1« Une fois qu’on passait les barrières, c’était la vie privée » ; « Le boulot, c’est le boulot » : les mineurs – retraités ou actifs – sont unanimes pour circonscrire un espace-temps professionnel, borné aux lieux de production et à la durée des postes. Si le projet corporatif de l’entreprise minière tente de dissoudre la limite entre travail et hors-travail, une série de pratiques sociales et symboliques s’emploie à la recomposer ; il s’agit par exemple de l’évitement des collègues, plutôt sur le mode de la distance cordiale que de l’ostracisme, mais largement dominant. La cité ouvrière ne suffit pas à s’emparer de l’ensemble de l’existence, de nombreux échanges peuvent s’y loger tout en échappant à la logique professionnelle. Des vies multipolaires se sont donc organisées autour des puits, contrairement à l’image qui a pu être attribuée aux mondes globalisants de l’ancienne industrie. En revanche, les responsables hiérarchiques ont eu du mal à préserver une diversité sociale. Le travail polarise fortement la vie de ces hommes – et particulièrement ceux qui sont aujourd’hui à la retraite. Les uns se plaignent d’avoir été « esclaves de la mine », les autres se flattent d’avoir « vécu pour le charbon », et tous expliquent avoir exercé un métier à l’échelle de l’existence.
Ce constat plutôt inattendu a pu être établi au cours d’une recherche sur les houillères lorraines, s’attachant à saisir cet ensemble industriel dans sa pluridimensionnalité et dans sa dynamique (Roth 2000). Cet article conservera la même perspective polycentrée, nécessaire pour prendre en compte les multiples lieux où se construisent et se vivent les positions de chef. Car la logique « paternaliste » ne suffit pas à expliquer pourquoi les agents de maîtrise et les ingénieurs peinent à s’ex-traire de la référence professionnelle. D’autres rapports contribuent à tisser ces existences dominées par le travail. Cette combinaison de relations enchevêtrées – dont on ne présentera que les éléments les plus saillants et pour la seule période des années 1950-1960 – est ancrée dans les singularités d’une technique, d’une économie, d’une région. Mais elle dévoile un face-à-face des sciences de l’ingénieur et des savoirs pratiques qui se joue dans d’autres mondes professionnels et qui détermine d’autres vies de travail.
2Dans cette période de l’après-guerre, les Houillères du bassin de Lorraine (HBL) font figure de géant industriel, employant plus de 45 000 personnes et orchestrant la destinée des quelque 70 communes qui composent alors le bassin houiller lorrain. Cet ensemble nationalisé gère des activités plurielles, cokeries, centrales électriques, usines chimiques, etc., mais la production de charbon est érigée en finalité supérieure de l’entreprise. Plusieurs dizaines de milliers de tonnes de houille sortent chaque jour des sièges miniers, ces unités productives articulant diverses installations de surface à de multiples équipements souterrains plus ou moins mobiles. Les chantiers qui progressent dans le sous-sol ne constituent que le centre de gravité d’un vaste tissu d’interdépendances techniques. Des flux diversement synchronisés les irriguent pour assurer l’aérage, l’exhaure, l’extraction des produits abattus, le transport des moyens de production et autres opérations dites « annexes » relativement à l’exploitation.
Ces chantiers avancent vers un inconnu singulier. Les mille et une particularités des veines de charbon ne se révèlent qu’au fur et à mesure de l’exploitation, et les terrains changent d’heure en heure. Les espaces prélevés sur le sous-sol se gonflent et se resserrent en des mouvements imprévisibles. Les dysfonctionnements se succèdent, grippant quotidiennement les programmes de production et les plannings des services annexes. Les mesures et les calculs ne parviennent pas à domestiquer cette matière capricieuse : « Nous nous contentons, faute de mieux, de l’empirisme, du flair, du sens mineur » (Vidal 1953). Les ingénieurs parlent
de l’exploitation minière comme d’un domaine hybride, « pour partie un art, pour partie une science » (Denkhaus & Hill 1961).
La nature humaine se montre aussi incertaine : « Tantôt ce sont les hommes, tantôt ce sont les terrains qui se dérobent » (Verrier 1961). Les chantiers nécessitent de vastes bataillons d’hommes, travaillant dans des espaces difficilement accessibles, peu éclairés, disséminés sur des kilomètres carrés, donc dans des conditions peu propices au contrôle, au point de susciter un « état d’infériorité du chef pour maintenir la discipline » (Viaud 1929). Les mineurs sont en outre considérés comme difficiles à manier, à cause de leur « irritabilité », leur « tendance à s’opposer », leur « sentiment de méfiance, d’amertume, voire d’hostilité » (Mines 1959). Freinages de production, grèves spontanées, absences injustifiées, démissions sont déplorés de manière chronique. Leur incidence est grande dans ces chantiers encore peu mécanisés, liant étroitement fonctionnement et travail humain. Les considérations sociales tiennent une grande place dans l’exploitation minière et rajoutent encore au caractère empirique de la production.
3La plupart des cadres de l’entreprise sont recrutés dans les grandes écoles ; la définition de cette catégorie est d’ailleurs fondée sur le diplôme, et non sur la fonction. Les candidats sont recherchés auprès des trois établissements spécialisés dans la formation d’ingénieur des mines, Paris, Saint-Etienne et Nancy, mais aussi dans les rangs des diplômés de Centrale, Polytechnique et autres écoles supérieures. Les anciens élèves des Mines n’optent pas forcément pour un emploi dans l’industrie extractive : « Les candidats viennent chercher aux Mines beaucoup moins une formation spécialisée que des lettres de noblesse d’ingénieur. Les mineurs trouvent leur voie dans tous les secteurs d’activité » (Fischesser 1961). C’est avant tout la perspective d’une belle carrière qu’offrent les diplômes de ces établissements.
