- 1 Voir ce que dit Paul Valéry de Stendhal : « En somme, la sincérité propre de Stendhal – comme toute (...)
- 2 Il s’agissait d’une analyse des « papiers du Pentagone » à l’époque de la guerre du Viêtnam, plusie (...)
- 3 « Quoi, même en disant vrai vous mentiez en effet ? » (Corneille, Le Menteur, acte V, scène 5).
- 4 Cet article reprend, sous une forme considérablement modifiée, quelques-unes des réflexions présent (...)
- 5 à propos du débat entre Constant et Kant, voir l’article de Gloria Origgi dans ce volume.
1La définition nominale du mensonge ne paraît guère poser problème. Il consiste en un acte, ce que nul ne conteste ; en un acte de langage, ce qui peut être contesté lorsqu’il l’est par omission, mais à tort selon moi. Il est commis par tout être donnant délibérément pour vrai à autrui ce qu’il sait être faux. Le mensonge est une altération volontaire de la vérité. Et, peut-on penser, tandis que l’insincérité d’autrui est difficile à identifier, puisque mesurable à la seule aune de son rapport avec lui-même, le mensonge, bien qu’inséparable d’une intention, donc d’une attitude intérieure, offre son contenu au couperet de l’épreuve de vérité1. Dans son rapport au vrai, un mensonge ne l’est pas à moitié, du moins en théorie. Il semble qu’il en soit un ou qu’il n’en soit pas un. C’est souvent après coup que l’on peut trancher ; le temps confond alors le menteur.
Acte de langage, certes, mais l’acte l’emporte sur la matière dont il est fait. Dans l’identification du mensonge, l’intention de mentir prévaut sur la convention linguistique régissant la phrase qui exprime le mensonge. Cette convention y est à l’œuvre, en effet, exactement comme elle l’est dans le prononcé d’un authentique acte d’assertion. C’est pourquoi, même s’il revêt un habit langagier, le mensonge ne relève pas de l’analyse du linguiste, en tout cas pas de celui traitant du langage comme d’un code. Une phrase convoyant un énoncé mensonger ne se distingue en rien d’une phrase assertant un fait du monde. Les mots y ont la même signification ; la phrase obéit aux mêmes règles de grammaticalité qui font qu’elle est bien ou mal formée. Bref on dit le faux à la façon dont on dit le vrai. Si d’aventure le mensonge exhibait une marque linguistique, rares seraient les mensonges fructueux ! De même le mensonge ne relève-t-il pas d’une analyse portant, directement tout au moins, sur la structure logique de l’énoncé. En effet, comme le souligne Hannah Arendt à propos du mensonge en politique, le mensonge n’entre aucunement en conflit frontal avec la raison2. Les choses pourraient être ou se passer comme le prétend le menteur. Un mensonge est d’autant plus réussi qu’il est crédible ; il est rendu d’autant plus crédible que son auteur sait ce que son destinataire est prêt à entendre, ce qu’il souhaite ou aime écouter. Si mystère à dissiper il y a, il se trouve donc du côté de l’auteur du mensonge et de son destinataire, dans la relation communicative que le premier instaure avec le second, et non du côté du mensonge « proprement dit », à savoir la réalisation verbale de l’acte. La meilleure preuve en est qu’on peut mentir sans dire. C’est le mensonge par omission, acte muet de langage. Que pourrait donc bien en dire le linguiste ?
Rien de plus simple également, à première vue, que le jugement à s’en faire. Le mensonge ne peut qu’être condamné. Il sape les fondements mêmes de la moralité et du droit. Assurément il peut arriver, dans certaines occasions, qu’un mensonge profite à autrui ; il appelle donc l’indulgence. Cependant, dans son principe même, il nuit à l’humanité, celle de l’être humain puisque, humain, un être ne l’est pleinement qu’en société et donc au travers du commerce institué avec autrui. Que vaudraient, en effet, engagements, promesses ou contrats dans un univers où le mensonge serait banalisé ? S’il est condamnable, c’est avant tout parce qu’il contrevient au pacte gouvernant l’exercice du langage. Celui qui parle attend que son interlocuteur tienne pour vrai ce qu’il lui dit ; ce dernier attend que soit vrai ce qui lui est dit. La véracité paraît être la condition de coopération appliquée à l’emploi ordinaire du langage, sachant, bien sûr, qu’existent des énoncés dont l’interprétation correcte requiert que les phrases soient prises, disons, au second degré (récits de fiction, plaisanteries, métaphores, ironie, etc.). À quoi bon communiquer si rien ne venait à garantir la présence, au moins régulière, du vrai dans les paroles échangées ? Parler vrai ne saurait être qu’un slogan. Tout au plus, par conséquent, les attendus du jugement porté sur le mensonge, donc sur le menteur, varieraient selon les époques, les cultures, les contextes ou les différents points de vue pris sur lui.
Pourtant, a-t-on vraiment mis à nu les mécanismes à l’œuvre dans l’acte de mensonge ? Malgré des siècles de réflexion savante à ce sujet, il s’avère que ces mécanismes et leurs rouages restent en partie obscurs. Du moins l’accord ne règne-t-il pas à leur sujet. On en débat toujours dans les cercles de la philosophie du langage et de l’esprit, en pragmatique cognitive en particulier, mais aussi et plus encore en philosophie morale, ainsi que dans tout l’éventail des sciences historiques ou anthropologiques. On continue donc d’hésiter sur la place à réserver au mensonge dans la galerie des agissements humains. Parmi les questions suscitées par le mensonge, il en est une qui fait figure d’énigme : comment se fait-il qu’étant impossible en toute logique à universaliser, le mensonge soit de fait universel ? Loin d’être un parasite du langage, comme se voyait contraint de l’estimer John L. Austin en vertu des présupposés d’une approche pragmatique purement linguistique, il est un acte tristement quotidien. Le mensonge paraît, en effet, inhérent à l’usage du langage ; or l’usage du langage en proscrit la généralisation.
Au demeurant, le bon sens exprime à sa façon, celle des locutions toutes faites, les incertitudes entourant la perpétration d’un « vrai » mensonge. Amusons-nous à en livrer quelques morceaux choisis. L’homme ment comme il respire. En l’affirmant, on ne risque pas de faire mentir le proverbe. Ce ne sont pas les arracheurs de dents qui viendraient dire le contraire. Toutefois leurs clients, sur les places publiques d’hier, ne manquaient sûrement pas de penser, à propos de l’absence de douleur promise pour l’extraction, ce qu’un personnage féminin d’ À la recherche du temps perdu avait pour habitude de demander : « C’est bien vrai, ce gros mensonge-là ? » Ils savaient que c’était faux ; l’arracheur de dents savait qu’ils le savaient. Mentait-il donc ? La sagesse populaire, comme la sagesse philosophique, fait la différence entre bobard et mensonge. En vertu de quels critères puisque, dans les deux cas, l’intention de dire le faux est présente ? Elle n’ignore pas non plus que l’envers du vrai, si c’est le faux, n’est pas nécessairement mensonger. Elle admet qu’on peut tout à la fois mentir vrai, mentir en disant le vrai – ainsi que le remarque Cliton à propos de son maître Dorante, dans Le Menteur3 – et dire le faux sans mentir « pour de vrai ». Les pieux mensonges, par exemple, ne sont pas ceux d’un fieffé menteur. Et celui qui jure publiquement « parler vrai » s’attire sur le champ la suspicion ; il y a mensonge sous roche.
