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Repères

Persistances et mutation des dernières Sociétés rurales

Le cas du pays Maramures (Roumanie)
Paul Rasse et Laura Ghinéa
p. 114-127

Résumés

Les villages du pays Maramures en Roumanie rassemblent sans doute les dernières communautés quasi autarciques d’Europe. Nous avons plus particulièrement cherché à comprendre pourquoi ce territoire était jusque-là resté à l’écart des transformations touchant les autres régions roumaines, comment il avait survécu à la collectivisation, à l’industrialisation, et comment il entrait dans la modernité. Nous nous sommes efforcés d’en dresser un rapide tableau, puis de repérer et de suivre les lignes de fracture qui s’insinuent profondément jusqu’au cœur du système, bouleversant les mentalités, le paysage, l’équilibre économique et social de ces communautés, et ce faisant, annonçant la fin de l’exception culturelle qu’il constituait. Nous nous sommes notamment attachés à cerner l’impact des nouveaux moyens de communication, la manière dont ils subvertissent rapidement l’univers mental et l’ancien monde de ces communautés, en attaquant les fondements de la famille autarcique qui s’organisait pour perdurer dans un environnement donné.

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Texte intégral

1Qui connaît le Maramures, pays oublié, perdu aux confins de l’Europe, au nord-ouest de la Roumanie, avec ses maisons de bois structurées en unités autonomes de vie, tapies derrière d’immenses portails soigneusement sculptés, avec ses églises aux longs clochers dressés vers le ciel, mais aux portes si basses que pour entrer il faut baisser la tête, et si petites que la plupart des célébrants doivent rester dehors l’hiver, dans le froid et la neige ? Au Maramures persistent des modes de vie préindustriels, une économie quasi autarcique avec charrettes et labours à cheval de trait, vêtements tissés et brodés par les femmes, petits chapeaux tressés des hommes, troc, échange de services entre voisins. Les traditions d’une autre époque y demeurent bien vivantes : les tablées de trente mètres de long dressées pour rassembler la communauté villageoise à l’occasion des mariages et des enterrements, les horas, danses profanes sur la place du village qui dès les premiers beaux jours réunissent garçons et filles en habit traditionnel d’apparat. Et les nuits encore, peuplées de fantômes, de revenants qu’il faut tant bien que mal continuer d’exorciser. Ce monde-là, qui était parvenu à survivre au communisme, tend à disparaître, happé par la globalisation.

2La dynamique du global est, on le sait, profondément liée à la dynamique du local. « C’est en cette imbrication que réside l’un des défis majeurs imposés aux sciences sociales présentes » (Balandier 2001 : 51-52). Mais comment en saisir le mouvement sans se limiter à des approches trop générales et superficielles ? Comme le précise Marc Augé (1997 : 178), « s’adapter au changement d’échelle, ce n’est pas cesser de privilégier l’observation de petites unités, mais prendre en considération les mondes qui les traversent, les débordent, et ce faisant, ne cessent de les constituer et de les reconstituer ». La difficulté est de tenir les deux bouts : à demeurer au plus près du terrain où s’expriment les mutations culturelles, tout en prenant la mesure de mouvements historiques, économiques et technologiques longs. À ce titre, le pays Maramures constitue un objet anthropologique pertinent puisqu’il offre la possibilité de saisir les bouleversements qui ont transformé les campagnes françaises il y a un siècle et qui touchent actuellement les dernières sociétés autarciques.

Retour sur la fin des terroirs

3Ces terroirs, ou « pays » comme les appelle Eugen Joseph Weber (1988), vivaient coupés les uns des autres en raison des difficultés de communication, et furent contraints à vivre durant des siècles en quasi-autarcie. Les communautés qui s’y étaient enracinées n’avaient pas le choix et devaient extraire de leur environnement immédiat tout, ou presque tout, ce qui était nécessaire à leur vie quotidienne. L’adaptation à la diversité des milieux, conjuguée à la créativité et à l’histoire des différentes populations, avaient produit une diversité des cultures, holistes, cohérentes sur le plan de leur économie interne.

4Mais, on le sait, les cultures n’ont jamais été totalement fermées. Mêmes quand elles pensaient l’être et que les voies de communication étaient inexistantes, elles entretenaient des relations avec leurs voisines, s’efforçaient de se rencontrer, de tisser des liens matrimoniaux, de faire circuler les technologies essentielles à leur survie, de développer le commerce. Les religions ont dessiné de vastes zones d’appartenance, avec des croyances et une liturgie communes, en dépit de syncrétismes avec les coutumes locales. Cependant, la circulation de biens matériels entre sociétés se réduisait à ce qu’on peut porter à dos d’homme ou de bête, et l’échange de biens était réservé à de petites minorités appartenant aux classes dominantes. Les apports extérieurs pouvaient être importants sur le plan symbolique, mais infimes sur le plan matériel. Quand une société adoptait une technique, une façon de faire ou de croire, elle l’intégrait lentement, précautionneusement. Cet apport dynamisait la société, la faisait évoluer. Elle n’en continuait pas moins à maintenir et à développer sa spécificité (Rasse 2006 : 109 sq.).

5Dans toute l’Europe, ce contexte a commencé à changer à partir de la seconde moitié du xixe siècle, au fur et à mesure de l’avancée du chemin de fer, celui-ci ayant ouvert et rapproché les terroirs enclavés pour inscrire irrémédiablement le temps cyclique des communautés rurales dans la grande histoire linéaire du monde. Dans un premier temps, l’arrivée du train a dynamisé les terroirs, les conduisant à développer leurs meilleurs produits, à en inventer de nouveaux afin de les exporter et de financer l’importation de biens de consommation courante. Avant qu’un autre changement, plus radical encore, lié à l’émergence de puissants secteurs industriels et à la concentration des moyens de production, ne vienne menacer les modes de production artisanaux et micro industriels des entrepreneurs locaux. Les cultures et les spécifités locales ont résisté un temps – plus longtemps que les systèmes de production agropastoraux, artisanaux, préindustriels dans lesquels elles s’enracinaient – jusqu’à n’être plus que les traces d’un passé définitivement révolu. Quelques régions se sont cependant maintenues à l’écart des mutations parce que les difficultés du relief, les stratégies d’investissement et de développement économique ou les choix politiques les tenaient à l’écart des réseaux de communication.

