Traduit de l’anglais par Frédéric Sarter
1À quelque distance, Astana se présente au regard comme une distorsion radicale de la vaste étendue plane de la steppe. Les gratte-ciel, serrés en grappe sur la rive gauche, forment un accent vertical remarquablement tranchant, qui vient rompre brusquement la monotonie du lointain horizon. Conformément à cette géométrie du paysage lui-même, l’opinion publique du Kazakhstan a clairement conscience qu’Astana est un site qui se distingue nettement de tous les autres lieux qui composent le pays, un lieu franchement à part. Une plaisanterie que m’a un jour racontée un de mes amis, Kirill, illustre bien ce trait : « Un groupe d’amis voyagent d’Almaty à Moscou. Ils passent de longues heures dans le train, et à travers les fenêtres il n’y a rien d’autre à voir que la steppe.
- 1 La recherche dont il rend compte a été rendue possible grâce au Marie-Curie Early Stage Training ne (...)
- 2 La ville s’est appelée Tselinograd entre 1961 et 1992, puis Aqmola de 1992 à 1998, et enfin Astana (...)
2Ils s’ennuient : la steppe, la steppe, la steppe… Et puis soudainement, voici Astana… » La voix de Kirill monte alors d’un ton, pleine d’excitation, tandis qu’il mime avec des gesticulations animées : « Oh ! Regardez ! Astana ! » Puis le calme retombe dans sa voix, tout aussi rapidement : « Et puis de nouveau la steppe, et la steppe, et la steppe… » Cet article1 s’attache à décrire les nouvelles formes du bâti à Astana, la capitale du Kazakhstan2, en les examinant comme projet à la fois symbolique et politique. J’y soutiendrai qu’à Astana, la matérialité et l’imaginaire se combinent de façon à produire, à littéralement manufacturer, un site caractéristique, détaché des réalités quotidiennes du Kazakhstan d’aujourd’hui, une « hétérotopie » (Foucault 1984) qui attire à elle des migrants de tout le pays, portés par la perspective d’un avenir meilleur pour eux-mêmes.
3Il existe en quelque sorte deux Astana distinctes, bien qu’on ne puisse guère penser l’une sans l’autre : l’une, la ville « vécue », avec toute la diversité des relations sociales et des formes matérielles, qu’elles soient anciennes ou nouvelles ; et l’autre, une image de ville, une ville imaginée, « le dessein d’Astana ». Ces deux villes influent l’une sur l’autre, et dépendent étroitement l’une de l’autre, si bien qu’il est souvent impossible de déterminer si telle ou telle forme matérielle, ou tel acte social, relève de la première ou de la seconde. Il s’agit plutôt de deux aspects d’une seule et même réalité sociale dans sa complexité.
4Les vastes implications, en termes d’effets politiques, de la construction d’Astana équivalent, c’est l’argument que j’avancerai, à un « effet d’État » (Mitchell 1999) : le chantier offre au regard des citoyens / de l’opinion publique la preuve performative de l’existence, du fonctionnement, du développement et, par conséquent, de la légitimité de l’État. De plus, la temporalité dans laquelle cette construction s’inscrit a un effet de conservation sur les relations de pouvoir : en matérialisant l’avenir, elle suspend le présent dans les limbes, assurant ainsi la pérennité des arrangements actuels du pouvoir.
5Il faut poser ici quelques conditions préalables. En premier lieu, mon attention se reconcentrera sur les raisons du succès d’Astana, dans la mesure où elle parvient effectivement à captiver l’imagination des citoyens du Kazakhstan. De ce présupposé semblerait résulter un regard biaisé en faveur des aspects les plus « roses » de la situation ; il est évident que dans la réalité, on trouvera parmi la population d’Astana, ancienne ou récente, bien davantage d’incertitudes, de malaises et de critiques que cet article ne le laisse paraître. Les mêmes formes architecturales que je décris ici comme inspirant « ravissement » et « enthousiasme » aux nouveaux habitants d’Astana, sont simultanément le point focal de critiques populaires acerbes quant à l’économie politique du pays (voir Buchli 2007), un thème que je n’évoquerai que très brièvement dans la toute dernière partie.
6En second lieu, si j’analyse ici les effets politiques de l’environnement bâti à Astana, ces effets ne doivent pas être confondus avec les intentions des décideurs économiques et politiques. Bien que les effets que je décris soient, de fait, largement au bénéfice de l’élite au pouvoir, je ferai preuve de prudence plutôt que de m’avancer à suggérer, sans avoir mené auparavant toutes les recherches appropriées, que des individus spécifiques ont planifié les choses exactement telles qu’elles fonctionnent.
7Dans les pages qui suivent, je commencerai donc par présenter l’idéologie officielle d’Astana, en ébauchant les grandes lignes du contexte historique récent, indicatif des besoins sociaux auxquels cette idéologie vient répondre. Je décrirai ensuite un peu plus en détail les nouveaux quartiers de la ville, avant de proposer une analyse sémiotique de l’impact que ces édifices, et leurs reproductions visuelles, semblent avoir sur l’imagination des citoyens. Cette analyse sera à son tour reliée à des considérations sur les idéaux suivant lesquels se conçoit localement la vie moderne.
8Par une chaude matinée, le 6 juillet 2009, plusieurs milliers de personnes s’étaient rassemblées au pied du monument à la Terre kazakhe, pour assister à un spectacle baptisé « Astana, la musique de la vie », point culminant de trois jours de célébration du « Jour d’Astana ». Auparavant célébré localement en tant que « Jour de la ville », le Jour d’Astana avait été élevé au rang de fête nationale en 2008.
9Le monument lui-même, inauguré en 2008, est une stèle de marbre de quatre-vingt-onze mètres de haut, avec un genre d’aigle doré (samruk) qui déploie ses ailes à son sommet. En arrière du monument se dresse le palais de l’Indépendance, un bâtiment de verre d’un bleu profond, recouvert d’un treillis de tubes blancs qui rappellent la structure d’une yourte, et juste à côté, dans les mêmes tons, le futuriste palais de la Créativité, en forme de cratère. Face au monument, à quelque quatre cents mètres de distance, l’une des icônes d’Astana s’offre au regard au milieu d’un paysage artificiel de vertes collines doucement vallonnées, de fontaines et de ruisseaux : le palais de la Paix et de la Réconciliation, également connu, plus simplement, comme « la Pyramide ». Toute cette zone, naguère couverte de petits lopins de terre et de datchas de banlieue, demeure à ce jour encore un peu périphérique, aux marges sud de la ville, bien qu’elle soit destinée à en devenir le centre lorsque le plan d’expansion de la capitale sera achevé, vers 2030.
