1Nous sommes en fin de semaine, à la division Nord de la Société Défense Espace (SDE) 1. Comme chaque vendredi après-midi, accompagné de quelques-uns de ses ingénieurs de programme, Etienne Messier rencontre le directeur de la production et ses principaux collaborateurs. Etienne Messier est directeur de programme. Il est responsable du développement d’organes qui viendront équiper le lanceur spatial Ariane. Il pilote les phases de développement et surveille la coordination des différentes fonctions d’exécution (les études, la production, les essais…). Pour cela, il s’appuie sur une petite équipe d’ingénieurs de programme, chacun responsable d’un sous-ensemble. Etienne Messier est aussi l’interlocuteur du client pour lequel ces produits sont fabriqués et lui rend compte régulièrement. Il est donc à la fois coordinateur interne et une sorte de directeur commercial. Mais sa première qualité est d’être un expert technique de très haut niveau. Il est un ancien élève de l’École supérieure d’aéronautique (Supaéro), qui figure parmi les meilleures écoles d’ingénieurs en France. Cette position dans la partie supérieure de la hiérarchie sociale des diplômes a fait de lui, dès le début de sa carrière, un cadre à haut potentiel très tôt préparé à occuper des fonctions élevées dans l’entreprise. En entrant à la SDE, il a été affecté au bureau d’études pour effectuer des analyses techniques. Puis il a très vite évolué vers des fonctions de conduite de développement. Sa progression hiérarchique a été assez rapide. On lui a d’abord confié la responsabilité d’une équipe, puis d’un service. A 45 ans, il est devenu chef de programme, ce qui augure, au dire de ses supérieurs, un bel avenir vers les sphères de la direction générale.
La réunion hebdomadaire du vendredi permet à Etienne Messier de suivre la réalisation des produits dont il a la responsabilité et de vérifier que le département Production respecte les échéances fixées. Cette instance a été créée quelques mois auparavant pour traiter directement les problèmes techniques, organisationnels et calendaires qui s’accumulaient, faute de coordination étroite entre les acteurs concernés.
Pierre Potez est responsable de la production : il dirige les ateliers de fabrication et de montage ainsi que l’ensemble des fonctions qui contribuent directement à la production (méthodes, ordonnancement, approvisionnements). Pierre Potez est un « Gadzarts », un ancien élève des Arts et Métiers. Il avait une cinquantaine d’années lorsqu’on lui a confié la responsabilité de l’ensemble du département. Contrairement à son homologue, il a peu de chances d’évoluer vers une fonction supérieure car il s’est spécialisé dans les activités de production industrielle auxquelles le destinait son école. Comme il le dit lui-même, il a occupé toutes les fonctions en production : responsable d’unités de production, des approvisionnements, des méthodes, de l’ordonnancement.
Etienne Messier et Pierre Potez se connaissent depuis longtemps. Ils travaillent dans cet établissement depuis une quinzaine d’années et sont tous les deux membres du comité de direction de la division. Ils sont au même niveau hiérarchique, sous l’autorité directe du directeur de division. Aucun des deux n’a autorité hiérarchique sur l’autre, mais objectivement Pierre Potez est ici en situation de rendre compte de son travail à son collègue.
En partant de l’observation de cette réunion, nous allons nous intéresser à une forme particulière de mise au travail – c’est-à-dire d’implication des acteurs et d’organisation des tâches – des cadres de cette entreprise. Cette mise au travail s’effectue à travers l’organisation d’une forme de confrontation permanente entre différentes logiques de production dont la responsabilité est confiée à différentes catégories d’acteurs. Cette confrontation conflictuelle dans le fond, et parfois dans la forme, constitue le moteur de l’activité productrice. Nous observerons par quel procédé ce modèle est imposé aux cadres comme condition de leur travail et comment ceux-ci perçoivent les situations dans lesquelles ils sont impliqués.
2Dans la salle de réunion, le directeur de programme et le directeur de la production se font face, chacun entouré de ses collaborateurs. Au bout de la longue table, un rétroprojecteur présente un tableau à double entrée : chaque colonne correspond à un produit en cours de fabrication ; la nomenclature des étapes de fabrication et de contrôle est déclinée ligne par ligne.
Pierre Potez se tient en retrait et délègue à son adjoint le soin d’animer la réunion. Est-ce la raison pour laquelle ce dernier a mis une cravate aujourd’hui ? Ce fait est assez extraordinaire pour que ses collègues le fassent remarquer par des sifflements et diverses plaisanteries.