Les Mines entendent donc maintenir « leurs caractéristiques de grandes écoles » et délivrent à leurs élèves, « parallèlement à une amorce de formation spécialisée, une solide culture scientifique et technique de base » (ibid.). L’enseignement en matière de relations humaines et sociales est réduit à quelques conférences et à des stages. Les débuts de la vie professionnelle sont pensés comme un complément de cette formation de classe. Les jeunes diplômés sont destinés à occuper un poste d’ingénieur d’exécution avant de « devenir très rapidement des cadres supérieurs » (ibid.) et, s’ils choisissent l’industrie minière, de conquérir les titres d’ingénieur divisionnaire, d’ingénieur principal, d’ingénieur en chef, voire de directeur.
Il y a peu de chances pour qu’un natif du bassin houiller lorrain fasse partie d’une de ces prestigieuses promotions. La région est en effet caractérisée par un important retard en matière de formation. Les événements de guerre et les mouvements migratoires n’ont pas joué en faveur des scolarités. En outre, une bonne part de la population est dialectophone, ne pratiquant la langue française que dans de rares circonstances, voire l’ignorant. Surtout, les collèges et les lycées sont très peu nombreux localement. Ni l’entreprise charbonnière, ni les collectivités territoriales n’ont vu l’intérêt de développer l’appareil de formation dans ce pays destiné à fournir des générations de mineurs. C’est donc à l’extérieur de la région, dans la « France de l’intérieur », pour reprendre l’expression alors utilisée, que sont recrutés les cadres supérieurs 1.
4En creux de cette importation de connaissances théoriques s’organisent les formations mises en place par l’entreprise, vouées exclusivement aux savoirs pratiques. Les centres d’apprentissage miniers offrent un enseignement très concret ; l’objectif de leur création était d’ailleurs moins de parfaire l’acquisition des compétences que de revaloriser une profession déconsidérée. La formation théorique est restreinte au profit des séances pratiques dans les mines-images et les quartiers-écoles, des cours de sport et des camps de randonnée. Les jeunes diplômés ne deviennent des mineurs confirmés qu’après avoir intégré les chantiers et avoir acquis les ficelles du métier, selon un parcours sensiblement identique à l’itinéraire des hommes qui débutent à l’âge adulte directement sur le tas. On dit couramment qu’il faut cinq années pour « faire » un mineur. C’est le temps nécessaire aux hommes pour « entrer dans le travail 2 », en saisir les aspérités, y ancrer des prises, développer de nombreuses habiletés, et notamment ce mélange de mémorisation, d’anticipation et de ruse désigné sous le nom de sens mineur.
Les agents de maîtrise sont issus des rangs des meilleurs ouvriers, ou plus exactement de ceux qui acceptent la promotion, car les refus sont loin d’être des exceptions. Ils sont au préalable testés au poste de chef d’équipe, pour évaluer leur aptitude au commandement. Ils doivent aussi témoigner d’un comportement idoine envers leurs supérieurs, s’ils veulent être sélectionnés pour intégrer le groupe des « employés » et grimper les échelons de la maîtrise – porion, porion de quartier, sous-chef porion, chef porion. Une cérémonie est orchestrée pour marquer ce moment charnière de la vie de travail, au cours de laquelle les promus reçoivent un « pic de porion », symbole de leur nouvelle position.
Un complément de formation est offert à ces mineurs sortis du rang. Les cours du premier degré, préparant à la fonction de porion, délivrent un « enseignement aussi concret et pratique que possible » (CECA 1956 : 369). L’enseignement du second degré, destiné aux futurs porions de quartier, est pensé sur le même modèle. La promotion n’est pas envisageable sans une certaine ancienneté, car un « garçon qui a décidé dès l’âge de 15 ans de devenir employé du fond se considère souvent comme un intellectuel et méprise les travaux manuels du fond. Il se crée un fossé entre les ouvriers et lui » (Consigny & Mabile 1953). Le recrutement doit être local, « du fait de la nécessité de connaître la mentalité, les habitudes, le caractère, parfois le parler des ouvriers de la région et les conditions d’exploitation » (Bizouard 1947). C’est au plus près des situations de travail que sont « fabriqués » les agents de maîtrise.
5Si chacun des échelons de l’édifice hiérarchique est signifiant, le monde HBL est stratifié en trois grandes catégories : ouvriers, employés et ingénieurs. Les vestiaires, les parkings, les bureaux administratifs sont distincts, tout comme le sont les horaires de travail et les modes de rétribution. Ces discriminations prolifèrent par l’intermédiaire de la longue liste des avantages offerts par l’entreprise, attribution de logement et de charbon, Sécurité sociale, retraite complémentaire, loisirs, etc. Toutes les prestations sont organisées en une triple formule et avec un sens du détail extraordinaire.
En se déployant dans de nombreux champs de l’existence, ce réseau de différenciation donne une large signification aux rangs. La position dont dispose un individu à son travail détermine celle dont il jouit dans la vie quotidienne, particulièrement s’il réside dans les logements de service, bien évidemment organisés en quartiers ou cités pour ouvriers, employés et ingénieurs. Soutenu par ces multiples distinctions, le titre hiérarchique se perpétue partout et pour tous, bien que les hommes côtoyés dans la vie extraprofessionnelle ne soient le plus souvent pas des subordonnés directs, voire travaillent dans d’autres sièges. L’ensemble de la famille est emporté par cette partition, désignant des femmes et des enfants de porion ou d’ingénieur.
