1C’est la pause. La chaîne1 s’immobilise en silence et, sans qu’on ait pu le sentir, les voitures se trouvent à l’arrêt. Personne n’est surpris tant l’instant était attendu, préparé, anticipé par les ouvriers autour de moi : depuis déjà plusieurs minutes, cela circule en tous sens, les sacs sortent de leurs rangements et les interpellations fusent. Il est 7 heures du matin, j’effectue ma première journée de travail dans cet atelier d’assemblage et je me sens en droit de faire relâche pour cette demi-heure de casse-croûte. Comme tout le monde. Le chef a bien affecté un ouvrier pour m’assister sur mon poste de travail, mais c’est la règle lorsqu’on apprend. Certes, je ne suis pas un ouvrier mais un universitaire venu étudier, en occupant un poste, la vie au travail sur les chaînes de montage ; pour ce faire j’ai pris le travail à 5 heures, comme les autres. Toutes les deux minutes trente, je me suis penché dans l’intérieur de chaque carrosserie qui passait afin d’y poser le petit bouchon de caoutchouc et surtout d’y fixer, par trois rivets, une plaque métallique. Pendant ce temps, mon mentor vissait, sous le capot, diverses pièces au moyen de plusieurs outils électriques. A deux pour le poste, nous avons pu deviser entre deux voitures. Pour moi aussi, la pause casse-croûte est bienvenue, avant deux nouvelles heures de travail, d’apprentissage et de découvertes. Je commence donc par souffler…
2Mais le temps presse : chacune des trente minutes accordées compte, et les premières plus que les autres. Pour tous, il s’agit d’abord de manger. Je ne suis pas démuni. J’ai préparé, dans un sac à dos passe-partout, deux pommes, un morceau de comté et une demi-baguette de pain enveloppée dans une serviette plus une bouteille de boisson gazeuse. Avec cela, quoi que les voisins de table sortent de leur propre musette, je suis sûr d’être dans le ton, juste un peu ringard peut-être : pendant des années, il y a bien longtemps, j’ai préparé ainsi mes casse-croûte quand j’étais de la semaine du matin. J’étais alors ouvrier, OS dans une usine de la région qui produisait pour l’automobile. Je sais d’expérience. Il ne me reste plus qu’à trouver où manger. Personne ne m’ayant invité, je dois me débrouiller par moi-même. Pas question de faire semblant de n’avoir pas faim et de m’esquiver, mine de rien : je sais bien que je ne peux pas passer inaperçu. L’atelier est de conception ancienne et comporte, outre quelques réfectoires, plusieurs tables récemment installées de-ci, de-là, le long des lignes de montage, et dotées de huit sièges inamovibles. Une telle table se trouve juste derrière mon poste de travail. Quand la chaîne tournait, j’y ai posé, comme on me l’avait montré, ma riveteuse à air comprimé après chaque usage : elle fait un peu partie de mon périmètre. Puisque mon ouvrier formateur a filé dès l’arrêt des voitures, c’est dit, je vais tenter cette table, plus naturelle qu’un réfectoire où je ne saurais pas où m’installer. Prudent, j’attends que la situation se précise : on ne prend pas la place d’un autre. Déjà, un ouvrier a fait le ménage : venu de plus loin, il avait fini son travail bien avant l’arrêt. Un autre s’installe, puis deux, trois… Plusieurs places restent disponibles. Ayant demandé la permission par principe – comment me la refuser ? –, je m’installe à mon tour et me mets à table.
3Problème réglé ? Après tout, je suis venu analyser les relations de travail, et l’on pourrait considérer que la pause casse-croûte, par définition, est hors champ. C’est le choix fait, généralement, par les recherches en sociologie 2 ou en psychologie du travail (Clot et al. 1990 ; Dejours 1993). Dans ces travaux, de façon générale, le temps qui mérite d’être observé et analysé, le temps noble et porteur de sens, est celui du travail stricto sensu. Pour ma part, cette recherche a été engagée avec un sociologue plutôt porté à procéder de la sorte 3. A priori, je serais donc conduit, moi aussi, à isoler ce temps où l’atelier entier s’arrête et à participer au relâchement général en attendant de réactiver mon observation dès que les chaînes redémarreront. Spontanément, j’ai en tête de neutraliser le moment de pause en le dissociant du temps a priori signifiant, celui de l’activité collective de production. En outre, j’ai envie de comparer avec mes souvenirs anciens, de goûter à titre intime la résonance entre ces deux rencontres avec le monde des ateliers. De plus, je rechigne à inclure par la bande certains aspects de la vie d’usine qui ne seraient pas explicitement inclus dans l’objet de la recherche : je veux laisser aux gens de l’usine le loisir de composer la face d’eux-mêmes qu’ils me donnent à voir.