C’est lui qui va présenter l’état d’avancement de la semaine et passer en revue chaque produit, étape par étape. Il commente le déroulement de la fabrication de chacun pendant que les ingénieurs de programme prennent des notes et demandent des précisions sur le déroulement de certaines opérations. Etienne Messier rappelle posément mais fermement les échéances annoncées et sur lesquelles les services de production s’étaient engagés. L’adjoint de Pierre Potez fournit des explications sur les causes des retards constatés, affirmant son souci de répondre aux exigences calendaires qui lui sont régulièrement rappelées au cours de la réunion : « Oui, nous faisons tout ce que nous pouvons pour tenir. » Cependant, il s’agit d’un « oui, mais… ». L’ingénieur de production s’attache en même temps à faire valoir la nécessité pour son département de répartir la charge de travail de façon optimale. Son souci n’est pas seulement de satisfaire aux exigences de son interlocuteur. Il y a d’autres directeurs de programme et par conséquent d’autres programmes. Il doit également tenir compte de l’état d’avancement de ceux-ci pour éviter les engorgements ou les temps morts. L’objectif du département de production est aussi de rentabiliser au mieux ses équipements. Cette rentabilisation est évaluée et se traduit à travers des indicateurs financiers, contrôlés par la direction de division et au-dessus par la direction générale. Mais cette préoccupation ne s’accorde pas forcément avec les exigences de ses interlocuteurs qui ont leurs propres objectifs, évalués séparément : des produits livrés à temps à coût minimum. La tension monte. Chacun fait valoir ses objectifs et ses attentes mais ceux-ci semblent manifestement contradictoires. Une négociation s’engage sur les délais que la production va devoir tenir la semaine suivante.
Dans cette situation, Pierre Potez et Etienne Messier ne bénéficient d’aucun arbitrage. Chacun poursuit des objectifs propres, mais tous les deux doivent trouver, dans cet espace de négociation, une solution qui satisfasse leurs enjeux respectifs. En fin de réunion, alors que l’on est enfin parvenu à régler les différends à propos du calendrier prévisionnel, une âpre discussion s’engage soudain entre les deux parties à propos des frais d’entretien des machines. Jusqu’ici, les deux directeurs étaient restés relativement en retrait, laissant leurs collaborateurs gérer les négociations. Mais là, il s’agit de décider sur lequel des deux budgets, programme ou production, ces frais vont être imputés, ce qui affectera immanquablement les résultats financiers de l’un ou de l’autre. La négociation s’engage alors de patron à patron.
Etienne Messier. –… Ce n’est pas en développement, c’est en frais de production.
Pierre Potez. – Non. Ce sont des outillages qui ont servi à faire des produits de développement. Ce n’est pas à la production de payer. Pour commencer la production 2, il faut partir avec du matériel en état. Ce que je demande, c’est ce qu’on appelle la remise à hauteur du matériel.
Etienne Messier. – Le piège, c’est qu’on va minimiser des coûts de production. On va s’illusionner parce qu’après deux ou trois ans ce type de facture va revenir.
Pierre Potez. – A ce moment-là, on la gérera sur les frais de production.
Etienne Messier. – Vous ne pouvez pas l’envoyer en maintenance ?
Pierre Potez. – Au prix où ils nous ont vendu la machine, je n’y tiens pas.
Etienne Messier. – Combien elle a coûté ?
Pierre Potez. – Une Ferrari plus deux Mercedes plus une Porsche plus une Cadillac.
Etienne Messier. – L’entretien que vous me demandez, c’est quand même deux Mercedes…
Il arrive fréquemment que le ton s’aigrisse et que les protagonistes s’emportent. Cette fois-ci, la discussion va rester courtoise. Les échanges s’habillent de métaphores qui permettent de contrôler et d’enrayer les agacements croissants. De plus, le vouvoiement exprime le fait que chacun s’adresse à une équipe et non à l’individu personnellement. Cette façon de maintenir la discussion dans un collectif évite ainsi de l’envenimer en personnalisant le conflit. Les deux patrons s’abstiennent d’entrer en négociation directe tant que le sujet peut être traité et négocié par leurs collaborateurs, mais lorsque cette relation directe devient incontournable, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une confrontation de pouvoirs dans laquelle se joue la capacité de l’un d’infléchir la décision de l’autre.
3Ce type de situation est récurrent à la SDE. Il est le produit d’une forme d’organisation dite complexe du travail, de plus en plus répandue dans les entreprises. Cette organisation appelée matricielle repose sur l’articulation de deux types de responsabilités, sans relation de domination hiérarchique formelle l’une sur l’autre, indépendantes dans leurs principes respectifs, mais irrémédiablement liées par un jeu d’interdépendance.
Le premier type concerne l’encadrement des procédés et des moyens industriels, des savoir-faire techniques, et par conséquent des hommes qui les détiennent. Il recouvre les grands domaines d’activités techniques qui concourent directement à la production des biens et des services : par exemple, les études, la production, l’inspection et les essais.
