1La Réserve du paysage biblique (Biblical Landscape Reserve) de Neot Kedumim en Israël offre sur deux cent cinquante-trois hectares une confrontation entre les textes bibliques et un paysage aménagé des collines de Judée. Ouvert au public depuis 1985, ce lieu accueille autant, sinon plus, de touristes étrangers que de scolaires israéliens. Très fréquenté par les juifs diasporiques dans l’espoir d’une « reconnexion » identitaire, il est de ces terrains qui offrent à l’ethnologue l’occasion de sortir de certaines catégories de sa discipline pour repenser un cadre national dans ses rapports avec le religieux, le développement de l’activité symbolique en cas de conflit, la place de l’environnement naturel pour traiter du hasard ou du destin. Cette recherche présentera d’abord quelques caractéristiques culturelles et symboliques qui ont pu opérer un transfert depuis les diasporas juives jusqu’à l’État moderne. Elle abordera ensuite une réflexion inspirée par une anthropologie de la nature, visant à dégager, à travers les usages de l’espace, les coïncidences entre les nécessités sociales et les aménagements naturels.
- 1 Baptisée en hommage au fondateur du sionisme Théodor Herzl, peu après son décès survenu en 1904. La (...)
- 2 Keren Kayemeth LeIsraël (« Fonds national juif », littéralement « Fonds pour l’existence d’Israël » (...)
- 3 Yediot Aharonot, 30 janvier 2009.
2La réserve de Neot Kedumim est située sur les collines semi-désertiques de Judée, à mi-chemin entre Jérusalem et Tel-Aviv. Elle est bordée à l’est par la « ligne verte », la frontière avec la Cisjordanie qui date du premier plan de partage élaboré par l’Organisation des Nations unies en 1949. Au sud, la réserve est longée par la route 443 qui mène aux villages palestiniens de Cisjordanie, et de l’autre côté de la route par la forêt de Ben-Shemen, espace naturel classé qui comprend la forêt Herzl1, la première forêt plantée en Israël par le kkl2. C’est donc un haut lieu de mémoire du sionisme. La région de la Judée-Samarie, citée de nombreuses fois dans la Bible, est revendiquée par les nationalistes religieux. La réserve se trouve ainsi dans une zone aussi signifiante que sensible, à l’intersection du religieux et du politique. Comme l’écrit le poète Yaïr Lapid, « La Bible, ce n’est pas seulement mon histoire, c’est aussi ma géographie. Le roi Saül a cherché les ânesses de son père sur l’autoroute 4433 ».
3Neot Kedumim a pour particularité d’être un espace paysager dont les chemins sont balisés par des pancartes exposant des citations de la Bible ou du Talmud. Ce rapport entre nature et texte oblige à sortir des sentiers battus aussi bien par les études sur le paysage que par celles sur le tourisme écologique, sur la patrimonialisation ou sur le religieux. Tant du point de vue de sa création, de sa production que de sa situation, ce paysage résiste aux catégories sur lesquelles s’est construite la pensée sociologique occidentale, et aux cadres qui l’ont produite, à savoir en premier lieu le cadre étatique de la dimension nationale.
- 4 Ephraïm et Hannah Hareuveni, les premiers botanistes hébraïsants, furent les fondateurs, en 1924, d (...)
4Par l’histoire de sa création, Neot Kedumim est en effet au carrefour d’initiatives individuelle et nationale. Son fondateur est une personne privée mais représentative de tout un pan de l’histoire nationale d’Israël fondé sur les idées du sionisme issu d’un monde ashkénaze en partie disparu, dont les survivants se sont donné pour tâche de raviver la mémoire. Par son fonctionnement, la réserve est articulée à une mémoire à la fois diasporique et locale. Par son emplacement, elle soulève des questions liées au territoire et à l’identité. Elle a aussi, parmi les autres réserves naturelles du pays, une place à part. C’est une institution privée indépendante à vocation éducative, reconnue par le gouvernement, soutenue financièrement par des subventions d’État, mais également – et de plus en plus ces dernières années où les subventions ont diminué de façon drastique – par l’association The American Friends of Neot Kedumim (afnk), dont le siège est à New York. Son fondateur, Nogah Hareuveni (1924-2007), a suivi conjointement des études de botanique et de pensée juive, et a servi comme instructeur dans l’armée, où il était spécialiste de la survie en milieu hostile. Ce fils d’émigrants russes4 arrivés en Israël en 1906 a créé cet espace de conservation in situ sur un terrain qui lui avait été alloué par l’État deux ans avant la guerre des Six Jours, en 1965. La transition entre le musée conçu par ses parents et le parcours paysager de Neot Kedumim représente une évolution notable dans le mode de réappropriation territorial des Israéliens avant et après la création de l’État.
- 5 Le nombre d’arbres plantés avoisine les 80 000, selon Helen Frenkley (1986).
- 6 « In a Nutshell » (site Neot Kedumim. The Biblical Landscape Reserve), http://www.neot-kedumim.org. (...)
- 7 « Reclamation of ravaged landscapes ».
- 8 « Avec la Bible dans une main et une bêche dans l’autre, ils ont commencé à renverser le processus (...)
- 9 « Nogah Hareuveni conçut le projet de réclamer cette terre pour lui rendre sa gloire passée » (Jeru (...)
