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Analyses de sang

La nature juridique du sang

Jean-Pierre Baud
p. 90-105

Résumés

Contre la « vengeance du sang », une justice pénale tenant compte de l’intention s’installa un jour dans les sociétés humaines. Dans l’une de celles-ci, Rome, puis chez ses descendantes, l’être humain a été remplacé par un être immatériel, la personne. Le corps et le sang disparurent ainsi de la perspective des juristes. Mais lorsque le christianisme s’intégra au monde romain, il fit émerger un nouveau système normatif où le corps et le sang furent institués telles des valeurs essentielles. Le sang fut chargé d’une valeur mystique suprême par référence à la Passion du Christ. Le martyr, puis le croisé et enfin tout combattant pour une « juste cause » furent intégrés dans la mystique du sacrifice. Les donneurs de sang y prirent place naturellement, alors que le sang de la transfusion conservait une sacralité à laquelle les juristes furent si sensibles qu’ils préférèrent ne pas voir le sang et ne pas le nommer juridiquement, cécité et aphasie qui conduisirent nécessairement au drame.

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Texte intégral

  • 1 Ce texte est la refonte d’un article paru au titre de la publication des actes d’un colloque « Sang (...)

1Les premières lignes de la version parue en 1993 du présent article1 ont été ici reléguées en épigraphe afin d’illustrer l’ambiance d’une époque où s’imposaient la véhémence et, parfois, une vague provocation. Aujourd’hui, les questions sur la nature juridique du sang et sur l’acte du donneur ne sont pas devenues obsolètes, mais la tendance discursive est à une plus grande modération. Il n’empêche qu’il faut continuer à taper sur le clou pour que, au-delà du problème du sang, les juristes prennent conscience de la moderne révélation juridique du corps et donnent à celle-ci une architecture doctrinale inexpugnable.

2À l’heure de mettre ce volume de Terrain sous presse, nous avons appris avec stupeur et beaucoup d’émotion la disparition de Jean-Pierre Baud. Il avait sur le champ accepté d’y contribuer, en remaniant profondément à notre intention, et dans l’esprit de ce numéro, un texte paru dans deux revues spécialisées.
C’est la lecture de l’ouvrage de Jean-Pierre Baud,
L’Affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, paru aux Éditions du Seuil en 1993, qui nous a suggéré l’idée de faire appel à lui. Dans ce livre, alliant l’extrême précision conceptuelle du juriste et l’érudition de l’historien, la profondeur de la réflexion et le bonheur de plume, Jean-Pierre Baud montrait, à partir d’une fiction et sous un titre à la Conan Doyle, comment et pourquoi notre conception désincarnée de l’homme, héritée du droit romain, se voyait ébranlée par l’avènement des biotechnologies. Cet ouvrage doit être lu par quiconque entreprend de s’interroger sur notre conception de la personne. Comment peut-il se faire, demande Jean‑Pierre Baud, qu’à nos yeux tout homme soit une personne et que, dans le même temps, tout corps humain soit juridiquement considéré comme une chose ? D’où vient, dans ces conditions, que cette chose soit ici (mais pas ailleurs) interdite de commerce ? Chose mais non marchandise.
Les biotechnologies imposent au civiliste de ne plus « cacher ce corps que l’on ne saurait voir » et de répondre à deux questions au moins : quel est le statut juridique d’un élément corporel séparé du corps ? Le sort juridique à faire à cet élément doit-il être le même que celui du corps vivant dans son entier ? On comprend aisément que nous ayons sollicité Jean-Pierre Baud de participer à ce volume consacré au sang.
Sa contribution renvoie au travail intellectuel de ce juriste, riche d’enseignements anthropologiques. Et la nature de son travail répond parfaitement à la définition qu’en donnent les fondateurs de la collection où a paru
L’Affaire de la main volée : « Travail : ce qui est susceptible d’introduire une différence dans le champ du savoir. »
Le sang est-il une chose ? C’est parce qu’elle est irritante que la question mérite d’être posée. Pour ajouter encore de l’inconfort, posons une autre question : que fait un « donneur » de sang ? Transmet-il la propriété de quelque chose ou accomplit-il un acte de sauvetage ?

3La France fut le premier pays à se doter, le 21 juillet 1952, d’une loi sur la transfusion sanguine. Elle avait ainsi trouvé un certain nombre de solutions qu’elle crut longtemps exemplaires. Elle n’avait pas pour autant défini la nature juridique du sang. En soulignant que le sang de la transfusion n’est pas une marchandise, le droit ne précisait pas si la transfusion sanguine est un acte de sauvetage comparable à la respiration artificielle et au massage cardiaque, ou s’il s’agit de la cession d’un bien dont on est propriétaire. Pourtant, depuis qu’on ne pratique plus la transfusion de bras à bras, le sang est bel et bien entré, sans qu’on l’avoue, dans la catégorie des choses. Pourquoi une telle censure ? Peut-être parce qu’il était aussi difficile pour le juriste de voir que de nommer le sang.