4Pourtant de telles dispositions ne tiennent pas. Dès le premier jour, ces temps de casse-croûte s’imposent comme un problème posé au chercheur. L’attitude que j’adopte suit des impératifs stricts, et les rapports qui se créent renvoient à l’ensemble de la relation établie entre mes interlocuteurs – les gens de l’usine – et moi-même. Loin d’être les parenthèses imaginées initialement, ces moments de suspension du travail apparaissent progressivement au cœur des tensions que comporte l’organisation de la société de production que je suis venu étudier.
5Ce premier jour, postulant la suspension de l’enquête, je m’installe donc à cette table près de laquelle j’ai travaillé. Mais la logique de proximité qui m’a fait rester ici n’est pas celle de mes compagnons. S’ils font tous partie de l’équipe dans laquelle j’ai été plongé, un seul travaille près de moi. La moitié d’entre eux travaillent assez loin – quelques dizaines de mètres – pour que je ne puisse les fréquenter qu’à l’occasion des temps d’arrêt. Le regroupement qui s’effectue ici est une question d’affinités et d’attitude. D’emblée, je m’interdis de prendre l’initiative des échanges et de transformer, peu ou prou, la pause en interrogatoire collectif. Je sais bien qu’on ne parle pas de boulot pendant le repos, pas n’importe comment tout au moins. Il faudrait, pour enfreindre impunément l’interdit, être hors de tout soupçon de « fayotage », dépris sans ambiguïté des intérêts du pouvoir dans l’usine qu’ici on rattache à la direction. Ce n’est pas mon cas. A mon arrivée dans l’équipe, j’ai été présenté par le chef à chaque ouvrier comme un ingénieur qui « nous vient de Paris » : le chef trouvait cela plus acceptable que l’étiquette d’universitaire. Je pensais le contraire : ingénieur, nous, Paris, tout semblait me définir comme cadre de l’entreprise venu du siège social ou d’une usine d’Ile-de-France. Je n’ai pas l’air, à plus de 45 ans, d’un intérimaire, pas plus d’ailleurs que d’un cadre lesté de responsabilités. Néanmoins, je viens nécessairement avec la bénédiction de la direction et bénéficie de contacts visibles dans l’encadrement. Le chef d’équipe, dont le bureau vitré jouxte mon poste de travail, m’entoure de prévenances. Même si j’affirme n’avoir aucune mission précise ni aucun objectif de performance industrielle, tout cela appelle, du côté ouvrier, une distance comparable à celle que rencontre l’anthropologue affichant ses bonnes intentions aux Africains de son terrain (Barley 1994).
6Autour de la table, on me fait bonne figure mais, jour après jour, va s’affirmer l’impression d’une situation particulière. Visiblement, les quatre ouvriers se connaissent ; leur groupe s’est librement constitué. Pourtant, les conversations ne se libèrent jamais totalement et s’épuisent vite ; les silences durent parfois. Une retenue discrète bride l’ambiance, cette composante essentielle d’un lien social 4. Plus singulier : à cette table se trouve un des ouvriers qui travaillent en face de moi. Or il adopte au casse-croûte une attitude différente de celle qu’il a en chaîne. Au travail, il a généralement le mot pour faire rire autour de lui. Alors attentionné à mon égard, il entame à l’occasion des conversations au rythme caractéristique de séquences courtes glissées entre deux voitures, dans des interstices de temps ouverts par une accélération des gestes de travail. Sa maîtrise de l’exercice est d’autant plus remarquable qu’il actionne un automate programmé dont le cycle rigide impose une rigueur de rythme exceptionnelle. Comme il s’est un jour convaincu que je ne pouvais pas faire partie de l’entreprise, nos conversations tournent librement, de son exploitation agricole à mon enseignement, du conseil municipal dont il fait partie aux notes que je prends et, bien sûr, à la vie d’atelier 5. Mais une fois à table, Dodo – puisqu’il porte un surnom – se montre nettement plus réservé. Le premier jour, je mets cela sur le compte de ma présence nouvelle. Pourtant, si le phénomène s’atténue, il se perpétue les jours suivants : jovialité attentionnée au travail et réserve polie à table. Peu à peu, je réalise que cette dualité d’attitude à mon égard dépasse les jeux de personnalités, la simple prudence ouvrière ou le temps de la prise de contact 6. Elle traduit la différence de statut des deux temps correspondants. Pour les intéressés, le casse-croûte n’est pas exactement une parenthèse. Il exprime des valeurs qui s’inscrivent en contrepoint du travail proprement dit, il est constitué comme un moment d’antitravail. A ce titre, il obéit à des règles strictes.