5Neot Kedumim est avant tout le produit d’une idéologie, celle des premiers sionistes, promoteurs du courage individuel et de la volonté : Nogah Hareuveni et une petite équipe, soutenus par l’afnk, ont travaillé pendant vingt ans pour transformer ces hectares de collines qualifiées de « semi-désertiques » en réserve plantée d’espèces emblématiques des paysages de l’ancien Israël, du cèdre du Liban au palmier du Néguev5. Le retour à la terre était alors vécu, dans les années 1970, comme un moyen de reconnecter le nouveau juif au territoire, et le Neot Kedumim Work Study Programorganisait à partir des États-Unis des voyages d’adolescents vers Israël, en prônant « l’émulation du muscle et de la transpiration », valeurs de l’esprit pionnier qui devait construire l’Israël moderne. Cette réalisation a valu au concepteur du jardin de recevoir en 1994 l’Israel Prize6, la plus haute récompense de l’État d’Israël, au titre de l’élaboration d’un « modèle de restauration écologique : la récupération de paysages ravagés7 ». Comme le montrent la catégorie du prix attribué, la documentation présente sur le site de la réserve8, et les articles de presse9, l’idée de « restauration », de renversement d’un processus, de réattribution d’une valeur à un milieu qualifié de « pauvre » est au cœur du projet.
- 10 « Ce n’est qu’après la restauration de l’harmonie originelle dans l’acte de la rédemption que tout (...)
- 11 « Luria et Vital ont expliqué cette idée de la «brisure des vases» assimilée à un accident originel (...)
6Cette notion de tikkun (réparation) vient de la kabbale10. Tikkun ha-olam, la « réparation du monde », repose sur l’idée lurianique11 de la responsabilité de l’homme juif dans la régénération et la réparation d’un monde dont l’unité a été brisée. C’est donc une doctrine religieuse de la catastrophe cosmique, thème devenu très fécond chez les militants environnementalistes. Dès les années 1970, des mouvements juifs américains ont développé des actions concrètes de protection de l’environnement inspirées de cette « guérison du monde », basée sur le tikkun, qui avait déjà été pensée par leur tradition. Le kkl décrit ainsi le tikkun :
Le terme utilisé pour désigner ce retour du peuple au pays de ses ancêtres était « geulat ha-adama », la rédemption de la terre. Il ne s’agissait pas uniquement de racheter des lopins de terre, mais de rendre à Israël sa fertilité […]. Chaque village, chaque forêt, chaque cours d’eau reprenait son nom biblique, […] si ce nom ne pouvait être retrouvé, les pionniers s’efforçaient de lui trouver un nom hébreu, autre élément de cette rédemption nationale. (Michaël Bar-Zvi, délégué général du kkl en France, septembre 2002.)
7En Israël, cette opération de rédemption de la terre ne s’est jamais opérée avec plus de ferveur et d’enthousiasme que dans le désert, à cause de la valeur contrastive d’un lieu réputé incultivable. Depuis la création de l’État, le désert du Néguev s’est non seulement peuplé de localités agricoles, mais est devenu un lieu d’agriculture en serres, de plantation d’orangers, de pisciculture intensive, d’oliveraies industrielles. La présence de l’université Ben-Gourion et de ses nombreux laboratoires de recherche, ainsi que celle des centres industriels autour de la mer Morte – et celle de la pile atomique de Dimona –, montrent à quel point le désert a été investi par les projets de développement. L’identification à ce lieu vierge possédant un important potentiel de développement scientifique, industriel et agricole est allée de pair avec sa théorisation qui en fait un « outil du peuple juif pour la rédemption » (Scholem 1950 : 92). Cette idéologie passe aussi par le langage : des expressions telles que « faire refleurir le désert », « repousser le désert », réintroduire la « verdure au cœur du désert » sont couramment employées.
- 12 « Adonaï me conduit, je ne serai pas dans la gêne. Dans des contrées d’herbages [neot kedumim] il m (...)
- 13 Yael, visite guidée du 28 mai 2007.
8Les moyens de cette réparation, développés par le sionisme, ont donc été liés au texte, à la renomination de l’espace, à sa repoétisation. Les parents de Nogah Hareuveni étaient tout à fait dans cette ligne de pensée puisqu’ils pratiquaient une botanique « hébraïsante » : ils faisaient partie de cette génération qui avait commencé à réinscrire, par l’intermédiaire de la langue, une histoire dans le paysage. Comme le signale très justement Ariel Hirschfeld (2008), « la connaissance des mots concernant la flore fut naturellement la première initiative de cette clarification, parce que les plantes étaient les symboles fondamentaux de l’ethos national de déracinement et replantation ». Cinquante ans plus tard, leur fils Nogah continuait à accomplir cette rédemption nationale par le verbe.
Il nommait sa réserve « Neot Kedumim », d’une expression tirée d’un psaume de la Bible12. L’idée de rédemption envisage une action développant son potentiel non seulement dans le futur, mais aussi dans le passé : elle produit cette patrimonialisation à l’envers, si étrange à notre pensée occidentale qui a du mal à saisir le sens d’une expression telle que « Réserve du paysage biblique ». Les guides israéliens qui conduisent les groupes sur les parcours de la réserve reconnaissent à ce lieu « une sorte d’artifice, pas quelque chose qu’on conserve : quelque chose qui a été construit pour être conservé, mais où l’on peut sentir ce qui s’est passé il y a des milliers d’années13 ».
- 14 Recueil des lois orales rédigé en Palestine et à Babylone de 200 à 500 ap. J.-C.