  • 1 Village du pays Maramures, dans la vallée de Cosâu.

6Le pays Maramures est de ceux-là, et il a été peu affecté par les transformations du monde rural du fait de sa situation géographique au bout de l’Europe, et des avanies de l’histoire qui l’ont isolé du reste de la Roumanie (voir l’article de Vintilâ Mihâilescu dans ce même numéro). Dans l’enquête que nous avons menée lors de séjours plus ou moins prolongés dans le village de Sârbi entre 2002 et 20081, nous avons plus particulièrement cherché à comprendre les raisons de cet isolement, notamment comment ce pays avait, plus que les autres régions rurales roumaines, survécu à la collectivisation, à l’industrialisation et aux mutations politiques qui ont largement modifié le reste de la Roumanie.

Les contextes géographique et historique

7Le relief des Carpates auquel est adossé à l’ouest ce petit bout de territoire, tout en coteaux vallonnés descendant doucement vers la rivière Tisa, rend sinon impossible pour le moins très difficile les communications avec le reste du pays. Ce qui ne posait pas vraiment de problème lorsqu’au xviiie siècle la Hongrie, puis l’Autriche, et enfin au xixe siècle l’Autriche-Hongrie incluaient la région entière. Les premières lignes de chemin de fer furent créées pour exploiter les mines de fer et de sel ou le bois des forêts, relayant de vieilles voies romaines et menaient vers le Nord et la Hongrie, ou le Sud et la Galicie, depuis la petite ville de Sighet.

8Le traité de Paris de 1918, en bouleversant les frontières de l’Europe centrale, a transformé cette configuration. Le Maramures a été divisé en deux : la partie nord s’est trouvée englobée dans la République de Tchécoslovaquie, et la partie sud dans la Roumanie. Cette dernière, devenue le Mamures historique, était dès lors tout particulièrement isolée au Nord par les montagnes et au Sud par les nouvelles frontières.

9Le chemin de fer ne menait plus nulle part car, pour rejoindre le reste de la Roumanie depuis Sighet, il fallait désormais passer deux frontières et effectuer un détour de quatre-vingt-dix kilomètres par la Tchécoslovaquie, si bien que dans une période où les nouvelles frontières étaient relativement fermées et où les nations en reconstruction avaient tendance à se replier sur leur marché intérieur et à se protéger par des taxes douanières élevées, le coût des transports était devenu prohibitif. Les industries minières tournées jusque-là vers Budapest firent faillite. Quant aux migrations saisonnières, aux échanges ville-campagne, évoqués par Mihâilescu et qui ont contribué ailleurs en Roumanie à la transformation du monde rural, ils ont été ici largement freinés pour les mêmes raisons. Lorsque les paysans du Maramures voulaient se rendre en train dans d’autres parties de la Roumanie pour des travaux saisonniers, le voyage leur revenait désormais plus cher que ce qu’ils pouvaient espérer gagner en s’expatriant quelques semaines. Le Maramures a dû réapprendre à vivre en quasi-autarcie. Ce qui était encore possible dans la mesure où, dans ce bout de l’Europe, la plupart des villages demeurés à un stade préindustriel avaient peu changé.

10Le partage du monde, après la Seconde Guerre mondiale, a encore aggravé la situation. La partie tchécoslovaque du Maramures a été intégrée à l’Ukraine, rattachée à l’urss dont la Roumanie n’était qu’un satellite. Le Maramures historique est devenu une enclave délaissée par le nouveau pouvoir politique. Un temps, l’État roumain a essayé, là comme ailleurs, d’imposer de grandes réformes agraires et sociales visant à briser les résistances culturelles paysannes. Quelques expériences pilotes de colonisation et de remembrement des terres, de construction de coopératives devant regrouper tout le bétail du village, avec de vastes hangars modernes pour la collecte du lait ou l’abattage des bêtes et les salaisons, ont été entreprises. En ville et dans quelques villages, les foyers socioculturels cherchaient à imposer de nouvelles formes de sociabilité et à les contenir dans leurs murs pour mieux les contrôler. Le dimanche, des séances de cinéma tentaient de détourner la jeunesse des anciennes pratiques religieuses et festives, jugées par le pouvoir archaïques et réactionnaires. Mais le pays Maramures était trop rétif, trop structuré par sa culture et ses habitudes autarciques. Les commissaires du peuple finirent par renoncer à le remodeler, trop lointain et trop difficile, dépourvu d’enjeux économiques. Ils se détournèrent de ces paysans « ignares et ingrats », les abandonnant à leur sort. Ce tout petit morceau de territoire, désormais livré à lui-même, continua donc de vivre à son rythme.

Persistances des modes de vie antérieurs

11Dans le village de Sârbi, les modes de vie ont encore peu évolué même si, ici et là, les signes de modernité sont de plus en plus évidents. Les structures sociales traditionnelles demeurent ; elles sont organisées pour permettre à la communauté villageoise de vivre en autarcie. La famille élargie en constitue la base et assume les tâches du quotidien, tandis que pour certaines, plus exceptionnelles (récoltes, constructions, fêtes…), on fait appel au voisinage avec lequel on pratique l’échange de services ou, plus rarement, le troc, quand la réciprocité est difficile à mettre en œuvre. Ainsi, nos informateurs, au début de l’enquête, en 2002, payaient-ils toujours la pension de leur fille scolarisée à Sighet en nature, avec les produits de la ferme…

  • 2 Par exemple, lorsqu’un foyer n’a que des filles, la règle s’inverse pour l’une d’entre elles : l’ép (...)