A observer de plus près cette nébuleuse de discriminations, deux types de marqueurs apparaissent. Les salles de bains personnelles qui font office de vestiaire d’ingénieur ne peuvent être comparées aux armoires de porions placées en vis-à-vis des « pendus » d’ouvriers dans les bains-douches collectifs. La grande maison du cadre supérieur, dotée d’un jardinier et d’un chauffeur, n’a aucune commune mesure avec le bidet ou l’appareil de chauffage qui, dans certaines cités, permet de signifier le logement d’employé relativement à celui d’ouvrier. Les ingénieurs cumulent l’ensemble des éléments matériels et symboliques mobilisables dans l’aménagement de leur vie quotidienne et le caractère presque infini de ces prestations contraste avec les règles étriquées prévues pour différencier porions et ouvriers.
Les cadres supérieurs n’ont pas seulement plus de privilèges que les agents de maîtrise, ils ont autre chose, et cet ensemble de faveurs entérine la position déjà acquise par leur prestigieuse formation. Les petits plus accordés aux porions veulent créer une différence avec les ouvriers, mais veillent aussi à maintenir ces deux catégories reliées. Tout comme le recrutement et la formation, le marquage hiérarchique ne doit pas créer un fossé trop profond entre les hommes sortis du rang et leurs subordonnés. Ce ne sont pas trois, mais deux collectifs que dessine cette constellation de signes, confortant les clivages entre les mondes de l’expérience et de l’instruction 3.
6Les agents de maîtrise ne se contentent pas de ces marqueurs statutaires, ils multiplient les rituels politiques (Foucault 1993) pour mettre en scène leur différence. Emprunter une cage et un wagon spécifiques pour rejoindre le fond, manier ostensiblement son carnet et son crayon, rester à l’écart de l’action, parader avec son pic et son foulard de porion sont autant de façons de porter son titre. Les ordres sont donnés de la façon la plus abrupte et une extrême obéissance est de mise. Les incidents de production suscitent des volées de reproches, voire d’injures. Des amendes sont distribuées ou des primes sont supprimées à titre de sanction.
La souveraineté hiérarchique se heurte cependant à ces chantiers qui livrent d’aussi mauvaise grâce leur charbon. Les hommes qui manient outils et engins ne peuvent être maintenus dans le strict rôle d’exécutant et la réussite des programmes de production doit beaucoup à leurs inventions au fil des aléas techniques. Leur bonne volonté est d’autant plus nécessaire qu’ils savent se jouer des difficultés de contrôle pour « tenir les chefs » à leur façon.
Des alliances se jouent alors de personne à personne. Ouvriers et porions se livrent à des échanges, les uns monnayant les résultats de production, les informations et les bonnes idées, les coups de collier et les heures supplémentaires, les autres négociant les places dans les bons chantiers, les facilités de congé et de pointage, voire quelques verres après le poste. A la stricte comptabilité de ces dons et contre-dons se substituent parfois des poches régies par des rapports moins dissymétriques. Toutes ces transactions interindividuelles restent cependant secrètes et, parallèlement à ces aménagements de coulisse, le théâtre hiérarchique se perpétue.
« L’art du commandement », comme le nomment souvent les agents de maîtrise, est un double jeu engageant les hommes dans une succession de manœuvres périlleuses. Un porion se souvient d’un collègue qui distribuait des amendes à des ouvriers, puis leur versait en catimini les sommes retirées, c’est dire combien se comporter en chef tyrannique est à la fois impérieux et difficile. Il faut énormément de talents sociaux pour interpréter ce rôle complexe, savoir observer les personnes, jauger les situations, jouer la comédie, inventer des histoires, etc.
Les aptitudes techniques ne sont pas en reste. C’est en apportant la preuve de leurs compétences que les agents de maîtrise peuvent tirer leur épingle de cet embrouillamini. « Quand un porion avait des capacités et qu’il pouvait le prouver par A + B, il en imposait », explique un ouvrier retraité. Le pouvoir conféré par le titre est nié au profit de l’autorité gagnée par les talents techniques (Dodier 1995). Sans la démonstration régulière de cette excellence professionnelle, les responsables hiérarchiques sont sourdement méprisés, voire ouvertement contestés. Pour réussir en tant que chef, il faut pouvoir exceller en tant que mineur, tout en restant extérieur à l’action technique. Il s’agit vraiment de grand art…
7Privés de ces savoirs pratiques, les ingénieurs ne peuvent pas s’affirmer face aux ouvriers : « Un chef qui a travaillé sur le tas, ça passe, mais tous ces gratte-papier, ils ne connaissent pas le métier 4. » Ils sont considérés comme des hommes prétentieux, qui « ne savent rien et veulent toujours commander 5 ». On refuse le plus souvent de leur accorder le titre de mineur et on les taxe couramment de lâcheté. Quant aux connaissances sur la base desquelles ils ont acquis leur titre, leur utilité est farouchement réfutée. « Au point de vue des gaz, l’ingénieur l’a fait à l’école, mais qu’est-ce que l’ouvrier peut raconter sur les gaz ! Il faut être honnête, ils savent que c’est dangereux à un certain pourcentage, mais le mélange, comment ça se produit, ils ne peuvent pas répondre. Seulement, les ouvriers n’admettaient pas ça, pour eux, c’était la pratique, et le reste ils s’en foutaient », constate un ancien chef porion.