9La recherche de la sensation historique justifie donc cette construction a posteriori du patrimoine. Elle opère à deux niveaux : la replantation et la renomination en fonction de l’origine. Deux opérateurs donc, la plante et le mot, appariés selon un aménagement qui les renvoie l’un à l’autre. Le fonctionnement de la réserve repose en effet sur le parcours de quatre chemins balisés, parsemés de pancartes citant la Bible et le Talmud14. Voici la description de ces itinéraires :
Le circuit A ou blanc : Le Jardin de la littérature des sages. Antiques presse à vin, citerne et bain rituel. La forêt de Sharon et le chemin du Cantique des cantiques.
Le circuit B ou bleu : Grain, vin et huile : aires à battre, presses à olive et à vin. La Menora, son dessin et son symbolisme. Les épices odorantes et l’encens. La mosaïque du Temps : un calendrier interactif. Le chemin du Cantique des cantiques.
Le circuit C ou vert : La « terre de lait et de miel », les produits de choix, les « sept espèces ». La roue à eau reconstituée. Les quatre espèces de Sukkot.
Le circuit D ou jaune : Les palmiers dattiers de la vallée de Jéricho. La tour de guet du vignoble d’Isaïe, la Forêt de lait et de miel.
- 15 Cérémonie de la majorité religieuse (bar-mitzva pour les jeunes hommes, bat-mitzva pour les jeunes (...)
10Si, tout au long de ces chemins, les plantes sont répertoriées à l’aide d’un numéro qui renvoie à une liste scientifique qui les identifie, ce n’est pas tant leur identité scientifique qui est porteuse de signification que leur position dans l’espace et leur situation par rapport au texte biblique. Tout est fait pour ne pas isoler la plante dans l’espace neutre de la science, mais au contraire pour l’intégrer dans l’espace naturel et textuel signifiant du paysage et du texte canonique. Pour ces raisons, il est difficile d’assimiler la réserve aux autres jardins bibliques qui ont fleuri au xxe siècle, et qui se trouvent en majorité aux États-Unis et en Grande-Bretagne. À Neot Kedumim, l’ordre qui sous-tend l’organisation du parc n’est pas botanique. Les plantes ne sont pas placées par familles, par ordres ou par espèces, elles sont là pour manifester du texte. Comme on le constate, les thématiques des circuits constituent des reprises d’expressions littéraires de la Bible. Ces chemins sont découpés en stations, des lieux où on évoque les pratiques liées aux modes ancestraux d’occupation de la terre, tels que le battage du blé, le pressage des olives et du raisin, la conduite des chèvres, etc. Ces activités sont proposées aux visiteurs, qui peuvent également, s’ils le souhaitent, utiliser certains circuits pour célébrer des événements familiaux comme un mariage ou une bar / bat-mitzva15. Ces parcours, toujours illustratifs de citations ou de situations bibliques, sont tout autant une traversée des paysages qu’un voyage à travers le texte de l’histoire du peuple juif emmené par Abraham au pays de Canaan, et dont le statut a évolué ensuite : du berger à l’agriculteur, du nomade au sédentaire.
11Donc, dans ce rapport entre l’environnement et le texte, l’objet naturel est là pour faire signe, pour être lu comme une valeur. Dans cette entreprise de patrimonialisation inversée (on crée les conditions qui seront ensuite historicisées), la naturalisation s’opère par le texte, c’est lui qui « dicte » le paysage. Afin de comprendre le rapport de la conscience juive à l’environnement et au territoire, il faut sortir du consensus esthétique qui pour la pensée occidentale est inséparable de la notion de paysage. On est en présence d’une culture pour laquelle le texte a toujours été, bien plus que pour nous, un lieu de vie et d’expérimentation du réel, et pour laquelle le paysage est, bien moins que pour nous, un lieu esthétisant soumis aux sensibilités visuelles qui caractérisent nos sociétés occidentales.
Ici, le texte est un véritable opérateur, un véritable acteur de la relation au monde physique. On pourrait même avancer que pour un peuple qui n’a eu, pendant deux mille ans, accès à la terre qu’à travers le récit biblique, la condition de nature est le texte.
- 16 « La tradition est vécue à deux niveaux distincts : celui du geste du rite, c’est-à-dire de la prat (...)
12L’anthropologie générale, cependant, s’est toujours méfiée du texte.L’écriture est, depuis Claude Lévi-Strauss, et particulièrement l’écriture du mythe, réputée ininterprétable par la tradition anthropologique. La centralité du texte dans la culture juive n’est reconnue que par les anthropologues du judaïsme, qui accordent une validité à un « terrain » d’écriture. Ils relèvent que la culture juive organise ses pratiques sur deux niveaux : celui de l’activité rituelle et celui de la connaissance et de l’étude des textes16. L’ignorer pour se rendre à des raisons théoriques générales n’aurait pas de sens. De plus, la tradition juive se distingue par sa façon même de traiter ses textes. Contrairement aux autres littératures orales censées reproduire et non inventer, on rencontre ici une tradition de commentaire, de réinterprétation permanente du texte de la Bible par le Talmud. De ce point de vue, le commentaire, érigé en véritable institution, est une mine de modèles culturels et d’opérations symboliques qui ne demandent qu’à être analysées. La conjonction, à Neot Kedumim, du texte et des pratiques est une occasion inespérée pour l’ethnologue de confronter préceptes et usages.
- 17 Des bâtiments officiels laïcs comme le musée de l’Holocauste (Yad Vashem), le musée de la Diaspora (...)