12Le « statut » est l’unité domestique de base ; encore appelée « maison » ou « maisnie », il regroupe ce qui est indispensable à la vie d’un ménage élargi aux ascendants et aux descendants. Il peut être agrandi ou réduit en fonction des arrangements matrimoniaux et de la taille de la famille, mais perdure de génération en génération. Il abrite toujours, autour du couple parental, les enfants et une des lignées de grands-parents. Le principe patrilocal veut que les mariés aillent vivre au domicile du père du garçon, mais des arrangements ont lieu pour que les grands-parents des deux lignées ne soient jamais abandonnés à eux-mêmes2.

13Le statut est composé de l’habitation principale, toujours située au plus près de la rue, alors que granges, greniers, étables, à l’arrière, ouvrent sur le potager et les champs, qui eux, peuvent être dispersés aux alentours. Les toilettes ne sont jamais à l’intérieur de la maison, mais situées au bord du potager, à la sortie de la grange. Le statut est clôturé ; on y entre depuis la rue par un grand porche en bois, composé d’une immense porte à deux battants soigneusement sculptée, suffisamment haute pour y faire passer les charrettes chargées de foin : les portes démontrent la puissance de la famille, contribuent à son prestige. Sur le côté, un portillon plus facile à manier sert à la circulation des habitants et à la sociabilité de proximité ; il est soigneusement aménagé avec, sur le devant, un banc abrité où les femmes et les vieillards aiment se rendre visite et s’attarder. Le portail marque le seuil au-delà duquel on pénètre dans l’intimité de la famille, impliquant des obligations et certaines marques de respect, alors que, sur le banc donnant sur la rue, le contact avec les passants est plus détendu ; on y plaisante, on fait des commentaires sur les uns et les autres. Les rumeurs, les nouvelles de peu d’importance y circulent, quand les informations plus graves se donnent à l’intérieur, là où se déroulent aussi les négociations et se prennent les décisions lourdes de conséquence.

14Le statut est généralement habité par la famille élargie. Chaque couple y occupe une pièce, mais tous ses membres se réunissent pour les repas dans la plus grande d’entre elles. Les dépendances (étables, granges, poulailler, remises, etc.) sont plus nombreuses et plus vastes que les pièces d’habitation. Un jardin potager jouxte le statut et lui fournit de quoi manger au quotidien, avec la basse-cour, le cochon, deux ou trois vaches, quelques moutons. Plus loin, les champs font l’aisance ou la modestie de la famille, selon leur surface, leur éloignement, leur fertilité, leur mise en valeur (plantés en céréales, maïs, pommes de terre ou herbage). Les animaux peuvent être partagés entre les héritiers pour constituer un subtil équilibre entre tous les éléments nécessaires à l’existence de la communauté familiale.

  • 3 Cela n’est pas sans rappeler d’autres dispositifs culturels, comme les Jurandes au Moyen Âge ou ceu (...)

15Si le statut constitue l’unité de base indispensable à la vie en autarcie, il s’inscrit également dans un système plus vaste permettant des formes de solidarité élargies au village. Un village regroupe quelques dizaines de familles installées sur un territoire attribué selon le principe dit « de satiété ». Il permet à chaque village d’avoir à sa disposition les terres nécessaires à son existence, et seulement celles-là, c’est-à-dire seulement celles qu’il est en mesure d’exploiter avec les forces dont il dispose, qu’il regroupe et organise. Les documents anciens abondent en ce sens. Un décret de 1411 atteste que « le domaine, dans cet endroit désert, devra être aussi grand que pourra le maîtriser un village à satiété » (Iorga 1953 : 50). Un autre document de 1502 dit : « Il faut que le domaine de ce village soit assez grand pour que vingt maisons y vivent à satiété. » Un autre, datant de 1559, demande l’autorisation d’établir un plus grand nombre de maisons « pour qu’un village de quarante statuts puisse vivre à satiété ». Et cette règle, appliquée au statut, explique la relative égalité entre les familles et l’absence de gros propriétaires, plus habiles ou plus entreprenants, qui auraient réussi à accroître leur domaine pour y développer le fermage, à concentrer des capitaux, du pouvoir, des possibilités d’intervention pour accélérer le progrès et le mouvement de l’histoire3.

Des forces nouvelles

16La route goudronnée et l’électricité qui arrivent jusqu’au village, avec la télévision par satellite, étaient jusqu’à il y a peu les seuls signes tangibles de modernité. Depuis quelques années s’y ajoutent les automobiles, et surtout de nouvelles habitations ostentatoires, en briques et en ciment, construites en plusieurs étapes à mesure de l’arrivée d’argent gagné par ceux ayant émigré à l’étranger. Les femmes continuent de tisser et de broder les vêtements traditionnels pour les fêtes et les dimanches, tandis que, pour le travail, on porte des vêtements importés de solderies, rapiécés et usés jusqu’à la corde, plus fonctionnels. Aujourd’hui encore, le système autarcique organise la production et fournit l’essentiel de ce qui est nécessaire à la vie quotidienne. Les surplus peuvent être vendus sur les marchés (fromages, salaisons, alcool de prune, etc.), mais il n’y a pas de productions spécifiquement destinées à la commercialisation. Les apports financiers, les liquidités proviennent depuis toujours du travail temporaire à l’extérieur. Ils constituent un superflu sans caractère d’urgence : les achats qu’ils permettent peuvent toujours être différés. Ils sont utilisés pour renouveler l’outillage, acheter les matériaux pour rénover un toit, amener l’eau, bâtir une nouvelle habitation et acquérir tout ce que la collectivité ne peut produire elle-même. Ils permettent encore d’acquitter l’impôt, de payer le médecin, d’acheter des biens de consommation courante et, enfin, d’entrer dans la modernité. Les jeunes adultes vont occasionnellement travailler en ville et à l’étranger, à des travaux agricoles en Italie, France, Autriche, Espagne, ou dans le bâtiment un peu partout en Europe. C’est une habitude des pays de montagne que de partir vendre sa force de travail quelques mois par an et quelques années dans une vie. Autrefois, les montagnards allaient travailler dans les mines et le transport des minerais ou dans le bûcheronnage et la filière du bois. Depuis l’époque communiste, des agences d’intérim spécialisées passent dans les villages recruter des paysans dans la force de l’âge, réputés pour leur endurcissement au travail. Les émigrés temporaires rentrent chez eux après quelques mois avec suffisamment d’argent pour couvrir les besoins en liquidités de toute la famille, ou même, au bout de quelques années pour construire une maison en briques. Cela fonctionne bien tant que le système quasi autarcique et la solidarité intergénérationnelle persistent et assurent l’essentiel des besoins de la communauté. L’argent gagné à l’extérieur peut être presque entièrement consacré à des investissements exceptionnels, comme nous l’avons vu. Il contribue au prestige de la famille, permet d’afficher sa réussite avec des babioles, des vêtements venant de la ville, ou mieux, une maison nouvelle de quatre pièces sur deux étages, même si on continue à vivre dans une seule d’entre elles qui remplit tout à la fois les fonctions de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Cependant, l’engrenage de la consommation a engendré des besoins de plus en plus nombreux : la famille, les enfants notamment, prennent de nouvelles habitudes alimentaires, vestimentaires, de loisirs médiatisées par l’échange monétaire. Ce qui était superflu est devenu indispensable, suscitant la tentation, puis l’obligation d’allonger toujours plus les périodes de travail à l’extérieur. Cela fonctionne tant que perdurent les écarts de salaire entre les pays issus du bloc de l’Est et ceux de l’Europe de l’Ouest, mais ces différences vont en s’amenuisant. Dans certains villages, à la période des moissons, il ne reste plus que les femmes et les vieux. Les forces vives s’expatrient pour des périodes de plus en plus longues. Les hommes sont progressivement contraints à mener une existence de travailleurs émigrés célibataires ou à émigrer avec leur famille, aspirés par la consommation et la misère des banlieues urbaines pour, au mieux, ne plus revenir que le temps des vacances et compenser l’accumulation des frustrations en affichant plus ostensiblement encore les signes de la modernité.