10On annonça l’arrivée imminente du président Nazarbayev. Le public se leva pour le regarder prendre place, et l’accueillit par une ovation. Le spectacle put alors commencer, au son des cloches battant à la volée. Des personnages, vêtus de ce qui semblait être des tenues d’ouvriers du bâtiment, firent leur apparition sur scène, de plus en plus nombreux, jusqu’à être près d’une centaine, dansant tandis que de grandes silhouettes architecturales se mettaient en mouvement pour former progressivement des édifices complets. La musique était forte, agressive, euphorisante et triomphante, une danse de guerre industrielle, qui incorporait les sons d’un chantier de construction. De temps à autre, des panaches d’étincelles et de fumée jaillissaient de tuyaux accrochés très haut sur les échafaudages de la scène. Tout cela dura un bon moment. Puis, le grand tableau représentant des guerriers tomba à terre, révélant un autre décor, une carte géante d’Astana, déclinée en tons de vert, surmontée d’un gigantesque blason de la ville et d’une inscription en grandes lettres rouges proclamant « Joyeux anniversaire, Astana ! », en kazakh. En arrière-plan de cette représentation théâtralisée des chantiers de construction, on pouvait voir de véritables édifices en chantier, des échafaudages et des grues.
11Quand ces scènes de « construction » furent achevées, vint le moment du discours du président. Noursoultan Abichevitch Nazarbayev s’exprima en kazakh et en russe. Il dit que le Jour d’Astana était une « véritable fête » pour la nation, qu’on célébrait à travers tout le pays. Puis il parla du rôle économique d’Astana : il évoqua les emplois créés, la part croissante que la ville prenait au produit national brut, et comment elle stimulait le progrès économique à l’échelle du pays. Il souligna qu’Astana était « le centre du Kazakhstan, de l’Asie centrale, et de toute l’Eurasie ».
- 3 Suivant en cela l’auteur, qui parle tantôt de « Kazakh », tantôt de « Kazakstani », il a semblé jud (...)
12Il ajouta qu’il trouvait « profondément symbolique » le fait que le spectacle fût donné devant le monument à la Terre kazakhe, et entre le palais de l’Indépendance et celui de la Paix et de la Réconciliation. Ceci, dit-il encore, reflétait les valeurs fondamentales, éternelles des Kazakhs3 : d’abord, la terre, qui s’est toujours montrée hospitalière à plus d’une centaine de nationalités ; ensuite, l’indépendance ; et enfin, la paix et la concorde au sein de la population. Il affirma que « nous » avions accompli l’impossible : construire une ville nouvelle, en pleine steppe, en à peine plus d’une décennie. Par conséquent, poursuivit-il, « nous » étions parés à faire face à tous les défis, et l’avenir du Kazakhstan s’annonçait « encore plus radieux » que le présent. Pour finir, il exprima à Astana et à tout le pays ses vœux de bonheur, de prospérité, leur souhaitant de se développer encore davantage.
13Le message transmis par la performance scénique que je viens de décrire est transparent, et il coïncide tout à fait avec les points clés du discours présidentiel : l’œuvre de construction à Astana revient à développer le Kazakhstan tout entier, il s’agit de construire l’État à travers les chantiers de construction. L’une des affirmations fondamentales de la rhétorique officielle au Kazakhstan, depuis le milieu des années 1990, a toujours été de maintenir que transférer la capitale de l’État nouvellement indépendant près de mille kilomètres plus au nord et bâtir un nouveau carrefour économique en lieu et place de ce qui n’était alors qu’une ville industrielle de taille moyenne et un peu endormie, allait permettre de relancer le développement économique et social du pays, puis de le poursuivre sur cette lancée. Le président Nazarbayev détaille ainsi les raisons qui ont fait mûrir en lui une telle décision dès 1992, alors que moins d’un an s’était écoulé depuis la déclaration d’indépendance du Kazakhstan :
Le pays avait besoin d’une percée patriotique, d’une prouesse, […] à la hauteur des réalités nouvelles : le renforcement de l’indépendance, la construction de l’État, l’approfondissement des transformations socioéconomiques et politiques. Et nous étions persuadés que le transfert de la capitale […] pourrait, à bien des égards, faciliter l’accomplissement de ces objectifs. (Nazarbayev 2006 : 350.)
14Un peu plus loin, Nazarbayev évalue les résultats de la « percée » induite par le déplacement de la capitale, soulignant les vertus forgées à travers cet effort de construction :
La relocalisation de la capitale est devenue un pivot dans la création de l’idéologie d’État. […] Aujourd’hui Astana devient un symbole de la montée en puissance de l’État. […] Les idées de patriotisme et de vertu civique [grazhdanstvennost’] reçoivent leur contenu grâce à l’exemple que donne la construction de la ville. Des milliers de jeunes gens, garçons et filles, viennent dans la nouvelle capitale en quête de perspectives. (ibid. : 357.)
15Le président assimile avec insistance la construction de nouveaux quartiers à Astana au processus de mise en place de l’État. Cette proclamation, comme d’autres qui vont dans le même sens, s’enracine bien au-delà des écrits du président : de telles affirmations sont largement répandues dans les médias, dans les déclarations des représentants de l’État et des sommités, ainsi que dans un large courant de publications académiques ou grand public.
16Au début et au milieu des années 1990, au Kazakhstan comme partout dans l’ancienne urss, non seulement le besoin de solutions pour soulager la sévère crise économique et apporter un peu d’espoir se faisait cruellement sentir, mais la remise en cause touchait jusqu’à la viabilité même de l’État en tant que cadre d’organisation de la vie sociale. Cette période a communément été vécue, et c’est le souvenir général qu’on en garde encore aujourd’hui, comme un temps de déclin, d’atrophie, de privations, de perte accélérée des garanties protectrices, et de remise en question, sinon d’abolition pure et simple, des valeurs précédemment considérées comme allant de soi (Nazpary 2002 ; Alexander 2004, 2009). Prenons par exemple le souvenir rapporté par Olga, qui au moment où l’urss venait d’être dissoute et où un Kazakhstan indépendant se mettait en place, débutait sa carrière dans le génie civil et fondait une famille dans la ville industrielle, durement frappée, de Temirtau :
Tant qu’on avait encore de l’argent… ça n’allait pas si mal… Et puis tout s’est mis à disparaître des rayons des magasins… Il y avait de l’argent, nous recevions toujours nos salaires, mais il n’y avait rien dans les magasins ! […] C’était l’asile de fous complet, cette époque, vraiment !… Et puis l’argent aussi a disparu. Je veux dire, il n’y avait plus de billets. Nous recevions toujours nos salaires, d’une certaine façon… Ils nous faisaient ces livrets de coupons. […] Pour ma part, j’avais complètement perdu la notion même de l’argent. Je n’avais plus aucun sens de la valeur des choses.
17À Tselinograd, comme Astana était alors appelée, un certain nombre de grands établissements industriels furent fermés, démantelés ou divisés, ce qui avait une incidence directe sur la majorité de la population citadine, dans la mesure où ces entreprises possédaient et géraient des quartiers résidentiels entiers. D’anciens employés de ces usines ainsi que de leur nombreuses filiales se reconvertirent en masse dans le petit commerce de bazar, en particulier les femmes, autrefois ouvrières, enseignantes, infirmières, comptables. Presque tous mes informateurs en âge d’avoir eu une activité professionnelle à la fin des années 1980 et au début des années 1990 se rappellent avec horreur l’impact que ces événements ont eu sur leurs vies.