13La perméabilité des frontières entre le religieux et le laïc donne aussi la possibilité de penser le texte religieux dans son utilisation contemporaine, surtout lorsqu’il est déployé sur l’espace public, ce qui est très souvent le cas en Israël, par exemple dans les musées ou à la Knesset17. La sacralité de l’écriture canonique, son affinité avec le législatif la font donc utiliser pour ses vertus d’autorité sociale dans des domaines bien éloignés du religieux mais porteurs d’une sacralité comme la mémoire (musée) ou l’exercice du droit (chambre législative). À Neot Kedumim, l’introduction de la parole divine dans le paysage prend de surcroît des formes particulières, car la citation, par son effet interactif qui semble apostropher le visiteur, introduit parallèlement sacralité et familiarité, et réactualise le message divin en le remettant en jeu dans la relation. Un bon nombre de citations sont en effet soit l’exposé de controverses discutées par les rabbins du Talmud, soit des apostrophes prophétiques ou divines. Sont donc à l’œuvre des représentations d’un Dieu parlant à travers la nature, répondant à travers elle aux actions des hommes et donnant sens au hasard et aux forces contraires des éléments naturels. Sur le plan du langage comme sur le plan naturel, la contradiction est exposée sans être résolue, elle est même en quelque sorte ritualisée. Ce sont les vents contraires qui soufflent au moment des récoltes de céréales qui justifient le rite de la table du shabbat, ce sont les discussions interminables entre rabbins qui remettent en mouvement le texte canonique. Ainsi, la spécificité du rapport laïc / religieux dans la société israélienne, l’intimité quotidienne du juif israélien et diasporique avec le texte religieux, sa capacité à jouer un rôle de redynamisation du sentiment communautaire, la relance permanente du sens pour l’adapter aux nécessités sociales et historiques actuelles, empêchent de classer la réalisation de Neot Kedumim parmi les institutions « religieuses », de la voir comme un dernier relent que le nouvel État laïc en train de se construire ne va pas tarder à évacuer. Dans ce cas, la religion révèle peut-être simplement une norme, une référence mémorielle et identitaire qui est tout aussi bien un autre de ces agencements particuliers d’une modernité à la recherche d’elle-même.
- 18 Régine Azria (1991 : 62) pose l’hypothèse d’une « survalorisation de la pratique collective » dans (...)
- 19 54 000 représentés par les écoles israéliennes, 28 500 par les touristes, les autres entrées proven (...)
14Le collectif est, on le sait, producteur de produits symboliques. La visite de la réserve s’effectue en groupes18 (visites, plantations d’arbres, repas bibliques, etc.), les groupes étant toujours liés soit par l’âge et l’origine (retraités, jeunes élèves, familles), soit par une communauté de croyances (chrétiens ou juifs américains de telle ou telle ville) ou d’intérêts (groupe de cadres, groupe de soldats, etc.). Ce sont donc des communautés d’âge, d’origine, de religion ou de métier qui reçoivent le message d’identification au pays. Le point commun de la majorité des groupes est de se sentir dans un rapport de filiation avec cette entité qui, dans la réserve, est communément décrite comme le « peuple juif ». Tous ces groupes fréquentent en général Neot Kedumim dans le cadre de voyages organisés, de voyages scolaires israéliens ou de voyages touristiques, de réunions associatives ou familiales. Les groupes de touristes viennent du monde entier. Les visites individuelles sont plus rares. Aujourd’hui, le lieu reçoit selon les statistiques officielles près de 269 000 visiteurs par an19.
- 20 « The answers to many biblical questions await at Neot Kedumim » (« Neot Kedumim. The Biblical Land (...)
- 21 « The Biblical Landscape Reserve offers visitors the chance to understand and personally experience (...)
15Cette bipolarité israélienne/touristique, qui forme le gros des visiteurs, révèle un axe national/diasporique qui semble être un autre indicateur de la valeur fortement identificatrice du lieu. Neot Kedumim est une destination inscrite comme étape de nombreux tour operators israéliens et américains : ils insistent sur le fait que la visite de la réserve donne plus de sens aux pratiques juives effectuées en diaspora, et qu’à cet endroit-là le visiteur recevra de nombreuses réponses à ses questions20. Derrière cette idée, se trouve la croyance qu’il existe une puissance conjointe des mots et des paysages originels, et que cette puissance se communique par la réactualisation des activités de labourage, de semis et de récolte. En faisant ce que les anciens fermiers faisaient, en remettant en circulation, par la lecture des citations, les métaphores antiques, cette puissance se délivre au visiteur21.
16Le texte et le paysage sont non seulement pourvoyeurs d’un présent qui se réactualise sans cesse, faisant de l’histoire une expérience renouvelable, mais leur autorité est rappelée grâce à la notion d’héritage. Comme tout legs désigne nominativement ses héritiers, et assortit le don de conditions, les mécanismes anthropologiques du contre-don sont probablement à l’œuvre dans l’idée de « retour », de « rédemption », et autres termes semblables désignant l’acquittement de la dette idéologique. Dans la réserve, l’apostrophe de la parole divine du Deutéronome (xi, 11) s’adresse au groupe même qui se reconnaît comme héritier : « La terre où vous passez pour hériter est une terre de montagnes et de ravins » (Bible 1985). Lui aussi doit répondre, par ses vertus morales, de cette élection. Le judaïsme reçoit la terre comme un legs du père (Dieu) au fils, et ce legs comporte des obligations : la fructification du bien et sa transmission à ses enfants. C’est ce qu’avance Michaël Bar-Zvi :
- 22 Entretien avec l’auteur, le 3 septembre 2002.
