1« Ici, je rentre, là, c’est la routine, je marche, je pointe, on ne sait pas ce qu’on fabrique », dit l’ouvrier au labeur du quotidien. Les machines à leur place, les ouvriers à leur poste, l’ennui de se souvenir, le poids que la mémoire donne au quotidien quand elle n’est qu’un éternel refrain. Nous voici au seuil d’un atelier du nucléaire dans lequel la vaste machinerie disciplinaire du travail semble au premier abord ne laisser échapper aucune forme d’autonomie. Il suffit pourtant de se laisser peu à peu emporter dans le cours ordinaire de la vie usinière pour découvrir la face cachée du quotidien du travail : celle des négociations incessantes dans l’appropriation de l’espace de travail ou encore celle de la sécession imaginaire venant combler l’absence d’horizon dans la routine productive.
2Le récit qui va suivre propose quelques morceaux choisis de cette rencontre avec les ateliers 1, en suivant ce fil d’Ariane qu’est la construction des identités professionnelles. Il nous conduira à reconnaître, au cœur de l’usine, derrière l’apparente trivialité industrielle, l’irréductible présence de sujets. Le quotidien du travail est incessamment animé par des sujets qui « commercent », s’affrontent, mobilisent dans leurs interactions non seulement des ressources rationnelles mais aussi et constamment des affects, des éthiques ou encore des sens différentiels de l’honneur. La vie d’atelier nous invite ici à une analyse compréhensive des sociabilités de travail, dans l’ordre de l’interaction au quotidien, dans la confrontation souvent conflictuelle des territoires de l’identité.
3Dans la zone industrielle du quartier nord de La Rochette 2, petite ville de l’Isère, de hauts barbelés enferment un vaste complexe industriel aux lignes uniformes. Devant une rangée de bâtiments gris, l’entrée du site : des barrières imposantes coulissent de gauche à droite, ouvrant l’accès à cet univers clos, sans identité apparente, mais devant certainement renfermer quelque secret. Les fenêtres haut perchées, tout en longueur, laissent parfois entrevoir quelques têtes, une vie en apparence peu agitée derrière ces murs protecteurs : les ateliers.
4Fabricant de combustible, l’usine SFC est née et a grandi avec le développement de l’énergie nucléaire : au début des années 1960, la Sepca s’implante à La Rochette et développe les premiers combustibles nucléaires à destination de la recherche et de la défense. Avec l’ouverture du programme nucléaire français, quinze ans plus tard, le complexe SFC se greffe à cet atelier du nucléaire aux dimensions artisanales pour une fabrication en grande série de combustibles nucléaires à destination des centrales 3.
5L’entreprise se définit avant tout comme une « société de production » : « fabricant », « façonneur », « emballeur », elle n’a pas tout à fait la maîtrise du produit qu’elle fabrique puisqu’elle ne participe ni à sa conception ni à sa commercialisation 4. SFC est d’abord un « atelier » du nucléaire dont l’âme se définit du côté des savoir-faire et de l’expérience du fabricant, de la maîtrise de la qualité du produit, de l’image de métier et de professionnalisme. Maillon d’une industrie dominée par des enjeux publics, l’entreprise a bâti les remparts de la fiabilité industrielle sur la base d’une architecture taylorisée et bureaucratique complexe, encadrant étroitement l’activité routinière de fabrication. Deux générations de produits en quinze ans, une différenciation basée sur la puissance et les améliorations techniques pour une seule gamme de produits, la standardisation est extrême.
6L’intégration de l’usine dans le milieu rochettois pourrait presque se raconter comme une rencontre interculturelle, celle de l’» usine atomique » dans l’univers traditionnel du soulier. La Sepca des années 1960, filiale de grands groupes 5, fait incursion dans ce microcosme : une technologie de pointe côtoie la fabrication artisanale de la chaussure de luxe ; des ingénieurs « du Nord 6 » rencontrent une main-d’œuvre issue du monde rural environnant ou d’entreprises de la région. « Quand ils ont décentralisé la boîte, se remémore cet ouvrier de la Sepca, qu’est-ce qu’on leur a dit, à eux là-bas, pour qu’ils viennent à La Rochette : “Vous connaissez le boulot, on va vous mettre des paysans.” » Cette rencontre anachronique est le fruit de la volonté des élus de la ville et ses environs qui, face à la tourmente économique d’un système industriel local en crise, ouvrent en force une brèche dans le protectionnisme local imposé par les petits patrons de la chaussure.
7A côté d’une chaussure vacillante, la Sepca offre tous les bienfaits de la « bonne boîte », l’idéal salarial pour une main-d’œuvre rompue à la rigueur patronale des PME locales. Dans un monde où se sont conjugués ruralité et artisanat, c’est avec un bonheur certain que les ouvriers du cru intègrent cet univers apparenté à celui de la grande entreprise et de la production rationalisée : une relative sécurité de l’emploi, des rythmes stables, des conditions de travail moins pénibles, pour des salaires, jusqu’aux moins qualifiés, plus élevés que dans la plupart des autres industries de la ville. Pour les ouvriers, la stabilité se découvre comme le revers d’une flexibilité dont s’est longtemps prévalu le patronat rochettois. La chaussure vivait, survivait ou s’éteignait au rythme des conjonctures, des effets de mode, du cours du cuir. La campagne environnante ne pouvait guère que se laisser laborieusement conduire par le cycle des moissons ; l’artisan, le petit commerçant, l’ouvrier du bâtiment ne cessaient eux aussi de rafistoler des brins d’activité. Contraint ou de bon gré, le travailleur vivait ses engagements d’une manière discontinue, entre la chaussure et les champs, ou d’un patron à l’autre. Au contraire, rien ne semble pouvoir détourner l’usine de son cours tranquille, même lorsqu’elle traverse des périodes de sous-activité 7. L’organisation, maillage de règles et de structures stables, fait marcher l’usine pendant l’éclipse de sa raison d’être. Paradoxe de l’usine sans travail : « Au début, j’étais gêné, se souvient amusé cet ouvrier. Je faisais le tour des fours quand les chefs passaient. Et puis ils m’ont dit eux-mêmes que ce n’était pas grave. Il n’y avait pas de travail. » Ces jours-là, le temps ne fut rien d’autre que ce que disait l’horloge. La pointeuse continuait à dicter le mouvement des allées et venues, imperturbable. Presque malgré lui, cet univers s’installait dans la permanence et y incluait les hommes.
8« Moi quand je suis venu ici, je me suis dit : “On prend, on verra bien si ça paie ou pas, on va faire un mois d’essai, comme tout le monde…” » Sans véritable intention de se fixer, le travailleur fit étape ici, dans ce site privilégié. Il y resta ; insidieusement, l’usine l’enfermait dans l’ordre de la régularité, puis le capturait dans l’éternel recommencement de la permanence industrielle. A l’heure de l’émancipation industrielle, SFC reprenait le flambeau de la Sepca, celui d’une entreprise qui incarne une nouvelle condition ouvrière, à la conquête d’un autre destin.
9De cette population ouvrière très hétérogène par ses origines professionnelles, l’usine a fait un collectif indifférencié d’OS, hormis quelques îlots plus qualifiés. La bureaucratie de la qualité, rempart au risque de fiabilité, agit comme une force qui fige autant qu’elle contraint, qui épuise la vie dans la régularité autant que dans la prescription. Il faut ici insister sur le poids paroxystique, à la mesure de l’ambition (« tout prévoir ») autant que de l’enjeu industriel, du dispositif d’assurance qualité, auquel s’ajoutent les normes de sûreté nucléaire 8. La qualité, ici, est devenue un credo, une profession de foi. Elle orchestre la production, donne le ton, contrôle et limite les rythmes de production pour que rien ne lui échappe. Le résultat est une sorte de chape bureaucratique, bâtie sur quantité de réglementations alimentant l’extrême division des tâches et des assignations, qui pèse sur la fabrication. Le contrôle du processus de production atteint un niveau paroxystique concernant les ouvriers, auxquels il est interdit de prendre des initiatives. Le système a ainsi pour vocation de réduire la totalité de la compétence ouvrière au respect des consignes opératoires. L’autonomie d’action n’est pas seulement contrôlée dans ses débordements possibles en termes d’initiative personnelle. C’est aussi le rendement qui est étroitement encadré par des normes imposant un rythme de production de faible intensité, annexé à l’enjeu de fiabilité.
10La vie intérieure de l’usine s’écoule dans le ronflement régulier de cette mécanique figée. Les ouvriers sont incorporés à d’immenses lignes de fabrication traversant les différents ateliers : Chimie, Presses, Assemblage, Usinage… Chacun de ces micro-mondes du travail découvre un univers singulier, autour de ces solidarités techniques (Dodier 1995) originales à chaque atelier, canalisant une matière en constante transformation (gaz, liquide, poudre, métal, etc.). Au début des années 1990, l’uniforme d’ouvrier spécialisé domine encore la plupart de ces ateliers, à l’exception du secteur Usinage regroupant les professionnels de l’usine, où s’est maintenue, malgré la standardisation croissante de la production, l’affirmation d’une compétence de métier et d’une autonomie opératoire. A entendre les ouvriers sur l’histoire des ateliers, « rien n’a changé » : quinze ou vingt ans d’atelier figurent comme un trou noir de l’histoire. Durant les années de croissance où la production en série et la rationalisation font alliance, l’épreuve de l’homme au travail se dissout dans un quotidien qui ne saurait être supporté qu’en étant déjoué.