L’acte de mensonge se révèle bien plus compliqué à cerner et donc à juger qu’il n’y paraît. Des milliers d’écrits en tous genres, souvent contradictoires dans leurs conclusions, sont là pour en témoigner. On ne saurait donc faire le tour du mensonge en quelques articles. Tout au plus peut-on, comme dans ce volume de Terrain, proposer d’en faire l’objet d’une excursion. Au programme de cette excursion, cinq contributions émanant d’autant de cercles disciplinaires. Une étude conduite dans l’atelier du psychologue, portant sur le développement chez l’enfant du savoir-faire en matière de mensonge ; elle complique avec bonheur des hypothèses, trop simples, négligeant de prendre en compte le facteur social. Une réflexion sur le mensonge à l’iranienne dans laquelle l’anthropologue s’interroge en particulier sur la présence au sein de l’individu d’un « double je », résistant aux mécanismes de la réduction de la dissonance cognitive ; le mensonge pourrait prendre alors, parmi d’autres formes, celle d’un exercice convenu, pratiqué par chacun au vu et su de tous ; ce mensonge-là en est-il un ? Une présentation du mode de mensonge en cours dans une discipline scientifique à bien des égards : l’archéologie, parée de ses techniques de pointe pour identifier, dater et attribuer ; quels y sont donc les ressorts de la déformation volontaire des témoignages enfouis dans le sol ? Une analyse sociologique de la confrontation entre sociologues, justement, et statisticiens, d’une part, et administration des forces de l’ordre, d’autre part, à propos des statistiques de la délinquance ; « chanstiquer » (bidouiller) les chiffres, est-ce mentir ? ; mais les « vrais » chiffres, qu’est-ce à dire ? Y aurait-il une réalité ready-made, préexistant à son évaluation quantifiée ? Enfin, une brève histoire philosophique de l’interdit portant sur le mensonge dans la tradition philosophique occidentale, et un rappel des arguments d’ordre métaphysique fondant la nécessité de cette interdiction.
En guise d’introduction à cette excursion programmée, je me contenterai de quelques remarques, inégalement développées, portant sur deux points seulement4. Tout d’abord je m’emploierai à montrer que le mensonge est un exploit cognitif. Il nous paraît si facile à commettre et sa pratique est si répandue chez les hommes que nous perdons de vue la hauteur de cette performance. Elle est réservée au genre humain, quitte à n’en pas se glorifier. Combien d’espèces vivantes attendent, probablement pour toujours, d’être dotées de la faculté de mentir ? Il me semble que seul un être linguistique est capable de travestir la vérité, fût-ce sans mot dire, bouche cousue. Mais aux créatures inaptes au mensonge, c’est moins la parole qui fait défaut que les capacités mentales inséparables de l’exercice du langage.
En second lieu, et sans beaucoup insister, je soulignerai le fait que tous les mensonges ne se valent pas. Je me fierai sur ce point à un romancier qui, différemment de Benjamin Constant, s’inscrit en faux contre le diktat kantien5. Et à qui viendrait me reprocher d’en appeler à un romancier à propos du mensonge, je répondrai que les auteurs de fictions sont doublement experts en la matière.
2Seul l’homme est armé pour réaliser cette performance cognitive de haut vol qu’est l’acte de mensonge ; elle présuppose la forme d’intelligence dont l’évolution a pourvu l’espèce humaine. Les animaux non humains sont aptes à tromper ; les animaux humains, quant à eux, se hissent jusqu’à mentir. Tel est le point de vue soutenu dans les lignes qui suivent.
Ici, une précaution s’impose. Il est à l’évidence absurde de comparer entre eux les accomplissements d’espèces différentes, différemment situées qui plus est sur l’échelle zoologique, afin de dresser un palmarès de l’intelligence, toutes catégories confondues. Ce serait nécessairement à partir d’un pot-pourri de critères, non moins nécessairement anthropocentriques. Il n’y a aucun sens à dire qu’un animal est plus intelligent qu’un autre, le renard plus que la poule ou le corbeau, et que l’animal humain est le plus intelligent de tous. Toutes les espèces sont intelligentes puisque, jusqu’au jour de leur disparition, toutes résolvent, chacune à sa manière propre par définition de l’espèce, les problèmes spécifiques qui se posent à elles, toujours par définition de l’espèce. (Néanmoins on ne s’interdira pas de penser, contre Karl Marx, que seuls les représentants de l’espèce humaine se posent, mais dans leur tête, des problèmes qu’ils ne peuvent résoudre ; il est assez douteux qu’un colibri, ou même un chimpanzé, s’interroge sur le sens de son existence.)
Il est parfaitement licite, en revanche, de s’appliquer à trier entre espèces en fonction de capacités déterminées, la capacité représentationnelle notamment, servant de pierre de touche à toute approche cognitive, de détecter dans sa mise en œuvre des analogies ou des homologies et, dans ce dernier cas, de tenter d’en tirer des modèles d’évolution. C’est dans cette perspective d’analyse, et dans cette perspective uniquement, qu’il est permis de considérer le mensonge comme un exploit cognitif, impliquant une capacité représentationnelle détenue en propre par l’animal humain.
3La belle affaire, m’objectera-t-on peut-être. Le mensonge est un acte de langage ; seul l’homme dispose du langage, selon sa définition linguistique ; il est donc, par la force des choses, l’unique créature vivante à pouvoir proférer des mensonges. Pourquoi aller chercher ailleurs l’origine de ce monopole ? Certes mais, d’une part, tous les animaux communiquent ; sans avoir le langage, ils ont du langage, ainsi que le rappelle le linguiste Ray Jackendoff. Ils échangent des informations qui leur sont des denrées aussi vitales que le gîte et le couvert. S’il s’avère qu’ils manipulent des informations pour tromper leurs congénères ou leurs prédateurs, ou encore qu’ils retiennent sciemment l’émission de signaux convenus afin d’y gagner un avantage personnel, il n’est pas a priori interdit d’estimer qu’ils exhibent une certaine disposition au mensonge. Le mensonge ne serait donc pas le propre de l’homme. D’autre part, l’aptitude à mentir dépend de capacités couplées de fait à l’exercice du langage mais qui ne sont pas intrinsèquement linguistiques. La capacité de représentation, cruciale pour le mensonge, est mentale ou psychologique. Elle est partie intégrante de la faculté de langage au sens large, selon l’expression de Noam Chomsky, mais pas au sens étroit, réduite, toujours selon Chomsky, au dispositif de computation des signes linguistiques. C’est cette capacité représentationnelle qui permet à l’homme de mentir sans ouvrir la bouche, commuant de la sorte un silence en acte de langage. La défense du point de vue adopté ici exige, par conséquent, de montrer comment et pourquoi un acte de tromperie, accompli par un animal non humain, se distingue d’un acte de mensonge, le cas échéant muet, commis par un être humain.