Persistance et transformation de l’habitat traditionnel

  • 4 Elles expriment, dit Vintilâ Mihâilescu, « un besoin compulsif de reconnaissance publique » des mig (...)

17À partir des années 2000, un peu partout, de nouvelles constructions en briques ou en parpaings, en général sur deux niveaux, ont fait leur apparition au sein du statut. Jusque-là, les difficultés des moyens de transport limitaient les apports extérieurs au minimum, tout comme l’ambition et la fantaisie des habitants qui ne s’exprimaient au mieux que dans les sculptures des grands portails. Le bois venait des forêts alentour, les matériaux « crus » (le crépi à base de chaux, la terre cuite) étaient produits à proximité. La construction était réalisée par les paysans eux-mêmes avec l’aide des voisins et, plus exceptionnellement, celle de paysans-artisans du village. Les savoirs mobilisés, enrichis au cours des siècles, s’évertuaient à produire une habitation adaptée au climat. Elle devait, en outre, rester modeste pour respecter les injonctions culturelles d’égalité issues du principe de satiété. Cette économie globale de la construction conférait aux villages une harmonie architecturale. L’amélioration des conditions de transport l’a bouleversée. Le bois qui composait l’essentiel de l’habitat, y compris la toiture, est de moins en moins utilisé. De nouveaux matériaux le remplacent : ciment, briques industrielles, céramique émaillée, faïence pour les cuisines et les salles de bain, linoléum, menuiserie préfabriquée, portes-fenêtres, tôle, amiante… Les nouvelles maisons comportent désormais, comme en ville, plusieurs pièces à destination spécifique, telles que hall d’entrée, chambres à coucher, chambres d’enfant, des grands-parents, salle de séjour, cuisine, salle de bain. L’ancienne configuration de la maison est considérée comme archaïque, même si la modernité a conservé certains éléments traditionnels comme la terrasse, le vestibule, les deux fenêtres donnant dans la rue, le toit en deux ou quatre pentes, « une preuve supplémentaire que, dans le processus du renouvellement, l’ancien ne change pas d’un seul coup et que le neuf s’impose par étapes » (Vornicu 1931 : 322). Mais déjà, quelques familles enrichies par le travail à l’étranger affichent leur réussite par de grandes bâtisses ostentatoires, ces « maisons d’orgueil » comme les appelle Vintilâ Mihâilescu, imitant l’architecture des pays occidentaux, sans qu’il ne demeure plus rien de ce qui faisait la spécificité de l’habitat du pays4. L’intérieur des habitations reflète l’aisance matérielle de la famille, sa mentalité, sa conception du beau et de l’utile. Dans les villages, les paysans les aménagent en fonction des goûts du moment. Progressivement, ils remplacent les vieux meubles par des modèles plus récents, fabriqués industriellement et achetés au marché d’Ocna Sugatag, le bourg voisin où l’on commercialise des produits provenant de Turquie ou de Chine. Des canapés, des meubles vitrines qui exposent des tasses à café en porcelaine, des armoires revêtues de plastiques imprimés imitant le marbre de Carrare ou le bois exotique, aux rutilantes poignées dorées, remplacent les meubles autrefois conçus et sculptés par des artisans locaux. L’intérieur de la maison paysanne contemporaine surprend par l’abondance des produits textiles de toutes sortes, de toutes teintes, par les récipients émaillés aux couleurs criardes, déposés en tas sur les armoires. Un amalgame de neuf et d’ancien, de tradition et de kitsch, dévore l’espace.