Il y a une différence entre la nation traditionnelle qui voit la paternité symbolisée par l’État et le pouvoir et la maternité par la terre, et la nation juive pour qui c’est la filialité qui compte : se voir comme le fils de, jamais comme les propriétaires. L’idée de droit, ce n’est pas l’idée de propriété, c’est l’idée d’appartenance. Être le fils de son père, c’est très dur22.
- 23 Electronic Newsletter [bulletin de l’afnk], vol. 1, n° 4, « Pesach 2007 », http://www.neot-kedumim. (...)
17On est loin de la relation à Gaïa, la terre mère, de certains défenseurs de l’environnement, qui prônent le non-interventionnisme sur le milieu naturel. Au contraire, dans la tradition juive, la relation à la terre est légalisée et contraignante.
À Neot Kedumim, nombre de citations rappellent que la responsabilité de l’individu et de ses héritiers est engagée, tout comme l’a été celle de ses ancêtres. Cette responsabilité va être traitée encore une fois à deux niveaux, celui du paysage et celui du texte. L’importance de la généalogie est signalée par la forte présence des lignées de patriarches, de rois et de prophètes dans la réserve, soit qu’on ait donné leur nom aux installations ou aux aménagements paysagers (l’« étang de Salomon », la « tente d’Abraham », le « parking d’Isaïe »…), soit que des citations y fassent référence. Parallèlement, la patrimonialisation oriente le discours en faveur de la sauvegarde des espèces lorsque sont en jeu d’autres lignées, fussent-elles botaniques. Car à Neot Kedumim sont aussi cultivés des lis en voie de disparition, ou bien un blé sauvage ancien appelé « mère des blés cultivés » par les Jardins botaniques de Jérusalem23. La filiation naturelle vient en écho à la filiation humaine. Dans les deux cas, il s’agit non seulement de sauver une espèce mais aussi de sauver une lignée et de faire appel au « patrimoine comme créateur de sens et comme foyer symbolique » (Barel 1984 : 119).
18Si la Bible produit de l’histoire par la généalogie, le Talmud produit du social par la comparaison, par la mise en relation : « Parce que Saül était un rejet de sycomore, il ne pouvait résister à la famine, donc Dieu passa la famine à David qui était un rejet d’olivier et qui put y résister » (Ruth Rabba 1 ; Genèse Rabba 25).Souvent, les questions discutées ne sont pas résolues. Elles permettent de mettre en scène la comparaison entre espèces botaniques, de faire intervenir la distinction : dans la citation précédente, l’olivier, espèce cultivée, est préféré au sycomore, figuier sauvage. Ailleurs, la souplesse est incarnée par le roseau, la justesse par le palmier, la rigidité et la fierté sont personnifiées par le cèdre, l’humilité et la pureté par l’hysope. Les plantes peuvent être appariées en raison de leurs contrastes. Le couple du cèdre et de l’hysope permet même d’évoquer les modes d’exclusion et de réinsertion dans la communauté : « Tu étais fier comme le cèdre et le Saint-Béni-Soit-Il t’a rabaissé comme cette hysope qui est foulée par tous » (Midrash Hagadol Metzora 14, 4). Mais surtout, les citations du Talmud ont une fonction de redynamisation du langage, car leur forme est celle d’une présentation de plusieurs opinions plutôt que celle d’une parole hiérarchique, comme c’est le cas dans la Bible : « Une sukka qui est plus haute que vingt cubits [environ dix mètres] est invalide. Rebbi Yehuda la valide » (Mishna Sukka 1, 1). Neot Kedumim, dans sa tentative de mettre en correspondance paysage et texte, exploite différemment les deux corpus textuels dont elle dispose. L’un, qui compose la Bible et qui traite de l’histoire et du territoire, a plus d’affinités avec l’illustration du paysage ou avec le territoire, l’autre, qui compose le Talmud et qui traite de l’application concrète de la loi, a plus d’affinités avec l’espèce botanique ou avec l’objet concret.
- 24 « Ma colombe, dans les creux du rocher, dans le secret de la falaise, fais-moi voir ton visage, fai (...)
19Après avoir établi un certain nombre des antécédents culturels, historiques et religieux nécessaires à une analyse du lieu, il faut à présent faire appel aux dysfonctionnements, aux difficultés théoriques et pratiques pour comprendre comment cet édifice de sens qu’est la Réserve du paysage biblique réagit aux irruptions du réel. Ce lieu paradigmatique, qui se veut un modèle d’adéquation entre passé et présent, est loin d’être fermé sur lui-même, isolé dans son contexte. Même si cet espace possède un certain degré d’autonomie, même si l’expérience qui y est proposée est celle d’un retour à l’antique, d’un temps en apparence arrêté, d’un réel en partie évacué, il est soumis aux aléas des réalités politique et naturelle. Sa matérialité, son évolution, ses accidents, dès lors qu’ils échappent au projet initial, sont intensément regrettés et recyclés à l’aide d’explications longues et développées.
La colombe, par exemple, animal indispensable pour évoquer un passage du Cantique24,ne peut être maintenue dans les colombiers antiques prévus à cet effet :
- 25 Electronic Newsletter, vol. 1, n° 3, « Pesach 2006, Nisan 5766 », http://www.neot-kedumim.org.il/pu (...)