11L’usine nucléaire exige de la stabilité, du secret, de la régularité : elle fixe l’ouvrier à l’usine, le spécialise dans sa tâche pour une activité qui n’appartient à aucune tradition et pour laquelle les ingénieurs ont le monopole de la qualification. Sur fond de variations saisonnières de l’activité et de chômage structurel, l’emploi permanent est un bien providentiel. L’ouvrier, le paysan ou l’artisan s’acculturent aisément à ce nouveau monde. Ils apprennent à composer avec la stabilité, avec parfois la surprise d’» être payés à ne rien faire ». Même si, nous y reviendrons, le rythme de l’usine et l’ordre productif auront du mal à s’imposer à ces habitants de la campagne rochettoise qui ont l’habitude de vaquer à temps perdu, gagné ou soudoyé, dans la campagne ou au champ, à d’autres occupations, entre travail à côté, économie domestique et loisirs.
12L’alliance se fixe, se renouvelle, la fidélité se construit. Les attaches à l’usine ne sont pas données a priori, elles sont une conséquence du système d’échange et de la continuité réglée dans lesquels se trame le lien à l’atelier, au travail. Sur cette toile de fond, l’ordre usinier s’accommode aisément d’une conception purement économique et bureaucratique de l’engagement dans le travail : l’assignation à la tâche, l’extrême division du travail, l’omniprésence du contrôle et de l’encadrement, le règne de la procédure écrite, tout contribue à limiter le sens du travail pour les opérateurs, sinon leur donner accès au monde convoité des « ouvriers d’abondance 9 ».
13Nous voici au seuil de l’atelier, prêt à plonger à l’intérieur de cette microsociété froide, comme se plairait à la qualifier l’ethnologue, tant la rationalisation semble l’avoir figé dans l’immobilité historique. L’atelier, dans le cours de son activité quotidienne, se découvre comme l’arène d’identités multiples, incessamment engagées dans des stratégies d’existence et de reconnaissance sociale. L’espace de travail se révèle alors comme le lieu d’une constante « entre définition » des sujets, où les individus et les groupes bâtissent leur identité dans l’expression de leur propre sens du mérite. Ce que nous livre l’atelier en activité, c’est le cours ordinaire de l’action dans lequel le sujet ne cesse d’argumenter ce qu’il fait pour ce qu’il est.
14La plupart des ouvriers déclinent leur parcours comme une laborieuse progression, à pas de fourmi, dans l’échelle de la qualification. Plus qu’ailleurs, l’itinéraire individuel se parle ici à travers d’interminables opérations de comptage, d’addition et de soustraction de points, dont le dénouement se traduit par un résultat comptable, pâle reflet de l’identité professionnelle. « Je suis rentré en 75 à 157, et en 78, je suis passé à 180 points. En trois ans, j’ai fait une progression intéressante. Par contre, de 78 à 89, j’étais à 183 points, je n’ai pas bougé, j’étais au maxi » ; « J’étais redescendu jusqu’à 155 points, en progression, pour remonter, et là, à peine à 169, pour remonter à 174. Là-bas, j’étais à 164. Tu vois, 164, pour arriver à 169. Ça fait quand même 5 points de plus. Moi, mon but… je sais très bien que je n’irai pas plus loin que 174. » Désappointement… alors que j’étais partie sur les traces du sens du travail, ces traverses de haut en bas de l’échelle des points m’ont tout d’abord laissée perplexe… Avant que ce ne soit le véritable désenchantement face à ces interminables discours… ou plutôt comptages. En bon ethnologue, j’ai moi aussi appris à compter, bien que je ne manipule pas ce langage avec l’aisance de certains « indigènes ». Mais s’il n’a ni le charme ni l’esthétique immédiats d’une certaine pensée symbolique, le chiffre parle aussi d’autre chose que de lui-même : de qualification, de hiérarchie sociale, de négociation, de salaire et donc d’identité.
15« Ici, commente Bruno à l’Assemblage, avec l’histoire de la rallonge, il n’y a pas un seul gars qui a le même salaire. Alors, on entend dire : “Toi tu es plus payé que moi, c’est à toi de te démerder.” » Après la distribution des points, je découvrais celle des « bons points ». Le système d’augmentation individuelle qui se greffe sur le salaire de base vient cette fois récompenser la mobilisation de l’ouvrier dans son travail. Et plus encore que la cote des postes, il fait l’objet d’une véritable surenchère symbolique. Récompenses distribuées en fin d’année, les augmentations individuelles sont baptisées « papillotes » ou « rallonges ». Elles sont arrivées avec les premiers Noëls de la Sepca et réapparaissent chaque année, ravivant ardeurs et passions polémiques autour de l’élection des ouvriers « méritants ». « Il y a eu des points durs, ici, c’est sûr, il y a eu des accrochages sérieux… Sur tout, vous savez, par exemple, la façon de distribuer les augmentations de fin d’année, alors là… c’est le bordel monstre… », commentent Francis et son compère, au tri des Presses. Folklore voué à l’éternel retour, le rituel des papillotes se déploie dans un dénouement parfois tragique, parfois sardonique, mais jamais achevé. A la sortie de l’» aquarium » (bureau du chef 10), la rumeur gronde, dans un flot de délibérations, de justifications et de dénonciations, alimentées par la controverse sur les injustices envers les uns ou les autres. Un échantillon de vie collective auquel tout le monde prend part en déniant s’y laisser prendre… « C’est vrai qu’il y a des moments, ça fait un petit peu râler, il faut dire ce qui est ; quand tu vois ce que le gars a fait, et qu’il touche la rallonge, est-ce que c’est un parti pris, je ne sais pas… », conclut Bruno, quelque peu amer.
16Là où les perspectives de « carrière » sont quasi inexistantes, les messages de reconnaissance enfermés dans les papillotes sont symboliquement amplifiés. Des points aux « bons points », du quotient de qualification aux papillotes, la combinaison des différents dispositifs de qualification et rétribution aboutit à une dispersion anarchique des positions dans la hiérarchie sociale, une mosaïque de positions intermédiaires et distinctes de toutes les autres. Il en résulte une sémantique désarticulée quant à la relation entre qualification, rang et rémunération. Aussi, la construction de sa position dans la hiérarchie sociale interne de l’atelier constitue un enjeu perpétuellement renouvelé pour ces travailleurs endormis par la routine, mais animés par la « passion hiérarchique » (Moulinié 1993).
17« Dans une usine comme ça, ça paraît bizarre d’avoir sa liberté d’action, de pouvoir faire des choses et se mouvoir, alors que ça paraît assez administré. Mais chaque fois qu’on peut faire sa petite place, on le fait, on arrive à avoir un espace de liberté, à avoir sa méthode, à faire un certain nombre de choses », me confie Gilbert, cet ancien chef d’équipe à l’Assemblage. Ici comme ailleurs, malgré le poids de l’encadrement et du contrôle, la réglementation n’épuise pas la réalité quotidienne du travail (Reynaud 1989).
18Le quotidien du travail est jalonné de tactiques qui rusent avec la norme : dans la révision des modes opératoires, dans les arrangements tolérés et les microréparations, dans l’aménagement du temps de travail, etc. Le compromis avec la règle est souvent motivé par la nécessité pratique répondant à l’impératif de production : « En réunion, les chefs disent : “Attention, vous ne pouvez pas toucher les armoires sans habilitations électriques.” Alors on dit : “On arrête ? Quand il n’y a pas d’électricien, on ne fait pas ? – Non, tu peux le faire quand même.” Il ne faut pas le faire, mais il faut le faire quand même… », ironise cet ouvrier d’entretien. Ici ou là, on tolère que l’ouvrier « touche » la machine, que l’équipe de nuit réagisse aux aléas, qu’un non-spécialiste répare une panne, qu’un chef d’équipe se charge du changement des pièces détachées. Même si l’intervention demeure invisible, l’arrangement implicite… l’ouvrier, l’équipe, le chef en assument le caractère potentiellement dissident au nom d’un intérêt objectif ou d’une conscience professionnelle.