Le second type concerne la conduite de développement et de suivi des produits. Les chefs de produit (de projet ou de programme…) transmettent aux responsables techniques les exigences techniques, financières et calendaires négociées avec les clients, et leur attribuent en conséquence les ressources de fonctionnement. Par opposition à la précédente, cette organisation qui vise à distribuer et à coordonner les tâches est dite horizontale.
Ainsi, l’organigramme représentant cette organisation particulière se présente comme un tableau à double entrée, prenant le nom de matrice. A l’intérieur de cette matrice, chacun est théoriquement dépendant de deux autorités : celle de son supérieur hiérarchique dont la fonction porte sur l’encadrement technique de son équipe définie autour d’un domaine de spécialité généralement appelé métier ; et celle du responsable de projet ou de produit, fixant les objectifs et attribuant les ressources. Ainsi, l’individu appartient de façon permanente à une équipe métier mais il peut être amené à travailler simultanément sur plusieurs projets impliquant des autorités différentes. C’est le cas des ingénieurs de production qui travaillent sous l’autorité hiérarchique de Pierre Potez et qui répondent aux exigences de plusieurs directeurs de programme, dont Etienne Messier.
Le modèle matriciel d’organisation se présente ainsi comme un système de confrontation permanente de deux domaines de prérogatives et de pouvoir. En théorie, il empêche au produit de la tâche de chacun d’être subordonné à la décision unilatérale des protagonistes engagés dans cette forme de collaboration contrainte. Il correspond à un projet politique, toujours implicite, qui consiste en la recherche de l’autonomie du produit de la tâche par rapport aux conditions sociales de son exécution. En cela, il se situe dans la lignée directe de la recherche de « rationalisation du facteur humain » qui préside particulièrement aux théories des organisations de Taylor, de Fayol et de l’ensemble de celles qui par la suite ont subi leur influence ; il en diffère cependant par son mode d’appréhension du social. Contrairement à l’organisation taylorienne, par laquelle on tente de figer, voire d’éradiquer le social de l’activité productrice rationnelle, le système matriciel prend appui sur l’émergence inéluctable et permanente de relations conflictuelles interprétées comme des stratégies de pouvoir (Crozier 1963). A l’intérieur même de l’organisation matricielle, l’individu est placé dans une situation de travail telle que sa tâche n’est pas exécutable sans négociation préalable entre les différentes autorités – deux au moins – dont il dépend.
Ainsi, aucun des protagonistes ne maîtrise l’ensemble des moyens nécessaires à la réalisation complète d’une tâche, ce qui contraint systématiquement plusieurs parties à s’associer pour parvenir à sa réalisation effective. Cependant, cette association est a priori conflictuelle dans la mesure où chacun poursuit des objectifs précis, relatifs à son organisation et relevant d’une logique de gestion spécifique. Le principe de cette collaboration est construit sur un enchaînement de trois propositions contradictoires, du moins en apparence :
41. Il y a obligation de converger afin de mettre en commun les deux éléments indispensables à la production que sont les ressources et les moyens d’exécution.
2. Il y a obligation de diverger pour parvenir à mener ses objectifs propres et conduire une gestion rationnelle et efficace de son propre groupe.
3. Cependant, ces objectifs ne pouvant être menés que dans le cadre de la production à laquelle ils se rapportent, il y a obligation de converger pour les mener à bien.
Le partage des responsabilités est organisé de façon à interdire toute forme d’autonomie dans la conduite ou la réalisation d’une tâche, tel qu’aucun des protagonistes ne puisse agir sans l’intervention d’un tiers. Entre la séparation obligatoire de par les objectifs assignés à chacun et la coopération obligatoire pour les mener respectivement à bien, se construit une relation de dépendance réciproque permanente. Ce système tend à interdire la possibilité de poser en terme d’alternative, et donc de choix, la coopération et l’autonomie. Le mode de découpage des responsabilités est produit de telle sorte que l’autonomie partielle ne s’acquiert et ne se développe qu’à la condition paradoxale du jeu de la dépendance réciproque, donc de la coopération et de la négociation permanente d’intérêts contradictoires autour d’objets irrémédiablement communs. En cela, l’organisation matricielle introduit un mode spécifique de division du travail qui prend pour principe la décomposition – à fin de confrontation – des deux principales conditions de réalisation de la tâche : la conduite de programmes associée à la détention des ressources, et les moyens d’exécution. Elle se présente comme un système d’interdépendance généralisé où les prévisions à court et à moyen terme des principaux acteurs économiques doivent sans cesse être renégociées, réévaluées et révisées, afin que l’ensemble de l’organisation à travers ses différentes parties, ainsi qu’en tant que système coordonné de ces parties, conserve une démarche cohérente.