Les agents de maîtrise partagent largement le point de vue de leurs ouvriers. Mais, jour après jour, les activités de rapports et de statistiques les placent face à ces ingénieurs qui écrivent et calculent si bien. Même s’ils contestent l’intérêt de ces travaux de rédaction et de comptabilité, ils éprouvent les limites de leur instruction relativement à ces hommes si cultivés. Les ingénieurs imposent en outre souvent l’usage de la langue française, contraignant les porions à un parler et à une écriture malhabiles. C’est pourquoi un sentiment d’infériorité teinte le regard méprisant que portent les chefs de terrain sur les ingénieurs.
Ces derniers ne sont guère plus enclins à reconnaître les compétences de leurs subordonnés. S’ils peuvent écrire dans une revue professionnelle – qui ne sera jamais lue que par des pairs – qu’» un vieux mineur, un vieux porion en savent long sur la mine » ou que « la science de l’ingénieur est pour une large part dans l’expérience de ses cadres » (Bihl 1946), ils se gardent de montrer au grand jour l’importance de ces savoirs construits sur le terrain. Ces connaissances leur semblent de toute façon très secondaires, eu égard à la vision acquise par leur formation, sinon déjà par leur origine bourgeoise. « La mentalité de l’ouvrier est très différente de l’ingénieur, parce qu’il a reçu une éducation et des connaissances différentes. La grossièreté va de pair avec la rudesse d’un travail et leur valeur est souvent basse. Je ne fus pas choqué par cet état de choses parce que je m’y attendais », explique un étudiant de Polytechnique dans son rapport de stage dans les mines lorraines 6.
Puisque les uns et les autres ne parviennent pas à s’entendre sur la valeur de leurs savoirs, les échanges ne peuvent pas s’opérer comme plus bas sur l’édifice hiérarchique. Un profond fossé empêche hommes de terrain et hommes de bureaux de collaborer. La situation est explosive, même si ces tensions s’expriment sous la forme d’un épais mur de silence et de distance. Les savoirs construits par l’expérience sont aussi essentiels à la mine que les connaissances acquises par l’instruction, mais leurs détenteurs refusent de reconnaître leurs compétences respectives.
8Ces deux mondes qui s’affrontent sont néanmoins reliés par un rouage hiérarchique spécifique. Tandis que l’ensemble de l’édifice est conçu sur le modèle de la pyramide, l’ingénieur d’exécution n’a qu’un subordonné direct, le chef porion. Seules les relations nouées par ces deux hommes peuvent restaurer la circulation des informations, la transmission des ordres, la canalisation des volontés, en un mot assurer la bonne marche de l’exploitation : « Quand un ingénieur ne s’entendait pas avec son chef porion, c’était un fiasco complet 7. »
Les jeunes ingénieurs vivent des débuts de carrière plutôt épineux. Leur prestigieuse formation ne les aide guère dans l’exercice de leur fonction. Les premières tournées au fond les plongent dans un profond embarras. Si les gisements imprévisibles et les innombrables pannes les laissent perplexes, les hommes leur semblent encore plus difficiles à saisir. Les faits et les gestes de ces débutants sont en outre surveillés de très près. Leurs subordonnés sont à l’affût de leurs erreurs pour les transformer en commérages dépréciateurs. Parfois des pièges leur sont tendus pour les prendre en défaut. Des sobriquets sont inventés pour inscrire leurs impairs dans la mémoire collective et la presse syndicale rend compte de leurs bévues en des articles ironiques.
C’est auprès de leur chef porion que ces « jeunes blancs-becs » peuvent trouver les moyens de redresser leur fâcheuse situation : « La mine c’est un art, donc on apprenait notre métier de mineur auprès des chefs porions. Ils jouaient un peu le rôle de père, ils sentaient très bien qu’ils avaient ce rôle de formation à faire auprès des ingénieurs 8. » L’âge de ces agents de maîtrise, souvent quinquagénaires, facilite ce rapport d’initiation. Cette position de mentor extrait les connaissances pratiques de l’obscurité dans laquelle elles sont généralement confinées et, ce faisant, encourage les chefs porions à reconnaître les savoirs livresques : « Un ingénieur qui vient, il ne sait pas grand-chose, mais il connaît autre chose. Quelquefois, il y avait des choses dont on n’était pas au courant du point de vue calcul, vous n’aviez plus la formule en tête, c’est là que, voilà, on admettait qu’ils avaient raison 9. » Ainsi peut se créer un espace d’échanges entre hommes de l’expérience et de l’instruction.
9Un partage se dessine, attribuant les disciplines minières au chef porion ou à l’ingénieur, selon qu’elles font plutôt appel aux méthodes empiriques ou scientifiques. La collaboration des deux hommes est cependant bien plus qu’une répartition des domaines techniques. Ces professionnels croisent leur regard respectif sur les chantiers, l’un se penchant sur les singularités des terrains, l’autre se concentrant sur leurs propriétés généralisables, l’un pensant à la réalité immédiate, l’autre visant la planification à long terme, l’un déployant son sens mineur, l’autre engageant ses capacités de calcul.