19« Vous êtes à longueur de journée en train de sauver des situations, conclut ce chef d’équipe. Si on avait envie de bloquer quelque chose, si on devait traîner les pieds, on pourrait facilement bloquer le système. Le nombre de choses qui ne sont pas faites rigoureusement ! » L’aménagement des règles est un jeu continuel avec les frontières et les limites mais dont le résultat est aussi l’expression de l’autonomie. Dans le quotidien du travail, toute forme d’accommodation de l’espace de travail qui l’embellisse, le réordonne, l’aménage à sa convenance permet de raviver le souffle fragile de l’autonomie au travail. Celle-ci peut même triompher par un domaine d’attribution confié en propre à l’opérateur, souvent comme objet de transactions complices et secrètes avec la hiérarchie. Francis, à la rectifieuse : « On peut avoir un problème, comme aujourd’hui, ce n’est pas grave, il y a une pièce cassée, le chef d’équipe d’avant n’a pas fait faire le boulot… C’est pour cela que mon chef d’équipe m’a acheté une boîte à outils, la nuit, quand c’est en panne, c’est moi qui répare la machine. » Etre tenu « au pied de la machine » constitue souvent pour l’exécutant un défi que, au nom d’une certaine dignité, il s’emploie à relever en s’efforçant de faire reculer l’étroitesse des frontières du territoire occupé, quel que soit le rang. La trousse à outils est alors la fortune de l’OS en activité nocturne, même s’il n’a jamais accès à d’autres domaines interdits. « Moi j’aime travailler sur une machine et quand elle est en panne, raconte Olivier, OS à l’Assemblage. […] Tu as vu, Léo [il s’adresse à son collègue], je suis toujours en train de gratter sur les bécanes, je suis comme ça, je suis un des seuls qui n’appelle jamais l’entretien, il faut vraiment qu’il y ait quelque chose. » Vouée à la clandestinité, l’autonomie, ici, est tactique : elle bricole avec les failles de l’organisation. « Gratter la bécane », rattraper une pièce, changer de poste avec ses collègues, bricoler, arranger, aplanir les angles, un tel savoir s’acquiert empiriquement et se livre avec discrétion.
20Mais dans cette invention ordinaire du travail, les « artistes » ne s’accordent pas toujours quant à l’esthétique de leur pratique. L’autonomie, parce qu’elle engage des enjeux de coopération et de communication, est aussi un terrain propice à voir se jouer des interactions conflictuelles, des micro-processus de négociation et de marchandage dans l’aménagement collectif du travail. L’oreille discrète que nous prêtons alors aux argumentations et aux justifications qui accompagnent le cours ordinaire de l’activité de travail est presque immédiatement captée par l’expression du conflit, présent au sein même du collectif ouvrier autant que sur le terrain du face-à-face avec la hiérarchie. L’atelier, « le bazar » : par son ambiance agitée, l’atelier se rapprocherait davantage du souk et de son trop-plein de marchandage que de l’anomie 11. De quelque manière que les ouvriers traitent et avec qui que ce soit – leurs pairs, la hiérarchie –, les affaires sont rarement réglées d’avance. Cette agitation sociale m’apparaissait, au premier abord, comme un total anachronisme, dans cet univers si peu passionné que me peignaient régulièrement les opérateurs : a priori sans « lieu propre », sans professionnalité, sans victoire durable sur le temps. Mais c’est précisément ici que se découvre une vie collective incessamment traversée par des interactions signifiantes. Plus diffuses, celles-ci peuvent se fixer sur des objets en apparence anodins et s’emporter dans des combats sans fin. Mais il s’y éprouve les mêmes sentiments : dignité, fierté, image de soi.
21Au cours de ce voyage industriel qui me promenait d’un atelier à l’autre, mes allées et venues étaient toujours accompagnées de commentaires, censés me prévenir de ce qui m’attendait. C’est ainsi que j’entrai avec une certaine appréhension dans cet atelier réputé pour son impertinence : les Presses. L’antre et l’âme de l’usine, là où le cœur bat pour la pastille 12… L’atelier Presses envoûte par ses allures dantesques, sans cesse attisées par la malice de l’ouvrier. Curieux lieu que celui-ci : une luminosité opaque, une chaleur ambiante, une atmosphère de confinement contenue par des murs enclos sur des foyers denses ; une vie effervescente se réfléchit dans un sol rougeoyant, dans lequel vient se fondre et se confondre la poudre d’uranium qui hante le moindre recoin. Quatre chefs d’équipe se débattent avec quelque soixante-dix opérateurs, divisés en deux équipes à taille « inhumaine », préciseront-ils. Entre équipes et groupes de pairs partageant un lieu de travail, les rencontres se transforment en rituel de confrontation : les équipes du matin et celles de l’après-midi rivalisent dans la compétition d’efforts de productivité, de rapidité, alors même que la contrainte nucléaire commande impérieusement un rythme de production sans aucune pression. Francis raconte les querelles entre équipes : « Par exemple, vous avez des nacelles qui n’arrivent pas à sortir. Quand on rectifie, c’est sûr qu’il faut les lever, les mettre dans le bol, il faut les rentrer, cela fait quelques kilos. Le gars, s’il y en a deux ou trois, il les laisse, comme cela, l’équipe d’après-midi, ils arrivent, si jamais ils changent de lot, ils sont obligés de les faire, il n’y a pas de mystère ! »
22Au fond, les batailles de l’atelier Presses sont aussi la marque d’une identité d’atelier. L’usine a ses quartiers chauds, ses banlieues de la production : on trouverait ici les pires spécimens au sang chaud. Le décor porte les stigmates du foyer obscur. Les ouvriers d’ailleurs l’imaginent comme un enfer mais les hommes de l’atelier défendent leur honneur face à la rumeur. « Les durs » refusent de porter les péchés de l’usine au nom du fait qu’ils sont au cœur des enjeux, des mystères et des mythes du nucléaire. Plus largement, c’est en invoquant l’hostilité du lieu que les fortes têtes condamnent ceux qu’elles jugent trop faibles. « Des forts caractères, il y a beaucoup de personnes de fort caractère ici, poursuit Arsène sur un ton qui voudrait m’impressionner. Et on en dit du mal, de l’atelier Presses, on en dit du mal. Mais enfin, s’ils ont mis des gens de caractère comme ça, ici, c’est parce qu’ils savent que ça tourne. Ici, le gars qui est faible, c’est fini, vous ne le voyez pas ! Ah oui, les autres le mangent, c’est fini… – Les autres le mangent ? – Ah oui, les autres le mangent… Oh là ! Ils lui en font voir de toutes les couleurs. De toutes les couleurs, ils lui en font voir. »
23La conflictualité est ici cultivée comme une forme active de reconnaissance mutuelle, voire comme une dimension intrinsèque de l’identité collective. Et elle s’éprouve directement face à l’autorité hiérarchique, qui joue presque le rôle d’étalon dans la prise de mesure de son identité. De tout temps ici, les équipes ont négocié clandestinement un aménagement du temps de travail, au nom de la pénibilité des conditions de travail. Côté « presses » comme côté « rectifs », l’infraction quotidienne au temps de travail 13 est obtenue contre un quota de production négocié, avec une dose de complaisance, avec leurs chefs directs. « Il [la hierarchie] nous disait quelque chose, explique Claude, un ancien du lieu. On disait : “Oh, dis donc, toi… pfut ! Va écrire sur ton cahier, va !” Comment voulez-vous que ça arrive à commander des gens comme ça ? Ce n’est pas possible. » « Faire le poids », pour la hiérarchie directe, c’est simplement être en mesure de négocier. En arrivant dans l’atelier Presses, le chef n’occupe aucune place a priori : il peut demeurer extérieur, sur la touche ou « pierre de touche », objet de farces ou de défi ; parfois, il participe à la bataille, meneur, arbitre, voire médiateur. La négociation est, quoi qu’il en soit, indissociable de l’exercice de sa fonction. « Je suis arrivé ici, évoque à nouveau Renaud, membre de l’encadrement arrivé au début des années 1980. Et, mon truc numéro un, c’était de me faire accepter de tout le monde au départ. Ce n’est pas facile, là, dur, très dur. […] Parce que si on est mal accepté on souffre après… Vous connaissez la réputation de l’atelier ? Ce sont des gens qui ont de l’ancienneté, qui ont une certaine assise, c’est dur comme atelier… Non, c’est dur, très dur, mais il y a de braves gens, voilà, mais c’est vrai que c’est dur. J’ai souffert au début, il faut le dire, je n’ai pas honte de le dire. »
24Les « durs » de l’atelier Presses, tout particulièrement les OS, allient le face-à-face « fort en gueule » et la compétition entre pairs. Dans la revanche ou dans la galéjade, on se bat contre « la durée, la routine, l’activité prévisible » (Lebfevre 1991). Mais l’honneur viril se complaît plus fondamentalement dans la relation « d’homme à homme ».
25« J’en ai connu, séparer des gens qui se battaient et tout, me confie Renaud.
26– C’était à ce point ?
27– Oui, c’est très dur… Aujourd’hui, ce n’est plus vrai. De l’extérieur, quand on dit à des gens de venir aux Presses, ils vont dire non… […] Bien que ce ne soit pas un mauvais atelier, les gens vous diront peut-être que ce n’est pas ce qu’il y a de mieux, mais ce qu’il n’y a pas de mieux, c’est l’environnement, c’est l’atmosphère contaminée, dans un secteur complètement fermé. »
28Les plus « petits » de l’atelier s’affublent d’une dégaine de loubard et d’un air féroce. Les altercations perpétuelles, le ton « fort en gueule », la façon de se décrire eux-mêmes, les hommes de l’atelier ne cessent d’entretenir cette image qui maintient leur réputation. Arsène n’avait ainsi de cesse de chercher à m’impressionner par ses peintures « noires » de l’atelier, alors que je venais d’y faire mes premiers pas. « De toute façon, ce sont les gens qui font la loi, ici. » Dans tous les ateliers et dans nombre de situations de travail, mais peut-être davantage encore dans ces secteurs à risque et ceux dominés par les OS, l’expérience de travail sécrète une forme de pénibilité, d’austérité ou d’enfermement, plus ou moins accentués, qui en appelle à un honneur viril, centré sur l’endurance physique et davantage, la force de domination.