18La famille de Sârbi, où nous étions hébergés pendant l’enquête, a construit sa maison selon les nouvelles convenances des années 1980, sur deux niveaux. Au fond de la cour, l’ancienne habitation est devenue une sorte de cuisine d’été dans laquelle habitent les grands-parents. Dans la pièce du rez-de-chaussée de la nouvelle maison se déroulent toujours toutes les activités de la famille. C’est le lieu du repos, de l’accueil, de la préparation et de la consommation de la nourriture. Le soir, les banquettes en bois disposées de part et d’autre servaient encore de lits jusqu’à une période récente, le père et la mère dormaient sur l’une, et la jeune fille de la maison sur l’autre. Les chambres de l’étage sont de vrais musées où sont exposées les valeurs de la famille et les signes de sa bonne fortune : oreillers, serviettes disposées autour des icônes achetées en ville, représentant la Cène et divers thèmes religieux. Les icônes traditionnelles sur verre ont été remplacées par des posters bon marché imprimés sur du plastique, représentant des scènes paradisiaques, oniriques, espiègles. On y trouve même une cascade animée importée de Chine. De nouveaux lustres font leur apparition aux plafonds qui ont conservé leurs poutres en bois. Ces dernières années, la famille a décidé que la troisième chambre devait être réorganisée et décorée pour leur fille devenue grande. L’atmosphère moderne se dégage d’un canapé de mauvaise qualité, incommode, d’un meuble vitrine en chêne plaqué et d’un bureau pour ordinateur qui remplit une bonne partie de la chambre. On a recouvert les poutres du plafond car « nous n’aimons plus ça » et « ce n’est plus à la mode ». Cependant, jusqu’au mariage de la jeune fille, la famille continuait de vivre dans la pièce commune du rez-de-chaussée tandis que les chambres situées à l’étage, non chauffées, servaient essentiellement à la représentation : on y exposait les nouveaux objets importés de l’extérieur.

Le vêtement, premier signe des mutations à l’œuvre

  • 5 Le manélé est un nouveau genre musical populaire de Roumanie, né dans les années 1990, qui mélange (...)

19Un marché de grande consommation, à proximité du village, propose tout ce qui peut être vendu : alimentation, lessives, vêtements, pièces d’automobiles, meubles, vidéos et cd de manélé 5, etc. C’est une sorte de « grande surface » improvisée en plein air, caractérisée par l’inconstance de l’offre ; les marchandises sont exposées sur des tables, sur les capots des Dacia, voire par terre sur des bâches de plastique.

20L’habillement est un des signes les plus visibles du changement. Auparavant, la confection des vêtements occupait une grande partie du temps des femmes. La culture des matières premières, le tissage et la réalisation des habits mobilisaient des savoirs propres à chaque maisonnée et à chaque village. Actuellement, on continue de porter les costumes populaires le dimanche et pendant les fêtes. Mais le tissu utilisé pour la confection de la chemise, les chaussures, le voile, les bas ont été remplacés par des produits importés, commercialisés sur les marchés. Dès que quelqu’un s’est procuré un nouvel élément vestimentaire, qu’il est vu et apprécié dans le village, à la première occasion, « on ira à sa recherche sur le marché ». Le plastique, les tissus synthétiques, les couleurs vives se substituent au chanvre, au lin, au coton, au cuir, aux teintures traditionnelles. Progressivement, le costume traditionnel disparaît, en dépit de ses qualités esthétiques et du soin apporté à sa fabrication qui, parfois, tel le gilet des hommes soigneusement brodé, permettait de le faire durer une vie entière. Il est remplacé par des variantes achetées sur le marché, sans que cela ne suscite beaucoup de commentaires. Le rythme d’usage et de consommation des vêtements a changé ; il s’est accéléré en raison de leur moindre qualité et parce qu’ils se démodent vite.

21Le vêtement le plus prisé des jeunes est le blue jean. Vêtues de ce produit mondialisé, les jeunes filles continuent néanmoins de porter le fichu sur l’insistance des personnes âgées. Le costume traditionnel, lui, est devenu un objet de luxe que beaucoup ne savent plus fabriquer ; seules quelques femmes, conservatrices et habiles de leurs mains, en confectionnent encore pour les costumes de mariés, ou les chemisiers que les jeunes filles portent à l’avant-Pâques.

22Quand il enquêtait sur les Carpates, il y a une trentaine d’années, Jean Cuisenier avait remarqué qu’au pays Maramures les traditions vestimentaires résistaient aux mutations qu’il relevait partout ailleurs, même si on y remarquait déjà les premiers signes d’une transformation :

Les changements à Sârbi sont manifestement d’un autre ordre. L’apparence que les garçons et les filles, les hommes et les femmes veulent donner d’eux-mêmes par le costume de fête, est régie par la même grammaire que naguère, mais le vocabulaire vestimentaire issu des temps anciens est moins couramment pratiqué. (Cuisenier 1994 : 213.)

23Une consommation pragmatique a supplanté la production locale qui exigeait un long apprentissage des techniques de fabrication. Les jeunes filles les connaissent de moins en moins, parfois plus du tout. Ainsi en est-il de la broderie, qui leur paraît maintenant si fastidieuse ; elles préfèrent acheter des vêtement importés jugés aussi plus seyants. Quant aux garçons, ils se prêtent le même blouson de cuir acheté en ville, avant d’aller, chacun à leur tour, faire une visite de courtoisie à leur belle.

24La fin des terroirs, notait Eugen Joseph Weber, se fait décisive à partir du moment où les jeunes femmes apprécient, puis exigent de se faire courtiser dans la langue nationale, jugeant le dialecte local définitivement vulgaire (Weber 1988 : 135). Une mutation du même genre s’est affirmée dans le pays Maramures, quand les filles en âge de se marier se mirent à préférer ostensiblement les garçons incarnant la modernité, allant travailler à l’étranger, et revenant habillés à la mode occidentale. Ils ont infiniment plus de succès que ceux qui se destinent à rester au village pour prendre la suite de leurs parents, s’inscrire dans la lignée du statut, et qui, le dimanche, continuent de porter les habits traditionnels.

25La dynamique du changement est, cela va de soi, surtout portée par les jeunes, réceptifs aux nouveaux moyens de communication. L’ordinateur a fait son apparition au village avec son vocabulaire propre, « laptop », « Windows », « Internet », « scanner », que les jeunes emploient sans toujours savoir ce que cela signifie… « Ils ne comprennent pas les nouvelles directions, mais se laissent faire en toute confiance, persuadés que c’est le bon chemin », commentait un des villageois.