18À l’époque soviétique, l’État, en tant qu’» incarnation du collectif » (Buck- Morss 2002 : 8), était matériellement omniprésent à tous les niveaux : sur les lieux de travail, dans les jardins d’enfants, les écoles, les hôpitaux, et même les logements familiaux. De plus, la présence et le fonctionnement de l’État se manifestaient à travers l’accomplissement de formes fondamentales et quotidiennes de relations sociales, rendues possibles ou médiées par cette infrastructure. Dans le sillage de la perestroïka et du démantèlement de l’Union, ces relations vitales entre les gens, les choses et les idées furent bouleversées, et le caractère d’évidence de ce cadre, tenu pour acquis et qui les avait jusque-là maintenus ensemble, en fut ébranlé. L’État, jusqu’alors, avait été quasiment synonyme d’» ordre social ».
19Aujourd’hui encore, de nombreux citadins, sans être nécessairement « nostalgiques » de la réalité soviétique, se souviennent de ce temps reculé où il y avait au moins un peu d’ordre, et où l’on avait le sentiment de servir à quelque chose. Après quoi, comme le ruminait fréquemment un de mes voisins d’Astana – un conducteur d’engins de chantier à la retraite –, le Kazakhstan postsoviétique était devenu un « bordel » (bardak) complet et un « État mort ». Un autre informateur âgé résume de manière concise le changement qui s’est produit, en jouant sur la racine du mot russe « perestroïka », dérivé du verbe « construire » (stroit’) :
Tout a été mis en pièces, avec cette… rasstroïka… stroïka… [« déconstruction… construction… »] Quelque chose a été démantelé, où est-ce que ça s’en est allé ? Maintenant il n’y a rien, rien de chez rien. Où sont passées les choses ? Qui les a emportées ? Il ne reste plus rien.
20Sur un tel fond de mémoire collective, il n’est pas difficile de saisir pourquoi une action massive, qui reflète un effort orchestré, progressif, mené à un niveau sociétal par le leadership de la nation, devrait être favorablement accueillie. La construction d’Astana est présentée comme une action de cet ordre : par elle, la preuve est établie, pour l’opinion publique et les citoyens, de la réalité et de la viabilité de l’État en tant que principe englobant et dominant, facteur d’organisation et d’ordre au sein de la société.
21La famille d’Olga a emménagé à Astana peu de temps après que la ville est devenue la capitale du Kazakhstan. Leur ville d’origine, Temirtau, était tombée dans les pires affres du déclin postsoviétique : un chômage massif, des salaires irréguliers et payés en retard pour ceux qui avaient encore un emploi, des coupures d’électricité et des pénuries d’eau qui constituaient la pénible norme plutôt que de simples perturbations occasionnelles, et des taux de toxicomanie qui comptaient, et de loin, parmi les plus tragiques. En 1998, le mari d’Olga, Sasha, est venu à Astana pour un voyage d’affaires prolongé, étant employé comme chef de chantier et intendant technique sur un projet de complexe résidentiel. L’année suivante, il s’est vu proposer un poste permanent à Astana. En 2000, Olga et leur fils d’âge scolaire l’ont rejoint. Les commencements n’ont guère été faciles. Le plus difficile est peut-être qu’Olga, pour la première fois depuis bien longtemps, a dû à nouveau se résoudre à rester à la maison, sans travail. Au début, la famille n’avait presque plus un sou : ils avaient vendu leur appartement de Temirtau pour cinq cent dollars américains, mais, comme Olga le dit de façon imagée, à Astana, tout ce qu’ils auraient pu s’acheter avec une telle somme, c’était un paillasson, mais alors ils n’auraient pas même eu de porte où le mettre… Ils ont loué un appartement, mais le loyer engloutissait la totalité du salaire de Sasha, l’équivalent mensuel de cent dollars.
22La ville à cette époque n’était encore guère différente de ce qu’elle avait été durant l’ère soviétique. Et puis, soudainement… « en l’espace d’à peine un an, la ville a grandi comme un champignon, on construisait tellement ! Je l’ai vue grandir sous mes yeux ! »
23Parfois, en 2001, le couple allait se promener dans les zones nouvellement développées. Avec l’œil avisé des professionnels, ils observaient les travaux de terrassement qui commençaient tout juste là où le nouveau centre administratif de la capitale devait sortir de terre.
Ces tranchées, ces fondations, une sacrée quantité de machines, et tellement d’ouvriers ! […] Je n’avais pas eu de travail depuis un an. Et comme ça nous marchions, Sasha et moi, et j’ai dit : « Oh mon Dieu ! » Et ils montraient ça à la télé, ils montraient l’immense chantier de construction, toutes ces excavatrices, oui, c’était juste le terrassement, ils ne faisaient encore que creuser, des projets, ceci ou cela, mais il n’y avait encore rien nulle part qui s’approche d’un squelette de structure, rien encore. Quand j’ai vu tout ça, ça semblait sans fin, tout creusé et retourné, j’ai dit : « Sasha, je veux retourner travailler ! Je veux contribuer à ça avec mes compétences ! » [Olga rit] Et comme ça, littéralement, pas trop de temps après, j’ai trouvé un travail, et la ville a grandi en un clin d’oeil. Littéralement en quelques années.
24Pour eux, la relocalisation de la capitale et la frénésie de construction qui s’est ensuivie ont été un tournant. Avec les nouvelles opportunités de carrière, ils ont vu arriver un revenu décent et la perspective d’une vie « normale », d’une vie telle qu’elle devrait être. Au bout de quelque temps, ils ont acheté un trois pièces dans un immeuble de bonne facture soviétique, et la famille a pu à nouveau se permettre d’avoir des rêves : ils ont commencé à mettre de l’argent de côté pour s’offrir un petit terrain et une maison en banlieue. La vie d’Olga et de Sasha avait retrouvé du sens, une idée du progrès. Au cours des années qui ont suivi, de tels sentiments étaient répandus à travers le pays : Astana éveillait les espoirs, et suscitait un désir de participer. Ce qui importait, pour de nombreux Kazakhstanais, outre la perspective, indéniablement vitale, d’une amélioration des conditions matérielles individuelles, c’était un élément crucial, perdu avec l’éclatement de l’urss et désormais retrouvé grâce à la construction d’Astana : un sentiment de la société comme « ensemble plus large », apte à poursuivre de grandioses objectifs collectifs, encadrés par un État viable.