29Plus qu’ailleurs, le paysage intérieur des Presses décrit un espace strié par les frontières des territoires. Au centre de l’atelier, les fours tournent en continu et s’interposent comme une immense ligne de partage, séparant le côté « presses » du côté « rectifs ». Poudre, pastille : la matière travaillée ici est une substance capricieuse et son conditionnement est difficile. Les secteurs se calquent sur la hiérarchie des postes, quelques points d’écart qui font la différence. Les opérateurs côtoient des équipements semi-automatiques qui imposent d’être heure après heure « au pied de la machine », en permanence. A l’intérieur de ce groupe homogène d’ouvriers spécialisés, mais trahis par de fines distinctions, l’art de la guerre quotidienne renchérit sur un espace de position confus et conflictuel. « Au départ, les points étaient plus haut, commente Francis, je cherche le nombre de points, 149 aux presses, 144 aux rectifs. Les gars des presses étaient soi-disant plus forts que les gars des rectifs. Mais à la sortie, si on regarde bien, le poste le plus dur de l’atelier, c’est la rectification. Et ce sont les gars qui ont le moins de points » (OS, Presses).
30Tous les ateliers brodent ainsi des histoires d’alliances et de clans sur des territoires de production et de spécialités. Renchérissant sur la hiérarchie officielle et ses ambiguïtés, les ouvriers raccommodent quotidiennement un ordre hiérarchique avec leur propre idée de la grandeur. Mais dans cette reconstruction laborieuse, ils marchent en ordre dispersé…
31Destiné à la fabrication des pièces de structure du combustible 14, l’Usinage est l’un des rares ateliers à avoir sauvegardé une qualification professionnelle… Cottes bleues, Gitanes maïs au coin des lèvres, les mains noircies par la graisse, les quelque soixante-dix « mécanos » de l’atelier s’affichent comme les professionnels de l’usine. Ils tirent à eux toute expression d’une compétence de métier que la série et les automatismes voudraient réduire à une peau de chagrin. Écho à un ordre traditionnel bouleversé, la discussion des rangs et des statuts est ici un passe-temps assez fréquent. Elle se traduit par des commentaires sur la hiérarchie des positions sociales, une controverse infinie sur les mérites. D’un côté, une poignée d’ouvriers hautement qualifiés (HQ), survivant au métier traditionnel de la mécanique, héritent des quelques tâches spécialisées exigeant encore une expertise qui échappe aux nouveaux complexes automatisés destinés à la grande série. Le cœur de l’atelier, ce sont ces opérateurs sur machines automatiques, convertis à la production standard pour alimenter la production en pièces de structure. Sur le côté, à l’écart de l’atelier, les ajusteurs restaurent l’équilibre fragile d’un élément : le ressort. Quelques centièmes ajoutés ou ôtés au maillet, d’un côté, de l’autre, jusqu’à obtenir un subtil équilibre : un tiers de l’atelier séjourne dans ce lieu qualifié d’» îlot artisanal » pour les trésors de patience qu’on y déploie et pour le savant coup de main qui appartient à chacun.
32Entre ces trois groupes, distincts par le type de savoir-faire mobilisé, inégaux par le rang, la dispute sur la prééminence et ce qui en fixe les repères voudrait sans cesse reformuler un ordre de grandeur, une hiérarchie professionnelle. La valorisation d’une culture technique traditionnelle est l’apanage des opérateurs sur machines-outils classiques. Affûteurs, tourneurs et fraiseurs incarnent cette idéologie défensive du savoir de métier. Ce faisant, ils se font les gardiens d’un honneur professionnel qu’ils invoquent quasiment comme une distinction de rang, un capital symbolique maintenant la frontière avec l’univers de la spécialisation. Avec l’entrée en scène des automatismes, les ouvriers convertis en « presse-boutons » s’inclinent devant leurs aînés à faire valoir un savoir-faire de métier. Mais ils rétorquent et argumentent avec art sur les équivoques de l’honneur professionnel. Forts de leur puissance stratégique dans le processus de production, ils ont acquis en force, par la grève, un statut P3… au nom des contraintes supportées, de la dépense physique, du « sacrifice » : « pénibilité contre fierté, abrutissement versus création d’œuvre » (Thuderoz 1994). Ne peut-on comprendre les revendications salariales comme une compensation au déficit virtuel d’honneur 15 ?
33Quant aux ajusteurs, échappant au bruit et aux âpres conditions du travail d’usinage, les voilà soupçonnés d’un confort illégitime. « Les planqués », ironisent leurs voisins… Tranquilles ? Certes, mais qui pourrait véritablement se complaire dans cette langueur du travail sur laquelle rien n’a prise ? Travail manuel, répétitif. « Ceux de l’atelier, raconte Bernard, ajusteur, en désignant les conducteurs de machine, de ce côté, ils parlent de l’ajustage en disant : “Vous, là-bas, vous êtes peinards…” parce qu’on est assis. Quand il y en a un qui vient vers nous, je suis le premier à le brancher, gentiment : “Tu voudrais bien y retourner sur ta bécane, là-bas, appuyer sur le bouton en attendant que la pièce passe ?” Ils sentent bien que j’ai raison. »
34Ainsi s’entretient rituellement la controverse sur les honneurs… L’ancien professionnel revendique la valeur du métier traditionnel par la maîtrise qu’autorise son expérience, les conducteurs de MOCN la font sombrer dans l’archaïsme d’une mécanique laborieuse. Le travail de finition des ajusteurs est dénigré comme art de la retouche, mais défendu pour la patience minutieuse du savoir-faire manuel. Le « presse-bouton » revendique une expertise renouvelée dans cette connaissance du face-à-face entre l’automate et la pièce.
35Même à travers le conflit, la conquête des honneurs au sein de l’atelier use et abuse de ces référents professionnels du métier. C’est pourquoi cette conflictualité peut encore se conjuguer avec l’appartenance à une totalité. Les professionnels de l’Usinage tirent à eux les morceaux et les ficelles du métier pour brandir celui-ci à l’effigie d’une identité. Et ces quelques bribes suffisent à l’accomplir dans et par la référence à une communauté professionnelle, perpétuation d’un honneur corporatiste exprimant la fierté du savoir-faire, attaché à la qualité du travail, au travail en conscience, à la valeur du faire (Dubar 1991).
36Dans le cours continu de l’invention du quotidien, l’interaction dans l’atelier se livre à une ethnographie de la passion hiérarchique, de la quête de prestige, des stratégies d’existence. Les identités sont engagées dans une quête continue de place de parole d’où l’on se targue et se dispute encore à vouloir détenir ce qui est dénié, le mérite ou le rang. Les mots se déclinent plus souvent sur le thème de la dignité, sans totale harmonie quant au concert : ce au nom de quoi on légitime une pratique, on justifie de sa valeur, on « revendique, par rapport à d’autres, un accès privilégié à l’honneur social » (Reynaud 1989).
37Le différend entre ouvriers peut être polymorphe mais jamais informe : il se fixe sur un objet incarné ou un lieu approprié. Espaces propres, volés, préservés ou conquis, l’atelier n’a rien d’une Terra nullis, au contraire. A la chaîne ou à l’établi, au sein du domaine de travail ou dans la conquête clandestine de sphères d’autonomie, l’espace de travail est objet d’appropriation et se livre dans un enchevêtrement complexe et contradictoire de « territoires ».
38Le territoire se saisit dans la perspective d’une phénoménologie de l’exister au monde (Certeau 1980) : « lieu pratiqué », il ne se livre que travaillé par un savoir tenu en propre, défini par des règles de travail (qualité, propreté, ordre…), approprié au nom de l’ancienneté ou de l’expertise, parfait par le bricolage (esthétique, sens pratique), parfois identifié à la personne. « Maurice, il ne travaille qu’avec moi, la nuit. Il y a Dominique qui vient, il ne travaille qu’avec moi aussi. Et le petit Arnaud [intérimaire] qui travaille avec Maurice, c’est pareil. Le premier jour, il dit : “C’est 6 heures, je m’arrête.” Je lui dis : “Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit là ? Tu t’arrêteras quand je te dirai d’arrêter. Tourne” » (OS, Presses).