4Aujourd’hui comme hier, la question ne peut être abordée sans restituer sa profondeur historique. Ni sans révéler ses implications anthropologiques, ce qui pose un problème non négligeable, puisque celui qui est ici invité à parler du droit dans un cénacle d’anthropologues est contraint de reconnaître que si la question juridique doit bénéficier d’une rigoureuse approche par l’histoire juridique, elle ne peut se percevoir sans lui ajouter l’optique de l’anthropologie. Pour se tirer d’affaire, le juriste doit préciser qu’une partie importante de cette affaire relève de l’anthropologie des mâles dominants dans les milieux juridiques français de la deuxième moitié du xxe siècle. Mais il doit aussi rappeler qu’il y a beaucoup à apprendre de cette Antiquité où, luttant contre la divine vengeance du sang, les hommes eurent l’habileté d’attribuer à Dieu leur découverte de la justice pénale. Ensuite, il y eut la tentative de faire du droit à l’état pur, cette œuvre romaine qui désincarnait le droit, mais qui dut un jour composer avec un christianisme se prétendant héritier de l’Empire romain : la nouvelle religion imposait des pratiques de communion par la manducation du corps et par l’absorption du sang, et présidait, par le biais des croisades, à l’extraordinaire assimilation du combattant au martyr. Tout ceci formait un lourd héritage au moment où les juristes découvrirent l’existence du sang de  la transfusion et qu’ils durent lui donner un nom.

Pour en finir avec la vengeance du sang

  • 2 Y compris le sang des animaux. D’où les rites d’abattage dans le judaïsme et l’islam.
  • 3 La loi du talion exige de punir une offense par une peine équivalente : « Œil pour œil, dent pour d (...)

5La Bible permet de bien situer le parcours, en fait banal pour l’historien du droit, qui conduit de la vengeance privée à cette justice qu’on dira un jour étatique. L’originalité des textes bibliques tient à la justification d’un châtiment réclamé d’abord par le sang, approuvé par Dieu et justifiant enfin une aveugle vengeance familiale. Il n’est pas inutile de relire le fameux récit du meurtre d’Abel, car on y voit que si Dieu intervient c’est pour répondre à l’appel du sang versé qui « crie vengeance » (Gn. iv, 10). La vengeance privée obtenait ainsi une justification divine. Elle fut d’abord comprise comme étant sans limites, et c’est pourquoi Lamek hurlait qu’il avait « tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure » et que, si on le tuait, il serait vengé soixante-dix-sept fois (Gn. iv, 23-24). Même si, dans l’alliance après le Déluge, Dieu, après avoir revendiqué le sang en l’identifiant  à l’âme2, limite au sang du meurtrier la vengeance du sang de la victime (Gn. ix, 6), la première véritable entrave à la vengeance privée sera la loi du talion (Ex. xxi, 23-25) – celle-ci exigeant une vengeance proportionnée à l’offense3.

6Mais un problème majeur subsistait : la vengeance du sang étant la sanction d’une faute sacrée, elle ne prenait absolument pas en compte l’intention du meurtrier. Dans la conception sacrale, toute effusion de sang constitue une faute. Si l’écoulement de sang a une cause physiologique (par exemple, les règles de la femme), c’est une faute mineure, sanctionnée par des rites de purification, des offrandes et des sacrifices (lv. xv, 19-30). Mais si le sang est versé du fait d’un homicide, il doit être vengé même si l’homicide est involontaire : le plus proche parent de la victime devient son vengeur du sang, et a l’obligation de tuer le meurtrier involontaire. Avec le temps, cette règle absolue, imposée par Dieu de la façon la plus radicale, parut difficilement acceptable au peuple hébreu. Que faire, alors ?

  • 4 Significative de cette incertitude est aussi l’affaire d’Uzza qui, voulant retenir l’Arche d’Allian (...)

7Nous arrivons là à ce qui, à mon sens, est la situation la plus cruciale des textes bibliques. Dieu a déclaré qu’il fallait tuer le meurtrier involontaire. Mais – mettons-nous à sa place – il ne peut pas se dédire et reconnaître qu’il a eu tort. Il crée donc des villes de refuge où les meurtriers involontaires ont droit d’asile et peuvent faire l’objet d’un procès. Les meurtriers innocentés ne doivent pas sortir de la ville car ils sont alors susceptibles d’être tués par le vengeur du sang, qui reste investi de sa mission divine (Nb. xxv, 9-34 ; Dt. xix, 1-13 ; Jos. xx). Les contradictions des textes bibliques témoignent d’une évolution de la conscience humaine qui, lentement, a substitué la faute morale, pouvant parfois être sanctionnée pénalement, à la faute sacrée, pour laquelle seule compte la matérialité de la transgression. C’est pourquoi le passage biblique qui décrit le mieux ce qu’est un homicide involontaire (Nb. xxv, 9-34), et par quelle procédure on doit l’établir, se termine cependant, à propos de la mise à mort du meurtrier involontaire qui s’est échappé de la ville de refuge, par le rappel de la faute sacrée du sang versé et de l’aveugle rigueur de sa sanction4 : « C’est le sang qui profane le pays et il n’y a pour le pays d’autre expiation du sang versé que par le sang de celui qui l’a versé. »

  • 5 Notons cependant qu’on peut relier au mythe du sang qui crie vengeance une idée prise au sérieux en (...)