4Il faut ici rappeler quelques points bien connus. Un menteur est une créature qui dispose d’un esprit. Un automate déraille ; il ne ment pas. Prêter un esprit à une créature, c’est lui accorder le pouvoir de former des représentations sémantiquement évaluables, non pas seulement appropriées ou non mais susceptibles d’être vraies ou fausses – et en premier lieu de former des croyances, ingrédient obligé de toute pensée au sens large. Une créature n’abritant que des états neuronaux, biologiquement programmés, la conduisant à « bien faire sans rien savoir » (Proust 2003 : 24), ne saurait mentir. Les harengs vivent en bancs dont le déplacement coordonné requiert l’émission de signaux. Ces signaux provoquent des réactions sur le mode réflexe ; le hareng égaré rejoint le banc. Même l’ami des poissons y regardera à deux fois avant d’attribuer au hareng la disposition à transmettre un signal mensonger !
5Pour être à même de mentir, une créature doit être en mesure de manufacturer et de stocker des représentations qui l’amènent à agir, et non à réagir, en fonction de sa saisie du contexte, événement ou situation. Elle fait la différence entre ce qu’elle se représente et la représentation qu’elle s’en fait ; elle ne confond pas l’état de choses représenté, la référence de sa représentation, avec ce qu’elle en croit, en attend, en espère ou en craint. Il est trivialement évident que l’acte de mensonge exige un certain achèvement évolutif de la capacité représentationnelle.
- 6 Voir, à propos des singes vervets, Daniel C. Dennett (1983), repris dans Dennett (1990).
6Parmi tous les principes possibles de classification des représentations, il y a celui tenant compte de ce sur quoi elles portent : ce qu’elles visent. Ainsi est-on conduit à distinguer entre les « simples » représentations, visant des états de choses, et les méta-représentations qui sont des représentations de représentations. En croyant qu’il fait beau dehors, je forme une « simple » représentation, une représentation du premier ordre. En me disant : « Il fait beau, j’en suis sûr », je forme une méta-représentation, ou représentation du deuxième ordre, sous les aspects d’une croyance réflexive. Je crois à propos de ce que je crois à propos du temps qu’il fait dehors. Je donne mon assentiment à ce que je crois ; je crois que ce que je crois est vrai. Ce faisant, dans ce cas précis, je démontre ma maîtrise du concept de croyance, laquelle démontre ma maîtrise de la notion de vérité, attestée par ma représentation de l’alternative vrai / faux, laquelle démontre à son tour ma maîtrise de la notion d’objectivité. Qu’il fasse beau dehors est un fait dont je sais qu’il ne dépend pas de ce que j’en pense ; il viendra corroborer, ou non, ma croyance. En me disant maintenant à propos de Laurent, qui a sorti son attirail de pêche : « Je pense que Laurent espère qu’il fera beau demain », je forme également une méta-représentation ; ma représentation vise, en effet, une représentation, celle que j’ai logée dans l’esprit de Laurent et qui m’explique qu’il ait sorti à l’avance canne et hameçons. Supposons maintenant que je me dise : « Je pense que Laurent croit que je désire l’accompagner à la pêche » ; je forme alors une métareprésentation qui est une représentation du troisième ordre ; il suffit, pour s’en assurer, de compter les concepts mentaux employés. Et si j’en viens à me dire, pour des raisons restant à clarifier : « Je veux que Laurent ignore que je désire qu’il craigne que j’aille à la pêche avec lui », je forme une méta-représentation, équivalant à une représentation du quatrième ordre ; et ainsi de suite6. Ces représentations sont bien plus faciles à former dans la tête qu’à transcrire en phrases, du moins à partir du troisième ordre. C’est sans le moindre effort que, regardant un spectacle où le héros de l’histoire, Goodchap, sourit au traître, Badguy, nous comprenons que Goodchap veut que Badguy pense que lui-même (Goodchap) ignore qu’il (Goodchap) désire faire croire à Badguy qu’il (Goodchap) a l’intention de mettre en échec son ignoble entreprise. Sauf erreur de ma part dans le décompte, l’acte de mensonge requiert de son auteur la capacité à former des représentations du quatrième ordre. Mentir, c’est vouloir qu’autrui croie ce que le menteur veut qu’autrui croie. Et, bien sûr, le résultat peut être obtenu sans mot dire, plus exactement en s’abstenant de dire.
7Dressons un court portrait cognitif du menteur, au risque de paraître célébrer les mérites du mensonge. Selon la définition classique de saint Augustin, « ment qui a une chose dans l’esprit et en avance une autre au moyen de mots ou de n’importe quel autre type de signes ». Une créature menteuse a donc accès à ce qu’elle a dans la tête. Elle est à même de se représenter ses pensées, de se projeter à elle-même le film de ses croyances, de ses désirs ou de ses intentions. En vertu de cette capacité, la créature dispose du pouvoir d’agir réflexion faite, on second thoughts ainsi que le dit lumineusement la langue anglaise : « Je pourrais dire le vrai mais, tout bien pesé, je m’en vais dire le faux. » Elle domine donc l’opposition entre le vrai, du moins son tenu pour vrai, et le faux, ce faux qu’elle entend transmettre à autrui. Or, à moins d’être seulement mythomane, et le mythomane est au menteur ce que le kleptomane est au voleur, la créature menteuse ment en fonction de ce qu’autrui a ou aurait dans la tête. Pour induire autrui en erreur, encore faut-il se représenter ce qu’il pense. La créature menteuse lit donc également dans la tête d’autrui. Elle anticipe le résultat dûment représenté que va produire son mensonge, s’il est réussi, dans cette tête étrangère à la sienne : faire naître des pensées qui n’y étaient pas ou modifier celles qui y étaient.
