée par le travail des autres […]. La construction culturelle de la beauté dépend de la force des relations sociales » et les parures portées par une personne informent implicitement de la force de son réseau de relations. On pourrait considérer à cet égard, en empruntant la formulation de Philippe Erikson (2003 : 146) à propos des Matis d’Amazonie, qu’» avoir des ornements est globalement synonyme d’avoir des parents ». La beauté ou la laideur n’a donc rien d’une propriété autonome mais prend le sens d’un processus de révélation de la qualité des relations interpersonnelles. En jeu dans le bon déroulement des échanges cérémoniels, la réputation et le prestige, qui rendent beau, disent l’accord social ; ils disent aussi l’accord cosmologique puisque rien de ce qu’accomplissent les humains n’est possible sans la magie (ou la prière, son équivalent fonctionnel pour les adventistes sulka), qui en appelle au soutien d’instances surnaturelles. Ils montrent par excellence que l’accomplissement identitaire est toujours subordonné à des actes de coopération, ce qu’on se propose de montrer maintenant en revenant sur la conception du corps.

Une coopération distribuée

21Chez les Sulka comme en maintes sociétés de Mélanésie, le corps n’est pas supposé achevé ou programmé dès la naissance. Sa construction passe au contraire pour un processus en cours, aléatoire, rituellement relancé tout au long de l’existence et dépendant de la contribution des autres. Un humain ne doit ce qu’il est qu’à des échanges répétés avec ceux dont il partage le sang, les os, le nom, l’affiliation clanique, la terre, la nourriture, le lieu de résidence, le savoir, les tâches, l’amitié ou une mémoire particulière… Cette dimension de relational personhood ou de multiple/dividual/partible person (Strathern 1988), va de pair avec la représentation d’une corporéité excédant le périmètre anatomique au point d’y intégrer non seulement l’incorporel mais, pour une part, le corps des proches et les biens divers dont la circulation médiatise les liens sociaux.

22L’incorporel informe la corporéité puisque nombre des composants de la personne, l’image, l’ombre, le nom, l’odeur ou le souffle sont crédités d’une importance vitale qui se compare, pour les Sulka, à celle d’éléments matériels tels que le sang, les humeurs ou les os. Poser son regard sur quelqu’un, marcher sur son ombre, modifier son odeur, prononcer son nom, agir sur son double, se saisir d’une de ses traces : tous ces actes ont une incidence directe sur la personne – fait dont la magie, la sorcellerie, les rites de purification ou les procédures thérapeutiques cherchent amplement à tirer parti.

23S’il se prolonge dans l’incorporel, le corps s’étend aussi à celui des proches, ces « autres » dont on considère qu’ils viennent de soi ou que l’on vient d’eux. « Le corps individuel », écrit Marshall Sahlins (2011 : 233) à propos de la Mélanésie, « est un fait social, dans la mesure où il est créé par les actes et les préoccupations d’une communauté de parents à laquelle il doit des services en retour ». Cette incarnation distribuée par laquelle se définit une personne explique que les événements importants de son existence deviennent ceux de ses proches. « Quand l’être est mutuel, l’expérience elle-même est transpersonnelle » (ibid. : 231). « En tant que membres les uns des autres, ceux qui sont liés par ces relations vivent la vie de leurs parents, et meurent avec eux » (Sahlins 2009). Souvent, en effet, « les personnes ne meurent pas seules. La mort aussi est un événement partagé » (ibid.).

24Des Sulka indiquent que, naguère, la première personne à la partager était souvent celle qui annonçait la nouvelle de cette mort à un proche du défunt en raison du chagrin, de la colère et du désir de meurtre qu’elle provoquait chez lui. Sous le coup de l’affliction et de la rage qui lui embrasaient l’intérieur du ventre « comme un feu », il pouvait également se mettre à courir pour tuer la première personne rencontrée. De nos jours, quand survient un décès, les proches du défunt saccagent les parcelles qu’il cultivait. Tout ce qui poussait là est abattu ou arraché du sol et mis en pièces, à l’exception de certains tubercules appartenant aux espèces les plus valorisées. Déracinés et emportés intacts avec leurs tiges et leurs feuilles, ils sont déposés derrière la maison du mort où ils restent à pourrir, sans possibilité d’être replantés ni consommés, ne devant ni se survivre par reproduction ni survivre au défunt. Ses biens et effets personnels (pirogue, outils, panier, filet, peigne, tambour, etc.) font rituellement l’objet de transferts successifs entre ses parents avant d’être détruits par le feu. Ce que le défunt aimait spécialement et dont il ne profitera plus (un endroit ou un aliment de prédilection), certains de ses proches s’en privent désormais eux-mêmes ; les magies qu’il utilisait sont révélées publiquement afin d’être rendues « froides » (à jamais privées d’efficacité).