Par contre, les ingénieurs abandonnent bien volontiers à leurs aînés cet art du commandement si impénétrable : « Certains chefs porions étaient tout de même des types extraordinaires, qui avaient une puissance de commandement et qui tenaient les gens je ne sais pas comment ! Par tous les moyens 10 ! » Dans les chantiers du fond comme dans les bureaux au jour, ces hommes de caractère se chargent principalement de diriger ouvriers et porions. En échange, les jeunes diplômés assurent les relations avec les cadres supérieurs. Le quant-à-soi des deux mondes peut ainsi se perpétuer.
Si l’organigramme fait du chef porion un subordonné de l’ingénieur, la réalité montre donc un couple de partenaires, et même un rapport inversé. « Les ingénieurs étaient là, mais il faut reconnaître, le gros du boulot, c’était pour le chef porion », déclare un cadre supérieur, tandis qu’un de ces surhommes de terrain se souvient : « L’ingénieur avait ses données, ses choses à faire, mais j’étais quand même le patron. » Les connaissances acquises par l’instruction conservent cependant leur caractère majoré. Même s’ils ont formé ces hommes très cultivés à l’art de la mine, les chefs porions ne peuvent s’empêcher de les considérer comme supérieurs : « Herringenieur 11, c’est resté. Moi je trouve cela normal qu’il reste un peu de respect, l’ingénieur, tout de même, avec les études qu’il a faites 12 ! » Les apparences sont ainsi sauvegardées. Tout en se reposant pour l’essentiel sur ces hommes très expérimentés, les cadres maintiennent le prestige de leur instruction et de leur fonction.
Ce semblant d’équilibre ne perdure que pendant la période de rodage des ingénieurs et, au terme de quatre ou cinq années, le couple est défait. Le chef porion doit rester en place, dans le contexte singulier où il a échafaudé son art de la mine et du commandement.
Le jeune ingénieur est muté, même s’il n’a pas encore été promu à une fonction supérieure, pour compléter sa formation dans un nouveau secteur. En gravissant les échelons, il intègre un monde exclusivement composé de pairs, abandonnant à des cadres nouvellement embauchés l’essentiel de ce jeu de relations avec les hommes de terrain.
10L’arrivée d’un ingénieur dans le bassin enclenche une succession de dîners d’accueil et de visites d’arrivée, emboîtée à la vie d’étudiant par les liens qui associent les anciens des différentes grandes écoles. Peu à peu se tissent des relations régulièrement réactualisées par des pots de promotion, des sorties, des bals. Les épouses de cadres supérieurs participent à certaines de ces rencontres et même composent des assemblées exclusivement féminines : « Madame le chef de siège recevait tel jour, en principe, il fallait y faire acte de présence, il valait mieux y être vue 13. » Les échanges de services prolongent ce réseau de relations alignant vie de travail et existence quotidienne, au point d’engager l’avenir professionnel : « Une femme d’ingénieur ne peut pas rester en retrait, sinon on ne fait pas carrière 14. »
Cette vie sociale se déroule dans un entre-soi exemplaire. « C’est un milieu très fermé, on se recevait entre ingénieurs, mais on ne voyait pas les commerçants ou les autres professions », rapporte un ancien directeur. « On vivait tout de même comme dans une espèce de colonie », explique même un autre. Régulièrement, les cadres s’échappent de ce « désert culturel 15 » pour des sorties à Metz, Nancy ou Strasbourg. Au terme de leurs années de service, ils ont pour coutume de quitter le bassin, retournant dans leur région d’origine ou « posant leurs bagages 16 » sur la Côte d’Azur ou dans une grande ville.
L’instruction de ces hommes les marque d’emblée dans leurs rapports avec les gens de la région. La confrontation des modes de vie suscite une série d’oppositions, théâtre/cinéma, chasse/ pêche, personnel de maison/travail domestique, etc. Même la vie religieuse ne parvient pas à atténuer ces différences. Les usages linguistiques confortent cette ségrégation. Les cadres et leurs épouses ne pratiquent que très rarement la langue allemande, et encore moins souvent le dialecte, et ce clivage creuse d’autant plus le fossé qui les sépare des autochtones.
Certes, il est souvent demandé aux cadres supérieurs de « vivre avec la région », selon l’expression consacrée à cette dimension du travail d’ingénieur, c’est-à-dire de s’investir dans les sociétés de loisirs ou professionnelles. Mais c’est à titre de président ou d’invité d’honneur que ces hommes participent à la vie locale et ces pratiques rajoutent encore à leur distinction. De leur arrivée dans la région jusqu’à leur départ, ils agissent comme des êtres ontologiquement différents.
Les autochtones interprètent ces usages comme un jugement de valeur, qu’ils intériorisent ou qu’ils mettent à distance par des sarcasmes. « Les ingénieurs arrivent le nez haut avec une valise et repartent avec un camion », dit le verbe populaire, en désignant des hommes « qui sont venus gradés et qui se sont fait une situation », « qui venaient faire du fric, qui ont pris toutes les places et qui repartaient ensuite », bref des individus qui ont accumulé capital économique, social et symbolique aux dépens d’une région.
11Les agents de maîtrise partagent peu ou prou le mode d’existence des ouvriers. Les quelques bals ou activités organisés aux casinos des employés n’ont pas de relais qui permettraient de développer une sociabilité particulière : « Les porions étaient coincés entre les ouvriers et les intellectuels. L’ouvrier pouvait aller boire un coup partout, mais le porion avait peur, si la conversation tournait autour du boulot. Et dans les endroits sélects, c’était trop pour eux. Financièrement, ils pouvaient, mais ils ne pouvaient pas tenir la conversation 17. » Les relations de parenté sont aussi un obstacle à la constitution d’une véritable classe. Ouvriers et agents de maîtrise sont fréquemment alliés par le sang ou par le mariage. Ils attachent une grande importance à la « vie de famille », cette succession d’échanges et de rencontres de la parenté élargie à laquelle le changement de statut ne met pas fin, même s’il suscite quelques tensions, faisant du travail un sujet à bannir des discussions familiales.