8L’acte de mensonge administre donc une double preuve concernant son auteur. Premièrement, la preuve de la présence, chez lui, de la faculté d’introspection, donc de la conscience réflexive. À la différence de la créature qui « fait bien sans rien savoir », la créature menteuse fait « bien » en le sachant. Deuxièmement, la preuve de sa détention d’une théorie de l’esprit pleinement constituée, laquelle va évidemment de pair avec la possession d’une conscience réflexive. La créature considère autrui comme un être occupant des états d’esprit qui livrent les raisons de ses comportements et permettent de les prédire. La créature menteuse sait, donc sait le savoir, que le destinataire du mensonge est, comme elle, doté d’une conscience réflexive, tête d’autrui. Elle anticipe le résultat dûment représenté que va produire son mensonge, s’il est réussi, dans cette tête étrangère à la sienne : faire naître des pensées qui n’y étaient pas ou modifier celles qui y étaient. L’acte de mensonge administre donc une double preuve concernant son auteur. Premièrement, la preuve de la présence, chez lui, de la faculté d’introspection, donc de la conscience réflexive. À la différence de la créature qui « fait bien sans rien savoir », la créature menteuse fait « bien » en le sachant. Deuxièmement, la preuve de sa détention d’une théorie de l’esprit pleinement constituée, laquelle va évidemment de pair avec la possession d’une conscience réflexive. La créature considère autrui comme un être occupant des états d’esprit qui livrent les raisons de ses comportements et permettent de les prédire. La créature menteuse sait, donc sait le savoir, que le destinataire du mensonge est, comme elle, doté d’une conscience réflexive, consciente d’être consciente, et d’une théorie de l’esprit, plus ou moins consciemment appliquée. Un homme ment rarement à son réfrigérateur. La possession d’une conscience réflexive et d’une théorie de l’esprit conditionnent l’exercice du langage. D’une part, sauf à parler pour ne rien dire, un être linguistique, en disant, « veut dire » (signifie) quelque chose qui n’est pas nécessairement inscrit (signifié) dans les mots qu’il emploie. D’autre part, un être linguistique interprète ce qui lui est dit en fonction de ce qu’il pense que son interlocuteur a « voulu dire », de ce qu’il avait l’intention de lui dire. Toutefois ces processus ne sont pas, en eux-mêmes, plus linguistiques que ne le sont le pharynx ou les poumons, indispensables à l’exercice du langage parlé.
- 7 Voir, par exemple, Marc D. Hauser (1996).
9En éthologie cognitive et en psychologie expérimentale comparée, on se penche assidûment sur les innombrables manifestations de tromperie et de dissimulation constatées chez les animaux non humains7. Rien de plus courant, en effet, que l’émission d’un signal conventionnel, ou ritualisé, dans une situation où il n’a pas lieu d’être produit, afin d’en retirer un bénéfice individuel : consommer seul l’aliment découvert ou écarter un rival. Rien non plus que de très banal dans la rétention d’un signal là où son émission s’imposerait, également à des fins de profit personnel. Les études portant sur ces comportements trompeurs ou dissimulateurs ont pour objectif d’évaluer la capacité représentationnelle des espèces considérées.
10Et, à la suite des travaux fondateurs de David Premack et Georges Woodruff, publiés à la fin des années 1970, on tente d’établir si les chimpanzés, nos plus proches parents phylogénétiques, ont une théorie de l’esprit. Sont-ils en mesure d’accéder à leurs représentations et de se représenter les représentations d’autrui, donc de leur assigner des états mentaux sur lesquels ils nourriraient l’intention d’agir ? Disposent-ils, par conséquent, de la faculté de mentir au sens humain du terme ?
- 8 Il est nécessaire, à cet endroit, d’en dire un peu plus long. Je le ferai dans un post-scriptum, si (...)
11Avant d’aborder ce dernier point, il convient de rappeler la différence faite entre tromperie fonctionnelle et tactique. Pour beaucoup simplifier, un acte est fonctionnellement trompeur dès lors qu’il procure un avantage à son auteur au détriment de celui qui en est la cible. Il n’est nullement obligé que le gagnant se soit « dit » à lui-même à propos de sa future victime : « Lui, je vais l’avoir. » En revanche, la notion de tromperie tactique semble impliquer le déroulement d’un raisonnement pratique du genre : « Si X, ce but, alors Y, ce moyen. » Ce raisonnement appelle la formation d’une intention. Pour autant, on ne saurait en déduire que la créature trompeuse se projette à elle-même son intention, encore moins qu’elle assigne à sa victime désignée des états de conscience qu’elle entendrait modifier en lui faisant croire, espérer ou craindre. Il importe, en effet, de distinguer entre l’intention de faire qu’autrui fasse ou ne fasse pas et l’intention de lui faire croire quelque chose afin qu’il fasse ou ne fasse pas. On entrevoit sans peine la difficulté de l’entreprise consistant à appliquer cette distinction et la nécessité de faire appel à des protocoles expérimentaux, y compris sur le terrain. Prenons deux exemples souvent cités pour illustrer les termes de l’alternative, face au constat d’un acte de tromperie ou de dissimulation. J’utiliserai, en guise de procédé d’exposition, la méthode du « soliloque », introduite par Richard Dawkins et brillamment exploitée par Daniel C. Dennett. Elle consiste à placer dans la tête de l’animal le monologue qu’il s’adresserait à lui-même, au prix, comme on s’en doute, de nombre de « barbarismes » dans ce qui ne saurait s’apparenter à une opération de traduction8.
- 9 Il est impossible, dans la description, d’éviter les concepts mentaux comme celui rendu par le verb (...)
12Lorsqu’un pluvier détecte un prédateur se dirigeant vers le nid où est blottie sa progéniture, il feint sur le champ d’être blessé9. Il bat de l’aile et vole de manière désordonnée, paraissant constituer une proie facile que le prédateur va préférer poursuivre plutôt que de fondre sur le nid. Premier soliloque, dont la substance est empruntée à Dennett : « Misère ! Un prédateur ! Il veut s’en prendre à ma couvée. Pas question ! Employons le bon vieux truc ; il marche à tous les coups. Je vais faire semblant d’avoir l’aile brisée. L’imbécile va croire ne faire qu’une bouchée de moi et il oubliera mes oisillons. » Second soliloque : « Prédateur en vue ! Tiens, qu’est-ce qui se passe ? Je ne vole pas comme d’habitude. » En vertu du principe de parcimonie explicative, voulant qu’on donne la préférence à l’hypothèse la plus économique, on s’en tiendra au second soliloque. Le pluvier active en mode automatique un dispositif moteur gravé par l’évolution dans la mémoire biologique de l’espèce. Le pluvier trompeur ignore son intention de tromper et n’attribue aucun état d’esprit au prédateur ; la sélection naturelle a doté son organisme d’un répertoire de réactions dans lequel il puise devant la situation.