25La mort d’une personne est corporellement éprouvée par ses proches comme un état de dévitalisation et conduit à une interruption de leur vie quotidienne durant plusieurs jours : sensation d’épuisement, sidération, renoncement à la mobilité, arrêt des activités dans les jardins, absence de lavage corporel, étalement de cendres sur le visage, bannissement de tout bruit humain. Les survivants s’associent au disparu en mourant temporairement à une socialité normale. Puis ils effectuent des rites pour que le double du défunt, réticent à se détacher d’eux, consente à quitter l’espace habité. À son tour, le disparu s’associera alors à l’existence des survivants ; par exemple, à travers les interdits qu’ils décident de s’imposer parce qu’il les avait faits siens, à travers les nouvelles magies qu’il leur communique en rêve, à travers l’attribution de son nom à un nouveau-né, ou encore à travers l’apparition de végétaux inédits imputée à l’action de son esprit et que ses parents prendront soin de replanter pour les multiplier dans les jardins. Le deuil, de ce point de vue, n’est jamais qu’une forme particulière de coopération. Celle-ci prend fin des années après le décès, au terme d’une série de rites visant pour les survivants à se délivrer du mort et, comme il est dit, à l’» oublier », à faire qu’il rejoigne désormais la masse indifférenciée des « ancêtres » (ngores).

26« Événement partagé », la mort est également un événement transférable. La relationnalité intersubjective évoquée plus haut s’exprime, chez les Sulka, à travers la possibilité d’être victime d’un meurtre de représailles à la place d’un parent coupable de transgression. L’interprétation rapportant le décès d’un villageois au comportement fautif d’un autre constitue alors une affirmation de leur lien de parenté. Devenir une victime de substitution montre qu’être parent, de ce point de vue, ne laisse pas d’autre choix que de coopérer, fût-ce de manière passive ou par défaut.

  • 12 Ceci vaut a fortiori pour des cochons qui n’ont pas été élevés au village (c’est-à-dire nourris ave (...)

27Étendue à l’incorporel et au corps des proches, la personne se distribue également à travers les biens divers dont elle est le « père » (ka tet) ou la « mère » (knan) selon son sexe : les végétaux qu’elle cultive, les cochons qu’elle élève, soit tout ce qu’elle doit à son travail et à la collaboration des autres, villageois ou esprits ancestraux. Ces biens mis en circulation lors des échanges restent toujours une émanation de leur donateur initial : ils n’ont de valeur que par rapport à lui jusqu’à former une partie de sa personne et pouvoir lui tenir lieu de substitut (Weiner 1992 ; Lemonnier 1993 ; Barraud, Coppet, Iteanu & Jamous 1984 ; Godelier 1996). Un cochon ou un tubercule n’en vaut donc pas forcément un autre12. Sujet de longues concertations préalables entre les parties concernées, la traçabilité des dons, qui conditionne leur signification, détermine aussi leur acceptation par le destinataire et, par conséquent, le mouvement même des échanges qu’hypothéquerait un refus de les recevoir au nom du risque d’» inceste par la nourriture ». Dans un cas observé, ce refus, que plusieurs destinataires pressentis opposèrent à un homme le jour des échanges, fut ainsi commenté par l’un d’eux :

  • 13 On ne donne ici qu’une version abrégée de cette citation commentée plus longuement ailleurs (Jeudy- (...)

Il a pensé « Moi seul suis le grand homme de cette fête. Je suis orphelin, je n’ai personne. » Il a voulu se grandir tout seul ! Il a pensé : « J’ai un nom et j’ai beaucoup de cochons, moi seul je vais appeler les hommes [pour leur donner ces cochons]. » […] Mais ceux qui connaissent la coutume ne trépignent pas pour manger du porc. De cela on doit parler d’abord et on doit connaître l’origine des cochons : comment ils sont arrivés, quelle route ils ont suivie… Et quand il a appelé des hommes, « Eh, ton cochon ! », l’un a répondu : « Je n’ai pas faim » et il a essayé avec un autre : « Eh, ton cochon ! », « Non je n’ai pas faim, mange-le toi-même ! » Comme cela… […] La route était bouchée, il n’avait pas de route pour ses cochons. […] Parce qu’il n’avait pas parlé de ce travail, c’était lui tout seul qui avait fait selon son désir à lui !13

28L’aversion pour ce qui est traité ici comme un délit d’autonomie (voir italiques) se dit en termes de reniement familial puisque, chez l’homme incriminé, l’affirmation de soi (« se grandir tout seul ») passe par le fait de se prétendre sans parents (« Je suis orphelin, je n’ai personne »). La solitude et la mort, qui se conjuguent dans la notion d’orphelin, sont l’envers de la coopération.