7Si ma présence d’observateur en chaîne est relativement bien acceptée, c’est qu’au fond les ouvriers qui m’entourent prennent acte de la décision de la hiérarchie qui, du directeur au chef d’équipe, a accepté ma venue. Sans doute, il faut faire la part du contexte, de l’ambiance dans l’usine et de ma démarche : j’aurais pu être moins bien admis. Il faut aussi penser qu’atypique je suis une curiosité bienvenue pour les ouvriers en mal d’attractions sur ces mornes chaînes. Mais pour l’essentiel ils ne contestent pas, frontalement du moins, l’autorité de la direction sur cette scène. La majorité des gens de l’atelier, ayant plus de quinze ans d’ancienneté, s’y est grosso modo adaptée. En venant à l’usine, eux-mêmes acceptent d’être partiellement dépossédés de leur identité extérieure. Il en résulte un partage entre l’état de sujet actif, mais « en prêt » de soi-même, et l’état de reprise de soi.
8Le dédoublement du rapport à soi-même revêt une intensité particulière pour une partie des ouvriers travaillant comme monteurs sur les lignes. C’est ainsi que l’on peut interpréter en partie les attitudes manifestées lors du passage de visiteurs le long de la ligne. Ce moment est souvent exprimé comme douloureux dans les témoignages d’ouvriers (Corouge & Pialoux 1984 et 1985). Le fait d’être vu en n’étant pas maître de soi-même, s’imposant une discipline afin de se soumettre à une activité dénuée de cohérence pour le sujet (Friedmann 1963), ce fait est de l’ordre de l’indigne, de l’» activité entachée » (Dodier 1995), et suscite un trouble qui s’exprime parfois dans les comportements provocateurs de certains monteurs à l’égard des visiteurs, jouant par exemple le rôle d’animaux de zoo (Durand 1990). Mon expérience de travail en ligne, lors de cette recherche, est également significative. Le fait d’être moi-même observé, en tant qu’ouvrier, par des visiteurs alors que je me pensais précisément en train d’étudier les monteurs est source d’un malaise confus : la sensation d’une méprise, de n’être pas le bon spécimen à regarder. Après réflexion, ce sentiment de trouble a beaucoup en commun avec celui des monteurs. Il est l’effet de la confusion réalisée par le regard de l’autre, extérieur à la ligne, entre deux faces de soi que l’ouvrier veut conserver dissociées dans son esprit : celle qu’il estime prêter au travail et dans laquelle il ne se reconnaît pas totalement, et celle dont il entend garder la maîtrise.
9Dans le passage des ouvriers entre la vie au travail et celle du non-travail, les moments de transition entre les deux rôles, les deux compositions identitaires, sont particulièrement sensibles et significatifs. C’est le cas des vestiaires, où le changement de tenue est accompagné d’attitudes soulignant le moment du passage et ponctuant l’entre-deux identitaire. Alors, entre gens qui se retrouvent pour déposer ensemble les vêtements qui les désignent comme personnes et endosser le vêtement qui marque leur rôle attribué dans l’usine, on entend foisonner les références aux identités extérieures : là, les conversations rendent les Arabes plus arabes que nulle part ailleurs, et il en va de même pour les Portugais ou les paysans ; là, pour briser le mur d’armoires métalliques qui l’isole, un corps lance rituellement un rot magistral qui déclenche un tollé tout aussi rituel. A la fin de la journée, après avoir pris place dans le dispositif collectif, les corps qui se découvrent à nouveau sont reconnus comme individués ; certains, en sortant, frôlent l’entrejambe du naïf de service. Et, à mon intention, un moniteur qui sait qui je suis esquisse une médiation : « Ils y vont fort, tout de même. » Mais l’individuation alors réaffirmée n’empêche pas la communauté : quelques années plus tôt, lorsque des cadres d’un atelier nouveau ont voulu rompre les barrières hiérarchiques en partageant le vestiaire ouvrier, ils ont été sèchement disqualifiés sur ce même registre du corps à travers des soupçons d’homosexualité.