39Si le territoire peut se livrer comme le lieu où chacun, dans un coin d’usine, « cultive son jardin », gardons-nous de l’enchanter autrement que comme les ouvriers le font eux-mêmes : le territoire traduit chaque fois une forme d’appropriation symbolique de l’espace de travail, celle de la souffrance transfigurée en virilité, de la confrontation au risque élevée en fierté, de l’indépendance acquise dans la solitude ou, à l’inverse, de la technicité menacée par la série, des référents traditionnels colonisés par la modernité industrielle ou de l’autonomie laborieusement grignotée. Il recèle parfois une part d’intimité avec la machine, de savoir jalousement gardé ou de fierté rentrée ; il n’est alors rendu visible que parce qu’il est menacé, trahi par la modernisation technique ou nié par l’encadrement. « Il n’y a aucune caméra, à l’heure actuelle, qui est capable de trier aussi vite qu’un être humain, proteste Arnaud à l’annonce de la mise en place d’un automate à son poste. Si moi je me sens en forme, j’attaque à trier. Si le produit n’est pas trop mauvais, et bien, je trie quand même 3 000 pastilles en trois minutes ; 3 000 pastilles en trois minutes ! La machine ne tiendra jamais la cadence, jamais, jamais. »
40Le territoire est toujours enjeu d’appropriation et à défendre comme tel : dans les interactions au sein d’un espace partagé, dans l’activité collective de production ou encore dans la distribution des formes de reconnaissance. « J’ai toujours aimé faire plusieurs postes, raconte Olivier, soucieux de révéler ses menus trésors d’autonomie. Je ne suis pas un mec stable, je n’aime pas rester à une machine bêtement une semaine complète, j’aime bien tourner. Je le fais pour moi. Pour moi, c’est en bougeant que ça passe plus vite. […] D’ailleurs ils [hiérarchie] le savent bien, c’est pour cela qu’ils ne m’ont jamais donné les points. Je ne suis jamais allé au bureau pour demander les points, en plus. Jamais. Je n’irai pas pleurer pour ça. »
41Dans la confrontation, la mesure du rapport de forces, qu’elle suive ou précède la légitimité, consacre les lignes de démarcation, les alliances et les dominations. Le territoire définit le champ d’action au nom duquel on argumente et revendique le mérite auquel on prétend. En référant au territoire, l’argumentation correspond plus fondamentalement à une démonstration de son « état de grandeur » (Boltanski & Thévenot 1987), à travers l’identification de ce qui importe et l’appréciation des qualités mobilisées. Défense et reconnaissance des territoires participent à la construction du sens de l’action. « Regarde, poursuit Olivier que j’interroge au pied de sa machine, cette nuit, ils sont tombés en panne en BS [soudage bouchon supérieur], c’était sur le cahier de poste. A 11 heures du soir, ils ont téléphoné au contremaître qui a dit : “Tu arrêtes.” Je suis arrivé, à 5 heures, je l’ai réparé. A 5 h 30, nous étions repartis en production, tout seuls. Je ne suis pas allé voir l’entretien, ni un chef. […] J’aime bien m’intéresser à cela, tout seul, je ne demande rien à personne. Certains me le reprochent : ils disent que l’on n’a rien à foutre dans les armoires 16. Entre nous, entre ouvriers… ! Non, ce ne sont pas les chefs ni les méthodes… Il y a des jaloux, les gars, c’est incroyable… C’est pour ça, si je peux faire ça en douce… »
42Le territoire est lieu d’expression de la fierté au travail : conquis, volé ou attribué, mais jamais possédé, toujours engagé dans un compromis ou un rapport de force, il épouse les contours du lieu ou de l’objet dans lesquels la valeur de soi est inscrite. Ici, l’honneur réside moins dans la magie de la parole que dans celle du geste, du pouvoir sur les choses.
43Mais dans quoi s’enracine ce sentiment de fierté, quand l’activité elle-même est la grande absente de l’horizon de sens de l’action ? Quand l’organisation multiplie les « bonnes raisons » de faire la grève du zèle, pourquoi ne pas en profiter ? « Ce qui compte, c’est ce qu’on a fait avant. Comme ici, il y a des anciens routiers, des carrossiers, des types qui ont l’habitude des responsabilités, de se débrouiller seuls. Quand vous avez l’habitude de travailler seul… La question, c’est de jouer le jeu, c’est une question de personne, de mentalité », répond cet opérateur, régleur aux Presses. « L’amour-propre », ils l’ont souvent emporté avec eux, comme une partie d’eux-mêmes dont ils ne peuvent se dépouiller ; déposé sur les lieux de l’usine, ils le cultivent par un bricolage savant qui devra se passer des objets essentiels pour le fixer. « Quand je travaillais en mécanique, explique Pierre, à l’Ajustage, on me donnait une bagnole, il fallait faire le diagnostic, il fallait faire la réparation et l’amener au client. Et on ne demandait rien à personne, j’ai toujours été habitué, moi, à faire mon boulot… »
44Avant tout habillage comme état moral ou valeur, le sens du « travail bien fait » est comme ces morceaux de charpente anciens, aussi bien inébranlables au milieu des ruines qu’incessamment restaurés dans des formes nouvelles et dans lesquelles se fabrique l’architecture identitaire du sujet. Une sorte d’» habitus », comme répertoire d’action issu de la socialisation et éternel aphorisme présent en contrepoint de l’action. Sous les habits uniformes d’OS se cachent des identités professionnelles associées à des expériences de travail antérieures, usinières ou artisanales. Dans cet ordre d’idée, on découvre cet alliage premier du sens de l’honneur avec le travail qui s’associe à l’invocation du devoir : tenant l’honneur comme valeur d’exigence, le devoir fonde le travail en valeur, même en l’absence d’objet sur lequel se fixer, bricolant sur n’importe quel morceau de territoire. Ambiguïté du devoir quand la rationalité industrielle s’emploie à effacer tout espace propre. Il est malgré tout ce noyau dur qui ne saurait être réduit à néant. On doit à soi-même pour la beauté du geste, pour se perdre dans l’œuvre et lui restituer un semblant d’âme, pour tenir le rang dont on tire quelque distinction, sinon de la fierté ; on doit à un supérieur pour la valeur de son jugement et de son autorité comme maître dans quelque art du geste ; on doit à l’entreprise pour « honorer » un contrat. Si pénible qu’ait été sa condition de chef d’équipe aux Presses, Renaud ne revient pas sur ses choix : « En principe, quand je m’engage, je suis comme ça, je me suis engagé, c’est pour cela que j’ai demandé dix à quinze jours de réflexion. Pour moi, un engagement, c’est un engagement. Non, je ne regrette pas. » Quelque raison d’être fier, un secret attachement à son lieu propre, noble geste, noble tâche ou noble être…
45Nous marquons une pause, ainsi postés au seuil de l’atelier, devant le déploiement des stratégies symboliques bataillant pour leur territoire dans l’art de la guerre quotidienne. Et nous saisissons d’autant mieux ce qui se trame au cœur de ces luttes de représentation que nous connaissons le contexte dans lequel elles se déploient : celui d’une autonomie bridée, d’un travail parcellisé, d’une quotidienneté enfermée dans la réplique d’elle-même. La quête de grandeur n’a ainsi de cesse de chercher des lieux où s’épanouir, des moments pour s’affranchir de l’organisation, une forme quelconque d’hommage par la hiérarchie, là où l’autonomie au travail est réduite à une peau de chagrin. La rencontre entre ouvriers, qui se manifeste parfois comme un véritable champ de bataille, semble alors se raconter comme cette « maladie de l’honneur dont les symptômes n’apparaissent que quand il n’y en a plus » (Pitt-Rivers 1991 : 35).
46Mais ce que disjoint le travail usinier, l’ailleurs peut le réconcilier : là où l’atelier contraint à des modèles réduits, l’ailleurs expose à la recherche des matériaux et des couleurs qui sauront combler l’artiste. « Fenêtre sur… » : au cœur du travail usinier, grignotant sur le temps du travail, nous accédons ici à ces sécessions imaginaires, ces digressions continuelles, ces bavardages animés à travers lesquels les ouvriers rusent avec la routine qui les tient prisonniers. Dans le temple de la quotidienneté qu’est l’atelier, l’» ailleurs » est sans cesse convoqué : il forme l’une de ces « réalités présentes absentes » (Schwartz 1993) dont la richesse impose l’attention. Pour l’ethnographe, cette évocation est une parole qui se loge dans une invitation à la rencontre, qui s’attrape au vol des situations avec la légèreté du travail interrompu. Mais une parole toujours bien accueillie pour les menus détails qu’elle transporte sur des sujets sociaux saisis dans la totalité de leur existence. Elle se glisse dans le moindre interstice où l’enquête fait place à la connaissance mutuelle pour, peu à peu, se laisser coloniser par elle. Au départ, elle a ses lieux de prédilection : la machine à café, le petit comité improvisé, les photos de l’établi, les tiroirs secrets. Ses moments aussi : le « lundi au soleil », la fête de l’usine… Puis, de plus en plus familière, elle se laisse distraire par une connaissance plus singulière, elle prend le pas sur le moindre échantillon de vie soustrait au travail, elle hante l’espace productif sans jamais s’y confondre sauf dans le silence du travail comblé par l’imaginaire.
47Campée au milieu des champs, l’usine buissonnière… Au fond, les montagnes imposantes, aux couleurs assorties aux saisons, se détachent des bâtiments aux formes austères. Assis à leur établi, au pied de la chaîne ou dans la nuit des ateliers « aveugles 17 », les ouvriers rêvent… Qu’il s’agisse d’une maison à soi, d’un « travail à côté », d’une passion ou d’un loisir, le quant-à-soi incarne une indépendance conquise par rapport aux chaînes réelles et imaginaires du travail à l’usine.