La spontanéité obligée

29Avant d’être échangés, les biens rassemblés en abondance par tous ceux qui ont apporté leur aide, appelés « lances » (mus), donnent à voir la « force » (ka selpak) du réseau de coopération ou « armée » (humevek) qu’un protagoniste a su mobiliser. On dit que « son nom est posé sur » ces biens et leur exhibition au milieu de la place du village, le jour de la cérémonie, permet de prendre une mesure très visuelle de sa crédibilité sociale, non en tant que qualité propre mais comme relation interpersonnelle. Si « la personne singulière peut être appréhendée tel un microcosme social », c’est-à-dire « lieu pluriel et composite des relations » qui l’ont produite (Strathern 1988 : 13), le réseau de coopération en est une image agrandie. Sur la place du village, l’aide de chaque personne n’existe plus qu’à l’échelle démultipliée de cette totalité intégrée qu’est le réseau de coopération. La « force » de l’un devient la « force » de tous. La notion de « personne multiple » amène à penser, avec Sahlins, que tout comme l’intérêt et l’« agentivité » (agency), l’intentionnalité ne saurait constituer un fait individuel chez des parents « au sens où l’être de l’autre est la condition interne de l’activité de chacun » (Sahlins 2009, 2011 : 234). Prolongeant la pensée de Sahlins, Marilyn Strathern observe :

Les agents ne sont ni la cause ni les auteurs de leurs propres actions. Ils se contentent de les faire. L’agentivité et la cause sont disjointes. […] La cause réside dans la « personne » avec laquelle les relations de l’agent doivent être transformées. Celui que l’on considère agissant est celui qui, en prenant en compte la cause – la raison d’agir –, agit aussi pour lui-même […]. L’agent est construit comme celui qui agit du fait même de ces relations et qui se révèle à travers ses actions. Si une personne est un agent du point de vue de ses relations avec les autres, l’agent est la personne qui a entrepris une action avec ces relations en vue […]. Le clivage entre l’agent et la personne motivant ses actes est systémique et gouverne la perception mélanésienne de l’action. (Strathern 1988 : 273.)

  • 14 « L’humanité semble s’être constamment posé la même question lancinante et paradoxale : comment obl (...)

30Les considérations qui précèdent s’appliquent exemplairement aux relations entre membres d’un réseau de coopération sulka. Elles permettent de mieux éclairer l’insistance des intéressés à présenter l’assistance mokpom comme spontanément apportée. Ni demande de soutien, ni demande de contrepartie : c’est évidemment cette absence de requête qui permet à la contribution fournie de revêtir la forme d’un don. Car à l’évidence, « si le don que je fais est obligatoire, ce n’est pas un don » (Caillé 1991 : 52). À chaque fois, le besoin de l’un (protagoniste des échanges annoncés) doit suffire à faire agir l’autre (pourvoyeur de l’aide), sans qu’une sollicitation expresse ne transforme leur relation en acte de simple docilité pour ce dernier. Le rapport d’assistance ponctuelle (turang) est encadré au contraire par deux requêtes ; celle de la personne désirant cette aide, et celle de la personne qui, l’ayant apportée, exige une contrepartie. Contraint à la réciprocité dans un délai relativement court, le bénéficiaire de l’aide n’a d’autre option que de s’exécuter sous peine de transgresser une obligation sociale. En agissant, il ne fait que se plier à une injonction tandis que, dans le cadre d’une relation mokpom, la personne qui prend d’elle-même l’initiative de coopérer endosse pour partie la responsabilité de son parent d’honorer ses obligations rituelles. Ce qu’il incombe à l’un de faire (collecter des biens pour les échanges cérémoniels) conditionne moralement l’activité de l’autre, laquelle conditionne à son tour le prestige (le surcroît d’âme) que le premier en retirera. L’intention d’un échangiste est en quelque sorte « agie » à travers la coopération de son réseau sans qu’il lui ait été nécessaire de le réclamer puisqu’ils sont mutuellement partie prenante dans leur existence : « Si “je suis l’autre”, alors l’autre me concerne » (Sahlins 2009). Au nom d’une éthique héréditaire d’assistance, ceux qui « se tiennent » doivent avoir l’assurance qu’ils participent intersubjectivement des (et dans les) affaires de chacun. Manifestation d’attention réciproque, la coopération mokpom donne à cette assurance une forme privilégiée. Elle contraint ceux qui « se tiennent » à être spontanés14 et à préserver cette nécessité de rester liés dont pourrait les dispenser l’application d’une stricte réciprocité.