Pour tout de même marquer une distance avec les ouvriers, les promus s’engagent fréquemment dans des comportements de prestige. Achat d’une voiture, renouvellement du mobilier ou de la garde-robe, les signes sont multipliés pour exhiber sa nouvelle position. Les femmes jouent un rôle essentiel dans ces conduites ostentatoires. Elles peuvent porter le titre de leur mari avec une profonde conviction, parfois supérieure à celle de leurs époux. Celles qui refusent de rentrer dans ce jeu sont même rappelées à l’ordre : « Ces dames d’employés m’ont dit que je ne savais pas tenir mon rang 18. » Mais le « standing » imaginé par les porions ou leurs épouses se construit relativement à des normes largement partagées par les ouvriers. Les agents de maîtrise ne parviennent à établir qu’une différence de façade et ils sont maintenus dans un entre-deux qui les contraint à sans cesse réaffirmer leur position.
Même s’ils ne modifient pas leur mode de vie, ils demeurent marqués par leur statut. Leur ascension sociale les place en marge, d’autant plus qu’elle est entachée de soupçons d’amoralité. Ont-ils conquis leurs « galons » par leurs qualités personnelles ou par des comportements illégitimes, en « faisant trinquer les ouvriers » ou en « léchant les bottes des gradés » ? Deux figures d’agents de maîtrise émergent auprès des ouvriers, le petit notable encore respecté, avec lequel il est utile d’échanger pour obtenir des faveurs, et l’homme seul perdu par son ambition, évité avec soin et ouvertement méprisé une fois l’heure de la retraite sonnée.
12Si les hommes de l’expérience et de l’instruction ont des modes de vie différents, ils sont emportés dans un même parcours exigeant. Les manifestations tyranniques dégringolent en cascade les différents échelons hiérarchiques, sans épargner le haut de l’édifice : « Il y a des porions qui perdaient les nerfs, ils tombaient malades, c’étaient les porions qui ont pris, et même la maîtrise supérieure a pris, et même les ingénieurs, ils étaient accablés par les directeurs 19. » Aux pressions verticales s’ajoutent de fortes concurrences horizontales. Les places de chef sont chères, d’autant plus que la filière de l’exploitation constitue la « voie royale » de l’entreprise, synonyme des plus belles carrières et des plus beaux salaires.
Ce tissu entrecroisé de relations tendues tient les mineurs dans la constante obligation de réussir dans la réalisation des programmes de production et de tenir leur rôle dans le théâtre hiérarchique. Les moins talentueux ou les moins ambitieux doivent se contenter d’une affectation dans les services annexes ou fonctionnels : « Si ça ne marche pas, le lendemain vous êtes parti, vous êtes tout de suite enlevé de la scène, ça veut dire mis […] à la formation ou à la sécurité ! Il faut que tout le temps, à chaque moment, vous soyez à la hauteur de votre renommée de chef 20. »
La carrière emmène les ingénieurs vers des responsabilités toujours plus décentrées de ces chantiers dans lesquels ils ont conquis leurs premières promotions. Mais c’est sur la base de cette expérience qu’ils peuvent gagner les sommets de la hiérarchie. Les chefs de siège et les directeurs sont toujours choisis, ou presque, parmi les anciens exploitants. Cette organisation des parcours est légitimée par les exigences de la fonction, problèmes de production, difficultés de commandement, risques encourus par sa personne ou par son personnel. Les responsables des autres services ne manquent pas de protester. Mais par la succession de mineurs au sommet de l’entreprise, les principes de cette voie royale sont reproduits.
Les hommes de terrain à qui ces ingénieurs doivent une bonne partie de leur réussite ne sont pas oubliés, puisqu’ils peuvent se targuer d’une plus belle carrière que leurs collègues des autres services. Des faveurs sont aussi accordées à ceux qui ont contribué personnellement aux parcours des cadres, et notamment aux chefs porions. « J’en ai formé des ingénieurs, moi si je veux avoir quelque chose, je peux tout avoir », prétend ce retraité qui s’occupe régulièrement de « régler des affaires » pour des parents, amis ou voisins. Il est de tradition parmi les cadres d’évoquer leur mentor dans les discours de départ à la retraite, et cette marque de reconnaissance peut suffire à combler de bonheur les chefs porions.
13Tous ne se sont cependant pas contentés de ces témoignages d’estime, et des agents de maîtrise ont, avec de multiples précautions, demandé à devenir aussi ingénieur. A la fin des années 1950, un cours du troisième degré est créé, cette fois largement consacré aux connaissances théoriques. Si les porions considèrent cette formation comme « une passerelle intéressante pour conduire aux fonctions d’ingénieur 21 », les cadres semblent avoir hésité, interrompant cette expérience jusqu’en 1965. Trois élèves seulement de cette première promotion sont devenus ingénieurs, bien qu’à cette période une vive pénurie de cadres supérieurs soit déplorée sur le marché du travail et que de nombreuses démissions soient enregistrées dans les rangs des ingénieurs lorrains.