10Un autre moment de transition est construit dans la préparation des pauses, en cours de journée : à travers la remontée de chaîne qui permet de prendre de l’avance, une grande partie des ouvriers conquièrent quelques minutes d’arrêt supplémentaires par une accélération volontaire de leur travail 7 ; ils affichent, à cette occasion également, leur réappropriation du temps, se reconstruisent comme sujets et esquissent une compétition riche de significations (Durand & Hatzfeld 2002) : la virtuosité affichée vaut comme défi aux autres autant qu’à l’organisation. Mais les moments de pause et de casse-croûte sont des dus. D’où la volonté des monteurs de maîtriser l’usage qu’ils en font, de les conserver comme espaces d’autonomie. A travers les groupes qu’ils constituent à cette occasion, ils affichent une image et des affinités qui se distinguent de la place assignée dans le réseau productif. Ainsi s’explique, pour l’essentiel, la situation délicate dans laquelle je me trouve alors en tant que chercheur. L’observation des situations de travail est en effet, grosso modo, acceptée par la grande majorité des salariés, qui adaptent leur attitude en fonction du statut et du comportement de l’observateur accueilli par une autorité hiérarchique. Mais les moments hors travail, « hors service », ne sont pas compris dans le même contrat implicite. Par principe, l’intégration de l’observateur ne va plus de soi dans les groupes qui se forment alors, qu’il s’agisse du café ou plus encore du repas. L’acceptation par les opérateurs doit alors passer par des relations d’une autre nature, personnelles et reconnues comme libres ; par un assentiment de type privé. Vouloir maintenir l’observation ou imposer sa présence de fait revient à nier la spécificité sans cesse rappelée des temps de casse-croûte ou de pause.
11S’effectuant sur une base volontaire, les regroupements qui s’agencent lors des casse-croûte sont relativement stables. L’importance particulière attribuée aux relations qui s’affirment alors incite à chercher le sens des rapprochements qui s’établissent, et à tenter de dessiner une sorte de géographie sociale prévalant durant ces moments-là.
12Auparavant, il convient de présenter plus précisément l’équipe évoquée jusqu’ici. Elle est affectée à une partie d’une des chaînes de montage au sein d’un atelier ancien, nommé Montage voiture, qui réalise l’assemblage final des véhicules. Selon une structure générale, elle comporte une trentaine d’ouvriers dont la plupart sont monteurs, affectés à des postes de travail strictement définis. Trois ouvriers, plus considérés par le chef d’équipe, sont des polyvalents déplaçables selon les besoins de remplacement. D’autres, trois moniteurs, n’ont pas à effectuer de travail direct sur les voitures en fabrication, mais à veiller sur un sous-groupe au sein de l’équipe, un module d’environ huit monteurs, afin que tout le travail y soit effectué sans défaut. Sans fonction hiérarchique stricto sensu, ces moniteurs sont cependant les hommes de confiance de l’agent de maîtrise et ses relais dans l’équipe. On distingue donc, au sein d’une entité administrative d’ouvriers de fabrication que l’on pourrait croire indifférenciée, trois niveaux qui donnent lieu à une hiérarchisation significative.