31L’ethnographie sulka montre que le sens et les modalités de la coopération dépendent d’une conception fondamentalement processuelle de la parenté, cohérente en cela avec celle informant la plupart des comportements sociaux dans cette région du monde. Qu’il s’agisse en effet de coopérer ou de faire la guerre (Harrison 1993), c’est le parti pris d’œuvrer ensemble en activant des liens temporairement préférés à d’autres qui produit le groupe plutôt que l’inverse. James Weiner remarque :

32La notion d’une société sciemment gouvernée par un corpus de règles n’est pas ce qui régit les contacts sociaux entre les personnes. […] Non que la vie sociale soit exempte de conventions – ce qui n’existe nulle part. Mais de telles conventions, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, ne sont pas commandées, explicitées, codifiées, graduées, liées à des sanctions, à des procédures d’application, etc. Immanentes à la vie sociale, elles émergent de celle-ci plutôt qu’elles ne constituent un ensemble de principes qui lui donnerait naissance. […] Les conventions se révèlent à travers les réactions qu’elles suscitent, de manière contingente, situationnelle et jamais permanente (Weiner, McLeod & Yala 2004 : 4.)

33Cette analyse s’applique à ce qu’on a dit des réseaux de coopération sulka, ces formations ad hoc qui se réorganisent de manière changeante d’une cérémonie à l’autre selon les interprétations, les opportunités et les stratégies du moment.

34Mais le fait qu’agir ensemble construise de la parenté n’est pas une spécificité mélanésienne. Joël Candau observe qu’au sein de nos sociétés les attentes identitaires peuvent être subordonnées à des comportements coopératifs, constat invitant à « remettre en cause la prévalence généralement accordée dans les sciences humaines et sociales aux stratégies d’identification, considérées comme une sorte de donnée primordiale du lien social » (Candau 2009 : 25). Cette observation transculturelle d’une affiliation subjectivement élaborée inciterait à préconiser, comme le fait l’auteur, qu’au vieil adage « Qui se ressemble s’assemble » on substitue « Qui s’assemble se ressemble » (ibid. : 26).

35L’ethnographie sulka témoigne en outre que la coopération ne se réduit pas à un moyen pratique de rassembler des biens mais qu’elle délimite, ce faisant, un espace social de noncoopération, c’est-à-dire ouvert au don. Car c’est en « se tenant » avec les uns qu’on se met en capacité d’échanger avec les autres – ceux avec lesquels on ne « se tient » pas. On l’a vu, se reconnaître parents parce qu’on agit ensemble proscrit à la fois l’alliance matrimoniale (interdit de l’inceste) et le partenariat dans les échanges cérémoniels (interdit de l’» inceste par la nourriture »). De telles observations, ainsi que le remarque Pierre Lemonnier, suggèrent le rapprochement avec les restrictions régissant la circulation des objets précieux dans le don (Weiner 1992 ; Godelier 1996) : « De même que certains d’entre eux semblent devoir être soustraits au don pour que d’autres circulent entre les partenaires de l’échange, de même l’absence de coopération se présente comme une condition sine qua non de l’échange, dans d’autres circonstances, de biens qui sont comme imprégnés du travail et de la personne même de leurs producteurs » (Lemonnier 1999 : 364). S’il faut « se tenir » pour pouvoir échanger, on ne peut échanger que pour autant qu’on ne « se tienne » pas. L’acception coextensive du soi et de ce qui vient de soi ne s’entend pas dans le sens d’une fermeture à ce qui serait du non-soi, mais apparaît à l’inverse au principe d’un rapport ouvert et socialement actif aux autres.