48Bavardages à l’atelier Usinage. « A notre époque, quand j’ai construit, il y en a pas mal qui sont venus nous aider l’un, l’autre, viens m’aider à faire ci, à faire là… Ah oui, oui, moi, pourquoi j’ai une piscine, pourquoi j’ai une maison, c’est grâce aux copains, parce que tout seul, je n’y serais jamais arrivé. » Fontaines, Saint-Pierre, la Muette… quelques sites de prédilection où ces âmes de bâtisseur se sont usées, épuisées, défiées à leur conquête. Accompagné du chant laborieux des aînés, le songe d’une maison bien à soi danse dans toutes les têtes. De multiples façons, c’est ici qu’on franchit le seuil : celui d’une « victoire sur le temps » (Schwartz 1990), relativement au monde vécu de la précarité ; mais aussi celui d’un désenclavement social, lorsque l’on investit la campagne riche, côtoyant la petite bourgeoisie, à distance des cités qui, hier, formaient les bas quartiers ouvriers de la ville. La maison célèbre l’œuvre du bâtisseur. On ne fait pas construire sa maison, on la construit. Qu’il s’agisse de s’improviser maître d’œuvre ou de redevenir artisan, de s’attaquer aux fondations ou de se contenter des finitions, de façonner ou de bricoler, pour un château ou pour une Phénix, on cultive l’art d’être chez soi : par nécessité, mais aussi par le détour temporel, esthétique, inventif, d’une appropriation symbolique.
49Le « travail à côté » (Weber 1989) ? Un travail à soi… Rêve ou semi-réalité : être indépendant. Passionné par son élevage, Alain, chef d’équipe, en oublierait presque l’atelier Presses. « Je n’ai pas le choix, je me suis engagé à venir ici, je me fais une raison… C’est vrai que je préférerais travailler en pleine nature, je fais la différence, quand je travaille à l’usine… J’ai un petit truc extérieur qui me plaît énormément, plus qu’ici, à la limite [sourire] ; je travaille en pleine nature, j’ai un élevage d’escargots, c’est entre nous ça, c’est un truc qui me plaît… Non mais coupez là ! » En sortant de l’usine, ils sont aussi nombreux à enfiler d’autres casquettes : ils seront artisan, commerçant, agriculteur… ; certains prennent la relève d’une épouse ou d’un parent tandis que d’autres perpétuent un métier, une compétence ou des racines, un lien familial, amical, une autre façon de se socialiser, d’exister. Cette activité, apparemment en marge de l’usine, peut prendre des formes moins achevées, se jouant des frontières de catégories trop bien établies : activité marchande, travail, bricole, loisirs. Après leur parenthèse usinière, les ouvriers passent le reste de la journée dans une carrosserie, sur le chantier d’une maison d’amis ou à vendanger… « Il [ouvrier] a pris un congé “sympathique”, je crois, il monte une cave à Saint-Antoine, il vend du vin », évoque-t-on au détour d’une conversation. Cet ouvrier a quitté l’usine, mais on peut l’apercevoir s’activant derrière le comptoir de sa boutique. Pour ceux qui restent rivés à la classe ouvrière, c’est une mise en demeure d’épousseter les vieilles toiles d’araignée et d’être, vraiment, dans « leur truc ». Eux s’effraient de se prendre pour Isard et jouent les cerfs-volants, toujours reliés par un fil à l’usine.
50Entre deux plages de travail, quand ils ne bricolent pas, les passants travailleurs parcourent les sentiers, se distraient en tapant le ballon ou aiguisent leur talent. Au comité d’entreprise ou au sein des associations sportives locales, joueurs ou entraîneurs, rarement simples supporters, les salariés de l’usine auront vite fait de troquer leur bleu de travail contre un survêtement. Sans distinction de catégorie et de hiérarchie, la troupe SFC participe à tous les tournois, dans tous les sports : foot, ski, vélo, mais aussi tir à l’arc, planche à voile, etc. Tout ce petit monde, agents, techniciens, ingénieurs, direction, se croise sur les pistes, en haut des cols ou « au poteau ». A l’Assemblage, je rencontre souvent Henri en train d’arpenter l’atelier d’une chaîne à l’autre. Le pas rapide, l’allure alerte, derrière cet homme tranquille et solitaire se cache un marathonien. « E. [directeur actuel], des fois, je vais tourner au poteau, je le vois, je vois sa voiture. Moi aussi, ça me fait du bien d’aller courir. Non parce qu’il faut reconnaître que l’on n’a pas des places de tout repos, même si toute la journée j’ai cavalé, le soir, ça fait du bien… S’il n’y avait pas cela, je crois que… »
51Ces activités singulières, comme le sont aussi, plus discrètement, la bricole et le jardinage, la chasse, la pêche ou la cueillette, ne produisent rien, n’objectivent rien, sauf marginalement. La sérénité enivrante que procure cet « entre soi » souvent complice de la nature tient de l’anachronisme : il est lieu et instant de réification de l’homme, celui où il renoue avec le « temps des origines », le temps des ancêtres, échappant à une quelconque justification.
52Le lien à l’usine semble alors s’incarner en une dépendance prédatrice, à partir de laquelle on capitalise, on édifie pierre par pierre sa maison, on convertit le revenu usinier en production autonome ou on s’épanche avec allégresse dans la légèreté du temps libre. Autant de biens dont la valeur symbolique se décrit dans l’opposition à l’ordre usinier. L’usine : temps désapproprié, linéaire, homogène, rationalisé, unitaire, où « tout le monde compte pour un », versus l’ailleurs, le temps approprié, circulaire (saison), hétérogène, sacré, communautaire…
53Inversion des espaces : l’atelier, lieu de la médiocrité, le stade, terrain de l’excellence ; la solitude de la production versus la rencontre dans le partage d’une passion ; la machine qui occupe les mains, la vie qui « prend la tête »… Revanche sur le destin : ici, chacun peut cultiver son honneur, oublié dans un coin de l’atelier. Henri court et franchit une à une les frontières de l’usine, de La Rochette, et encore au-delà. « J’ai fait des choses que je n’aurais jamais faites si je n’avais pas fait de la course à pied… Je suis parti, je suis allé à New York, à Londres, à Stockholm, à Barcelone. »
54Ce « descendant » du facteur Cheval 18 a grandi avec le château qu’il a édifié. Celui-là habite sa caravane pour faire le tour du monde en famille. Ce mécano discret transgresse les frontières avec une carcasse de Ferrari importée des Amériques. Cet artisan à ses heures, cet éleveur en herbe pourraient un jour se suffire de leurs créations, être leur propre patron, en toute indépendance. Mais ils ont bâti là leur « centre du monde », leur « monde propre », et n’ont cessé de le quitter pour y revenir ; un « point fixe » dans les vestiges de l’espace sacré, pour lequel ils éprouvent un sentiment presque religieux.
55Entracte à l’Ajustage. Ce jour-là, j’avais suggéré à un petit groupe d’ouvriers de disserter sur le thème du quotidien. La question avait particulièrement plu à Pierre qui m’avait lui-même incitée à brancher le magnétophone. Premiers extraits d’entretien… « On tient, dans notre merdier, pourquoi, parce que tu sais que tu as autre chose dehors. Il ne faut pas me demander à quoi je pense quand je travaille, ce n’est pas à mon diamètre de trou, j’en ai rien à foutre. Mais tu as l’esprit occupé ailleurs. Ici, tu t’occupes les mains, c’est tout, là, tu fais ça pour vivre. […] Par contre, par exemple, pour Noël, je vais dire que je suis en vacances, c’est parce que je n’ai pas de judo, mais je vais travailler. Tu vois, je me laisse piéger, parce que moi, dans mon esprit, je travaille pour le judo. Quand il n’y a pas le judo, je suis en vacances, alors que je viens bosser. A quel point l’extérieur prime sur ton travail… – C’est incroyable, le judo, c’est un travail pour vous ? – Non, c’est ce qui m’intéresse… Enfin, tu peux appeler ça comme tu veux… C’est la seule chose qui me prend vraiment la tête. »
56Vacances, fêtes annuelles, loisirs et saisons : dans cet « ailleurs », le monde vécu du temps décrit un enchevêtrement de cycles qui rompt avec tout sens homogène, continu et linéaire, comme le voudrait la production. Le temps festif, temps des reviviscences du sacré, ne cesse de composer un « temps ontologique » par excellence (Eliade 1965). Mais le temps circulaire est aussi dans le retour périodique des saisons qui ne saurait échapper à l’ethos de ces hommes nés dans des choux, qu’il soit consacré au travail agricole, à l’art jardinier ou à la course au lièvre.
57« Un bon rapport qualité-prix », diront les ouvriers… quelques mots pour qualifier la relation à l’usine dans leur conception du « juste prix ». Dans la balance, le travail et la paie, les conditions d’usine et les conditions d’existence, le prix payé pour d’autres destinations… Et l’on attend de l’usine de ne pas déroger à la légende que l’on perpétue comme pour s’assurer qu’elle vous nourrisse en retour : « L’entreprise est riche, elle peut payer… » Usine sas ? Usine rente ? Usine assurance, corne d’abondance… Un pied sur la terre ferme, l’autre qui tâte le terrain, cultive son jardin. Ainsi fait-on reculer les frontières de l’insécurité, façon détournée de régulariser son devenir et même d’alléger le tribut payé pour sa liberté, son indépendance.