25Timothy Mitchell (1999) a forgé le concept d’» effet d’État » pour désigner ce phénomène par lequel quelque chose qui apparaît comme une plus vaste entité, « l’État », émerge de la multitude des pratiques de gouvernement. Des anthropologues ont avancé que l’on ne saurait se contenter de simplement identifier des formes matérielles ou pratiques particulières comme des éléments contribuant à masquer la vacuité de l’État. Bruce Grant (2001) cite Begoña Aretxaga :
La question anthropologique cruciale est celle de « comment le masque […] fonctionne, et quel univers de croyances, de pratiques, de discours, d’événements, de craintes et de désirs rendent possible son pouvoir ». Il s’agit donc ici de voir [les formes matérielles en question] et leurs propriétés mythiques comme une forme de pratique politique en soi […]. Elles créent de nouveaux effets de sujet, de nouvelles cognitions, et de nouvelles formes de légitimité politique. (ibid. : 340.)
26En conséquence, si j’évoque l’» effet d’État » d’Astana, je soutiens qu’Astana n’est pas là seulement pour masquer le caractère arbitraire des arrangements de pouvoir. Je tombe d’accord avec Victor Buchli lorsqu’il affirme à propos des nouveaux édifices d’Astana que « c’est au niveau de ces surfaces que la vie sociale s’élabore, [et que] des subjectivités, des ethnicités et des nations spécifiques sont constituées et reconnues » (Buchli 2007 : 42). La construction de la capitale est une forme de pratique politique qui a des effets substantiels et de grande envergure dans la formation des subjectivités, des connaissances et des attitudes des Kazakhstanais.
27Sans même y prêter attention, l’État s’apparente inévitablement à l’espace, la spatialité étant sa dimension nécessaire, constitutive (Ferguson & Gupta 2002 ; Lefebvre 2003). Il ne fait guère de doute que la relation entre l’État et l’espace soit multiple, mais ce qui découle des conceptualisations d’Henri Lefebvre (2003 : 84), c’est que la constitution de l’État implique nécessairement d’effectuer sur l’espace physique (« naturel ») des opérations par lesquelles il se trouve transformé en « espace social » : ce dernier « est l’État lui-même » (ibid.). Construire une capitale constitue une telle opération : il s’agit, par cette performance même, d’un acte d’établissement et d’affirmation de l’État. Dans le Kazakhstan postsoviétique, l’histoire récente est la cause d’un besoin particulièrement fort d’une action de cette sorte. Point important, dans le cas de la construction d’Astana, de nombreux sujets, bien qu’ils ne soient pas directement impliqués dans les travaux eux-mêmes, ont l’opportunité de vivre et d’expérimenter cet effort collectif comme un effort participatif, et donc revêtu d’une importance et d’un sens particulier pour leur vie personnelle. Des individus de toutes conditions prennent part au « projet Astana » de diverses façons, non seulement en participant directement au chantier lui-même, mais aussi par exemple en déménageant vers la capitale, en liant leur carrière professionnelle et leur avenir personnel à son développement, ou même simplement en rêvant de le faire.
28Les ensembles d’architecture qui composent à présent le paysage urbain iconique d’Astana ont tous été bâtis après 2002. Presque toutes ces constructions sont concentrées sur d’anciens lopins et jardins, ou sur des terrains non urbanisés au-delà des limites municipales, la plupart situés sur la rive opposée de la rivière par rapport au centre-ville d’autrefois, ainsi qu’à la périphérie sud-est des « quartiers dortoirs » de la fin de l’ère soviétique. Dans le langage local, l’expression « rive gauche », c’est-à-dire la rive sud-ouest de la rivière Ishim, s’applique à toutes les zones nouvellement urbanisées qui se distinguent nettement par leur architecture.
29La partie centrale de cette « rive gauche » est un rectangle d’environ deux kilomètres carrés et demi, où se trouve la part du lion des nouvelles extravagances architecturales de la ville. Sur une carte ou une vue satellite, cette zone se distingue de la forme générale de la ville en vertu de sa disposition linéaire, de ses angles droits et de son quadrillage de rues relativement espacé. Les frontières est et ouest de cette zone sont deux larges voies rapides. Une promenade piétonnière, avec fontaines, parterres fleuris, murets de pierre et pavement de brique, le boulevard Nurzhol ou Vodno-zelenniy, marque l’axe de symétrie de la composition spatiale. Les immeubles du secteur présentent des surfaces brillantes, faites de verre, de plaques d’aluminium ou de matériaux synthétiques.
30Le « centre » de la rive gauche se serre vers l’est, fermé par la courbe massive d’un mur aux allures de barbacane, celui de la maison des Ministères. Cet édifice est fendu en son milieu d’une ouverture étroite, sur laquelle veillent deux immeubles de bureaux en forme de cônes de verre doré. Juste derrière, se dressent les bâtiments qui abritent les deux chambres du Parlement et le Gouvernement, la colonnade pseudo-classique de la Cour suprême, le palais présidentiel avec son dôme bleu ciel, et enfin l’édifice le plus récent, la salle de concerts aux allures de vaisseau réalisée par un architecte célèbre, l’italien Manfredi Nicoletti. À l’extrémité opposée du boulevard Nurzhol, la place Ronde est encerclée par un ensemble d’immeubles dont les façades, revêtues de verre et de carreaux de céramique, tirent vers le brun ; le plus important d’entre eux, traversé de part en part par une coursive gargantuesque, abrite le quartier général du géant national des ressources énergétiques, KazMunayGaz. Derrière ce dernier édifice, s’étale un parc surnommé « parc des Amoureux », avec des étendues de pelouse, des bosquets de hêtres tout juste naissants, une fontaine, et une sculpture abstraite en acier de Gabriela von Habsburg. Tout au fond du parc, un couple d’amoureux en bronze observe, de l’autre côté de l’avenue de Touran, le chantier de construction d’un édifice qui, avant même que son squelette ne se laisse entrevoir derrière les palissades, était déjà devenu un des points de repère architecturaux de la ville : le Khan Shatyry de Norman Foster, qui forme un accent circonflexe translucide.
31Une promenade sur le boulevard Nurzhol fait longer d’autres édifices marquants, comme la tour cuivrée du ministère des Transports et des Télécommunications, les deux gratte-ciel jumeaux tubulaires, fraîchement sortis de terre, de l’administration nationale des Chemins de fer, les trois grands édifices « oscillants », de couleur émeraude, du complexe immobilier « Aurore boréale », un immeuble de bureaux encore dont les bandes bleues et blanches font penser à la vision cubiste d’un gâteau stratifié et tranché en travers, puis l’œuf géant, d’un vert militaire, des Archives nationales. Pour finir, les deux complexes résidentiels de Nur Saya, réservés à l’élite, qui se répondent de part et d’autre de la promenade, offrant leurs façades sophistiquées ornées de colonnettes, leurs boutiques et leurs restaurants de luxe au rez-de-chaussée. Ces deux derniers édifices dominent un autre point fort architectural, la vaste « fontaine chantante » qui se trouve exactement entre les deux immeubles.