5Si en théorie le modèle s’applique à tous, le jeu interne des négociations varie fortement en fonction des instances et des acteurs. Tous ne sont pas forcément prêts à jouer le jeu du conflit organisé. Dans le cas d’Etienne Messier et de Pierre Potez, leur propension à entrer dans ce système de relations tient notamment à leur capacité de tenir à distance ce qui relève du jeu institutionnel et des rapports plus personnels. La mise en confrontation directe des collaborateurs permettant d’éviter un affrontement des patrons n’est qu’une des stratégies possibles. Ailleurs, il en va très différemment. Dans une autre instance observée, les deux directeurs, assis côte à côte face à leurs collaborateurs, semblent se surveiller l’un l’autre comme animés d’un souci commun d’éviter d’entrer en contradiction. Dans les échanges, ils font systématiquement corps jusqu’à s’opposer parfois à l’ensemble de leurs collaborateurs en leur reprochant de mal se coordonner. Ce faisant, ils affichent leur entente et leur bonne coopération, renvoyant aux autres la cause de dysfonctionnements qu’ils évitent soigneusement de traiter eux-mêmes. Dans d’autres instances encore, les conflits explosent et les réunions ressemblent à des rings d’affrontements entre patrons, où les collaborateurs sont des spectateurs impuissants. Comme toute théorie managériale, le modèle matriciel vise à standardiser les situations de travail en écartant deux dimensions fondamentales. D’une part, elle occulte l’histoire de la socialisation des acteurs. D’autre part, à l’instar des sociologues de l’entreprise, elle envisage l’entreprise comme un univers clos, un espace social autonome (Sainsaulieu 1990). Elle occulte l’environnement social de cette entreprise ainsi que la socialisation des acteurs en dehors de l’espace de l’entreprise. Or, pour comprendre les comportements des individus au travail, il est également nécessaire d’analyser dans quelle mesure l’environnement de l’entreprise et les statuts qu’y occupent les acteurs interviennent dans les jeux internes.
Cette dimension est particulièrement présente au cours des enquêtes menées dans la division Nord, à Cadoin. La plupart des cadres sont arrivés dans cet établissement du nord de la France au cours des années 1970 et 1980, au sortir de leur école d’ingénieurs, au début du programme spatial européen. Les premiers d’entre eux, encore surnommés les pionniers, ont eu, très jeunes, la responsabilité du développement du lanceur. Les multiples succès et déboires d’Ariane, fortement médiatisés, ont contribué à instaurer autour de cet objet une forte cohésion sociale et un sentiment d’appartenance prépondérant, régulièrement réactualisés par les discours des dirigeants de la division et célébrés à travers des supports audiovisuels remis au personnel (films projetés lors des retransmissions de vols d’Ariane, cassettes vidéo) qui participent à la construction d’une histoire à la fois officielle et mythique de la division Nord.
« Historiquement, Cadoin, c’est Ariane, raconte un membre du comité de direction, un défi pour lequel on s’est battu techniquement et politiquement, seuls. L01 [premier lancement d’Ariane], j’étais d’astreinte en base arrière à Cadoin. Quand le tir a avorté, j’étais débordé. Une semaine après, quand le tir a réussi, j’ai reçu des coups de fil chez moi. Toutes les grandes instances de la société. Ils étaient hyper contents parce qu’ils n’y croyaient pas. […] La SDE ne croyait pas à la réussite d’Ariane. Pour nous, c’était la tranchée entre [la direction générale] et le client qui nous disait qu’on était mauvais. C’était chouette, c’était la guerre et il fallait se battre. On subissait l’agression politique du client, des vieux de la vieille, et des sous-contractants. On avait 25 ou 30 ans. Cadoin s’est constitué en force, on avance, on se défend. »
Cadoin est une bourgade d’un peu plus de 20 000 habitants, en périphérie de l’Ile-de-France. C’est une de ces agglomérations qui, à moins de 100 kilomètres de la capitale, est prise entre deux perspectives géographiques : d’un côté, la dépendance administrative par rapport à une région dont la commune est limitrophe ; et de l’autre, l’extension progressive de la « banlieue » parisienne qui impose son influence avec une force croissante. Bien que la ville soit entourée de forêt à 80 % et de terres cultivables, il y a plus d’un siècle que l’activité rurale n’est plus le moteur économique de ce bout de pays. Conséquence de la crise économique, le tissu industriel s’est effondré à la fin des années 1980. Pour les Cadoinais, les emplois sont d’abord en région parisienne où 2 000 d’entre eux se rendent chaque jour. L’établissement de la SDE occupe une place prestigieuse et ses ressortissants jouissent d’une position économiquement et socialement dominante dans la ville. Signe le plus visible de l’extérieur, le comité d’entreprise offre une diversité de loisirs et de destinations de vacances à faire pâlir l’autochtone cadoinais. Cette situation ne va pas sans provoquer quelques agacements dans la ville. Non contents de bénéficier d’avantages par leur entreprise, les salariés de la SDE jouissent en plus de la gratuité du transport urbain. Et comme si cela ne leur suffisait pas, ils en redemandent auprès des commerçants en présentant leur badge professionnel au moment de payer afin d’obtenir une petite ristourne. Là où théoriquement l’espace professionnel n’a plus lieu d’être, la SDE, qui protège ses salariés à l’intérieur de ses murs, continue d’opérer à l’extérieur, disposant d’assez de pouvoir pour permettre d’étendre des privilèges. En cela la SDE ne peut pas apparaître seulement comme un employeur ou une entreprise industrielle ; au quotidien, elle est aussi vécue comme le lieu de constitution d’une catégorie de privilégiés organisée en groupes d’intérêt et en élite locale.