58Figure sympathique de la ruse et de l’insoumission, le sublime 19 moderne, moins fertile en stratagèmes mais plus en calculs savants, ne donne pas son compte à la tragédie : celle qui découvrira la disproportion entre lui-même et son destin, où le temps usinier est celui que l’on a tué. Plus que tout autre bien, la rareté du temps est la véritable sentence portée à cet ouvrier d’abondance.
59Dans l’atelier, la question des horaires aurait fait parler un muet, amenant un flot intarissable d’imprécations. Attention, danger ! L’humeur des ouvriers s’affiche sur leurs cadrans particuliers. Calcul, mesure, évaluation, pondération… Chacun tentera d’atteindre le meilleur rapport possible. 5 x 8, 2 x 8, 3 x 8… Commentaires : on pèse le pour et le contre, les avantages et les contraintes, calculs maintes fois refaits en quête du moindre mal… Au prix du travail de nuit, le 5 x 8 voudrait échapper à la routine « boulot, métro, dodo », sortir plus vite de l’usine. Le travailleur à la journée compose lui-même sa routine mais le privilège de cette tranquillité occupe l’essentiel de sa journée. Entre les deux, le 2 x 8 ressemble au verre à demi plein ou à demi vide, c’est un compromis qui appartient à l’indécis et le laisse insatisfait. Quelle que soit l’équation de départ, l’économie du temps révèle de fins gestionnaires, qui ont appris à manipuler les règles d’aménagement du temps de travail avec dextérité. Avec quelques outils (récupération, formation, aménagement des congés, etc.), ils bricolent des passerelles entre les ponts officiels. Aux inconditionnels de la surenchère, les ficelles qu’utilisait le sublime n’auront pas échappé.
60Plus qu’elle ne s’inscrit dans la sphère des biens, l’économie du rapport salarial est ici une économie du temps. Pour la raison première que consacrer du temps à l’usine est la forme la plus accomplie de dépossession – dont l’ouvrier est complice – qui consiste, d’une certaine façon, à « payer de sa personne ».
61En observant les ouvriers aller et venir de l’usine aux champs, de l’atelier au petit commerce, le jeune ingénieur stagiaire de l’atelier, faisant ses classes parmi les ouvriers, s’inquiète de la bonne marche de la production… « Les jeunes sont réticents à aller travailler aux Presses : “Je ne veux pas entendre parler tronçonneuse à longueur de journée”, m’a-t-on expliqué. Allusion au passe-temps favori de certains agents, plus préoccupés par l’abattage du bois que par leur travail à l’usine… » (Rapport de stage, ingénieur stagiaire).
62L’observateur non averti, imprégné de manichéisme, voudrait voir se jouer une farce guignolesque dans laquelle la hiérarchie serait la dupe et l’ouvrier le sublime (Poulot 1980). Mais tout porte à croire que ce secret de Polichinelle ne voile qu’un certain équilibre d’intérêts. A un dualisme politique trop évident, opposons l’élaboration d’un compromis implicite où l’usine s’accepte mitoyenne d’espaces d’émancipation même si cette contiguïté menace, de l’intérieur, de la renier symboliquement ; où l’ouvrier, étranger à cette contradiction, fait dialoguer un temps de latence et un temps d’existence ; l’usine devenant ainsi une annexe du village, et trouvant là un moyen de se l’approprier, s’il en est.
63Même si le hors-travail est reconverti au travail « à côté », l’usine tolère cette évasion intermittente qui n’en installe pas moins durablement l’ouvrier dans sa place. Elle tente simplement de contenir ses digressions par les frontières que dresse l’organisation entre le travail usinier et l’ailleurs. Ainsi, l’entreprise peut incarner la « force tranquille », confortant son développement industriel et inscrivant durablement la relation au territoire local dans la sérénité dont le nucléaire a besoin. La paix sociale a un prix, mais elle n’en est pas moins précieuse pour l’entreprise. L’imaginaire qui entoure le nucléaire est toujours prompt à s’enflammer sur la moindre étincelle, et dans « l’antre du démon 20 », le conflit social a des relents de soufre…
64Des portes de l’usine aux portes du stade, on circule aisément, à pied ou en pensée, et sans jamais vraiment pécher ! Un va-et-vient incessant qui se laisse prendre dans un mouvement totalisant, solidaire de dialectiques identitaires. Celles-ci ne se jouent pas seulement dans l’appartenance à cette fraction privilégiée de la classe ouvrière qui peut disposer du complexe sportif comme d’une annexe au lieu de travail. Elles sont aussi le lieu où l’entreprise se perpétue – survit ? – comme instance de socialisation. Hier, le bon joueur de foot ou de rugby se glissait plus facilement dans les rangs des salariés de la Sepca, pour figurer comme attaquant dans le tournoi interentreprises. Aujourd’hui encore, sur la table d’exposition de l’atelier Micromécanique, les coupes des victoires sportives voisinent avec les pièces du combustible. Ils gagnent seuls et SFC gagne avec eux. L’homme monte sur le podium et reçoit la médaille, l’entreprise recueille enfin les ferments d’une référence communautaire.
65« D’ailleurs, raconte Henri, poursuivant sa course dans l’atelier, cela a toujours été. Par exemple, le ski, il y avait pas mal de gens d’ici qui allaient au ski. Il y avait le concours de pêche, il y avait le concours de pétanque, il y avait des équipes de sport, il y avait le foot. Moi je ne faisais que le foot, à l’usine, en corporatif, il y avait du volley. Maintenant il y a la planche à voile. » Ces ouvriers éprouvés par la routine, nous les retrouvons héros d’un jour au marathon de New York, archer légendaire, champion d’Europe ou humble entraîneur. Derrière, la voiture-balai SFC klaxonne, applaudit, distribue les maillots et les casquettes, tandis que, dans le sillon du coureur, le nucléaire gagne ses lettres de noblesse.
66Dans ce dialogue entre l’intérieur et l’ailleurs, si l’entreprise parvient à imposer ses propres impératifs productifs, elle n’en laisse pas moins échapper une part de son autorité. Le sujet a ses raisons que la « raison productive » ne connaît pas. L’organisation établit des frontières temporelles, spatiales, qui ne réussissent pas toujours à séparer strictement le temps du travail et celui du hors-travail. L’ouvrier, usant de subterfuges, n’a de cesse de mêler l’un et l’autre.
67L’organisation productive se voit souvent colonisée par le rythme des saisons. Le temps déshistoricisé de la production est insensiblement manipulé par les pratiques grisantes qui le rattachent à des âges farouches. Dès l’ouverture de la chasse, c’est presque avec le fusil que l’ouvrier arrive au travail, délaissant dans un coin de l’établi le catalogue qui, toute l’année, l’a entretenu dans cette idée. Les tartarinades sur les trophées de chasse et de pêche vont bon train, mais l’on n’ébruite pas le secret des coins à champignons. Et au final, même la hiérarchie s’est laissé piéger ! « Le chef, on le met dans sa poche… Un peu de pêche et c’est bon, un peu de chasse et ça repart… Il n’y pense plus après, le chef ! » (OS, Assemblage).
68La production s’écoule dans le sablier usinier, arrachant à Chronos des bribes de temps dont, ailleurs, il est prodigue. Loin d’imposer sa raison sur le monde, l’organisation productive est partie du monde, où les frontières de son autonomie sont infléchies par les stances du calendrier naturel. L’ouvrier fredonne le temps des cerises tandis que le patron murmure le temps des prodiges. Et l’usine, ballottée au gré des caprices de la saison, rafistole de l’intérieur l’autonomie qu’elle a construite.
69« De toute façon, on ne cherche pas non plus à changer d’entreprise, parce qu’ici on a la prime d’ancienneté, on a nos petites habitudes, c’est peut-être qu’on manque de caractère de toute façon, on n’a pas le courage de se dire : “Voilà, je laisse la région, je vais voir ailleurs…” » ; « Et le fait que tu as ta famille, ta maison, ta baraque, tu es implanté… Parce que moi aussi, j’ai tourné, j’ai fait plusieurs pays, plusieurs coins… » (ouvriers qualifiés). Hier coutumiers de la mobilité, les professionnels de l’Usinage se réveillent, dix, quinze, vingt ans plus tard, un peu groggy par tant d’années passées dans le même atelier.
70S’il négocie quotidiennement ses attaches au monde usinier, l’ouvrier n’en est pas moins prisonnier. Même disparue de l’entrée de l’atelier, la pointeuse continue à dicter le rythme des allées et venues… « Tu n’as qu’à voir, on a l’horaire libre, on peut rentrer de 7 heures à 9 heures. Et bien moi, je vois, pour mon compte personnel, c’est toujours aux alentours de 8 heures le matin. Pourquoi ? Parce que cela fait trente ans qu’on attaque à 8 heures… » Aussi les ouvriers n’échappent-ils pas aux contradictions qui apparaissent entre leurs tactiques d’émancipation et les différentes formes de dépendance qui gouvernent leur rapport à l’entreprise. Dans la contiguïté des espaces du travail et du hors-travail surgissent des tensions entre des mondes qui se définissent par la négation.