Construit en boue et en paille comme ceux de l’ancien temps, le colombier de Neot Kedumim a été approvisionné en colombes venues d’un village voisin. Malheureusement, les réalités cruelles de la nature ont commencé à prendre leur tribut : des martres ont grimpé sur le toit de la cabane et de là, ont facilement sauté dans le colombier pour un snack goûteux. Les serpents ont enlevé subrepticement les œufs. Les faucons sont descendus en piqué du ciel pour une proie facile. Les colombes ont compris qu’elles étaient en réalité des cibles faciles et sont parties pour un logement moins luxueux mais plus sûr25.
- 26 En l’occurrence, à propos d’une colline toscane encombrée d’un dépotoir à ciel ouvert (Lenclud 2001 (...)
- 27 On lit sur le plan du circuit D : « La région qui borde Neot Kedumim est un terrain d’entraînement (...)
20Animal symbole de l’histoire biblique, domestiquée depuis quatre mille ans en Israël, puisqu’elle servait aux sacrifices, la douce colombe est attaquée par une nature cruelle qui n’est plus manifestation divine mais débridement du sauvage. Sur ce point, le projet initial échoue. Cet accident peut être assimilé à ce que Gérard Lenclud (2001) appelle une « crise de la perception », c’est-à-dire un événement qui vient provoquer « le décalage constaté (éprouvé) par un sujet entre le produit de sa perception […] et l’idéal qu’il a en tête26 ». Une autre « crise » de cette sorte est provoquée par le bruit des tirs fréquents de la base militaire qui borde la réserve. Ceux-ci sont alors rapprochés d’une citation de rabbi Eliezer27 : « Le livre et l’épée tombent ensemble du ciel » (Sifri Ekev 40).Que rabbi Eliezer soit convoqué, avec deux mille ans de décalage, pour expliquer les tirs de l’armée israélienne montre comment l’« accident » est traité par le texte, réinvesti de littérature comme il a été « investi a posteriori d’histoire » (Mancebo 2002).
- 28 Neot Kedumim Shorashim, « Year end 2007, Nisan 5768 », http://www.n-k.org.il/public/english/what/ne (...)
- 29 Obadia de Bertinoro, Lettre de Jérusalem, cité par Attias & Benbassa (2001 : 159).
21À l’inverse, lorsqu’ils recèlent un sens qui peut être rapproché du texte traditionnel, certains accidents peuvent se révéler « heureux ». Ainsi, la croissance d’un cédrat de taille exceptionnelle à Neot Kedumim a permis de mettre en scène une citation du iie siècle relatant un événement similaire. On lit sur le parcours de la réserve : « Il y a une histoire sur rabbi Akiva, qui est arrivé à la synagogue avec un etrog [cédrat] sur ses épaules (parce qu’il était tellement gros) » (T. Sukka 36b). Et on trouve sur le site une photo du directeur de Neot Kedumim, portant sur son épaule un etrog géant, produit exceptionnel de l’année 200728. Neot Kedumim est donc le lieu d’une histoire dont les événements miraculeux continuent de se produire. La suspension temporelle y donne à voir simultanément des éléments appartenant à des temps historiques différents, renforçant l’idée de continuité spatiale par une continuité temporelle, une réassurance semblable à celle que venait chercher le pèlerin à partir du xvie siècle : « Ce qu’on demandait aux lieux, c’était surtout qu’ils fussent en harmonie, à peu près, avec des paroles, des figures, des événements qui auraient pu être imaginés aussi bien que constatés, qui s’entouraient d’une frange irréelle » (Halbwachs 1971 : 175). Il est instructif également de comparer les témoignages contemporains des visiteurs de Neot Kedumim avec l’émerveillement de Obadia de Bertinoro à la fin du xve siècle, « stupéfait de retrouver le passé juif présent et incarné dans la terre, s’émerveillant de voir que les lieux ont gardé leurs noms bibliques et que les grappes de raisin de certaines vallées sont toujours exceptionnellement grosses29 ». L’idée que rien n’a changé, même dans une production agricole exceptionnelle, régie cependant par les aléas climatiques, est une façon de dire que ce qui continue n’est pas seulement l’histoire, mais aussi la fiction.
- 30 « Quand les juifs sont revenus en Israël, ils sont revenus pour l’explorer par les pieds » (Norbert (...)
- 31 En France, les Randonneurs juifs de l’Île-de-France (rjif) ont un site internet très actif.
- 32 « La marche pour l’eau, Israël comme vous ne l’avez jamais vu », Adama [revue du kkl], n° 15, mai 2 (...)
22La difficulté du contexte politique, qui a un effet contraignant sur les réalisations et les activités sociales des Israéliens et sur les déplacements des touristes, peut aussi être pensée comme un obstacle à l’enquête ethnologique. Ce n’est pas forcément le cas. Lorsque sur place des choix sont à faire, dans l’urgence ou dans la restriction des moyens, ils sont orientés vers les besoins essentiels, aussi bien symboliques que pratiques. À Neot Kedumim, l’organisation de visites guidées dans un contexte d’instabilité politique et de menace d’attentats donnait lieu certains jours à la plus grande improvisation et à la plus grande confusion. Les visites devaient être écourtées, et passaient alors seulement par les stations considérées comme essentielles, à savoir l’aire de battage du blé ou les aires de plantation commémorative. En 2005, la deuxième intifada a directement influé sur le fonctionnement de la réserve, mettant même sa survie en danger. Le public israélien y retourne à présent et apprécie les parcours sur des chemins balisés : l’excursion est par ailleurs un mode de relation au territoire très popularisé en Israël. Comme le souligne un journaliste, « des jardins israéliens, c’est certainement le plus israélien » (Hirschfeld 2008). En effet, déjà marquée par une grande tradition de pèlerinage depuis le ive siècle (Halbwachs 1971 : 14), la terre d’Israël a développé avec l’État moderne le culte de la randonnée comme mode d’appréciation et de réappropriation de la terre30. Il est d’usage chez les jeunes Israéliens, après leur service militaire, de partir un an dans un pays étranger. Le cheminement reste donc une valeur profondément associée à l’identité juive31. Le kkl organise depuis 1998 la « Marche pour l’eau », qui chaque année propose pendant plusieurs jours à des « randonneurs militants » de « s’imprégner de l’atmosphère unique de lieux chargés d’histoire et de spiritualité, où l’on prend conscience de ce que signifie le sionisme, l’espoir de tout un peuple32 ». La figure du nomade est celle qui, ontologiquement, est à la base des représentations de la culture juive. À Neot Kedumim, le nomade c’est le berger, opposé à l’agriculteur par son mode de vie et par les espaces qu’il occupe : le désert et la forêt. C’est par eux que nous entrons de plain-pied dans la réserve.