Certains cadres défendent également l’idée de multiplier les nominations d’hommes sortis du rang. Cette volonté d’ouvrir le groupe est cependant motivée par des intérêts propres, comme l’explique le syndicat des ingénieurs FO : « Il faudrait faire accéder davantage d’agents sortis du rang aux échelles 1, 2, 3, 4. Cela comblerait les vides dus aux difficultés de recrutement, permettrait aux ingénieurs sortant des écoles d’accéder plus vite aux échelles 4, 5, puisque les basses échelles à encadrer seraient garnies par du personnel qui peut y terminer sa carrière. En outre, une des raisons du départ des jeunes ingénieurs, l’étouffement dans des postes subalternes, serait supprimée 22. »
Le clivage a finalement cédé au milieu des années 1960 23. Non seulement le cours du troisième degré est rouvert, mais une procédure est également créée pour envoyer chaque année deux ou trois hommes sortis du rang au Centre d’études supérieures industrielles de Paris, dans le but de préparer un diplôme d’ingénieur en deux ans et aux frais de l’entreprise. La passerelle entre les mondes des employés et des ingénieurs est désormais organisée, mais elle est fondée sur l’acquisition d’un supplément d’instruction, laissant la valeur de l’expérience inchangée. Si elle a permis à quelques hommes de terrain de devenir ingénieur, elle a offert à tous les hommes de bureaux encore de plus belles carrières, multipliant presque par deux la fréquence de leurs promotions.
Même dotés d’un diplôme d’ingénieur, les hommes de l’expérience peinent à intégrer le monde de l’instruction. « Il y avait quand même une coupure, une coupure double, il y a l’ingénieur sorti du rang, qui ne sort pas d’une grande école, mais il y avait aussi la coupure de la langue, ces ingénieurs sortis du rang parlaient souvent le français un peu juste », remarque un ancien directeur. Un de ces cadres stigmatisés par leur origine parle d’un « mur très difficile à escalader », racontant la nécessité d’un travail acharné pour « compenser », ainsi que les affres de l’apprentissage d’un nouveau mode de vie. Rares sont ceux qui franchissent cette étape avec brio, et ils sont nombreux à rester tout en bas de la hiérarchie des ingénieurs, à cet échelon qu’on appelle parfois « sous-ingénieur ».
14Malgré tout ce qui les sépare, agents de maîtrise et ingénieurs d’exploitation partagent le sentiment d’avoir appartenu « 24 heures sur 24 à la mine 24 ». Longues journées, heures supplémentaires du week-end, appels téléphoniques au milieu de la nuit, le travail ne les lâche pas. Le logement de service les maintient à proximité des puits et dans une disponibilité de tous les instants. Les cadres doivent également se soumettre à des exigences spécifiques à leur catégorie, charges associatives et « devoirs de réception ». Ces contraintes laissent peu de temps pour s’investir dans d’autres champs sociaux. Elles affectent même la participation à la vie familiale, empêchant souvent de répondre présent aux rendez-vous de la solidarité conjugale et parentale.
Non seulement les horizons sociaux sont rétrécis, mais ils sont aussi colonisés par la référence professionnelle. Le titre inscrit porions et ingénieurs dans une catégorie dont ils ne peuvent se soustraire, il prescrit des normes auxquelles ils doivent se conformer, même si personnellement ils réprouvent cette ségrégation et ces pratiques. Les liens de travail se mêlent aux relations d’amitié, de parenté, de voisinage, en une combinaison qui fait converger vers un espace unique toutes leurs relations et qui tend à faire retentir chacun de leurs actes sur l’ensemble de leur vie. Le rôle professionnel domine l’existence et il est difficile de s’en affranchir, comme le font les ouvriers dès qu’ils quittent les lieux productifs.
Les hommes peuvent consentir à cette emprise, voire la valoriser. Le travail est alors pensé comme une responsabilité qui ne saurait connaître de limites. Les différents domaines de la vie fusionnent en une perception globalisante de l’existence. « J’ai fait les étages 342-353-432-480-560-660-750-850-950 et 1050, ce sont les étages de ma vie », déclare un ancien chef porion dans un texte de témoignage. « Sa fosse est tout pour lui ; pour elle sa dernière pensée en s’endormant, son premier coup de téléphone au réveil ; il vit par et pour le charbon ; il ne pense plus qu’au charbon », écrit un ingénieur (Bihl 1946). L’activité professionnelle n’est plus considérée en des termes contractuels, elle tend à se privatiser et à engloutir l’ensemble de la personne.
D’autres vivent de manière négative ces contraintes professionnelles. Le travail est alors perçu comme une lourde charge, perturbant la vie privée, complexifiant les relations extraprofessionnelles, privant du droit de disposer de sa personne pendant son temps libre. « Quand vous êtes à l’exploitation, vous n’avez plus de vie familiale, le téléphone sonne à n’importe quelle heure de la nuit », rapporte un ancien ingénieur. « C’était inhumain cette méthode, vous étiez à peine rentré à la maison que quelqu’un sonnait pour dire : il faut redescendre », explique un ancien porion. Le travail et le hors-travail sont considérés comme des domaines séparés, qui entrent en conflit sous l’effet de cette définition extensive des devoirs professionnels.