71Dans un va-et-vient incessant entre l’atelier et leurs « mondes propres », ils jonglent avec les horaires, s’épuisent d’un lieu à l’autre, oubliant dans cette course les frontières de l’espace de travail. Au contraire, quand celles-ci resurgissent de façon rigide et contraignante, ils volent à l’usine quelques miettes de temps, d’énergie, de matériel – la perruque ; ou parfois font l’usine buissonnière, alternant le congé sabbatique, le congé formation, l’» assurance »… Ils ne cessent ainsi de passer d’un univers à l’autre, valorisant l’absent, l’ailleurs – l’indépendance –, comme catégories exotiques de la pensée ouvrière, mais sans jamais pouvoir renier la sécurité nourricière. Compromis, compromission… le temps du travail usinier est pour eux le véritable lieu de la violence symbolique, mais dont ils sont complices malgré eux. Bien dispendieux, le temps devient rare, précieux, sécrétant de l’imaginaire.
72La relation à l’entreprise se négocie chaque jour dans une relation complexe de dépendance et d’autonomie : la dépendance procède du lien que les sujets tissent avec l’entreprise qu’ils ont élue comme campement providentiel et ainsi devenu permanent. L’autonomie opère comme un effort constant de réappropriation de son être dans le travail. Rusant avec l’assignation au poste, l’affranchissement du travail par la pensée en constitue ici l’une des voies privilégiées.
73« N’importe comment, c’est toujours pareil, c’est vraiment la monotonie, on est des robots… Dans une PME, tu as une pièce à faire, il faut faire une retouche ou une autre, c’est varié, mais ici, c’est rébarbatif.
74Michel. – A partir du moment où tu fais de la série, c’est exactement la même chose, tu vois constamment les mêmes choses, tu attaques une pièce, tu la finis, c’est toujours pareil, tu en prends une autre.
75Bernard. – Et les mecs, sur les bécanes, c’est pareil. […] C’est du boulot d’abruti, à force, ça t’abrutit la tête… »
76L’atelier est le temple de la quotidienneté ; celle qui absorbe tout événement qui la défiait dans un maelström d’ennui. « Tels les animaux à l’étable », disent-ils de la pause-café à son heure… Si l’ancien cordonnier, penché sur les semelles en cuir et les odeurs de colle, savoure ici un certain confort, les amoureux du grand air souffrent de cette atmosphère confinée. « Tout au début, j’ai eu des problèmes, reconnaît Claude, qui ne compte plus les années passées aux Presses. Parce que vous savez, quand on se trouve enfermé là… Quand je bossais à l’extérieur, j’étais à l’air libre, quand je suis rentré ici, c’était une catastrophe, pendant deux ans, je vous garantis que j’ai supporté les misères de la terre. »
77Second acte de l’entretien sur le quotidien, à l’Ajustage. « Ça arrive souvent qu’on aille boire le café à la même heure. On s’est fixé une heure, on se voit à telle heure, on s’arrange dans le travail de toute façon… Ça aussi, c’est la routine, ça aussi, c’est le quotidien, pratiquement, c’est toujours à la même heure… Le matin, à 9 h 30, on va là-bas, on sait qu’on va retrouver quelqu’un… Tels les animaux à l’étable, c’est la routine… »
78Aux heures calmes de l’atelier, on entend les pensées chanter dans les têtes somnolant sur l’ouvrage. Devant, il y a le défilé anodin de matière ou de pièces ; autour, les murs agressifs, échancrés par le moindre rayon de soleil, quand ils ont toléré d’être traversés par les portes et fenêtres ; parfois, les voix des speakers hurlant dans les postes de radio qui se concurrencent ; les tapisseries, des photos pornos, caricatures grimaçantes d’un érotisme qui se cherche dans un univers « de mecs »… Mais les sens n’y font plus attention, libérant l’évocation. La compétence est diluée au labeur de la série ; le geste est autonomisé par sa mise en forme : que celle-ci soit construite par le règlement ou la régularité n’a plus guère d’importance. L’invention se glisse péniblement dans les interstices de la règle, la créativité s’arrache aux contrôles de la bureaucratie : en réalité, elles témoignent d’un savoir réduit à une peau de chagrin.
79Le quotidien en débat… Troisième acte.
80« Pierre. – Quand tu fais ça, ce que tu fais, tu penses à autre chose.
81Michel. – Quand je suis arrivé moi, tout de suite, je me suis dit : il faut penser à autre chose…
82Pierre. – Lui, en ce moment, il fait du ski, on le voit, dis, avec son bonnet de neige ! C’est pour ça qu’il y a de l’ambiance : parce que lui, le lundi, il va me dire qu’il s’est cassé la gueule en ski, on va se prendre la tête comme ce n’est pas possible ! Mais personne ne va te raconter : “J’ai une bavure là derrière !” […] Voilà, le grain de soleil qu’il y a dans l’atelier, c’est cela… Il y a des gens qui font autre chose et qui le racontent… »
83Sans possibilité de valorisation de leur savoir fragmenté, ils bricolent avec le temps, en s’associant ou en se querellant, même s’ils ne réussissent jamais à donner à celui-ci un contenu historique. « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne… », comme dit le poète… De retour à l’atelier, ils partageront leurs épreuves sur le ton de l’humour et leurs exploits avec le sentiment de l’épopée. « Un rayon de soleil dans l’atelier… », disent-ils ; seuls ces récits distraient le vague à l’âme de leurs pensées, déjà occupées à farter des skis, à préparer un prochain entraînement.
84Sur l’établi, ce miroir où l’on épingle les expressions iconiques d’une identité « à soi », figure, à côté de quelques photos jaunies par le temps, un article de journal : l’histoire d’une victoire, la une d’un jour, l’empreinte laissée sur le temps…
85Le quotidien… Dénouement final. A l’Ajustage, Pierre montre quelques photos épinglées sur le devant de l’établi : des articles de journaux relatant des compétitions de judo, un artisan fabriquant une charrette, un sabotier, une jeune fille faisant du ski. J’observe les photos et illustrations. La plupart sont anciennes : le style, le papier jauni, abîmé par ce long séjour dans l’atelier. Comment peuvent-elles encore le distraire ? « Si ! s’exclame Pierre face à mes doutes. Mais c’est le souvenir ! » Désignant chaque illustration l’une après l’autre, il commente. L’évocation n’a pas d’âge… « Quand j’ai commencé le boulot, je faisais cela, je faisais des bouts de charrette. Et celle-là, le sabotier, je ne l’ai jamais vu mais j’aurais aimé faire ça, parce que bon, c’est joli, j’adore travailler le bois. Et là, la skieuse, ce n’est pas que j’aime faire du ski mais elle est mignonne. » [Rires.] Il poursuit : « Là, tu peux faire le tour des établis, tu verras, chacun a son truc typique… On personnalise notre domaine… Tu peux regarder, il y en a qui ont des photos de cul, il y en a d’autres qui ont des trucs comme ça… Tu vois, regarde l’intérim là-bas, il a sa photo de nénette, sa petite blonde, contre le mur, là-bas. Lui, regarde, c’est ce qu’il y a au-dessus là-bas les montagnes… C’est vrai, on s’évade un peu comme ça. Parce que si on a le cerveau bloqué par ce qu’on fait, je ne crois pas qu’on va pouvoir le bloquer longtemps… »
86La topologie des significations se moque des frontières bien établies. L’ici et l’ailleurs, le quotidien de la production et l’espace « à soi », le monde rationnel et le sentiment « sauvage », le temps compté et le temps libre ne peuvent être assimilés à des territoires différenciés et autonomes. Ils se révèlent mitoyens, complémentaires, même si souvent antinomiques quant aux termes symboliques. Vu de l’atelier, l’» ailleurs » se construit à la fois comme le reflet ironique de l’obédience, comme le miroir de la production, comme le vertige des sens et toujours un peu dans le détournement rebelle de la pensée colonisée. Pour l’entreprise, l’» ailleurs » est réintégré dans le jeu du pouvoir : elle l’utilise au profit de sa permanence qui passe aussi par un sens du travail et une légitimité sociale à construire.
87Jouant sur le mode d’une dialectique identitaire qui va de l’usine au quant-à-soi, le travailleur bâtit pierre par pierre son autonomie d’existence, d’être, de destinée. Dans le quotidien étriqué du travail, on le voit s’épuiser dans des tactiques productrices de sens, où l’invention du quotidien dialogue avec le sens de l’honneur dans un effort constant de réappropriation symbolique de l’espace de travail. Paradoxalement, dans cet univers où la norme a des prétentions totalisantes, la question du sens du travail ouvre un vaste espace d’argumentation conflictuel. Au sein du collectif de travail, la reconnaissance de ses mérites se livre comme un débat jamais achevé, une débandade de commentaires des uns sur les autres, d’arguments contraires, bref, un sens en conflit. Aussi la quête identitaire est-elle souvent suspendue à cet « ailleurs » virtuellement rédempteur, tandis que le sujet négocie quotidiennement ses attaches ambivalentes avec l’usine.