23Construite autour du thème central de la sédentarisation d’un peuple de nomades, la réserve articule trois espaces témoins de cette évolution du sauvage vers le cultivé : la forêt et le pâturage d’un côté, le champ cultivé de l’autre.
- 33 Plan du circuit C : « On the way to station 1 ».
24Le terme « ya’ar », traduit le plus souvent par « forêt », se réfère dans la Bible tantôt à la forêt du Liban, tantôt à la végétation épaisse qui couvrait la plupart des collines d’Israël avant que les humains n’interviennent dans le paysage botanique33.Il s’agit bien plus d’une végétation de type boisement méditerranéen, à mi-chemin entre la broussaille et le taillis, que d’une haute futaie. La forêt est, dans l’écrit biblique, l’espace qui a succédé au désert après la traversée du Sinaï et bénéficie, dans la reconstitution mentale de cette scène d’arrivée en Terre promise, d’un imaginaire positif du sauvage :
- 34 Voir également le plan du circuit C.
Ces hommes, qui avaient fait pâturer leurs troupeaux dans le désert du Sinaï, ont dû être grandement impressionnés par la végétation luxuriante qui constituait l’épais sous-bois de la forêt sauvage qu’ils ont rencontrée. Les pentes montagneuses d’Israël promettaient une zone de pâturage illimité pour leurs moutons et leurs chèvres, avec une profusion sans fin de fleurs multicolores, bourdonnant d’abeilles industrieuses 34.(Hareuveni & Frenkley 1996 : 19.)
- 35 Ya’ar signifie également « séjour des abeilles », « miel », « rayon de miel ».
- 36 « Sauvage » vient de « sylva » (forêt).
25On relèvera le caractère communautaire de la forêt, assimilée à l’espace du troupeau et, par son nom ya’ar35, à l’espace de fréquentation des abeilles, au lieu où l’on trouve le rayon de miel. Or, l’abeille est l’animal social et communautaire par excellence. Cette « forêt » est donc tout autant « pâturage », c’est en tout cas un état transitoire du paysage, dont la transformation est appelée par le commandement du déboisement : « Car la montagne sera à toi puisque c’est une forêt, et que tu la déboiseras ; à toi seront ses aboutissants » (Josué xvii, 18). En ce sens, elle est l’espace du sauvage36, à opposer à l’espace cultivé du champ de céréales. Cette forêt sauvage, représentée à Neot Kedumim par le début du circuit C, est textualisée par la citation : « Nous sommes entrés au pays où tu nous avais envoyés, c’est vraiment un pays ruisselant de lait et de miel » (Nombres xiii, 27).
Nous retiendrons encore une fois ce double traitement textuel/naturel, cette pratique systématique de poétisation des espaces.
- 37 Juifs d’Europe du Nord.
26D’un autre côté, par un procédé déjà décrit ici, les lieux de la forêt ancienne sont investis comme lieux de réhabilitation, comme lieux de projets écologiques, comme lieux de « rédemption de la terre ». Si les écrits bibliques commandent à l’homme la déforestation pour rendre cultivable la terre reçue en héritage, le mouvement sioniste, lui, plante des arbres pour « reconnecter » l’homme juif avec la terre dont il a été séparé. À Neot Kedumim, la plantation d’arbres commémoratifs est une activité très pratiquée. La privation du contact avec la terre a provoqué une rupture aussi bien idéologique que pratique, et le retour sur la terre d’Israël a été vécu à travers deux projets apparemment contradictoires du point de vue des conceptions attachées au monde naturel : d’un côté, travailler et développer la terre par l’agriculture, c’est-à-dire domestiquer, de l’autre, remettre en nature par la plantation d’arbres en forêt, c’est-à-dire ensauvager. Cependant, cette dernière renaturalisation n’est pas l’équivalent de la réintroduction du sauvage. En tant qu’acte commémoratif, la plantation en souvenir d’êtres disparus est une nomination de l’espace, une « écriture géographique ». Il s’agit, avant de planter des arbres, de planter des noms, de planter un récit et de l’histoire, il s’agit donc de mettre en culture la nature, non de l’ensauvager. C’est encore la pratique traditionnelle du texte, court-circuitant l’épaisseur historique pour produire de la connexité temporelle, qui va permettre de conjuguer les représentations. Lors de l’activité de plantation effectuée dans la réserve par un groupe d’étudiants de Baltimore en mai 2007, le guide leur signale qu’ils vont « planter la forêt sauvage originelle » : sont confondus en une seule scène primitive, espace naturel (la forêt sauvage des origines) et espace construit (la forêt commémorative et réparatrice). Au début des opérations de reboisement du xxe siècle, la forêt commémorative ou la forêt du tikkun, la haute forêt plantée, était très différente de la forêt sauvage originelle, l’espace de la forêt méditerranéenne semi-aride à dominance de chênes (Quercus calliprinos), avec en moindre quantité le pin d’Alep (Pinus halepensis). Les représentations des premiers sionistes, souvent ashkénazes37, étaient liées à la forêt de haute futaie, la forêt de pins telle qu’on la trouve en Europe de l’Est. Les premiers immigrants juifs ont donc planté des pins avant de s’apercevoir qu’ils n’étaient pas, du fait de leur sensibilité aux incendies, parfaitement adaptés à l’environnement très sec du pays. Aujourd’hui, ces arbres ne constituent plus que la moitié des plantations effectuées.