Ainsi, les relations au travail se doublent souvent de relations de voisinage, d’appartenance aux mêmes associations ou aux mêmes clubs, de fréquentation des mêmes lieux de divertissement. De plus, cette position dominante dans la ville renforce, et même attise, à l’intérieur de l’entreprise le sentiment d’appartenance que les dirigeants n’hésitent pas à qualifier de communautaire. Les relations au travail et les relations hors travail se renforcent mais aussi se contrôlent mutuellement : on ménagera un collègue parce qu’il est un ami ou un voisin, proche ou lointain. Dans ces conditions, la logique matricielle peut entrer en contradiction avec des logiques sociales locales. Elle vient potentiellement mettre en danger les liens organiques construits de longue date. Les acteurs cherchent alors autant que possible à éviter une éventuelle confrontation et trouvent, comme nous l’avons vu plus haut, des formes d’aménagement et d’évitement qui préservent les individus d’une relation conflictuelle.
Dans l’établissement de la division Sud, on constate à l’inverse que l’organisation matricielle peut être utilisée comme un instrument au service de conflits entre personnes ou entre groupes. Les relations entre les salariés sont loin d’être aussi étroites qu’à Cadoin. L’environnement extérieur ne joue pas le même rôle car l’établissement est situé dans une zone industrielle et urbanisée à proximité d’une capitale régionale. La vie sociale dans l’entreprise et la vie sociale hors de l’entreprise fonctionnent séparément.
Ici, les formes de management sont longtemps restées militaires, c’est-à-dire bureaucratiques et autoritaires. De même, les relations entre les cadres étaient traditionnellement viriles, à l’image du comité de direction décrit par un de ses membres les plus anciens comme « une foire d’empoigne, où c’était la plus grande gueule qui l’emportait ». Au cours des années 1990, un nouveau directeur est muté de l’établissement de Cadoin. Jacques Berthelot est ingénieur polytechnicien du corps de l’armement. Sa confession catholique et ses convictions sociales-démocrates s’expriment à travers son militantisme à Vie nouvelle, mouvement associatif inspiré notamment des thèses d’Emmanuel Mounier. Les membres du comité de direction considèrent ses manières courtoises et avenantes, voire prévenantes. Ils lui reconnaissent d’avoir fait adopter, à la longue, des règles de comportement et de prise de parole garantissant des échanges civils et cohérents. Ils saluent également son souci de créer au sein de l’instance une ambiance et des relations conviviales entre ses membres, par opposition aux échanges agressifs et aux méthodes brutales de son prédécesseur.
Mais dans la suite de Jacques Berthelot, plusieurs cadres vont être mutés de Cadoin pour occuper des postes à responsabilités élevées dans la division Sud et dans son comité de direction. Cette transformation génère un conflit entre deux groupes d’appartenance : les anciens de la division Sud reprochent aux transfuges de la division Nord d’accaparer les postes clefs.
Les anciens revendiquent une histoire et un savoir-faire technologique que ne détiennent pas leurs homologues de la division Nord : d’un côté, les matériaux composites sur lesquels repose l’histoire industrielle de la division Sud, de l’autre les matériaux métalliques des produits de la division Nord. Pour l’un de ces grands anciens qui incarnent l’histoire, l’opposition entre ces deux univers technologiques est irréductible au point de constituer une antinomie : « Si vous allez à Cadoin, explique-t-il, vous allez voir des mécaniciens, vous allez voir des métallurgistes. Ici, quand on visite les ateliers, qu’est-ce qu’on voit ? On voit des gens qui drapent, on voit des gens qui moulent, qui manipulent des produits qui relèvent plus de la chimie que d’autre chose, on voit des gens qui collent. On ne voit pas des gens qui rivettent, on ne voit pas des gens qui soudent. […] Les métiers, ce sont les métiers des matériaux composites, c’est-à-dire les matériaux non métalliques. »
L’antinomie entre les deux domaines est explicitement affirmée dans cette dernière définition des matériaux composites, posés comme l’ensemble des non-métalliques. Dans cette conception de deux univers hermétiques, le travail des uns, présenté à travers les catégories sociales des technologies (les métiers), exclut culturellement – soit, selon l’affirmation d’une totalité technique et sociale – la possibilité du travail des autres.