8Finalement, la royauté fera apparaître ce que nous pensons être la justice pénale. Dans une sombre histoire de séduction et d’inceste, Absalom décide de tuer Amnon : préméditation, guet-apens, tout y est. La mère d’Absalom va demander au roi David de protéger son fils unique contre le vengeur du sang. David juge qu’Absalom doit échapper à celui-ci, et sa peine sera, en quelque sorte, celle des « arrêts de rigueur » : il doit se retirer chez lui (II S. xiii et xiv)… On entre alors dans le monde de la justice des hommes, celle d’hommes pieux qui ont eu la délicatesse de l’attribuer à Dieu5.

La personne n’a pas de sang parce qu’elle n’a pas de corps

9Pour le droit civil, celui des Romains, celui qui est à l’origine de la notion de civilisation, la victoire sur le sang, qu’il a si facilement remportée au point de n’en pas laisser de trace, ouvrait la voie à l’inimaginable : recréer l’être humain. La personne, artéfact juridique, devint l’humain réel agissant sur une scène juridique dont le rideau ne tombait jamais.

10Que devient le sang dans cette nouvelle vision de l’homme ? Disons qu’il se dissimule naturellement et que le droit civil renforce cette dissimulation en recréant l’être humain dans un monde immatériel.

Le sang dissimulé dans la bipolarité corporelle

  • 6 Sur l’identification du sperme au sang (le « sang blanchi »), voir en particulier Jean-Paul Roux (1 (...)

11L’hémorragie s’impose d’emblée comme une spectaculaire réalité. Mais qu’en est-il du sang à l’intérieur du corps ? Force est de constater qu’il ne se distingue pas facilement de l’ensemble corporel. Le sang symbolise la vie corporelle dans son intégralité. À cet égard, il est d’abord difficile à distinguer du sperme, l’un et l’autre apparaissant comme deux aspects d’un même fluide vital6. De plus, verser son sang, c’est perdre la vie, c’est envisager la corruption du corps en totalité. La physiologie moderne a confirmé l’antique intuition de l’identification du sang à la vie corporelle. Le plasma n’est-il pas un grand fleuve biologique, le grand réseau de communication qui réalise les échanges entre toutes les cellules du corps ?

12Cette image et cette fonction magnifient le sang, mais le contraignent aussi à gérer l’ordure. Héritage divin en tant qu’il est essentiel à la vie, le sang est si parfaitement imbriqué dans l’activité biologique que la cloison symbolique qui le séparait du secteur excrémentiel devient fragile. L’albumine, l’urée, l’acide urique, le sodium, le potassium, le calcium, le chlore, etc., participent-ils d’une sacralité lorsqu’ils sont dans le sang et sont-ils des excréments lorsqu’ils se trouvent dans l’urine ? L’analyse physiologique du sang est un art profondément sacrilège.

13Faut-il alors rechercher dans le plasma, ce fleuve qui est aussi un égout, les cellules qui font l’originalité du sang, et qui, de ce fait, resteraient le siège de l’antique sacralité du sang et seraient soumises à un statut juridique spécial ? L’idée selon laquelle les globules rouges, les globules blancs et les plaquettes pourraient faire l’objet de ce statut juridique ne résiste pas à l’analyse. Il ne serait pas possible de différencier juridiquement ces cellules de leur origine, la moelle osseuse. Pourrait-on donner à la moelle un statut juridique différent de l’os ? À la colonne vertébrale un statut différent du reste du squelette ? Le squelette, la dernière chose qui reste d’un homme... Pour l’humain, considérer le corps dans son intégralité conduit à accepter qu’il soit constitué de choses infectes. Tout ce qui est corporel se situe dans une topographie ordonnée par un pôle sacré qu’on se défend de voir (le sang y est en première place) et par un pôle excrémentiel qu’on déteste. Vous vous reconnaissez dans votre cœur ou votre cerveau. Vous reconnaissez-vous encore dans vos intestins ou votre vessie ? Sur ce sujet, on peut se reporter aux travaux de Philippe Oliviéro (1991), consacrés aux liquides corporels acceptés ou non par l’individu comme faisant partie de sa personnalité.

Le masque, ou la civilisation à visage humain

14Dans le monde du droit, qu’il ne faut pas confondre avec le monde des lois en ce qu’il se limite aux héritiers de Rome, l’être humain disparaît, corps et âme, derrière une création du droit romain, la « personne », c’est-à-dire l’être juridique – qui peut éventuellement coïncider avec l’existence d’un être humain, mais pas nécessairement. Le principe infans conceptus peut faire exister la personne alors que les parents ne se connaissent même pas. Et la survie de sa personne pouvait être attribuée à celui qui était « mort en gloire ». De nos jours, le régime juridique de l’absence et de la disparition peut établir l’existence ou la mort de la personne sans référence à la vie ou à la mort de l’être humain : un absent peut être déclaré mort alors qu’il est vivant, ou bien des années après sa mort physique.