13Dans cette équipe comme dans les autres, le casse-croûte se prend de façon dispersée et dans des lieux de nature différente. Il existe quelques réfectoires susceptibles d’accueillir le personnel, en bordure de l’atelier ou sur des plates-formes surélevées. Deux jeunes moniteurs récemment nommés s’y retrouvent et illustrent ainsi leur conformité au discours officiel d’hygiène et de propreté. Mais une grande partie des ouvriers mange ailleurs, notamment en bord de ligne. Pour cela, quelques-uns s’installent aux tables modernes comme celle qui se trouve derrière mon poste. Disséminées entre les caisses d’approvisionnement, ces tables sont précieuses lors des courtes pauses de dix minutes qui interviennent toutes les deux heures. Elles permettent aussi, comme on l’a vu, de perpétuer la tradition ouvrière du casse-croûte sur le tas et sont occupées par des groupes constitués comme celui dans lequel je me suis incrusté. D’autres ouvriers se dispersent encore davantage, dans la fosse 8 ou en surface, par deux ou trois, ou même solitaires à leur poste : certains y aménagent parfois une chaise et une petite table tandis que d’autres se posent dans un conteneur de pièces. Enfin, trois ouvriers de l’équipe filent généralement à l’extérieur de l’usine, avec un bon de sortie qu’ils obtiennent parfois laborieusement, et vont à un café voisin. Ce choix exige entre cinq et dix minutes pour chaque trajet, mais manger hors de l’usine représente une forme de résistance à la discipline d’atelier, une bouffée de vie civile quand ce n’est pas simplement l’occasion de boire un verre. Dans l’ensemble, alors que les jeunes sont tous apparents et repérables, les anciens se dispersent nettement plus et beaucoup d’entre eux disparaissent durant ces pauses. Et le chef lui-même ? Parfois, il va rejoindre le contremaître. Il mange le plus souvent dans son bureau-cabine, le plus isolé de tous. C’est certainement le prix à payer pour sa fonction et son autorité, pour garder une image d’équité. Suivant une logique semblable, les moniteurs ne partagent pas, en général, leur repas avec des monteurs de leur équipe.
14Le moment du repas apparaît donc comme un moment de grande dispersion de l’équipe. Les groupes qui s’établissent alors se fondent sur d’autres liens que ceux du travail. Ainsi, les jeunes forment des groupes distincts, de même que les immigrés, yougoslaves ou maghrébins (ce qui n’est pas le cas sur la chaîne voisine). D’autres groupes peuvent correspondre à des liens personnels noués hors de l’atelier ou à d’anciennes camaraderies, ou encore à des affinités de grévistes de 1989, le conflit qui fait référence dans les mémoires. Ils ne sont jamais anodins, tant il est vrai qu’afficher ses affinités représente une définition sociale assumée. Quant au groupe auquel je me suis associé, il est constitué d’ouvriers résidant dans des communes rurales de la région, qui entretiennent avec l’usine une relation tempérée par des activités extérieures et sont particulièrement sensibles à la vie régionale. Le commentaire des pages locales du journal, la semaine du matin, n’est pas un simple passe-temps. Un jeune intérimaire fait partie du groupe, sans raison visible. Mais, sitôt son sandwich fini, il file rejoindre pour le café le bloc des autres intérimaires à une table proche : signe de tiraillement entre ces deux références ? Le jour où il annoncera à la fois la fin proche de sa mission et son refus de se laisser faire, la fraternité rurale piquera du nez dans les sandwichs. De façon générale, les groupes débordent du cadre de l’équipe et mélangent des ouvriers travaillant dans divers secteurs de l’atelier. Ils entretiennent ou reconstituent ainsi des collectifs durables malgré le brassage incessant des effectifs entre les équipes et les chaînes à l’intérieur de l’atelier, au gré des variations de la production. Enfin, une frange des ouvriers anciens, immigrés pour la plupart, restent isolés, dispersés en général le long de la ligne, et se protègent en se repliant : pas de compagnons, pas d’ennuis. Que ce soit sous cette forme d’isolement ou sous celle de regroupements alternatifs à celui du groupe de travail, le temps du repas est un moment de distanciation vis-à-vis de l’équipe-institution.