13L’organisation sociale des babouins sacrés (Papio hamadryas) est de type harem (Vauclair 1995 : 128). En droit babouin, les femelles ne sont autorisées à s’accoupler qu’avec le mâle régnant sur le harem. Néanmoins la chair est faible. Il arrive donc à telle ou telle d’entre elles de copuler avec un jeune mâle, à l’insu du dominant. Dans ce cas, elle s’abstient soigneusement de proférer le cri particulier qui est de mise dans une séquence d’accouplement. La sanction réservée à la coupable consiste en une morsure à la nuque infligée par le dominant « trompé ». S’agirait-il d’un (double) acte de tromperie intentionnelle ? Premier soliloque : « Si je me laisse aller à crier, Othello va savoir ce que je suis en train de faire et vouloir me mordre. Alors oui, je préfère me retenir. » Deuxième soliloque : « Gare au cri, morsure assurée ! » En vertu du principe de parcimonie explicative et ainsi que l’écrit Jacques Vauclair, l’hypothèse d’un phénomène de conditionnement aversif est suffisante : la femelle a appris, grâce aux durs crocs de l’expérience, à inhiber la vocalisation conventionnelle pour en éviter la conséquence douloureuse. On peut dire qu’Ernestine, la contrevenante, à la différence du pluvier trompeur, a nourri l’intention de dissimuler et donc, malgré certaines objections d’ordre conceptuel, a formé le lot de croyances qui accompagnent toute intention. Pourtant, il n’est pas nécessaire, pour rendre compte de l’acte dissimulateur, de supposer qu’il a été accompli selon des modalités psychologiques, en fonction d’états de conscience attribués par notre amie Ernestine à Othello. Le raisonnement pratique déployé par elle ne requiert pas l’intervention d’une analyse mentale.
14Voyons maintenant ce qu’il en est du chimpanzé. À supposer que la capacité à mentir fasse défaut à notre plus proche voisin d’espèce, il faudrait en conclure que le mensonge, même en ayant des précurseurs phylogénétiques, est le propre de l’homme. La condition non linguistique de l’expression d’un mensonge est la détention pleine et entière d’une théorie de l’esprit. En effet, l’acte de mentir consiste en l’introduction volontaire de croyances fausses, et sues être fausses, dans la tête d’autrui à la place de celles qui y figurent ou y figureraient ; qui plus est, il demande, pour être fructueux, que son auteur trompe autrui à propos de ses intentions. Dans un premier temps, Premack et Woodruff ont accordé au chimpanzé la disposition à mobiliser une théorie de l’esprit. Ils sont revenus sur ce point de vue, jugé être un don trop libéral. Le sujet fait toujours débat.
- 10 Sur le caractère inné de l’instinct moral, à ne pas confondre avec le sens moral, voir en particuli (...)
15Deux rappels s’imposent. Il importe de se souvenir, d’abord, que le social est au primate en général ce que sa trompe est à l’éléphant ou son cou à la girafe : un caractère démesuré à l’échelle du vivant. La psychologie de l’évolution évoque à cet égard un état d’hyper-socialité. Au sein d’une communauté de chimpanzés, en particulier, on fait de la politique au jour le jour car l’équilibre social, menacé par la fission ou la scission, est sans cesse à construire et reconstruire. La vie quotidienne est donc tissée par les rapports de compétition et de coopération. Bien que le chimpanzé soit plus altruiste qu’il ne l’a été souvent écrit, en vertu d’une aptitude à ressentir les émotions d’autrui et d’un instinct moral universellement répandu, le chimpanzé ne peut manquer, à l’image de l’homme, de faire d’autrui un moyen en vue de certaines fins10. C’est pourquoi, selon Robin Dunbar, il consacrerait jusqu’au quart de son emploi du temps journalier à administrer du soin social à ceux qui l’entourent, notamment par le biais du toilettage. En épouillant le semblable, on lui manifeste son affection, on lui adresse sa considération, on se prémunit contre son hostilité ou sa rancœur, on apaise les différends, on s’en fait un allié. On s’applique, en somme, à bien gérer les relations interindividuelles ; d’où il suit qu’on manœuvre autrui. Toute la question est celle de savoir si l’intelligence sociale ainsi développée, « machiavélienne » selon l’expression consacrée faisant peut-être la part trop belle au calcul égoïste, passe ou non par l’analyse du mental de l’autre.
16Il faut ensuite rappeler que les ressources communicatives du chimpanzé sont de haut niveau. Il s’agit surtout de ses signaux gestuels, plus éloquents que ses vocalisations, dont il peut moduler l’expression, faisant la preuve que l’emploi de ces ressources est lié à un processus ontogénétique d’apprentissage. Grâce à son répertoire de gestes communicatifs, il est en mesure de transmettre à autrui ce qu’il attend de lui. Les observations de Simone Pika et de John C. Mitani, conduites sur des chimpanzés en liberté, ont montré par exemple que, face à un partenaire élu pour une séance de toilettage, le sujet exagère le geste de demande et se gratte à l’endroit exact où il souhaite être gratté. Il effectue donc l’agissement qui est la condition de satisfaction de l’intention ayant présidé à la production du signal.
- 11 Pour être bref, à la différence des signaux gestuels dont plusieurs expériences d’imagerie cérébral (...)
17Qui peut le plus peut le moins. Prenons donc une situation typiquement chimpanzéenne où l’émission de vocalisations, soumise pourtant à de fortes contraintes neuronales11, est susceptible d’être interprétée de deux façons, dont l’une seulement conduit au constat d’un mensonge, au sens humain du terme. Cette situation a été décrite, sur le terrain, par Katie Slocombe et Klaus Zuberbühler. Ils ont montré que, dans un contexte de provocation ou d’agression, il existe une relation significative entre la structure acoustique du cri émis par la victime et la présence, aux alentours, de congénères de rang égal ou supérieur à celui de l’agresseur, donc capables de lui prêter efficacement main forte. Le chimpanzé placé dans cette situation inconfortable tend à émettre systématiquement les signaux vocaux correspondant, dans leur facture sonore, à un événement d’agression sévère, quand bien même serait-il seulement en butte à une provocation. Il exagère donc le niveau de victimisation. En effet, des expériences de play-back ont permis de vérifier que les chimpanzés ne prêtaient attention qu’aux signaux vocaux indiquant une attaque d’un certain degré de gravité. On notera, à cette occasion, la capacité du chimpanzé à produire un acte communicatif de nature certes injonctive mais procédant d’une intention de véhiculer un message, pourvu d’une signification spécifique, à l’attention d’individus déterminés. Le message n’est pas seulement l’expression d’une émotion ; il est produit à l’adresse d’un public. Le chimpanzé victime d’une simple incivilité a-t-il nourri l’intention de faire qu’autrui fasse ou celle de faire croire à autrui pour qu’autrui fasse ? En somme, ment-il ? Premier soliloque : « Il m’embête, celui-là. Heureusement Porthos et d’Artagnan sont dans le coin. Je vais leur faire croire que je suis en danger. Craignant que je sois vraiment dans de mauvais draps, ils me débarrasseront de cet empoisonneur. » Second soliloque : « À chaque fois que je crie bien fort, on me prête prompt renfort. » Le raisonnement pratique fait l’économie de toute analyse mentale d’autrui. Laquelle des deux hypothèses est la bonne ? Il semble bien que ce soit la seconde. Voici pourquoi. On sait, sans trop bien savoir au fond l’expliquer, que, plongé dans un environnement humain et donc linguistique, le chimpanzé se révèle apte à mettre en œuvre des comportements jamais observés lorsqu’il vit dans son monde propre. Pointer du geste en direction d’un objet est l’un de ces comportements. Il s’agit d’une étape obligée dans le trajet, phylogénétique comme ontogénétique, menant à l’acquisition du langage. C’est par ce biais que s’instaure, selon une modalité rudimentaire, l’ostension, un contexte d’attention partagée à l’égard d’un sujet d’intérêt commun, requis pour l’exercice de la parole. Le geste déictique de pointer « dit » ceci : « Fais attention à moi et à ce que je te montre. » Donald Leavens souligne le fait que ce signal stratégique n’a jamais été constaté chez aucun grand singe vivant à l’état sauvage mais qu’une bonne moitié des individus, soumis à des expériences, le produisent en pointant de la main et que la quasi-totalité des primates non humains, entraînés à l’apprentissage du langage, pointent du doigt.