15Venue du théâtre (le masque de l’acteur, porteur de voix : per sonare), la persona fut, à mon sens, la plus remarquable création juridique de la civilisation romaine. En remplaçant l’être humain sur une scène juridique – qui n’est pas théâtrale car son rideau est toujours levé –  elle permit aussi de créer des êtres distincts des humains (sociétés, associations), et même sans êtres humains (fondations). Puis la théologie chrétienne lui offrit l’immense promotion de la divinité (un seul Dieu en trois « personnes »). Lorsque fut levée l’hypothèque de l’esclavage (moderne, car à Rome, l’esclave était une personne), l’Occident se convainquit que tout être humain était une personne, au point de faire oublier, par les juristes eux-mêmes, que la personne était une fiction créée par le droit.

16C’est pourquoi, en 1988, le Conseil d’État, assisté par quelques hautes autorités du droit français, produisit un document intitulé Sciences de la vie. De l’йthique au droit (Conseil d’État 1988), où le droit français exprimait son dogme : le corps humain est la personne. Dès lors, comment considérer le sang dans son bocal, le sperme en paillettes, l’organe ou le membre dans une glacière, en attente d’être greffé ou réimplanté ?

  • 7 Par conséquent, les juristes durent s’interroger sur la nature d’une personne qu’on ne pouvait plus (...)

17À la fin des années 1980 et au début des années 1990, quelques juristes français avaient osé transgresser l’orthodoxie de l’assimilation du corps à la personne, notamment du fait des progrès de la chirurgie et des biotechnologies. Ils reprenaient à leur façon les idées de cet Aurel David (1955) qui disparut avant de se voir consacré précurseur et avant que je puisse lui avouer ce que je lui devais. Aujourd’hui, nul ne peut affirmer encore qu’on ne peut distinguer, en droit français, le corps de la personne : depuis 1994, le Code civil comporte un chapitre consacré expressément au corps humain (articles 16 à 16-9) et qui s’inscrit telle une parenthèse dans un ensemble envisageant l’être humain en sa personne7. Parmi les événements qui sont à l’origine de ce bouleversement dans la pensée juridique, le don du sang est en bonne place.

Le don du sang

18L’une des conséquences de l’invention de la personne, à moins que ce soit l’une de ses causes, fut la volonté des juristes romains de mettre les sacralités à l’écart du droit. Mais le sacré ne s’évacue pas aisément, surtout quand il est attaché au fluide vital en son double aspect, le sang et le sperme. La sacralité du sang s’imposa puissamment en Occident lorsque la « civilisation du droit civil » devint la dualité romano-chrétienne. Malgré une volonté affichée d’abandonner les interdits du judaïsme, l’Église catholique conserva jusqu’au Code de droit canonique de 1917 une version atténuée des prescriptions sur les souillures par le sang et le sperme, si importantes dans le Lévitique (Lv. xv). Elle inventa la notion de pollution, dont on sait la gloire future, pour évoquer des lieux saints souillés par le sang ou le sperme.

19Cependant, il faut chercher ailleurs ce qui fait l’importance du sang dans le christianisme. Pour une religion où l’on communie sous les espèces du corps et du sang, l’exclusion de l’un et l’autre par le droit civil des Romains était une chose insupportable. Le problème est résolu au Moyen Âge par l’installation d’un nouveau droit, le droit canonique, et par la mise sous tutelle théologique de l’ensemble du monde intellectuel. C’est dans ce contexte que s’élabore une mystique du don – qui sera solidement établie au moment où la science permettra de réaliser matériellement la transfusion sanguine –, pour laquelle le Christ est figuré en précurseur tandis que la chrétienté promeut la noblesse du sacrifice.

Le Christ fut-il le premier donneur de sang ?

20Le fidèle aimerait tant qu’il en soit ainsi, d’autant que sa foi a été renforcée tout au long du Moyen Âge par le cycle légendaire du Graal, ce récipient qui aurait, au moment de la crucifixion, recueilli le sang du fils de Dieu sacrifié pour le salut des hommes. Mais pour le théologien, du fait de la rivalité entre les ordres religieux, les choses ne sont pas si simples. Il y avait, au xve siècle, dans l’église des franciscains de La Rochelle, une parcelle du « Précieux Sang » offerte à l’adoration des fidèles. Les dominicains contestaient ce culte en arguant que la résurrection du corps christique impliquait nécessairement la récupération de tout le sang de la Passion, et qu’il ne pouvait donc en exister une seule goutte à La Rochelle. Le pape Nicolas V fut de cet avis. En 1449, il approuva néanmoins le culte mis en cause en objectant que le sang du Christ pouvait réapparaître miraculeusement ; il justifia sa décision par un miracle dont le récit avait été lu, en 787, lors du IIe concile de Nicée : du sang se serait écoulé d’une image du Christ lacérée par des juifs de Beyrouth (Chenu 1939). Le sang répandu et repris, le sang réapparaissant miraculeusement, sans oublier le sang de l’eucharistie vivifiant la chrétienté, c’est ce qui s’exprime dans l’extraordinaire iconographie allégorique du Christ au pressoir. Cette hématologie sacrée permet de comprendre qu’en 1949, recevant une association de donneurs de sang, le pape Pie XII (1949 : 51)les a accueillis en ces termes :

Lorsque Nous jetons le regard sur votre groupe si nombreux, Nous voyons en esprit et adorons le souverain et divin Donneur de son sang, Jésus, Rédempteur, Sauveur, Vivificateur des hommes.