15Une cafetière, paradoxalement, contribue à resserrer en partie les liens au sein de l’équipe. Tenue en bordure de ligne par un moniteur, Pierre, cette activité privée est tolérée, de même qu’un certain nombre d’autres dans l’atelier. Son rôle éminent mérite quelques précisions. Il s’agit d’une cafetière à filtre, qui tourne presque en permanence avant et pendant les pauses et, bien sûr, durant le casse-croûte. A chacune de ces occasions, le lieu regroupe cinq à dix personnes venues de la chaîne et des chaînes voisines. Le moniteur officie en maître des lieux et le voir se démener donnerait une leçon à tous les bistrotiers. De sa Thermos à peine remplie, il verse à boire, connaissant le nombre de sucres dû à chacun, encaisse, rend la monnaie, tient la conversation et la « recadre » si une plaisanterie dérape, rince les verres et la cafetière qu’il remet en route pour une nouvelle série ; tout cela dans l’urgence des dix minutes de la pause, d’un peu plus lors des cafés qui clôturent le casse-croûte. Beaucoup plus échangiste que les lieux de repas proprement dits, ce « café » atténue les séparations entre groupes, les différences entre monteurs, moniteurs et agents de maîtrise ou caristes, et les séparations entre chaînes. « Hé, parle français ! » dit-il à un ouvrier d’origine yougoslave, comme lui. Il est aussi le lieu où s’amorcent les négociations délicates entre ouvriers, chef d’équipe et techniciens. Là, entre deux gorgées, le chef annonce publiquement à un ouvrier récemment arrivé dans l’équipe : « Ce soir, je veux que tu tiennes le poste. » Au café, la frontière repos-travail est moins ferme.
16Ce café, qui ressemble à un forum relativement ouvert, correspond à une histoire bien précise. Dans cette équipe en effet, c’est le chef qui, en prenant ses fonctions, a demandé au moniteur de mettre en place ce café, avec l’idée de faire contrepoids, dans l’équipe, à un noyau d’ouvriers ruraux qui devenait trop influent et contestataire et dont faisait partie mon voisin Dodo. Au passage, le chef a mis hors jeu un ouvrier qui tenait cafetière en toute indépendance, en arguant de la mauvaise qualité de son travail. Le café du moniteur fit partie du dispositif de reconquête de l’hégémonie, au même titre que des offres de promotion judicieusement placées. Ce succès en appelle un autre. Un an plus tard, à l’occasion du remplacement d’un autre moniteur de l’équipe, le nouveau sera invité à ouvrir pareillement boutique. Le contrôle social de l’équipe par le chef sera alors déployé à travers ses deux cafetiers-moniteurs. A la différence des installations dites « sociales » pensées par les responsables de l’usine comme un aménagement du territoire des nouveaux ateliers, cette cafetière de bord de ligne est du sur-mesure en matière de gestion des hommes. Elle rencontre cependant des limites : tous ne vont pas boire de cette eau-là. C’est le cas, par exemple, d’une ouvrière qui affiche ostensiblement ses positions cégétistes et contestataires, mange sur une table de bord de chaîne et boit son café à une autre table située à quelques mètres de la cafetière. C’est aussi le cas de Dodo, qui prépare, au début de chaque journée, trois Nescafé en plus du sien propre, et les tourne méticuleusement. Je finis par lui demander à qui ils sont destinés. A deux des autres compagnons de tablée et à un ami qui lui rend visite chaque jour tandis que la chaîne tourne et lui fait un brin de causette. Lors des arrêts de chaîne, c’est sans doute à lui de se faire recevoir. Ainsi, tout tranquillement, sans se priver de plaisanter avec le chef, Dodo entretient sa petite convivialité. De la résistance ? Peut-être, mais avec quel doigté !
17Au final, la distance que je ressens à la table du casse-croûte s’inscrit dans le vaste principe de réaction des ouvriers qui s’affirme lors des arrêts de chaîne face à l’emprise du système de fabrication. Deux logiques collectives rivalisent au sein de l’atelier, tout en rencontrant chacune ses limites. D’une part, l’institution de l’usine constitue des équipes et tend à les former en collectifs hiérarchisés animés par le chef et ses hommes liges, les moniteurs. Mais cette construction est rongée de l’intérieur par les incessantes mutations d’une chaîne à l’autre, d’une équipe à l’autre. Ils distinguent les ouvriers pouvant espérer une certaine stabilité et ceux qui, n’ayant guère d’atouts dans leur jeu, sont alors les premiers déplacés. D’autre part, les monteurs s’appliquent à reconquérir, à chaque occasion, ce qu’ils perçoivent comme leur intégrité écornée par l’organisation du travail en chaîne. Chaque suspension de la production donne lieu à l’émiettement de l’équipe. Mais cette dispersion accompagne celle de ce que certains auteurs (Beaud & Pialoux 1999) appellent le groupe ouvrier et qu’en d’autres temps on aurait sans doute désigné par classe ouvrière ; si la distanciation est générale parmi les ouvriers, elle se rattache à des références distinctives extérieures à l’usine et pour partie individuelles : deux Marocains parleront de leur verger au pays, Dodo prêtera son journal, la cégétiste sortira son magazine, les jeunes intérimaires prépareront une offensive à l’élastique contre la ligne d’à côté… Ainsi aucune des deux communautés – d’activité productive et de condition ouvrière – ne s’impose de façon décisive. Les équilibres sont mobiles, les compositions identitaires d’autant plus complexes que les références extérieures médiatisent en partie les enjeux.