15Ces deux façons de considérer le rapport entre le travail et l’existence sont liées à deux manières de regarder l’activité professionnelle. Les hommes qui tracent une équivalence entre leur personne et leur métier valorisent plutôt le contenu de leur travail. Salaires et avantages sont considérés comme secondaires. Le travail apporte des satisfactions propres, au premier rang desquelles est placée la possibilité d’agir sur le monde et d’y imprimer sa marque personnelle : « A chaque descente, il voit avec une petite pointe d’orgueil sa pensée s’imposer davantage, et modeler un peu plus le petit royaume à lui, sis à 500 mètres sous terre » (Bihl 1946). L’avancement de la carrière est avant tout considéré comme le moyen de « s’épanouir » encore plus dans son travail, en régentant le présent et l’avenir d’un nombre plus important de personnes, d’installations, d’institutions.
Ces hommes perçoivent les difficultés spécifiques à la mine comme des défis intensifiant l’expérience professionnelle. « Qu’est-ce qu’il y a de plus beau que de faire une opération, de pouvoir dire : je suis tombé sur tel os, j’ai pris cette décision et j’y suis arrivé ? Ça c’est formidable ! » s’enflamme un ingénieur. Les faces les plus sombres du métier sont occultées et la mine est réenchantée, avec l’éloge de son « âcre poésie », de son « combat contre une nature rebelle », de son aspect « aventureux » ou « viril », de sa « solidarité extraordinaire », de sa « communauté particulière » 25. La vocation ou l’attachement progressif, mais irrésistible, sont convoqués pour expliquer le choix de ce métier d’exception.
A l’opposé de ces « fanatiques du charbon », d’autres valorisent surtout les contreparties de l’activité professionnelle, salaires, avantages en nature et statut social. Le travail n’a pas ou peu de valeur en lui-même, seuls ses bénéfices peuvent lui donner du sens. Ces hommes veulent aussi agir, mais sur la vie de leur personne, de leur famille, et tout particulièrement de leurs enfants. S’il leur est impossible de demeurer en retrait – ils ne resteraient pas alors à l’exploitation –, leur engagement dans le travail vise avant tout à perpétuer la prospérité de leur foyer. La promotion est surtout considérée comme le moyen d’obtenir des biens matériels et symboliques supplémentaires, pour s’accomplir encore plus en dehors de l’activité professionnelle.
Ces hommes ont plutôt une perception désenchantée de la mine. La dureté des relations est considérée comme insoutenable, qu’il s’agisse des rapports verticaux ou horizontaux. Le risque est également central dans cette vision négative de l’activité. L’humiliation, la rancune, le dégoût, les angoisses, la peur, le remords hantent les témoignages de ces hommes, sans parvenir toujours à s’exprimer. La frontière érigée entre travail et hors-travail permet de mettre à distance cette expérience jugée indigne de sa personne, de se composer d’autres rôles sociaux, ou du moins de tenter de le faire. Le défaut d’emplois alternatifs à la mine est souvent mis en avant pour justifier son orientation professionnelle.
16Les agents de maîtrise sont incontestablement plus nombreux à adopter cette dernière approche. La division spatiale du travail (Lefebvre 2000) a verrouillé leur horizon professionnel et c’est souvent pour rester dans la région qu’ils ont consenti à embrasser ce « dernier des métiers ». En devenant porions, ils ont le sentiment d’» avoir fait quelque chose », de s’être extraits de cette condition dévalorisée qu’est la profession d’ouvrier mineur. Pour autant, leur position a une valeur mitigée, entachée par le regard des ouvriers, et surtout par celui des ingénieurs. La hiérarchisation des savoirs, des langues, des origines, des modes de vie, des fonctions forge une conscience d’infériorité à laquelle il est difficile d’échapper. Certains y parviennent cependant, parmi lesquels des chefs porions, qui peuvent puiser dans les relations nouées avec les cadres pour construire une vision positive de leur vie professionnelle.
Les ingénieurs perçoivent plus volontiers leur travail comme une expérience autolégitimée. Leur passage dans une grande école est central pour leur conférer un sentiment de supériorité, à peine écorné au début de l’expérience professionnelle : « C’est ça la mine ! Combien de jeunes ont ce cri douloureux, à peine passé les premiers contacts avec le métier » (Bihl 1944). Les ingénieurs ont cependant des possibles professionnels relativement nombreux, facilitant les démissions, d’autant plus qu’ils ont déjà quitté leur région d’origine. Ils peuvent éprouver un certain complexe vis-à-vis des cadres en fonction dans les branches plus « techniques » ou plus modernes, ou regretter de devoir vivre loin des grandes villes, mais la plupart s’en accommodent. Il n’en demeure pas moins qu’il y a aussi des ingénieurs insatisfaits.
Ces lectures du travail ne constituent de toute façon que deux pôles autour desquels s’organisent les représentations. Elles sont retravaillées par chaque individu, se combinent aux attentes des épouses, s’entremêlent pour certains en des sentiments complexes, évoluent pour d’autres au cours de l’existence, se transforment avec l’histoire de l’entreprise. Elles ne se construisent pas seulement au sein de l’univers minier, mais aussi en interaction avec d’autres milieux de référence, et tout particulièrement ceux des proches – parents, anciens camarades de classe ou de régiment, voisins, etc. (Gribaudi 1987).
Ces paysages professionnels sont multiples. Le bassin houiller lorrain est un espace de brassage, mêlant des hommes d’origines extrêmement diverses, surtout lorsqu’ils sont appréhendés sur plusieurs générations. Les Ecoles des mines ou autres établissements supérieurs ne peuvent pas non plus être considérés comme recrutant dans un milieu homogène et figé. Il faudrait donc pouvoir interroger les nombreux horizons de travail concomitants pour pouvoir préciser les perceptions des porions et ingénieurs d’exploitation.