21En ajoutant au sang du Christ celui des martyrs, l’Église catholique, dans le but de se fortifier contre les attaques du protestantisme, avait d’ailleurs eu la prescience de la banque du sang. Le sang était un capital qui lui donnait l’essentiel de sa force :

Et cette effusion de sang [du Christ et des martyrs] est un trésor déposé dans le coffre de l’Église, dont l’Église a la clef. De ce fait, lorsque l’Église le veut, elle peut ouvrir le coffre et faire bénéficier qui elle veut de son trésor, en offrant aux fidèles rémissions et indulgences. (Albigniano Trezzio 1584 : 134.)

La noblesse du sacrifice

22Du sang du Christ et des martyrs à la moderne transfusion sanguine, le chemin, a priori inattendu, est en réalité facile à baliser. On sait, grâce à Ernst Kantorowicz (1984), comment, dans la culture chrétienne de l’Occident, on est passé de la mystique du martyr à celle du croisé, puis à celle du mort pour la patrie. En ce parcours, les croisades furent un moment essentiel qui permit d’assimiler au martyr le combattant, non seulement le croisé mais aussi tout combattant pour une « juste cause ». La porte était ouverte pour faire entrer, avec l’approbation des modernes souverains pontifes, le donneur de sang dans le mémorial des martyrs.

  • 8 Sur l’ensemble de la question de la mort militaire, voir les travaux d’André Corvisier, notamment C (...)

23Mais les Temps modernes ont permis en outre de joindre la noblesse au martyre. Au Moyen Âge, seule la mort du noble inspirait le respect. Pour le simple soldat, désormais mercenaire, il y avait les risques du métier. Mais pour le noble, gisant en armure sur sa tombe, il y avait le devoir chevaleresque8. Les choses ne changèrent réellement en Europe qu’à partir de la guerre franco-prussienne de 1870 : construction de monuments commémoratifs sur les champs de bataille et, en France, apparition des monuments aux morts départementaux et création, en 1887, du Souvenir français. Mais ce n’est que par l’expérience de la guerre de 1914-1918 que toute mort militaire fut assimilée à celle du chevalier médiéval. Or, la Première Guerre mondiale fut aussi l’époque où démarra véritablement la transfusion sanguine. Entre combattants, d’abord (Hermitte 1996 : 86-89).

24Dans un dernier temps, le donneur de sang non combattant pourra ajouter à la ferveur du martyre celle de la noblesse chevaleresque, et cela en donnant son sang en temps de guerre, internationale ou civile, ou après, pour se racheter, s’il ne l’a pas donné durant la guerre. Au début des années 1930, l’image du donneur de sang était celle d’un brave homme, courageux et disponible, et trouvant dans le don du sang un petit complément de revenu. Voyez le personnage joué par Bernard Blier dans Hфtel du Nord (1938), le film de Marcel Carné : éclusier, sauveteur et donneur de sang. Il semblerait d’ailleurs que Bernard Blier soit le grand acteur de l’histoire cinématographique de la transfusion sanguine : en 1946, dans Quai des Orfиvres d’Henri-Georges Clouzot, on le voit cette fois-ci dans le rôle du transfusé, au cours d’une séquence pouvant passer pour un bon document sur l’histoire de la transfusion.

25Le moment essentiel en ce qui concerne le changement d’image du donneur de sang fut la guerre d’Espagne. Le médecin canadien Norman Bethune, étrangement méconnu chez les historiens français de la transfusion sanguine, s’était engagé dans les Brigades internationales et, constatant que les moyens existaient en 1936 pour pratiquer sur une grande échelle des collectes de sang destiné à la transfusion, il fit appel aux populations acquises à la cause des combattants républicains. S’attendant au mieux à de la générosité, il découvrit une sidérante ferveur mystique. Lui et son équipe témoignèrent souvent de leur étonnement à l’égard de la démarche sacrificielle des non-combattants qui vinrent donner leur sang (Brittain 1964).

26Désormais, l’identification du donneur de sang au combattant pouvait obtenir une transcription législative, telle cette loi française du 14 avril 1954, établissant que les hommes des classes 1944 et 1945 n’ayant pas fait de service militaire pouvaient « être soumis, en fonction des besoins, à un prélèvement de sang destiné aux services de transfusion sanguine de l’armée ou aux besoins de la santé publique ».

27Mais les événements de la première moitié du xxe siècle ne doivent pas faire oublier la profondeur historique de la mystique du don de sang. Il faut la considérer lorsqu’on lit les publications des associations de donneurs de sang, où les thèmes récurrents sont la noblesse, le sacrifice et l’honneur. On y découvre que leur ennemi n’est pas le sang contaminé, mais le sang artificiel, ce sang industriel que la science annonce et qui mettra fin à l’« honneur aristocratique de se sacrifier » (Richardet 1997).

28Aujourd’hui, le don du sang peut devenir un geste politique majeur. On se souvient, après les attentats du 11 septembre 2001, des solennelles déclarations d’hommes politiques d’envergure internationale annonçant qu’ils allaient donner leur sang, quand ils ne mettaient pas en scène l’acte transfusionnel lui-même.