C’est au cours de cette période de mutations de dirigeants que le modèle matriciel est mis en place dans la division Sud, conduisant à réformer le fonctionnement jacobin et bureaucratique en instaurant, comme dans la division Nord, des instances décentralisées de coordination et de décision. Parallèlement, le comité de direction va ainsi perdre une partie de ses prérogatives censées être déléguées vers les niveaux hiérarchiques inférieurs. Mais la plupart de ces instances vont être immédiatement investies par plusieurs des membres du comité de direction qui entendent conserver le contrôle des décisions. Ces instances, qui réunissent des ingénieurs spécialistes pour traiter de problèmes techniques de développement ou de production, vont se transformer en scène d’expression des relations conflictuelles entre certains anciens et autres transfuges. Régulièrement, un grand ancien s’invite à un comité de traitement des anomalies techniques et, pour s’opposer au nouveau directeur des études, tente de monopoliser la parole en racontant l’histoire des matériaux composites et son propre rôle dans leur développement. Les ingénieurs présents, généralement peu rassurés, assistent aux affrontements entre membres du comité de direction protégeant leurs prés carrés, et en font accessoirement les frais en servant d’intermédiaires entre leur patron et ses vis-à-vis, essuyant les éclats de voix et les menaces.
Dans certaines situations, les cadres cherchent à échapper aux logiques dans lesquelles les entraîne l’organisation matricielle, dans d’autres ils les investissent tant et si bien que les conflits éclatent régulièrement çà et là. Face à ces différents comportements, la direction générale s’inquiète de faire fonctionner correctement son modèle. Comment inciter les cadres à investir ce mode de coopération contradictoire sans qu’il explose pour autant ? Ce ne peut être par l’injonction et par la contrainte, du moins pas seulement car la marge d’interprétation du modèle et des situations qu’il engendre est trop importante pour que l’on parvienne à fixer des règles strictes. Ce n’est pas tant la lettre qu’il faut suivre, mais l’esprit : il faut accepter d’évoluer dans une logique incertaine où la négociation est de règle. Pour inculquer ce principe, c’est à la pédagogie que l’on va faire appel.
6Dans l’entreprise, la diffusion des modèles se joue essentiellement à travers les programmes de formation et les multiples séminaires encadrés par des consultants en organisation et en gestion des ressources humaines. Nous observerons ici les moments clefs de l’une de ces sessions afin de mettre en évidence les modalités par lesquelles le modèle et ses catégories sont transmis aux acteurs de l’entreprise.
Lors d’un séminaire des cadres supérieurs de la SDE portant sur leur fonction dans une organisation matricielle, le directeur général déclare en substance ceci en guise d’introduction : « Le matriciel est la combinaison du fonctionnement hiérarchique et du fonctionnement programme. C’est une situation conflictuelle, de par la volonté même
du matriciel. La vertu de l’organisation matricielle est de créer des conflits entre les priorités “programme” et les autres priorités au sens large. Nous [la direction générale] avons décidé que nous travaillons en matriciel à la SDE. Il n’y a pas à revenir là-dessus. Sinon, il faut changer la direction générale. La question n’est pas de savoir si l’organisation matricielle est bonne ou non, mais comment il faut la vivre. »
Immédiatement après, les deux consultants qui animent le séminaire effectuent une longue présentation du modèle matriciel. Celle-ci commence par un raccourci historique à l’emporte-pièce, précédé d’une citation d’Edgar Morin extraite de La Méthode, qui entend montrer la rupture entre la logique technicienne de Taylor des années 1950 et les incertitudes de la complexité des années 1990. Puis vient la présentation proprement dite du modèle, de sa terminologie et de ses modalités de mise en œuvre. Les consultants évoquent les risques de dysfonctionnement de ce modèle. Pour ce faire, ils puisent chez le sociologue des organisations Michel Crozier quelques références devenues incontournables dans la gestion des ressources humaines, invoquant ainsi les comportements à bannir tels que la rétention d’information relevant des stratégies de pouvoir. Pour conclure sur cette partie, les consultants resituent le modèle matriciel par rapport au modèle taylorien en insistant à la fois sur l’idée du conflit comme principe fondamental du modèle et sur la nécessité de maîtriser intellectuellement la spécificité du champ social, afin de l’inscrire dans la finalité productrice.