36Avant la pacification imposée par la colonisation, la formation de groupes de combat procédait, dit-on, sur un mode identique aux réseaux de coopération actuels, désignés du même nom, humevek (« armées »), composés pareillement de « lances » (mus) et visant eux aussi à une action de « force » (kaselpak). Aujourd’hui, toutefois, et de longs mois avant la tenue des échanges cérémoniels, des concertations entre les parties impliquées portent sur les quantités à mettre en circulation afin de prévenir tout déséquilibre compétitif et offensant pour l’un des partenaires. Si donc, à sa manière, la coopération est un combat, c’est un combat qui ne doit pas faire de perdants ; autant dire un combat difficile : le combat continuellement renouvelé d’» armées » qui se réinventent pour se mobiliser aussi souvent qu’il s’agit d’initier un enfant, de sceller un mariage ou d’aider un mort à rejoindre les siens dans le monde des ancêtres.

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Notes

1 Si les activités productives font l’objet d’une division sexuelle, on approuve par exemple qu’un homme célibataire accomplisse des tâches considérées comme féminines. On y voit la marque d’un tempérament travailleur, étant entendu que cette autonomie ne s’exerce que faute de mieux et le plus provisoirement possible.

2 Voir Monique Jeudy-Ballini (2004 : 116 sq.).

3 Les protagonistes en question sont, pour simplifier, les parents du fiancé et ceux de la fiancée lors d’un mariage, les parents du père et les parents de la mère lors de l’initiation d’un enfant, ou bien les parents du conjoint décédé et ceux du veuf lors d’un rite funéraire.

4 « Le don dans ces sociétés n’est pas seulement un mécanisme qui fait circuler les biens et les personnes […]. C’est aussi plus profondément la condition de la production et de la reproduction des rapports sociaux qui constituent l’armature spécifique d’une société » (Godelier 1996 : 69).

5 Voir par exemple Bernard Juillerat (1997), Robert J. Foster (1995 : 101), John D. LeRoy (1979 : 208).

6 Les Sulka sont à peu près au nombre de quatre mille personnes, réparties sur trois territoires. Les villages les plus grands n’excèdent pas trois cents personnes environ.

7 La jalousie entraînée par la réussite est rapportée à propos d’autres sociétés de Nouvelle-Guinée. Voir notamment David R. Counts (1977 : 371), Miriam Kahn (1986), Thomas Maschio (1994 : 92) ou Edward LiPuma (1988 : 69-70). On peut aussi penser à ce que Fabrice Clément (2003 : 131) écrit des individus que leur richesse fait soupçonner de ne pas respecter les règles du jeu social.

8 L’adoption est massivement pratiquée dans la société sulka et des géniteurs ne peuvent se soustraire au désir d’un parent d’adopter leur enfant (Jeudy-Ballini 1998b).

9 Par volonté identitaire de se démarquer des Tolai, voisins honnis et accusés de faire argent de tout, les Sulka mettent en avant leur aversion pour le commerce en considérant, comme le résumera en Tok Pisin l’un de mes interlocuteurs, que « vendre c’est voler » (« salim em stilim »).

10 Un exemple paradigmatique en est rapporté au sujet des Mengen, proches voisins des Sulka (Panoff 1985). Un mythe sulka évoque le sort d’une femme qui, en ramassant des crustacés au bord du rivage (activité de prédation), découvre sa laideur en apercevant son reflet dans un trou d’eau et se suicide alors en se jetant à la mer.

11 Pour le reste, assure-t-on aujourd’hui, aucun signe de richesse extérieure ne les différenciait des autres villageois car leur grandeur tenait justement au fait qu’ils redistribuaient à ces derniers l’essentiel de ce qu’ils avaient…

12 Ceci vaut a fortiori pour des cochons qui n’ont pas été élevés au village (c’est-à-dire nourris avec de la nourriture provenant des jardins) mais achetés à des planteurs locaux et qui ne peuvent jamais figurer dans la partie des biens échangés valant comme un paiement matrimonial ou funéraire.

13 On ne donne ici qu’une version abrégée de cette citation commentée plus longuement ailleurs (Jeudy-Ballini 2004 : 259-263).

14 « L’humanité semble s’être constamment posé la même question lancinante et paradoxale : comment obliger les hommes à être spontanés ? », écrit Alain Caillé (1991 : 51).

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Pour citer cet article

Référence papier

Monique Jeudy-Ballini, « Le parti pris de parenté »Terrain, 58 | 2012, 26-43.

Référence électronique

Monique Jeudy-Ballini, « Le parti pris de parenté »Terrain [En ligne], 58 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/14615 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.14615

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Auteur

Monique Jeudy-Ballini

cnrs, Laboratoire d’anthropologie sociale (Paris)

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Droits d’auteur

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