Où le juriste doit enfin voir et nommer le sang

29Depuis qu’il s’était débarrassé de sa vengeance, le juriste ne se préoccupait plus beaucoup du sang. Dans le cas d’un meurtre ou d’une blessure, le droit identifiait et sanctionnait des atteintes aux personnes sans faire référence au sang lui-même. Mais au xxe siècle le juriste put, comme n’importe qui, voir du sang issu d’un corps humain pénétrer dans un autre corps ou dans le même. Il dut cela à l’abandon de la transfusion sanguine de bras à bras et à l’apparition d’un système où le sang pouvait être conservé entier et devenir en outre la matière première de produits à finalité thérapeutique. Dès lors, il ne put échapper à la question de la qualification juridique du sang.

Entre personnes et choses

  • 9 Le droit romain, profondément procédural, ajoutait la catégorie des « actions », parce qu’un droit (...)

30Dans le droit romain et dans les systèmes qui en sont issus, seules deux catégorie sont reconnues : celle des personnes et celle des choses9. Le droit ne prend en compte que les relations de personne à personne (par exemple dans un contrat) ou de personne à chose (par exemple l’appropriation d’un objet). Mais le droit ne concerne jamais les relations de chose à chose, constat qui nous intéresse en ce qu’il regarde principalement le corps : les relations entre celui-ci et l’air qu’il respire, l’eau qu’il absorbe et les aliments qu’il ingère ne sont évidemment pas d’ordre juridique. En laissant de côté le domaine, non négligeable, de la responsabilité civile ou pénale (du donneur, du transfuseur, voire du receveur) et en se concentrant sur la matérialité de la transfusion sanguine, on peut dire que, pendant toute la période où elle se pratiqua de bras à bras, le droit n’avait pas à intervenir. En effet, le sang du donneur et celui du receveur étaient dans une relation de chose à chose. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 25 avril 1945, refusant de considérer la transfusion sanguine comme une vente de sang. Évidemment ! La transfusion de bras à bras ne pouvait certainement pas être une vente, puisqu’elle ne pouvait même pas être un véritable don. C’était un acte de sauvetage, du même type que l’assistance respiratoire d’urgence par le bouche-à-bouche, pour laquelle le sens du ridicule s’est toujours opposé à ce qu’on parlât d’un don d’air pulmonaire.

31Mais les biotechnologies vont mettre brutalement le droit civil en demeure de prendre en compte le sang, de même que le sperme, les greffons et l’ensemble du corps. Considérons du sang conservé en flacon : celui qui veut en bénéficier pour une transfusion doit d’abord, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un professionnel de la santé ou d’un établissement hospitalier, acheter ou se faire offrir du sang (relation de personne à personne). Il devient propriétaire du sang (relation de personne à chose) et peut ensuite le recevoir (relation de chose à chose). On voit donc que, dans la transfusion moderne, le droit aurait dû très vite prendre en compte le moment où devait intervenir une relation de personne à chose. Encore fallait-il que le juriste dise clairement que le sang était une chose.

Une sacralité ressentie et une chose censurée

32L’attitude du civiliste va confirmer qu’on peut être l’interprète privilégié d’une civilisation tout en étant sensible aux sacralités primitives. Il refusa donc de nommer le sang. Sommé de le situer entre les personnes et les choses, il se contenta de dire ce qu’il n’était pas. La loi du 21 juillet 1952, ses travaux préparatoires et les commentaires dont elle fut l’objet inscrivent la notion de sang dans le droit en se référant à une définition négative : le sang n’était pas considéré comme une marchandise, mais on se refusait à dire que c’était une chose.

33Envoûtés par l’étrange sacralité du sang, la plupart des juristes français n’osèrent plus parler clairement. Certains redécouvrirent la langue liturgique : René Savatier (1954), dont l’autorité se maintint en ce domaine jusqu’à la fin des années 1980, intitula son article rendant compte de la loi de 1952 « De sanguine jus ». La majorité sembla avoir oublié le vocabulaire juridique le plus élémentaire : la vente devenait une « délivrance à titre onéreux », le prix devait désormais s’appeler un « tarif de cession » et les pharmaciens, qui achetaient des produits sanguins pour les revendre, ne faisaient qu’accueillir des produits « déposés dans les officines ». Et comment expliquer autrement que par la reconnaissance de la sacralité du sang qu’en droit français l’albumine n’est pas une marchandise quand elle est prélevée dans le sang alors qu’elle en devient une lorsqu’elle est prélevée dans le placenta.

  • 10 La première description de la petite circulation a été faite par le médecin égyptien Ibn an-Nafis ( (...)

34Les juristes français, en montrant indéniablement qu’ils ressentaient la sacralité du sang, démontraient inconsciemment qu’ils reconnaissaient par surcroît ce qu’ils ne voulaient avouer : le sang étant une chose dans la nature, il redevenait une chose lorsque, à l’extérieur du corps, il n’était plus remplacé juridiquement par la personne. Faut-il le rappeler ? : le sacré, en tant que point de contact entre le surnaturel et les réalités terrestres, exige un support temporel, local ou matériel. Il obéit aux lois de la physique : masse, nombre, proximité, contact direct ou indirect. La plus célèbre illustration de ce principe est fournie par la tapisserie de Bayeux : on peut y voir le piège tendu à Harold par Guillaume le Conquérant qui lui demande de prêter serment sur des reliques en le trompant sur le nombre et le poids de celles-ci. Il en est une autre qui concerne directement le sujet du sang : en voulant démontrer que, par la respiration, le sang recevait dans les poumons l’âme divine pour la transporter au cerveau, le médecin et théologien Michel Servet découvrit – ou plutôt redécouvrit10 – la petite circulation sanguine ou « circulation pulmonaire », qu’il décrivit en 1553 dans sa Restitution du christianisme (Flourens 1857 : 23-29).