Le rôle des médias

26La télévision et le satellite viennent relayer et nourrir chaque jour en abondance les nouveaux modèles d’identification et d’aspiration. Du temps de Nicolae Ceausescu, la télévision de masse n’ouvrait que sur le monde communiste tel que le voyait le président, deux ou trois heures d’émission par jour consacrées à la représentation de sa vie officielle, à la propagande du système et à la promotion des nouvelles valeurs : la rationalisation de la production, l’abnégation totale de soi et le dévouement à la grande cause sociale roumaine et soviétique. Cet univers-là était complètement étranger au monde paysan pour lequel le collectif se réduit à la famille et à la communauté villageoise. De fait, les villageois ne pouvaient l’expérimenter qu’au contact d’apparatchiks, de fonctionnaires porteurs de directives menaçantes auxquelles ils opposaient leur passivité, leur routine, le temps cyclique de la vie agricole. Bref, la télévision communiste, pas plus que le cinéma, si magique soit-il, quand il parvenait jusqu’à eux par le relais des foyers culturels, n’avaient rien de bien séduisant ni rien de commun avec les programmes des cinquante-six canaux distribués de nos jours par le satellite et le câble (disponibles depuis 1995).

27Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, les séries télévisées et les blockbusters nord-américains les mieux formatés n’ont pas rencontré ici le même succès qu’ailleurs ; il en va de même pour les émissions de variété et les programmes sportifs très prisés en ville. Sans doute la distance entre le monde paysan du Maramures et les univers évoqués dans ces programmes est-elle trop grande. Les allusions au monde occidental restent trop abstraites, trop éloignées de leur vie quotidienne.

28Dans les familles de nos informateurs et de leurs voisins, les chaînes de télévision folkloriques (Ethno tv, Favorit tv, Casar tv) ont la plus grande audience, justement du fait de la proximité culturelle qu’elles savent instaurer en évoquant des univers sonores et musicaux proches des leurs, en mettant en scène des fictions dramatiques romantiques qui les concernent davantage, auxquelles ils peuvent de près ou de loin s’identifier.

29La chaîne Ethno tv, particulièrement appréciée, diffuse à longueur de journée des clips de musique folklorique. En fait les réalisateurs se contentent d’y produire des groupes folkloriques de toute l’Europe centrale, avec une économie de moyens. Le plus souvent, un même décor est utilisé pour de nombreuses émissions. Et pour rentabiliser le tout, l’écran est envahi de bandeaux publicitaires réalisés et commercialisés à moindre coût, ce qui les rend accessibles aux entreprises locales qui y vantent leur production ou leurs services.

30Ces chaînes développent avec succès un genre musical nouveau, le manélé, dont la diffusion engendre une industrie parallèle : disques compacts gravés artisanalement, diffusés clandestinement, sans droits d’auteur, et vendus à bas prix sur les marchés locaux. Il est né dans le Sud de la Roumanie où les influences turques perdurent. Il croise des tonalités folkloriques des Balkans et de la Turquie avec des éléments du répertoire tsigane. Le manélé traite de l’amour, de la mélancolie exacerbée jusqu’au mélodrame. L’amour manélique consacre une place « immortelle » à la « femme de sa vie », à « l’amour fou, sans limite », qui, dans la plupart des cas conduit à transgresser les injonctions culturelles et se termine par une trahison suivie de souffrances et de larmes, si bien que le protagoniste s’abîme dans l’alcool et la drogue. Les mots les plus souvent rencontrés sont « Mertzan », qui signifie Mercedes, « bmw », « fête », « fric », « larmes et douleur », « souffrance » et « fortune ». De nombreux termes sont empruntés à des langues étrangères, tels que « bambina », ou « ragazza ». Le manélé est devenu une forme d’expression populaire nationale ; il est également exporté et consommé sur d’autres continents par les émigrants roumains. Il renouvelle et uniformise à la fois le folklore populaire local, il a créé un nouveau langage fait de néologismes et réinventé des rythmes mélodiques. Au Maramures, ce genre musical remplace de plus en plus fréquemment les chants de noces et les danses traditionnelles. Le mariage se divise désormais en deux temps. Durant la première partie, les mariés sont habillés traditionnellement et le cérémonial reste inchangé, mais il est suivi d’un second mariage où les conjoints sont, cette fois, habillés à l’occidentale et dansent au rythme des manélés. La noce ressemble alors à celles d’autres régions roumaines et du monde occidental.

31Autant l’écoute des clips folkloriques est distraite, le poste de télévision constituant un fond sonore de la pièce de vie commune, déjà amplement habitée et bruyante, autant les séries de telenovelas sont regardées attentivement. L’été, les femmes du village s’efforcent de rentrer à temps à la maison pour voir la suite du feuilleton en compagnie de la grand-mère qui ne sort plus beaucoup, et de la ou des jeune(s) fille(s) de la famille. Les telenovelas sont nées au Brésil en reprenant le genre des séries radiodiffusées, les radionovelas. Elles se sont fortement développées dans les pays de langue lusophone ou espagnole, d’abord en Amérique du Sud jusqu’au Mexique (Morris & Schlesinger 2000). Leurs coûts de fabrication modiques et leur succès ont conduit à leur diffusion dans tous les pays pauvres : Afrique et Malaisie notamment, Europe centrale, alors qu’en France les essais de diffusion sur le câble ont obtenu des résultats médiocres (Martel 2010 : 370). Le genre comprend généralement de 50 à 150, voire 250 épisodes qui constituent d’interminables sagas riches en péripéties et en rebondissements, de façon à tenir le téléspectateur en haleine. Chaque épisode se termine sur un suspense qui ne trouve son dénouement que dans le ou les épisodes suivants, alors que les séries américaines sont conçues pour que chaque épisode soit relativement autonome (Ortiz de Urbina & López 1999 : 42-45).

32Profondément ancrées dans la réalité sociale des pays d’origine, les séries de telenovelas mettent en scène riches et pauvres, fiancés courageux et honnêtes éperdument amoureux, jeunes filles fatales usant de leurs charmes pour échapper à leur condition et gravir les échelons de la réussite sociale. Elles sont trahies ou trahissent sur fond de lutte sociale, de révolte de paysans, de grèves syndicales, de manifestations des braves gens du quartier, ou à l’inverse, mènent un train de vie somptueux mais décadent, aux portes de la misère dans laquelle elles risquent toujours de retomber.