18Un chimpanzé captif souhaite que son vis-à-vis humain lui donne l’objet qui est ici, bien en vue. Il tend le doigt vers l’objet. Il forme, à coup sûr, l’intention d’attirer l’attention du vis-à-vis sur l’objet en question et il vérifie, en suivant du regard le regard de l’homme, que cet état d’attention a été obtenu. Au besoin, d’ailleurs, il recommence. Notre chimpanzé est donc attentif à l’attention d’autrui, et attentif à ce que cette attention, qui est un état mental, se porte sur l’objet vers lequel il dirige sa propre attention. Pour autant, déchiffre-t-il dans la tête de son vis-à-vis l’état d’attention et, au-delà, fait-il vraiment en sorte qu’autrui fasse sienne sa propre intention, organisant par là un contexte de coordination des intentions ? Premier soliloque : « Si Crésus me regarde puis regarde la banane, alors il aura l’intention de faire attention à ce que je lui demande et cette banane, je finirai par l’avoir. » Second soliloque : « S’il me regarde faire, j’ai des chances d’avoir la banane. Cela a marché les dernières fois. » La seconde hypothèse est la plus vraisemblable car de très nombreuses expériences ont démontré l’incapacité du chimpanzé à discriminer chez son vis-à-vis des actions intentionnelles et non intentionnelles. Il ne commue pas autrui en être intentionnel. Il ne saurait donc nourrir l’intention de faire naître chez autrui des intentions. C’est pourquoi, en liberté, la coopération entre chimpanzés, à la chasse aux colobes par exemple, prend la forme d’une juxtaposition de conduites et non d’une collaboration par coordination des intentions. Ils font des choses en même temps ; ils ne font pas les choses « ensemble » (Michael Tomasello). Chacun exécute sa partition ; elles ne sont pas orchestrées d’un commun accord, par fusion des registres. Or, mentir exige de considérer autrui comme un être intentionnel, accueillant dans son for intérieur les croyances fausses qu’on veut lui faire avaler.
19Il existe bien d’autres arguments en faveur de l’hypothèse selon laquelle le chimpanzé n’est pas une créature menteuse. Je me contenterai ici d’en évoquer un : les signaux du chimpanzé sont toujours de facture injonctive et non déclarative. Assurément un signal injonctif, comme celui émis en cas de victimisation, va être décodé par son destinataire en tant que porteur d’une information mais ce n’est que dans le contexte de sa réception qu’il est porteur de déclarativité. Le cri répété de Guillot, « Au loup ! », a valeur déclarative dans sa bouche mais pas le signal d’alarme, émis par le singe vervet, à traduire par « Tous dans les arbres ! » et non par « Il y a un léopard qui s’approche. » L’énoncé humain mensonger, même silencieux, est de la forme déclarative.
- 12 Voir dans cet ouvrage l’article d’Olivier Mascaro et Olivier Morin, significativement intitulé « L’ (...)
- 13 Mentionné par Yvon Belaval (1967).
20Tournons-nous un instant vers l’enfant humain. Un nourrisson en très bas âge pleure ; son pleur est un phénomène biologique, commandé par le cerveau limbique. On a remarqué toutefois qu’assez tôt, le bébé pleure plus fort lorsque sa mère est dans les parages. Premier soliloque : « Si je pleure très fort, elle va croire qu’il m’arrive quelque chose et elle va tout de suite se pencher sur moi. » Second soliloque : « À chaque fois que je pleure fort, elle arrive. » Ment-il ? On sait que le savoir-mentir se développe12. Il y a longtemps déjà, Pierre Janet, fondateur de la psychologie clinique en France, considérait que « l’apparition du mensonge est le signe d’un développement mental important et devient l’origine d’une foule de phénomènes supérieurs13 ». À l’échelle du vivant, il est un haut fait, réservé au genre humain. Hélas, ce dernier s’emploie à le banaliser. Laurent, revenant de la pêche, dit à qui veut l’entendre qu’il a pêché un gardon deux fois plus long que son bras.
21Changeons de sujet sans pour autant sauter du coq à l’âne. Il va sans dire, mais mieux en le disant, qu’énoncer le contraire du vrai n’est pas toujours un acte de mensonge. Il existe bien des manières, en effet, de jeter le trouble sur le partage du vrai et du faux. Le paradoxe du menteur est là pour signaler l’existence de l’indécidable : « Je mens. » La fiction, quant à elle, rappelle qu’à côté du vrai et du faux s’étend le vaste domaine du ni vrai ni faux, c’est-à-dire de ce qui échappe par destination à l’épreuve de vérité. Ernest Hemingway, dans Le Vieil Homme et la mer, ne ment pas comme Laurent avec la taille de son gardon. L’auteur d’une fiction s’accorde la licence de présenter pour vrai ce qu’il sait être faux, mais pourtant vrai d’une certaine façon, sans avoir l’intention de tromper son auditeur ou son lecteur à qui il attribue la capacité de savoir à l’avance que ce qu’il formule est faux, bien que paré des atours du vrai. La fiction relève du secret de Polichinelle mais, après tout, le contenu de la menterie de Laurent aussi.