Dans le discours des consultants, le conflit est présenté comme une situation positive, souhaitable et même désirable. Ce n’est pas un affrontement, c’est une confrontation positive des avis, positive car tournée vers l’objectif de l’entreprise. Ce n’est pas une compétition entre individus, c’est un partage d’informations et de points de vue pour une recherche commune de la meilleure décision. C’est la prise en compte de contraintes d’autrui, grâce à une bonne communication interpersonnelle.
Par conséquent, il ne s’agit pas d’imposer le modèle, même si, sur le fond, la finalité réside bien là. Du point de vue de la forme, on cherche à obtenir des cadres qu’ils adoptent ce modèle par eux-mêmes en le parant de mille vertus.
Afin de mobiliser l’attention des membres du séminaire et d’illustrer l’exposé, des questions leur sont régulièrement adressées. L’un des deux consultants commence : « Maintenant, on va présenter des transparents, et on demande que vous réagissiez. » Une question est projetée au tableau : « Faut-il réduire le désordre par la mise en place de méthodes et d’outils ou apprendre à vivre avec pour mieux le maîtriser ? » Quelques murmures dans la salle, les participants sont indécis. La question est objectivement absurde, mais, dans le contexte de l’exposé, chacun doit comprendre que la première proposition renvoie aux modèles des organisations mécaniques et à Taylor, alors que la seconde est une traduction du comportement convenable en organisation matricielle. Quelqu’un hasarde finalement : « Il faut un peu des deux. » Rires dans la salle. Le consultant, un peu gêné devant l’échec de sa méthode pédagogique, répond : « La bonne réponse est “apprendre” à vivre avec pour mieux le maîtriser. »
Une deuxième question est alors posée, toujours à l’aide d’un transparent projetable : « A la SDE, les freins sont-ils plus liés – à l’organisation ? – au mode de fonctionnement par rapport au management ? – aux acteurs ? » Le premier choix, correspondant à la remise en question du modèle matriciel, est interdit par l’introduction du directeur général. Le deuxième choix, maladroitement formulé, est également impossible car il équivaut, pour ces cadres, à dénigrer leur propre travail. Quelques réponses désignent donc le troisième choix, qui objectivement ne signifie pas grand-chose, mais qui dans le contexte de l’exposé renvoie aux interactions sociales et aux stratégies de pouvoir entre les acteurs.
Pour les questions suivantes, le public joue finalement le jeu consistant à désigner quelle doit être la bonne réponse au regard de l’exposé en cours. Après ces deux heures d’entrée en matière, les participants au séminaire sont répartis en groupes de travail pendant deux demi-journées afin d’effectuer des constats de dysfonctionnements et de problèmes rencontrés dans leur activité. Dans un second temps, ils proposeront des solutions d’amélioration. Durant ces séances de travail en groupe, auxquelles participent les consultants, les individus vont décrire les situations de travail auxquelles ils sont confrontés à partir du modèle et des catégories développés pendant la première période. Ceux-ci sont intégrés par ces exercices d’expérimentation in vitro. Outre l’aspect pédagogique, ces exercices vont avoir une incidence dans la mesure où certaines propositions émises par les groupes se transformeront par la suite en règles de travail, en règles de conduite et en moyens de contrôle de ces règles 3. Ceux-ci seront d’une efficacité d’autant plus grande qu’ils auront été produits par les individus mêmes auxquels ils s’appliquent. L’une des propositions retenues lors de ce séminaire est la réalisation d’une plaquette expliquant l’organisation matricielle et ses règles élémentaires à la SDE, distribuée quelques mois plus tard à l’ensemble des salariés de l’entreprise et éventuellement assortie de formations complémentaires dans certains secteurs repérés comme peu « respectueux » du modèle.
7Pour la direction générale, le succès de l’opération que nous venons d’observer se joue dans la capacité à présenter l’organisation matricielle comme un progrès, à la fois technique et social, en amenant les cadres, au nom de ce modèle, à résoudre les dysfonctionnements auxquels ils sont régulièrement confrontés. La démarche vise à agir sur leurs représentations de telle sorte qu’ils soient amenés d’eux-mêmes à se conduire comme la direction générale le souhaite (Flamant 2002b). Cette opération est d’autant plus cruciale que chacun – cadres, représentants des directions de division et de la direction générale – sait que les principales difficultés émanent précisément de la mise en œuvre de cette organisation.
Un an après ce séminaire, la division Sud en organise un second car la direction locale considère que « les cadres ne jouent pas le jeu du matriciel ». Les échanges dans l’un des groupes de travail montrent effectivement que le principe même de l’organisation matricielle est loin d’être accepté : « Ce que je voudrais, c’est qu’à l’intersection on sache qui est le pilote, le vertical ou l’horizontal. Il y en a un qui pilote, qui est désigné, et l’autre il s’écrase.