35Mais, comme il ne fut jamais question que les juristes de l’époque jettent sur leur milieu ce regard anthropologique que la plupart réservaient encore aux contrées exotiques (pouvant inclure Naples protégée par le sang de San Gennaro), le flou liturgique a pris le pas sur la froide rationalité juridique. Personne n’a le droit de dire qu’une clarification juridique eût empêché le drame de la contamination des hémophiles par le virus du sida. Envisageons cependant un système de transfusion sanguine où chaque receveur est informé qu’il peut aller devant le tribunal de grande instance pour obtenir, par une procédure judiciaire très simple, la condamnation du vendeur (centre de transfusion, hôpital, clinique, pharmacien, etc.) à de très importants dommages et intérêts : il est certain qu’un tel système est plus protecteur du patient que l’incertitude juridique maintenue après 1952, qui explique que les hémophiles français contaminés par le vih aient dû se regrouper en associations, mener de longues luttes médiatico-politico-judiciaires, et finalement mettre en cause les plus hautes autorités de l’État, uniquement pour obtenir que des juges s’intéressent à leur cas (Beaud 1999).

36Si au moins le législateur de 1952 avait accepté de conférer au sang et aux produits sanguins la qualité de médicament ! Mais, pour lui, c’eût été un outrage à la dignité humaine :

Mais en dehors de toute considération scientifique, en se plaçant au seul point de vue psychologique, il y a un intérêt majeur à ne point identifier le sang et ses dérivés à des médicaments tirés du sol, d’une plante ou d’un animal, ne serait-ce que pour la sauvegarde de la dignité humaine. C’était là un des buts fondamentaux du projet de loi que nous avions mission de rapporter. (Journal officiel 1952 : 1322.)

37Cette fameuse dignité humaine… si prisée des censeurs, cette dignité dans le camp de laquelle il faut nécessairement être, et dont il est sacrilège de demander le début d’une définition, cette dignité qui s’opposait à ce qu’on classe le sang et les produits sanguins parmi les médicaments et qui ressassait que le sang n’était pas une marchandise, sans dire que c’était une chose, cette dignité fut le nuage d’encens qui permit au sang, non seulement de devenir une marchandise, mais encore une « marchandise dangereuse » :

  • 11 Jugement du 23 octobre 1992 de la 16e chambre correctionnelle de Paris.

Les délits ont eu pour conséquence de rendre la marchandise dangereuse pour la santé de l’homme11.

38* * *

Épilogue sur le corps, a nature et ses contacts

39Malgré les nombreux procès, suivis d’exécution, menés sous l’Ancien Régime aux porcs mangeurs d’enfants, on n’est jamais parvenu à faire admettre à l’espèce porcine que le corps humain n’était pas une chose. Dans la nature, le corps est une chose et il est reposant de savoir qu’on peut s’embarquer pour un épilogue avec un solide point d’accord. Le corps est en outre une chose de plus en plus complexe car, en plus de la double polarité du sacré et de l’excrémentiel, il faut maintenant distinguer la livraison originelle, et la programmation de sa croissance, des éléments corporels venus d’ailleurs du fait des transfusions et des greffes, et ajouter encore la catégorie des prothèses, certes ancienne mais de plus en plus importante aujourd’hui.

40Cet ensemble complexe n’est pas la personne : il est remplacé par la personne sur la scène juridique. Mais puisqu’il faut être un corps avant d’être une personne, il est nécessaire d’apporter quelques précisions sur l’incorporation de ce qui ne faisait pas partie de la livraison d’origine. Le sang transfusé, ainsi que les tissus, les organes et les membres greffés, s’acquiert dans une relation de personne à personne (achat ou don), puis de personne à chose (appropriation juridique), mais il s’intègre au corps dans une relation non juridique de chose à chose : il ne dépend pas du droit qu’une transfusion ou une greffe réussisse.

41La question est beaucoup plus délicate en ce qui concerne les prothèses, qui ne peuvent pas devenir corporelles dans une relation de chose à chose et pour lesquelles l’incorporation se fait par l’autorité du droit. Les Romains l’avaient bien compris : Cicéron (1968 : xxiv, 60) louait la sagesse de l’antique loi des Douze Tables qui, en interdisant de mettre de l’or dans les tombes, avait fait une notable exception pour l’or dentaire. Dans le droit français du xxe siècle, afin de rendre insaisissables les prothèses et les appareils nécessaires aux infirmes, la jurisprudence, la loi et la doctrine ont développé à leur propos la théorie de la « personne par destination ». Je pense que ce n’est qu’une approche – non pas de la vérité (notion dont on doit toujours se méfier) mais – d’une théorie juridique donnant une base solide à la distinction, désormais acquise, du corps et de la personne. Une prothèse ne peut pas être une personne par destination parce qu’elle ne peut pas être une personne distincte de la personne représentant l’être humain dans son ensemble. En revanche, les prothèses et les appareils médicaux, qui sont des marchandises, à l’origine souvent très onéreuses, deviennent des choses corporelles par le droit, qui réalise ici ce que le rapport de chose à chose effectue naturellement pour les éléments transfusés ou greffés. Une prothèse ou un appareil médical ne passe pas de la catégorie des choses à celle des personnes, elle passe de la catégorie des choses « étrangères au corps humain » à celle des choses « composant le corps humain ».