32Dans la liste que je viens de dresser des édifices les plus remarquables de la rive gauche, j’ai volontairement omis celui qui constitue à lui seul l’icône architecturale majeure d’Astana : Bayterek, qui s’élève à mi-chemin entre le palais présidentiel et la place Ronde, à l’endroit où le boulevard Nurzhol croise à angle droit une autre allée piétonnière, moins longue, le long de laquelle on distingue au loin les deux bâtiments presque identiques des ministères des Affaires étrangères (sur le flanc nord) et de la Défense (au sud). Bayterek est une tour de cent cinq mètres de haut, composée d’un treillage métallique blanc qui en forme le « tronc » : à son sommet est placée une gigantesque boule de verre doré.
33Bayterek fut inauguré vers le milieu de l’année 2002. Peu d’autres édifices étaient alors achevés, et sur les photographies panoramiques de l’époque, on peut voir la tour se dresser seule au milieu de vastes étendues de terrain gris-brun, parmi les palissades délimitant les chantiers à venir, les routes et les allées piétonnières, et seulement accompagnée d’une poignée de bâtiments tout aussi isolés, éparpillés à grande distance les uns des autres. Le président Nazarbayev lui-même s’explique clairement sur la centralité symbolique que Bayterek devait représenter :
La capitale avait absolument besoin d’un certain signe symbole [sic], quelque chose qui puisse faire ressortir Astana et la distinguer des autres capitales […] Bayterek est devenu un véritable symbole de la nouvelle capitale. […], le symbole de notre avenir heureux. (Nazarbayev 2005 : 157-158.)
34Conformément au projet présidentiel, Bayterek devint rapidement le point de repère le plus aisément reconnaissable du paysage d’Astana, et le site le plus visité de la capitale : c’est un lieu incontournable que tout visiteur se doit de voir, une étape inévitable pour les jeunes mariés, qui est aussi fréquenté par des individus désireux de marquer symboliquement d’autres passages importants de leur vie : l’entrée à l’université, l’enrôlement dans l’armée, le départ à l’étranger pour les études, etc. De nombreux migrants, également, marquent leur installation à Astana par une visite à Bayterek, pour y faire des vœux de bonne fortune.
35Bien que Bayterek fasse l’objet de commentaires critiques de la part de certains habitants (Laszczkowski, à paraître), ceux qui sont sensibles aux charmes du nouveau paysage d’Astana évoquent l’aura émotionnelle particulière du monument, qu’ils désignent comme « irréel », « venu d’un autre monde », « sacré », « inestimable », ou encore « sans pareil dans le monde entier ». Une jeune fille kazakhe met bien en relief une caractéristique saillante du monument, qui le rend à même d’éveiller de telles sensations, à savoir sa pure et simple dimension physique :
Bayterek, le fait qu’il soit si grand, si haut, c’est déjà en soi une sensation intéressante. Comme si vous étiez si petits ! Et puis vous vous tenez là, prêts à vous approcher, quelque chose de si grand, et… si vous vous représentez que bientôt vous serez tout là haut, au sommet, ça, je pense, c’est… Je veux dire, c’est bien, qu’est-ce que je peux dire, c’est bien que Bayterek ait été construit.
36Les mots lui manquent au souvenir de cette sensation, mais il semble bien que le sentiment qu’elle cherche à décrire corresponde à ce que Andreas Huyssen nomme « séduction monumentale » (2003), l’état d’excitation qui survient lorsqu’on se sent dominé par quelque chose de gigantesque. Un critique littéraire, Susan Stewart, écrit : « l’extravagance dans le gigantisme extériorise et met en communauté ce qui pourrait autrement être considéré comme le subjectif » (Stewart 1984 : 82), et il me semble que ces lignes pourraient parfaitement s’appliquer au cas qui nous occupe. En me représentant une promenade le long du boulevard Nurzhol, je ne peux que tomber d’accord avec la formule de Stewart, « l’art de l’espace public est celui d’une parade projetée dans l’éternité », la parade étant précisément un mode de démonstration publique qui suggère l’idée d’un tout social continu et sans failles, dont l’ampleur dépasse la perception individuelle, et qui, apparemment, semble bien fonctionner, à en juger par le cortège qui se déplace sans heurts (ibid. : 84-85, 90). Partant, les formes monumentales du bâti dans l’espace public sont des indices qui pointent vers le « grand tout » de la société ; le frisson produit par les caractéristiques physiques de Bayterek est l’expression d’un respect admiratif pour l’État et la société que le monument représente.
37Autre trait essentiel, Bayterek est un site central, au sens symbolique plus que géographique (Shils 1979 ; Geertz 1983). La géométrie est ici utilisée comme un procédé pour mettre en lumière la position cruciale du monument dans une disposition symbolique. Cette sorte de centralité coïncide avec un souci vital, fondamental, englobant pour la société, avec « quelque chose de très “sérieux”, au sens de Durkheim » (Shils 1965 : 201). Le discours politique hégémonique au Kazakhstan tend à investir Bayterek comme un symbole du bien-être commun des citoyens du pays, dans le présent comme dans l’avenir. Cette « centralité » politico-symbolique s’étend à la capitale tout entière. Mes informateurs évoquent le sentiment d’enthousiasme qu’induit le fait de se trouver si près du centre du pouvoir. « J’ai appris à aimer cette ville, dit ainsi Botagöz, un jeune psychologue qui a migré vers Astana, un certain type de sentiments patriotiques se sont éveillés en moi, ont été semés en moi, précisément parce que je vis ici, parce que j’ai déménagé à Astana, vers le centre, la capitale, je me sens plus près de la politique de notre pays, et de la vie de notre pays en général. »
38De la sorte, les nouveaux complexes architecturaux d’Astana, à travers une combinaison de leur portée symbolique, de leurs caractéristiques matérielles et de leur disposition dans l’espace, produisent la perception d’un processus important pour la société, et en l’occurrence d’un processus auquel chaque citoyen est invité à prendre part.
39La finalité d’Astana est d’offrir l’image d’un avenir meilleur, à portée de main pour la collectivité comme pour les individus. Pour servir cet objectif, la ville doit nettement différer, sur le plan matériel, du quotidien kazakhstanais, de façon à susciter une sensation de temporalité altérée, à faire émerger au cœur de l’ici et maintenant une perception de l’avenir. Pour qu’un tel projet puisse réussir, une condition fondamentale de succès est que le site bâti soit, de façon convaincante, saturé de sens. Astana est par conséquent construite non seulement comme un assemblage de structures architecturales, mais également et en même temps comme un système sophistiqué de symboles visuels.
40Bayterek se tient au cœur même de ce système symbolique. Ses représentations sont omniprésentes, des souvenirs touristiques aux affiches de propagande, en passant par les publicités ou les informations télévisées. Un ami et habitant, Cherniy, m’a fait remarquer que pour pénétrer dans Bayterek, il fallait payer cinq cent tenge, c’est-à-dire faire passer au-dessus du comptoir un billet bleu portant l’image de ce même Bayterek où l’on s’apprête à entrer.