33On peut se demander si le succès phénoménal des telenovelas dans les pays pauvres et les sociétés déstabilisées par la mondialisation ne tient pas justement au fait qu’elles mettent en scène le heurt de la modernité et des structures anciennes, séculaires, issues de systèmes autarciques ou du vieux monde industriel. Ces structures étaient devenues injustes parce qu’inopérantes ou contraires aux nouvelles valeurs romantiques de l’amour, valeurs susceptibles de transcender les clivages, d’ouvrir l’horizon d’existences empêtrées dans une réalité de plus en plus difficile.

La passion romantique contre la raison autarcique

34Au pays Maramures, les nouvelles valeurs de la passion romantique s’opposent à la raison autarcique qui veut que ce qui préside au choix du conjoint, ce soit la stabilité du statut, sa capacité à assurer de manière autarcique les besoins de ceux qui l’habitent. Jusqu’à ces toutes dernières années, l’alliance entre deux familles était longuement réfléchie, âprement négociée entre les parents, à l’écart des futurs conjoints, car elle était souvent la seule façon d’élargir les biens du statut et sa capacité d’autosubsistance. Le mariage permettait, par exemple, d’acquérir un bois, un étang ou un champ bien exposé, ou de diversifier le cheptel des animaux domestiques, tandis que les vêtements brodés, les couvertures ou les draps accumulés pour la dot étaient mis au service de la famille, de son prestige, de son confort.

35L’amour passionnel était alors considéré comme un élément susceptible d’empoisonner les relations entre les partenaires ou de les pousser à des actes inconsidérés. La famille lui opposait l’affection née de la parenté et des alliances, du respect entre les conjoints et les beaux-parents, puis, après tant d’années vécues ensemble, du fait d’appartenir au même statut, d’avoir traversé les mêmes épreuves. Se marier contre l’avis des parents était considéré comme une faute grave, une trahison. Les parents laissaient quand même une relative liberté à leurs enfants dans le choix de leur conjoint pour autant qu’ils choisissent quelqu’un de « bien », c’est-à-dire si possible issu du village, du même niveau social, d’une famille respectable, qui permît au statut de perdurer, ou mieux, d’améliorer sa position.

36Aujourd’hui, si les parents et les grands-parents savent qu’ils finiront leur vie dans la tradition du pays, beaucoup (c’était le cas de nos informateurs) voient, ou verraient, d’un bon œil, même si cela devait « leur déchirer le cœur », que leurs enfants partent, échappent à une culture dont ils pressentent qu’elle est condamnée, et tentent leur chance en ville ou même à l’étranger.

37À la famille traditionnelle élargie, organisée autour du patrimoine, arrangée par les parents en fonction d’un contexte matériel et culturel local, se substitue donc la famille contemporaine, dirigée par le couple, supposée fondée sur le sentiment amoureux né de la rencontre entre des époux qui se sont choisis.

  • 6 Et elle se distingue de la famille nucléaire postmoderne, caractéristique des pays occidentaux, où (...)

38La famille moderne, au sens où l’entendait Philippe Ariès6, se replie sur l’enfant, sur des relations plus sentimentales entre ses parents et lui. Au Maramures, là aussi, progressivement, l’enfant devient le centre, le sujet qui occupe tous les esprits, alors qu’il n’était jadis qu’un élément du groupe familial, un être encore en devenir et dont on utilisait au mieux la force de travail. Les images, les modèles véhiculés par les émissions de télévision et par les séries les plus appréciées tendent à l’investir de nouvelles valeurs ; une attention toute particulière est portée à sa santé, à son éducation, à sa réussite scolaire, dans la perspective de sa réussite professionnelle. La famille devient, elle aussi, sentimentale et éducative ; l’école et les études représentent une priorité encore confuse, mais pour laquelle on est prêt à faire des sacrifices matériels importants.

Vers la fin d’un monde

39Le pays Maramures, perdu au fin fond des Carpates, offre un bel exemple de la façon dont résistent, cèdent et se transforment les systèmes autarciques ou quasi autarciques sous les coups de boutoir de la mondialisation. Ils se sont maintenus jusqu’à présent en raison de leur isolement, de leur éloignement des grands centres urbains et des axes de développement industriel ; en raison de l’absence ou de la rusticité des infrastructures de communication de première génération (les transports par voies maritimes puis ferroviaires et routières) ; en raison des avanies de l’histoire (qui ont conduit ici à dresser des frontières improbables). Les moyens de communication de seconde génération (hertziens, numérisés, câblés) traversent sans grande difficulté les barrières physiques, économiques, historiques qui s’opposaient à leur intégration (Rasse 2010). Les effets en sont d’autant plus rapides et violents qu’ils agissent directement sur la culture, alors que les mutations induites par la première génération des moyens de communication s’étaient faites beaucoup plus lentement. Elles suivaient la vitesse de progression du chemin de fer qui introduisit la compétition, la concurrence de nouvelles productions importées à meilleur prix. Mais la culture résistait, gravée dans les mentalités, elle perdurait, se transmettait sous l’autorité des générations les plus anciennes, même quand l’environnement et le milieu professionnel où elles s’enracinaient avaient disparu.

40Les mutations introduites par les nouvelles techniques de communication vont autrement plus vite, notamment parce qu’elles commencent par la fin : les mentalités, la culture. Elles s’insinuent dans la vie quotidienne en offrant de nouveaux modèles d’identification, en imprégnant la jeunesse de nouvelles aspirations. À l’âge des choix de vie, les telenovelas placent, avec le romantisme qu’elles mettent inlassablement en scène, un coin qui va contribuer à faire exploser l’ancien monde. Les industries culturelles savent en effet s’adapter aux mentalités et aux problématiques sociales et fabriquent et diffusent des programmes correspondant aux aspirations, aux rêves, aux questionnements des populations.