22Ce n’est pas de la fiction dont il va être question ici mais d’actes de langage qui, tout en s’arrangeant avec la vérité, donc objectivement mensongers lorsque confrontés aux faits, sont moins à nos yeux des mensonges que des bobards. Tous les mensonges ne sont pas équivalents. C’est sans doute parce que, si toutes les vérités sont bonnes à dire, on estime que certaines doivent être mieux préservées du mensonge que d’autres. Contrairement aux apparences, je ne romps pas tout à fait avec le thème des pages précédentes. La raison en est qu’à supposer même qu’on assigne à un animal non humain la faculté de mentir « cognitivement », donc aussi de raconter des bobards, on hésitera pour le moins à lui prêter le pouvoir de faire la différence entre mensonge et bobard. Ce serait, en effet, non seulement lui consentir l’aptitude à effectuer une distinction d’ordre aussi fin que celle-ci mais également la capacité à former ces représentations réflexives par excellence que sont les jugements de valeur. L’animal non humain serait, de la sorte, commué en créature morale. Assurément un animal non humain est détenteur d’un instinct moral. Il a été montré, par exemple, que les singes capucins manifestent une aversion spontanée à l’encontre de l’iniquité. Pour autant, ils ne sont pas pourvus d’un sens moral, celui qui entraîne un sujet à évaluer, réflexion faite, ses propres agissements et ceux d’autrui. L’évaluation morale présuppose des critères partagés au moyen desquels arbitrer sur ce qui est bien ou mal, voire élégant ou inélégant ; le partage de ces critères présuppose un accord social, donc « suffisamment de langage » ainsi que l’écrit prudemment Donald Davidson à propos des critères de vérité et d’objectivité. Ce n’est qu’avec suffisamment de langage en commun qu’on peut préciser les motifs pour lesquels un agissement appelle une appréciation positive ou négative et, au-delà des circonstances, livrer les raisons pour lesquelles cette appréciation est fondée. Une créature morale est cet être pour qui faits et valeurs sont indissociables. Il n’est d’acte de tromperie, aux yeux d’une créature morale, qu’en vertu de la pensée que c’est mal (mais peut-être excusable). Impossible au statisticien judiciaire de comptabiliser des faits de tromperie volontaire d’autrui sans référence à des valeurs, celles qui en font des délits. La créature morale met un ordre signifiant dans son monde : celui de la culture qui se décline au pluriel, par définition de la culture.
- 14 Le Monde, 24-25 avril 2011.
23Où situer le bobard ? Pour le dire vite, il appartient à un autre genre que la bêtise (dont Jean Pouillon assurait, à juste titre, qu’elle est inaccessible aux bêtes). Certes un bobard peut être bête mais dire une bêtise n’a rien à voir avec raconter un bobard. Un personnage en vue de la scène politique française déclare s’employer à « être en phase avec les profondeurs de la société [sic]14 » : bêtise et non bobard. Et, à nos yeux culturels du moins, le bobard relève d’une autre espèce que le mensonge pur et dur. À une autre espèce d’actes de langage que le mensonge ? Comme annoncé, je vais faire court et laisser la parole à un romancier, Milan Kundera.
24Dans le premier des brefs récits composant le recueil publié en Tchécoslovaquie en 1970, Risibles Amours, intitulé « Personne ne va rire », Kundera raconte l’histoire d’un homme qui va perdre emploi, réputation et jusqu’à la femme aimée, pour avoir préféré raconter des bobards plutôt que de proférer ce qui serait pour lui un « vrai » mensonge (Kundera 1993). Prague, à la fin des années 1950. Le héros est assistant à la faculté, attendant d’être titularisé ; il collabore à une revue d’histoire de l’art ; il est l’heureux amant de Klara à qui il a promis son aide pour qu’elle réussisse dans l’existence. Un inconnu, Zaturecky, lui envoie le double d’un article, transmis pour publication à la revue en question. Le camarade assistant, dont il admire le talent, aurait-il l’obligeance d’en faire une note de lecture ? Le héros de Kundera parcourt le texte ; c’est un tissu de lieux communs. Il n’écrira pas cette note de lecture mais il n’entend pas dire à l’auteur de l’article tout le mal qu’il en pense, c’est-à-dire la vérité. Pourquoi serait-ce à lui d’éclairer Zaturecky, l’un de ses rares admirateurs ? À quoi bon s’en faire un ennemi ? À la revue, on lui recommande d’expédier en cinq lignes le compte rendu, si sévère puisse-t-il être. Il s’y refuse. Voilà que Zaturecky insiste ; il visite le camarade assistant. Ce dernier fait d’abord de vagues promesses. Elles ne suffisent bientôt plus. Le camarade assistant change son fusil d’épaule : il est mal en cour auprès de la rédaction. Zaturecky revient à la charge. Le camarade assistant raconte alors une série de bobards pour empêcher toute nouvelle rencontre. Il ne fait pas cours les jours indiqués ; il a changé de domicile ; nul ne sait où il loge. Cependant, ces bobards ont des conséquences imprévues. Zaturecky alerte le recteur ; le camarade assistant manque à ses devoirs d’enseignant. Zaturecky découvre la bonne adresse ; il tombe sur Klara. Pour que cesse ce harcèlement, le camarade assistant trouve malin d’accuser de face Zaturecky d’avoir cherché à séduire Klara. Tragique erreur : l’épouse de Zaturecky entre dans la danse. C’est un scandale de faire passer son mari pour un coureur ! Cela va de mal en pis pour le camarade assistant ; le sol se dérobe sous ses pieds. Sa carrière universitaire menace de tourner court ; le comité de rue se penche avec gravité sur le cas d’un séducteur invétéré qui utilise un logement en sous-location pour héberger nombre d’amours coupables. Pour protéger Klara, en effet, il l’a fait passer pour une autre. Qui est-ce ? On enquête. Klara s’effraie : dans ces conditions, son amant ne pourra tenir ses promesses ; il est suspect. Mais finalement, lui demande-t-elle, pourquoi diable n’accepte-t-il pas de rédiger quelques lignes complaisantes envers l’article de Zaturecky ? Après tout, il n’a cessé de mentir. Qu’est-ce que cela peut bien lui faire de mentir une fois de plus ? La réponse du camarade assistant mérite d’être citée, presque in extenso :
Tu t’imagines qu’un mensonge en vaut un autre, mais tu as tort. Je peux inventer n’importe quoi, me payer la tête des gens, monter toutes sortes de mystifications, faire toutes sortes de blagues, je n’ai pas l’impression d’être un menteur ; ces mensonges-là, si tu veux appeler cela des mensonges, c’est moi, tel que je suis ; avec ces mensonges-là je ne dissimule rien, avec ces mensonges-là je dis en fait la vérité. Mais il y a des choses à propos desquelles je ne peux pas mentir. Il y a des choses que je connais à fond, dont j’ai compris le sens, et que j’aime. Je ne plaisante pas avec ces choses-là. Mentir là-dessus, ce serait m’abaisser moi-même…
25J’ai paru admettre, au début de cet article, que la parole mensongère se distingue de la parole insincère en ce que la première s’offre au couperet de l’épreuve de vérité. Mais le « vrai » mensonge, c’est à l’aune de la sincérité avec soi-même et de ce qui compte pour soi-même qu’il se mesure. Klara ne le comprend pas ; elle confond bobard et mensonge. À l’instant de le quitter pour toujours, elle lui adresse, en effet, ce conseil : « Tu ferais mieux d’être sincère et de ne pas mentir parce qu’une femme ne peut pas avoir d’estime pour un homme qui ment. »
26Le « vrai » mensonge n’habite pas tout entier dans le rapport qu’instaure intentionnellement son auteur avec son destinataire. En faisant un « vrai » mensonge à autrui, le menteur altère la relation qu’un homme se doit d’entretenir avec lui-même. L’épreuve de vérité se déroule alors dans l’intimité. Son couperet, le menteur le fait tomber lui-même et sur lui-même. Enfin peut-être. Tout le monde n’est pas le camarade assistant dont Milan Kundera a dressé le portrait.