41D’autres images de Bayterek, ainsi que de quelques autres édifices, sont reproduites sur les affiches de propagande déployées dans les rues d’Astana, comme ailleurs dans le pays. Seul un nombre limité d’édifices est représenté, et tous font partie des monuments de la rive gauche, ou de certains lieux pittoresques de la rive droite telle la promenade des bords de l’Ishim. Ces représentations graphiques montrent des panoramas supra-humains, avec un recours intensif aux perspectives aériennes et au grand angle : ce sont des vues d’immenses rues et places largement vides, sans guère d’êtres humains présents dans le cadre. L’image générale qu’elles transmettent est celle d’une ville pure, au tracé parfait. Les édifices ainsi dépeints sont comme délocalisés, décontextualisés. Une série de posters de 2009 présentait un panorama impossible, composé à partir des images hors d’échelle de bâtiments qui sont en réalité éloignés les uns des autres. Ce genre de visuels crée un collage sélectif de ces nouveaux édifices extravagants, et ce collage en vient à représenter Astana. De plus, la télévision reproduit une imagerie similaire, dans les actualités et dans les courtes séquences vidéo diffusées entre les programmes.
42Autre medium simulant la ville : les maquettes miniatures exposées en divers endroits d’Astana. Parmi ceux-ci, il faut réserver une place de choix au parc Atameken, qui couvre une surface de près de deux mille mètres carrés, et qui constitue une carte en trois dimensions du Kazakhstan, avec montagnes, plaines et lacs, parsemée de maquettes des édifices et monuments majeurs. Celles-ci sont reliées entre elles par un réseau de sentiers que les visiteurs peuvent suivre ; certaines d’entre elles sont suffisamment grandes pour pouvoir être escaladées. Il est même possible de pénétrer dans quelques-unes. Il s’agit d’une représentation du pays entier, plutôt que de sa seule capitale, mais Astana est nettement « sur-représentée » : outre plusieurs maquettes relativement médiocres disposées au sol, un plateau sur pilotis a été ajouté à la carte, couvrant près d’un cinquième de sa surface totale, et cette plate-forme est exclusivement dédiée au « centre-ville » de la rive gauche. Les maquettes du plateau sont toutes particulièrement tape-à-l’oeil, et généralement plus grandes que la plupart des autres modèles réduits d’Atameken : certains gratte-ciel y ont la taille d’un homme.
- 4 Vechernyaya Astana, daté du 13 juin 2009.
43En plus de leur aspect visuellement attractif, les modèles réduits partagent avec les collages des affiches et des séquences télévisuelles une caractéristique importante : un potentiel de « décontextualisation » (c’est-à-dire la capacité de ne prendre en compte que quelques édifices sélectionnés, plutôt que de modéliser l’intégralité de la ville telle qu’elle existe, et de faire glisser librement leurs emplacements respectifs), mais aussi de déplacement temporel. Pour reprendre les mots d’un article de presse, ils permettent d’» embrasser d’un seul regard le présent et l’avenir de la ville4 ». L’exposition d’Astana au parc Atameken comprend ainsi une série d’édifices qui n’ont pas encore été construits, et dont, pour certains d’entre eux, on peut même douter qu’ils le soient jamais. Ces maquettes sont exposées aux côtés de copies d’objets déjà existants, de sorte qu’est créé un paysage détemporalisé, dans lequel le caractère hyper-réaliste de certains éléments, et par extension de l’image entière, s’affirme en détournant la présence d’autres éléments que les visiteurs reconnaissent sans hésitation, lorsqu’ils désignent du doigt le modèle réduit de l’un ou l’autre édifice et disent à leurs compagnons : « Est-ce que vous reconnaissez celui-ci ? C’est l’immeuble où notre tante travaille. » Comme l’écrit Susan Stewart, « la réduction d’échelle que présente la miniature fausse les relations spatiales et temporelles du monde de tous les jours ». Le modèle réduit a la capacité de « créer un autre temps, une sorte de temps transcendant qui nie le changement et le flux de la réalité vécue » ; par ce biais, il « sert à fausser l’expérience du social en la différant littéralement » (1984 : 65-66).
44Pour parachever cet argumentaire, revenons un instant à Bayterek. Tout en étant un élément central de l’imagerie d’Astana, Bayterek est aussi en lui-même un poste d’observation d’où l’on peut contempler la ville – l’image totale – dans son entièreté. Ici aussi, on retrouve un modèle réduit d’Astana, une maquette sous verre de ce même paysage qui s’étale plus bas, derrière la paroi de la bulle dorée. Depuis la plate-forme panoramique, cependant, la ville alentour ressemble elle-même à sa reproduction miniature : bien nette et parfaitement organisée, suggérant un ordre social parfait. Le spectateur, élevé bien au-dessus du sol, ne peut percevoir aucune autre réalité en arrière-plan de ces panoramas qui combinent une variété de formes et de couleurs avec une imposante organisation géométrique ; peu de détails sont visibles, et en particulier la partie de la ville antérieure à la naissance d’Astana s’efface dans le flou de la distance. Ainsi, la vue qu’on a depuis Bayterek est en parfaite correspondance avec les collages des vidéos télévisées et des affiches murales, ajoutant simplement la « réalité » au système d’images inter-référentielles.
45Aux yeux de beaucoup, ce système composite de représentations est Astana. L’Astana de la rive gauche, celle qui captive les imaginations, est « hyper-réelle », simultanément « réelle-et-imaginée » (Soja 1996, 2000). Cette zone de la ville réelle est vécue comme secondaire par rapport à son image, et déconnectée de l’environnement urbain. À la fois ce secteur et les autres quartiers, plus ordinaires, de la ville, sont bel et bien réels, et pourtant, dans l’expérience vécue, ces derniers apparaissent comme incongrus, et seul le premier, la rive gauche, est reconnu comme le référent approprié du nom « Astana ». Comme me l’ont affirmé mes informateurs ayant migré vers la ville, si on vit et travaille dans la partie plus ancienne de la ville, sur la rive droite, ce qui est le plus souvent le cas, on prend vite l’habitude de se promener le dimanche sur le boulevard Nurzhol « pour sentir que l’on vit à Astana ». Bakytgul exprime un sentiment de déconnexion entre les deux parties de la ville :
Sur la rive gauche, j’ai l’impression que c’est une ville différente… J’aime bien là-bas, tout est beau, tout est bien,on veut être là-bas. […] Mais c’est comme si c’était une autre ville. Pour ma part, il me semble qu’Astana est là-bas, et ici c’est simplement la rive droite.
46L’Astana des représentations échappe à la matérialité, à la sociabilité et à la temporalité de la ville « ancrée dans le sol ». Mais cette relative indépendance par rapport à l’espace construit matériel, nourrie par les images en circulation, revêt l’Astana représentée de davantage encore de cohérence et de crédibilité. Comme Huyssen l’affirme, l’effet « séducteur » de l’architecture « n’est peut-être pas du tout lié à l’espace construit réel » (2003 : 47). De plus, Astana offre une expérience directe, palpable, des simulacres architecturaux ; on peut se promener sur le boulevard Nurzhol, ou prendre l’ascenseur jusqu’au sommet de Bayterek, et voir qu’Astana existe bel et bien.