27S’il est un espace qui emblématise la réalisation agricole, c’est le champ cultivé. À Neot Kedumim, ilest signalé par la station del’aire de battage (goren). Produit agricole de première importance, le blé (hitta) sert à la fabrication du pain, dont le mot hébreu « lehem »est également le terme générique pour « nourriture ». L’aire à battre représente la station par excellence, celle où l’on s’arrête non seulement parce qu’il y a un certain nombre de pancartes à lire, mais parce qu’elle est vaste, pourvue d’abris pour s’asseoir et qu’elle est souvent le lieu d’animations pour les groupes. Les activités proposées dans ces espaces sont liées à la production de pain : récolter, battre, moudre, cuire. Même si la cueillette est possible au moment de la récolte, les animations les plus valorisées et pratiquées sont les activités techniques de transformation des produits. L’aire à battre est le symbole du culturel.
- 38 « «Aime le travail !» Le Sage ne dit précisément pas : «Travaille», car c’est ton devoir. Non il di (...)
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- 40 Cette utilisation en tant qu’armes des outils agricoles est due historiquement au fait que les Phil (...)
28La principale thématique déployée sur l’aire à battre est celle du travail et de l’effort. La céréale est en effet le vecteur de la condamnation divine de la Genèse (iii, 19) : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain. »
Cette incitation au travail de la terre était également présente dans les aires du sauvage, qu’il fallait déboiser. Le message délivré par la station de l’aire à battre est ainsi la promotion du travail, qui est par ailleurs une valeur très forte de la culture juive38, et la mise en scène de cette valeur s’opère par l’outil. Nécessaire également au déboisement, l’outil n’est pourtant pas représenté dans l’espace de la forêt. Il semble qu’à cause de sa puissance, il doive être désactivé dans l’espace du sauvage, alors qu’il peut apparaître dans l’espace du cultivé, où il reste cependant mis à distance dans une présentation assez construite, en complément de vestiges archéologiques trouvés sur place, ou en partie reconstitués. L’aire en devient autant naturelle que muséale. Les outils anciens sont soit déposés sur la terre battue, soit accrochés aux murs dans les stations abritées. Les stations utilisent donc un double registre de nature et de culture, certaines aires déployant de préférence l’argument paysager, d’autres l’argument muséographique. Cette mise à distance de l’outil est complétée par des citations exposant ses potentialités de défense et sa puissance : « Le côté du champ ne doit pas être moissonné avec la faucille ou déraciné à la cognée sinon les récolteurs s’attaqueront les uns aux autres » (Mishna, Pea 4, 4). D’autres citations exposées au même endroit évoquent la capacité agressive de l’outil, susceptible de se transformer en arme39 : « Aussi tous les Israélites descendaient-ils chez les Philistins pour aiguiser chacun son soc, sa lame, sa hache » (I Samuel xiii, 20)40. La permutabilité de l’agriculteur en guerrier s’exerce dans un double jeu de parallélisme entre traitement de la nature et traitement de l’homme. L’ennemi devient semblable au grain entier : « Tu les vanneras, le vent les emportera, le tourbillon les dispersera » (Isaïe xli, 16), et ce modèle du grain confirme la représentation d’un modèle social épris de « raffinement » de la personne. Comme pour la forêt, état transitoire du paysage, on retrouve une rhétorique de la permutabilité, une instabilité des statuts, leur possible alternance. À l’instar des espaces de la forêt et du pâturage, l’espace de la céréale est le lieu de la réversibilité.
29Ces trois espaces, de la forêt, du pâturage et de l’aire à battre sont donc bien davantage des états de traitement de la nature que des paysages. Le point commun de ces typologies paysagères est qu’elles sont vécues comme étant menacées : elles sont des lieux de drame, comme soumises à la réversibilité des valeurs. Étant donné que nous sommes à l’intersection d’une double présentation nature/texte, il est tentant de chercher dans le langage des manifestations de cette réversibilité. Même si la place manque pour les exposer ici, il est évident qu’elles y abondent, sous forme de pratiques textuelles, aussi bien dans la Bible que dans le Talmud, qui privilégient la symétrie, l’analogie, le renvoi en miroir, la métaphore, la controverse, toutes formes de dérivations qui rendent les positions mobiles plutôt que de les assigner définitivement à des places précises. Ainsi, traitement de la nature et traitement de la langue s’établissent non dans un rapport qui les valide l’un l’autre de façon permanente, mais dans un enjeu de prise et de déprise qui permettent le retraitement infini, vertigineux, de la terre et du texte.