42Les éléments corporels de nature et d’origine diverses ayant été regroupés en une seule chose, c’est cette chose composite, le corps humain, qui devient une personne par destination, depuis la naissance (corps vivant et viable), jusqu’au constat du décès. Il n’est pas question de développer ici toutes les implications d’un tel système doctrinal, mais il peut être utile de signaler une dérive résultant du trop grand succès d’une hérésie devenue orthodoxie. Pour ceux qui avaient entrepris de faire admettre que le sang et les autres éléments corporels devaient être retirés à la liturgie de la dignité humaine pour qu’on les perçoivent comme des choses distinctes de cette autre chose qu’est le corps humain, il était évident que cela concernait, par exemple, le sang ou le sperme lorsqu’ils étaient conservés hors du corps humain. Mais, après que le droit français a admis l’idée que le sang en flacon et les produits sanguins pouvaient être des marchandises dangereuses, voire des poisons, on a vu émerger une tendance à transposer cette perspective dans les rapports de corps à corps. Il existe actuellement une attitude jurisprudentielle qui, confrontée à l’absence d’une incrimination légale de la contamination volontaire ou consciente, tend à condamner la contamination consciente par le vih au titre de l’« administration de substances nuisibles », tendance contre laquelle il faut se mettre en garde car, lorsque les corps se rencontrent, on ne fait pas l’inventaire de ce qui les compose. Si la loi créait un jour le crime ou le délit de contamination volontaire ou consciente, elle ne devrait pas faire référence à telle substance administrée, mais à un acte impliquant l’être humain dans son intégralité, lequel est représenté juridiquement par la personne. On découvre, en définitive, la solidité de cette invention doctrinale des Romains, qui aujourd’hui peut tout à fait être précisée en faisant du corps humain vivant une personne par destination.

43Référence filmographique

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Notes

1 Ce texte est la refonte d’un article paru au titre de la publication des actes d’un colloque « Sang et droit » (université de Nanterre, 14-15 mai 1993) dans la Revue trimestrielle du ressort de la cour d’appel de Versailles (n° 28, 1993), repris ensuite par La Gazette de la transfusion (n° 96, 1994).

2 Y compris le sang des animaux. D’où les rites d’abattage dans le judaïsme et l’islam.

3 La loi du talion exige de punir une offense par une peine équivalente : « Œil pour œil, dent pour dent. » À l’époque où elle est promulguée, elle est ainsi une manière de modération – à l’opposé de son acception contemporaine courante, qui l’identifie à une forme de cruauté et d’emballement de la violence.

4 Significative de cette incertitude est aussi l’affaire d’Uzza qui, voulant retenir l’Arche d’Alliance qui vacillait sur son chariot, commit le sacrilège de la toucher pour la retenir et fut pour cela foudroyé par Yahvé. L’événement suscita tant d’émotion que le roi David s’« enflamma » et marqua sa désapprobation en donnant au lieu du sacrilège un nom commémorant Uzza et son injuste châtiment (II S. VI, 6-8).

5 Notons cependant qu’on peut relier au mythe du sang qui crie vengeance une idée prise au sérieux en France jusqu’au XVIe siècle : on prétendait qu’un cadavre pouvait saigner pour dénoncer le meurtrier mis en sa présence.

6 Sur l’identification du sperme au sang (le « sang blanchi »), voir en particulier Jean-Paul Roux (1988 : 58).

7 Par conséquent, les juristes durent s’interroger sur la nature d’une personne qu’on ne pouvait plus identifier à l’être humain. De nouvelles recherches historiques s’imposaient concernant cet héritage du droit romain : voir Yan Thomas (1995).

8 Sur l’ensemble de la question de la mort militaire, voir les travaux d’André Corvisier, notamment Corvisier (1975).

9 Le droit romain, profondément procédural, ajoutait la catégorie des « actions », parce qu’un droit ne pouvait exister que si on menait une action en justice pour le faire respecter.

10 La première description de la petite circulation a été faite par le médecin égyptien Ibn an-Nafis (1211-1288) alors qu’il exerçait à l’hôpital al-Mansuri du Caire (Djebbar 2001 : 329-331).

11 Jugement du 23 octobre 1992 de la 16e chambre correctionnelle de Paris.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Baud, « La nature juridique du sang »Terrain, 56 | 2011, 90-105.

Référence électronique

Jean-Pierre Baud, « La nature juridique du sang »Terrain [En ligne], 56 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/14200 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.14200

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Auteur

Jean-Pierre Baud

Professeur émérite à l’université Paris-Ouest – Nanterre-La Défense

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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