– Il y a un mix qui est malsain. S’il y en a un qui est désigné, l’autre ne doit pas continuer à piloter, à s’en occuper. En cas de problème, de conflit, il faut en définir un comme le pilote et l’autre il se met en dessous. »
L’observation des échanges dans ces groupes de travail permet de saisir les perceptions négatives des cadres portant sur les formes de travail qu’induit cette organisation et au statut qu’elle confère à certains d’entre eux. Plusieurs responsables des secteurs techniques (études, production, inspection, essais…) affirment que ce modèle théorique masque en fait une relation déséquilibrée entre les responsables de programme et les responsables techniques : « Il y a un déséquilibre entre les stratégies de projets et les stratégies de métiers. Il y a un affaiblissement de la stratégie et des objectifs métiers. » Cette domination – jamais ouvertement nommée – des responsables de programme tient au fait que ceux-ci sont en contact direct avec le client et sont les représentants de ses exigences. C’est au nom des exigences du client qu’ils interviennent et négocient auprès des responsables techniques. Ces derniers ne peuvent se prévaloir que d’une expertise dont les responsables de programme sont loin d’être dépourvus. Ils ont souvent l’impression d’être en bout de chaîne, c’est-à-dire en position de simples exécutants d’une décision prise ailleurs, comme si le pouvoir ne résidait plus dans des instances de l’entreprise mais à l’extérieur, dans les exigences du client. Cette marge de manœuvre des responsables de programme conduit à renforcer chez les responsables techniques l’impression d’être enfermés dans les systèmes d’interdépendance et de contraintes internes. C’est chez ces derniers que la critique du modèle matriciel s’exprime le plus fortement.
Ces mêmes échanges déplorent le fait que l’organisation matricielle induit une multiplication des instances de décision et de coordination, une multiplication des acteurs, une complication de la tâche, des parcours de décision, bref une dispersion. L’ensemble de ces phénomènes conduit à créer le sentiment d’une distance entre les acteurs d’un côté, les tâches de production et les produits de l’autre : « On ne fait plus de technique, on ne fait plus que de la gestion. » Enfin, de par l’omniprésence de la coordination et de la négociation, l’organisation matricielle est vécue comme un système emprisonnant dans lequel on ne décide plus : « En tant que managers, on n’est pas maîtres des situations, on nous colle réunion sur réunion. On sort d’une réunion pour aller dans une autre. »
Cette perception conduit les responsables des activités techniques à envisager l’organisation matricielle comme une source de délégitimation de leur pouvoir par rapport à leurs subordonnés : « Le problème c’est que quand on décide les choses, ensuite elles sont toujours rediscutées. C’est inadmissible pour un manager. » Ce pouvoir est d’autant plus remis en question que leurs subordonnés leur paraissent à la fois soumis à la relation hiérarchique et au contrôle direct exercé par les responsables de programme pour lesquels ils travaillent : « Le gars, il fait deux fois le même travail. Une fois en horizontal et ensuite il est obligé de le faire faire en vertical. »
Et de conclure : « On ne sait plus qui est son chef. »
8Au-delà du cas particulier de la SDE, l’organisation matricielle nous offre un exemple emblématique des structures politiques récentes par lesquelles est organisée la production dans les entreprises (Flamant 2002a). Cette structure politique accompagne une évolution des formes du travail, de plus en plus abstraites, qui vient souvent en contradiction avec les références techniques qui fondaient et qui légitimaient auparavant le statut d’ingénieur ou d’expert. Elle correspond également à la remise en question du modèle traditionnel du chef et de la prépondérance des hiérarchies formelles et mécaniques. Il en ressort le sentiment d’être de moins en moins décideur ou acteur direct de la production et de plus en plus exécutant de processus fortement régulés. Mais, paradoxalement, cette organisation renvoie sans cesse aux individus le traitement des dysfonctionnements et tend à accroître leur implication relationnelle par des jeux d’interdépendance et de contraintes organisées.
L’organisation matricielle procède d’un renversement de paradigme en reconsidérant le statut du conflit dans l’organisation du travail (Flamant 2002a). Dans les organisations classiques issues des modèles mécaniques de Taylor et de Fayol, le conflit est conçu comme un frein, comme un dysfonctionnement, comme le détournement d’un cheminement idéal (March & Simon 1979). Il apparaît comme la partie malade dans un corps sain, ce qui appelle des méthodes et des techniques de traitement et de résolution par l’éradication. A l’inverse, l’organisation matricielle relève plutôt d’une conception simmelienne (Simmel 1995) qui appréhende le conflit comme un phénomène inéluctable et comme une modalité de la socialisation. Loin d’être une rupture de la relation, le conflit en est une forme. C’est à partir de cette compréhension du conflit que peut se développer une structure politique basée sur le principe de dépendances réciproques, donc de coopérations et de négociations permanentes d’intérêts contradictoires autour d’objets irrémédiablement communs.