47La vision de la « cité rêvée » est une des clés de la force d’attraction qu’Astana exerce sur nombre de citoyens à travers le pays. Les nouveaux arrivants dans la capitale sont souvent surpris de découvrir que de larges secteurs de la ville sont différents de ce qu’ils ont vu à la télévision, et ils tendent à dénier le nom même d’» Astana » à ces quartiers qui ne s’accordent pas avec l’image diffusée. Bakytgul se souvient que lorsqu’elle a entendu parler d’un poste à Astana qu’elle pourrait obtenir, elle s’est imaginée vivre au milieu du paysage urbain de la rive gauche : en arrivant, elle s’est sentie déçue quand elle a réalisé que son nouveau lieu de travail se trouvait dans la vieille ville, et pire encore, juste à côté du bazar. En se fondant sur ce qu’elle avait vu à la télévision, elle ne pouvait pas même soupçonner qu’une large part d’Astana pouvait être vétuste et peu attrayante. L’image était parée d’une plus grande authenticité que la ville matérielle, si bien qu’elle était devenue le critère d’authenticité du référent pour le nom « Astana » : c’est la représentation qui définit ce qui peut être considéré comme le « vrai » référent matériel du mot.
48Comme cela pouvait être le cas de plusieurs des Villes invisibles d’Italo Calvino (1974), au moins deux Astana distinctes s’offrent à l’expérience : l’une qui embrasse toute la diversité matérielle et sociale de la ville, et l’autre qui existe principalement dans la sphère des images et de l’imaginaire. La première est « davantage » constituée d’» espace physique », la seconde davantage d’» espace représentationnel » (Low & Lawrence-Zúñiga 2003 : 30), et la force de leur coïncidence, de leur identification l’une à l’autre est variable, allant d’une correspondance presque absolue aux abords de Bayterek, à une immense disparité dans certains secteurs de la rive droite. À la différence de l’exemple de Calvino, toutefois, il n’est pas question ici de métaphore poétique ; les deux Astana représentent deux aspects d’une réalité sociale, contigus l’un à l’autre, et influant l’un sur l’autre.
49J’ai décrit Astana comme un espace « réel et imaginaire », on peut, pour la désigner, emprunter à Michel Foucault (1984) le terme « hétérotopie » : un « contre-emplacement » défini en opposition radicale à tous les autres lieux d’une société, créé pour contester la réalité quotidienne de cette même société et offrir un espace compensatoire qui est « un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon ».
50Astana a attiré des centaines de milliers de migrants venus d’autres régions du Kazakhstan. La plupart d’entre eux se sont déplacés en masse vers Astana pour y étudier ou pour répondre à des opportunités de travail. Des emplois ont été créés, à la fois par les institutions étatiques et par des entreprises privées, des géants du pétrole aux petits kiosques d’épiciers. Autre source de travail et non des moindres, Astana avait besoin de main-d’œuvre pour ses dizaines de chantiers de construction. Suivant un schéma typique, les individus venaient à la suite de membres de leur famille qui avaient précédemment migré, et qui pouvaient à présent les aider à trouver une place. Des programmes gouvernementaux offraient également des conditions préférentielles d’emploi et d’accès au logement.
51Toutefois, il me semble que parler seulement en termes d’offre d’emploi serait excessivement réducteur. Car l’image et l’imaginaire d’Astana sont ceux d’un lieu radicalement meilleur, et évoquent des conditions de vie améliorées sur le plan moral tout autant que matériel. De façon cruciale, ce contre-lieu, ou contre-emplacement, promet des conditions matérielles qui permettront à ceux qui parviennent à l’atteindre de vivre « normalement » (normalno) : de vivre de façon adéquate, comme on devrait vivre (Buchli 2007 : 65). Le présupposé implicite, ici, est que les conditions matérielles, les sociabilités et les modes de vie actuels ne sont pas « corrects ». Il s’agit donc en ce sens d’une « utopie rationnelle et critique » (Holston 1989 : 85).
52Les conditions matérielles du lieu de vie, de l’habitation de chacun, jouent un rôle central. Ce point est amené par l’aveu amer de Sultan, qui au moment où la conversation suivante a pris place, occupait deux emplois équivalant à un plein-temps dans des hôpitaux publics, et qui habitait avec sa femme et un bébé une chambre de location dans une maison à l’ancienne, chauffée au charbon, avec des toilettes extérieures :
Si j’avais une maison à moi, mon propre appartement, alors je pourrais dire : « J’habite à Astana. » Mais pour l’heure, je ne peux pas dire ça. Les gens de ma région pensent : « Qu’est-ce qui se passe ? » Lorsque mes anciens camarades d’école viennent me rendre visite, je ne veux même pas leur montrer où j’habite. Ils s’imaginent que parce que « j’habite à Astana », en quelque sorte, c’est que je dois avoir d’énormes poches bourrées d’argent : ils s’imaginent que je vis bien. Et pour dire la vérité, on joint à peine les deux bouts.
53Pour prendre un autre exemple, Oraz est né et a grandi dans un village, anciennement un kolkhoze, dans un coin reculé au sud-est du pays. Au terme de sa scolarité, il est venu étudier à Astana ; lorsque je l’ai rencontré, il vivait avec sa sœur dans un appartement loué à bas prix, avait deux emplois très mal payés, et rêvait d’un doctorat en biotechnologie. La citation qui suit résume de façon claire et succincte comment s’articulent étroitement les considérations matérielles, temporelles et morales :
Là où je vivais avant […] il y avait auparavant des kolkhozes. […] Et puis, quand l’urss s’est effondrée, tout a été mis en pièces, il ne restait rien. Et c’est comme ça que nous vivions, sans rien savoir. Puis j’ai déménagé à Astana, la ville, et c’est là seulement que j’ai compris ce qu’était la ville urbaine, pas avant. […] Je me suis mis à aimer la vie citadine, tout du long. […] Je ne voudrais pas que mes enfants grandissent comme moi, dans un village. […] Je suis venu ici [à Astana], des grands immeubles, une nouvelle architecture, et tout ça, c’était très attirant. Je pouvais voir ce genre de vie. C’était attirant, parce que… tu entres, tu vois de nouvelles choses… ton esprit reçoit quelque chose de neuf, et tu vois ce qui est nouveau, et tu deviens une personne contemporaine.