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27J’ai utilisé dans ce texte, en guise de procédé d’exposition mais aussi d’explicitation, la méthode du soliloque inventée par le biologiste Richard Dawkins. Elle consiste, comme on l’a vu, à introduire dans la tête d’une créature un monologue intérieur censé reproduire les pensées qui s’y pressent. La méthode n’est pas innocente, et je suis sensible à l’objection émise par Maurice Bloch au terme de la lecture qu’il a bien voulu faire de cet article. J’ai propulsé dans l’enceinte mentale d’un pluvier, d’une dame babouine et d’un chimpanzé des pensées épousant la forme linguistique. Or, ces animaux parlent-ils ? Aucunement ! Là ne réside toutefois pas le fond de l’objection adressée par Bloch à cette technique d’explicitation. Selon lui, elle s’applique tout aussi bien, en effet, à la projection dans la tête d’un être parlant de pensées revêtues du costume linguistique.
28Imaginons que Bertille, bien humaine, trop humaine, ait suivi l’exemple donné par Ernestine, Papio hamadryas de son espèce. Ernestine s’est tue pour ne pas alerter Othello ; Bertille, pour sa part, s’apprête à servir à Dandin, son époux, un mensonge éhonté concernant son emploi du temps de l’après-midi. Il sera prononcé à haute et intelligible voix. Elle y pense à l’avance en regagnant le domicile conjugal. Ce faisant, prononce-t-elle à elle-même un monologue (insonorisé), au sens le plus littéral du terme ? Bloch le contesterait, sans même connaître les habitudes de Bertille. Et il est effectivement peu plausible que Bertille déroule en son for intérieur un raisonnement empruntant l’habit, éminemment linguistique, du syllogisme pratique dont la conclusion serait la décision prise de commettre un acte de mensonge. Pour simplifier, il s’agirait alors du soliloque suivant : « Je désire la paix du ménage. Or elle serait menacée si Dandin apprenait la vérité. Donc je vais lui faire croire que j’ai accompagné Carole au Louvre ». Peut-être Bertille répète-t-elle les phrases qu’elle va aligner à l’intention de Dandin, mais il est douteux qu’elle déroule l’intégralité du syllogisme pratique dont le soliloque fait ici état. En effet, sa formulation implique qu’elle suive l’ordre des mots et des propositions. Sans mot dire mais avec des mots, Bertille énoncerait dans sa tête, d’abord la majeure optative, puis la mineure, enfin la conclusion.
29La question à laquelle renvoie l’objection de Bloch est celle-ci : en quoi pense-t-on – au sens où l’on dit qu’on pèse en kilos, qu’on compte en chiffres ou qu’on paie en argent ? Certes, nombre de nos pensées sont inaccessibles à des êtres non linguistiques ; j’ai cité, à titre d’exemple, la distinction entre mensonge et bobard ; elle exige la détention partagée de ces concepts exprimés par des mots. Cependant, un homme ne pense pas en mots comme il parle en français ou en swahili, pas plus, pour forcer le trait, que le pigeon ne pense en roucoulements ou le chien en aboiements. S’il en fallait une preuve, la plus élémentaire de toutes consiste à rappeler que nous cherchons souvent nos mots pour exprimer nos pensées. C’est donc, premièrement, que nos pensées préexistent à nos mots et, deuxièmement, qu’elles ne sont pas « faites » en mots, bien qu’on parle couramment d’un « langage de la pensée » (le « mentalais »). Pourquoi chercher nos mots si la matière de nos pensées était déjà verbale ? Maurice Bloch est donc justifié d’observer que ma reconstitution des contenus mentaux respectifs de la créature trompeuse et de l’être menteur recourt à un biais lui-même trompeur, si ce n’est mensonger. C’est à bon droit qu’il me reproche de tracer la différence entre la première, qui aurait seulement l’intention de faire qu’autrui fasse, et le second, qui aurait l’intention de faire croire à autrui pour qu’il fasse (ou ne fasse pas, dans le cas de Bertille), en l’illustrant par des phrases supposées restituer le contenu de pensées. On trahit, à coup sûr, les pensées qu’on attribue, et tout autant celles qu’on s’attribue, en les habillant linguistiquement. Force est de remarquer au passage que tout récit commet cette trahison, y compris ceux aspirant à la véridicité, récits historiographiques ou ethnologiques. Au demeurant, Bloch lui-même s’y emploie : il m’attribue des pensées sur le processus de pensée dont je puis certifier qu’elles sont plus confuses voire contradictoires que celles qu’il me prête, sous forme linguistique, avec générosité ! Comme si je savais vraiment ce que je pense !
30Mais comment faire autrement dès lors que le propre des pensées non exprimées, donc non trahies, est d’être pensées bouche cousue, sur l’instant et comme en bloc, d’un coup ? Prenons derechef le cas de celles d’un être humain. Imaginons maintenant que Carole, l’amie de Bertille, sa confidente, lui demande ce qui lui a pris d’inventer le bobard servi à Dandin. Bertille répondra en transcrivant linguistiquement un équivalent quelconque du syllogisme pratique évoqué plus haut. Or, de toute évidence, la conclusion de Bertille est rigoureusement contemporaine, dans sa formation mentale, de l’énoncé (muet) de la majeure optative et de la mineure. En d’autres termes, c’est un fait que les représentations mentales obéissent à une autre logique d’engendrement et d’organisation que les représentations linguistiques. On ne saurait néanmoins exiger de l’interprète qu’il procède autrement que Bertille elle-même, répondant à Carole.
31La position adoptée ici est, en un sens, doublement interprétativiste, dans le jargon en usage. Il est impossible d’interpréter autrui en s’abstenant de lui prêter des états intérieurs, sans garantie véritable que ces états intérieurs soient bien ceux assignés, ni même qu’ils correspondent à une réalité. Il est impossible de livrer l’interprétation retenue dénudée, c’est-à-dire non revêtue d’un habit linguistique. Qu’en est-il alors des représentations consignées à un animal non humain ? La procédure est encore plus hasardeuse, sachant que si un homme ne pense pas en mots, c’est un million de fois plus vrai d’un pluvier, d’une dame babouine ou d’un chimpanzé ! Il s’agit donc seulement d’une tactique d’exposition et d’explicitation. Le soliloque forgé pour les besoins de la cause s’efforce de s’ajuster à ce qui est estimé le plus vraisemblable à la lumière des informations disponibles à ce jour, collectées par des disciplines scientifiques. Les phrases du soliloque visent seulement, si j’ose dire, à être « parlantes ».