41La conjugaison de l’économie autarcique et du salariat occasionnel est particulièrement efficace. Elle explique que des travailleurs émigrés puissent y trouver leur compte tout en acceptant des salaires très bas, inférieurs même au minimum indispensable à la reproduction de la force de travail, celle-ci étant assurée par la persistance du système autarcique. L’argent économisé peut être entièrement investi dans des biens de consommation (vêtements, mobilier, technologies de communication) ou des matériaux de construction.

42On voudrait imaginer que l’équilibre fragile actuel va se maintenir, que les habitants du Maramures arriveront à garder en vigueur l’essentiel du système de vie autarcique qui assure la couverture « à satiété » de la majorité de leurs besoins matériels, qui leur permet de vivre dans un univers de relations sociales denses, riches en solidarité et en sociabilité, en manifestations culturelles collectives ; en même temps que l’ouverture sur l’extérieur leur permet de bénéficier des bienfaits technologiques de la modernité améliorant leur confort, leur santé, l’éducation de leurs enfants, leur permettant de participer au monde… Mais à la lumière de ce qu’il est advenu des sociétés rurales traditionnelles d’Europe, de ce qu’on pressent ici, on peut prédire sans grand risque de se tromper que cela n’a guère de chance d’arriver. Emporté dans le temps planétaire par les moyens de communication, le pays Maramures ne pourra sans doute plus longtemps vivre à son propre rythme. Les nouvelles générations aspirent déjà à une autre existence, à quitter le pays, à vivre leur vie, à tenter leur chance conformément aux nouveaux modèles dont les abreuvent les médias. Beaucoup iront probablement rejoindre le prolétariat urbain des grands centres postindustriels européens. Il restera des gens au pays, ne seraient-il que les gardiens d’une mémoire qui s’estompe, de rituels dont la signification archaïque a été oubliée, car déjà bien des pratiques culturelles ne perdurent plus que par les forces de l’habitude, par la conviction de nos informateurs : « C’est bien comme ça… », « C’est l’habitude chez nous… »

43Le premier écomusée associatif du Maramures historique a été créé il y a quelques années par un érudit qui conserve avec des moyens de fortune quelques vêtements, un métier à tisser… Cela paraît incongru tant les vestiges de cette culture sont encore vivants, alors même qu’elle est sans doute condamnée à plus ou moins brève échéance. Peut-être y ajoutera-t-on bientôt une collection de portails sculptés et quelques bâtisses traditionnelles, peut-être y donnera-t-on en représentations folkloriques une grand-mère tisserande ou des danses traditionnelles, mais l’essentiel aura été perdu. En premier lieu, les paysages agricoles qui font du Maramures un ensemble unique offrant des terres soigneusement cultivées et des villages harmonieux, parce que bâtis avec les mêmes savoir-faire, exploitant les mêmes matériaux issus du même environnement. Ensuite les pays, leurs habitudes, leurs façons de faire, leurs principes d’organisation jamais écrits ni même verbalisés qui formaient un ensemble culturel d’une grande complexité, transmis des uns aux autres, au fur et à mesure des existences en commun. Car le patrimoine que représente le pays Maramures historique, un des derniers systèmes autarciques d’Europe, est d’abord immatériel.

44Mais il est possible que le goût récent des Roumains pour le rustique, décrit par Vintilâ Mihâilescu, dans la période actuelle de crise et de doute, de repli obligé des citadins vers les campagnes, mais aussi de redécouverte de celles-ci, de ré-ancrage identitaire dans le passé et le local, la famille, le bricolage créatif… permettent aux villageois du Maramures de conserver, d’actualiser et de valoriser quelques aspects de leur culture et de leurs paysages, suivant ce que Mihâilescu appelle « le chemin d’une authenticité retrouvée et réjouissante ».

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Bibliographie

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Notes

1 Village du pays Maramures, dans la vallée de Cosâu.

2 Par exemple, lorsqu’un foyer n’a que des filles, la règle s’inverse pour l’une d’entre elles : l’époux va vivre chez les beaux-parents, sous réserve que, dans sa propre famille, un de ses frères puisse rester avec ses parents.

3 Cela n’est pas sans rappeler d’autres dispositifs culturels, comme les Jurandes au Moyen Âge ou ceux des sociétés primitives évoqués par Pierre Clastres (1991), destinés à empêcher qu’émerge une classe dominante ayant intérêt, et en même temps les moyens de mettre la société en mouvement, parce que c’est elle qui, avant tous, va profiter du progrès.

4 Elles expriment, dit Vintilâ Mihâilescu, « un besoin compulsif de reconnaissance publique » des migrants frustrés par leurs conditions de vie et de travail si difficiles en ville et à l’étranger.

5 Le manélé est un nouveau genre musical populaire de Roumanie, né dans les années 1990, qui mélange des influences orientales, tsiganes et occidentales (pop, électro).

6 Et elle se distingue de la famille nucléaire postmoderne, caractéristique des pays occidentaux, où les unités de vie composées de couples avec enfants ne représentent plus la majorité des ménages désormais constitués de célibataires avec ou sans enfants, ou de couples sans enfants (Ariès 1975 ; Rasse 2006 : 233 sq.).

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Pour citer cet article

Référence papier

Paul Rasse et Laura Ghinéa, « Persistances et mutation des dernières Sociétés rurales »Terrain, 57 | 2011, 114-127.

Référence électronique

Paul Rasse et Laura Ghinéa, « Persistances et mutation des dernières Sociétés rurales »Terrain [En ligne], 57 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/14369 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.14369

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Auteurs

Paul Rasse

Université de Nice Sophia-Antipolis, Laboratoire de recherche en sciences de l’information et de la communication (i3m).

Articles du même auteur

  • La cité aromatique [Texte intégral]
    Culture, techniques et savoir-faire dans les industries de la parfumerie grassoise
    Paru dans Terrain, 16 | 1991

Laura Ghinéa

Université d’Art et Design de Cluj-Napoca, département Photo, Vidéo, Peinture

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