54La langue russe ne fait pas la distinction entre « contemporain » et « moderne » ; tous deux s’y traduisent par « sovremenniy », littéralement « cotemporel », de la même époque, et c’est ce terme qu’Oraz a employé. Le concept de sovremennost’, modernité / co-temporalité, est appliqué ici à Astana pour formuler des attentes normatives qui concernent à la fois l’apparence physique de la ville et sa vie sociale. Le témoignage d’Oraz rend manifeste ceci : les considérations matérielles et esthétiques, comme celles qui relèvent du mode de vie et de la subjectivité, s’entremêlent toutes étroitement dans cette notion de modernité, comprise comme une variable d’évaluation. De même que dans de nombreux récits de la modernisation, cet état d’esprit comparatiste amène à spatialiser le temps, qu’il s’agisse du passé ou de l’avenir. Le passé, dont il faut se débarrasser, appartient au monde de la campagne. Parfois cela s’entend dans un sens presque littéral : c’est le cas d’Oraz ou de ces autres migrants ruraux dont le passé personnel s’est déroulé au village, mais dont l’avenir, du moins l’espèrent-ils, sera citadin.
55L’avenir, par contraste, se situe à l’étranger, c’est-à-dire qu’il correspond au présent d’autres pays. La contemporanéité (ou la modernité) se situe ailleurs, c’est un état des choses qu’on voit à distance, et qui doit encore être atteint. Pour les besoins de la comparaison, on se réfère ainsi à de multiples « ailleurs », à différents aspects de l’» étranger ». Bakytgul pense qu’Astana pourrait être « comme si c’était une ville européenne ». D’une façon similaire, de nombreux informateurs invoquent l’Europe ou les « standards européens ». Les écrits du président Nazarbayev contiennent de fréquentes références à d’autres « pays-autres » : la Malaisie, le Japon, le Koweït ou encore les Émirats arabes unis. Le paysage urbain d’Astana comporte des références stylistiques aux traditions d’architecture de ces différents pays (par exemple, le ministère de l’Agriculture, vaguement arabisant, ou bien le Peking Palace Hotel qui ressemble à une pagode) ; en outre, les formes bâties d’Astana constituent des manifestations matérielles des flux transnationaux de capitaux et d’expertise, qui en ont rendu la construction possible (Bissenova 2009). Ce collage transnational ne fait qu’ajouter aux qualités hétérotopiques d’Astana. Et la comparaison constante avec l’ailleurs imaginaire fournit une perspective supplémentaire pour envisager Astana comme le centre d’un « grand ensemble » social auquel il peut être enrichissant d’appartenir, qui peut être une source de fierté ; considérons par exemple la citation d’un collègue d’Oraz et de Bakytgul, s’exprimant au sujet de la rive gauche :
C’est joyeux, intéressant, beau. Je suis fier qu’il existe de tels lieux dans notre pays. Avant, lorsque c’était encore Tselinograd, il n’y en avait aucun, c’était une ville grise par rapport à ce que nous avons maintenant. Je crois que, même dans d’autres villes, dans d’autres pays, il n’y a rien de tel. Je ne sais pas ; je ne suis pas encore allé à l’étranger. Mais je crois que la nôtre est la plus belle.
56La rhétorique officielle établit Astana comme « cité de l’avenir ». Cité de l’avenir, elle l’est également aux yeux d’individus de toutes conditions qui lient leur propre avenir, leurs projets et leurs rêves, au développement projeté de cette ville. Dans l’un et l’autre cas, il serait pertinent d’appliquer à Astana ce que James Holston (1989 : 85) a pu dire au sujet de Brasilia : la ville n’est pas pensée comme « futuriste au sens d’une fantasmagorie » ; au contraire, elle est imaginée comme un creuset de solutions pragmatiques en vue de faire naître un avenir viable, marqué par des améliorations tant morales que matérielles.
57L’Astana « réelle-et-imaginaire » promet aux citoyens du Kazakhstan une transformation de l’état matériel et moral des choses, s’accompagnant en parallèle d’un renouvellement de la qualité des relations sociales, qui rendra leur vie plus satisfaisante et lui donnera un surcroît de sens. C’est la vision d’une bonne vie, d’une vie « normale », qui se placera sur un pied d’égalité, ou de quasi-égalité, avec les vies possibles dans les « ailleurs » imaginaires ; une vie radicalement différente, et radicalement meilleure que tout ce qui a jamais été rendu possible jusqu’alors par les conditions matérielles, économiques et sociales existantes. Si l’hétérotopie d’Astana est à ce point attirante, c’est parce qu’elle est perçue comme offrant un plus large éventail de possibilités d’avancement personnel, un espace-temps social renouvelé dans lequel agir.
58La construction d’Astana a, en outre, de vastes implications en termes d’effets politiques. Les édifices et les monuments doivent être envisagés telles des formes d’action politique, capables de modeler subjectivités et cognitions, et de donner forme à la légitimité (Grant 2001). La construction d’Astana apporte aux citoyens du Kazakhstan la preuve de la présence de l’État en tant qu’incarnation ferme et solide du collectif ; un État suffisamment efficace et bien dirigé pour être à même de mobiliser et de soutenir dans la durée un grandiose effort collectif, orienté vers un but dont l’importance concerne la société. Cet effort est participatif, il permet aux individus d’obtenir des améliorations de leurs conditions matérielles ainsi que des satisfactions morales, et d’acquérir le sentiment que leur vie à un sens. Ainsi la construction d’Astana revient-elle à un « effet d’État », qui non seulement projette « vers l’extérieur » l’État en tant qu’entité, mais offre également aux individus un moyen d’incorporer leurs actions personnelles au développement de l’État.
59L’effet politique d’Astana comporte aussi une dimension temporelle. La construction, processus tourné vers l’avenir, fait naître un tout à partir de pièces éparses. En conséquence, jusqu’à son achèvement, ce processus lie étroitement toute action à un objectif qui se situe toujours plus avant. Pareille temporalité présente des avantages politiques évidents. L’effet chronopolitique de la construction d’Astana est néanmoins différent de l’effet de perpétuel « chantier inachevé » qui caractérisait l’État soviétique (Ssorin-Chaikov 2003). Tandis que la poétique soviétique de la construction n’avait de cesse de pointer, de façon répétée, les insuffisances, pour appeler à un redéploiement des mesures prises jusque-là, la rhétorique d’Astana en revanche concentre l’attention sur l’avenir et met en avant l’impressionnante rapidité de ses succès. Le processus de construction ne diffère donc pas tant le moment de l’achèvement qu’il ne suspend le présent. L’avenir est, pour partie, déjà présent : de nombreux édifices sont déjà achevés, la conduite efficace des travaux est présentée de façon convaincante, d’autres encore sont en projet, et il est parfois difficile de distinguer le présent de l’avenir. En outre, cet avenir même que l’on cherche à atteindre est celui de la modernité contemporaine (sovremennost’), en sorte que c’est le présent qui est déjà daté, qui représente un état de limbes, un passage. Le mouvement de construction à Astana accélère la course en avant du temps. L’effet politique est ici à usage interne, dirigé vers la société kazakhstanaise : il permet de nier la contemporanéité et de faciliter ainsi la perpétuation des relations de pouvoir actuelles.