18Une telle imbrication s’illustre dans la situation singulière que connaît l’usine à l’époque de ma recherche, qu’il faut relier à une démographie totalement inédite. En effet, depuis le début des années 1980, le site de Sochaux auquel appartient l’atelier, qui est à la fois le plus important site industriel de France et le pôle dominant de l’activité régionale, a vu ses effectifs passer de plus de 40 000 à moins de 20 000 salariés. Pendant quinze ans, l’embauche a été presque constamment fermée. La majorité des salariés sont des embauchés d’avant 1980 qui vieillissent sur pied, pour reprendre l’expression significative d’un cadre. Ils ne nourrissent plus guère d’espoir de promotion et doutent d’obtenir une réaffectation, comme c’était autrefois la règle implicite pour les ouvriers travaillant en chaîne après un certain âge, environ 45 ans (Durand & Hatzfeld 2002). Le repli est aussi une façon de s’économiser. Quant aux jeunes récemment embauchés et très minoritaires en ces années particulières, ils comptent mettre à profit leurs atouts pour obtenir rapidement une promotion, quitte à griller la politesse aux anciens. S’ils rechignent à s’intégrer dans le monde figé des anciens, ils n’osent couper les ponts ni sortir trop explicitement de l’état propre à leur âge, un entre-deux égalitaire où tout reste encore ouvert. Seuls les deux jeunes moniteurs affichent clairement la couleur. Les groupes distincts traduisent donc aussi les identités extérieures à l’usine, recomposées par les enjeux propres à la vie de l’atelier. Ainsi, dans une équipe où les jeunes ont pris le contrôle des postes clés, un quinquagénaire lâche : « Ici, les jeunes se baladent tandis que ce sont les vieux qui travaillent. » Dans ce jeu complexe où aucune logique n’est exclusive, où aucun pari n’est ni secret ni gagné d’avance, le casse-croûte et la cafetière jouent les fonctions complémentaires d’affirmation distinctive et de lieu d’échange.
19A la même époque, dans les mêmes conditions démographiques, un autre atelier donne l’occasion de voir une disposition différente des logiques d’intégration par l’encadrement et de différenciation ouvrière. Le casse-croûte est ici aussi un révélateur significatif de ces logiques. L’atelier dont il s’agit, nommé Habillage caisse, précède celui de Montage voiture dans l’ordre du flux de fabrication. Là, les carrosseries de voiture peintes reçoivent leurs équipements et garnitures : mousses, feutres et plastiques, planche de bord, faisceaux électriques et éclairages, réservoirs et tuyaux… Si la nature du travail n’est guère différente dans les deux ateliers qui suivent un rythme commun, les conditions d’organisation le sont. Ouvert au printemps 1989, Habillage caisse est un des plus modernes ateliers de l’industrie automobile européenne et comporte d’importantes innovations en ce qui concerne l’architecture, l’ergonomie, les formes d’organisation et la productivité. Le demi-siècle qui sépare la conception des deux ateliers d’assemblage rappelle combien, pour une usine, le rythme du temps se mesure en décennies.
20Pour le casse-croûte, des réfectoires sont situés en bordure de l’atelier, dans des locaux lumineux, modernes et équipés. En ce qui concerne les moments de pause, l’implantation des nouvelles lignes de montage a prévu entre elles un espacement suffisant pour permettre un approvisionnement facile en pièces et l’installation d’espaces réservés. Implantés de proche en proche entre les lignes, ces espaces appelés aires de repos peuvent accueillir environ trente personnes (une équipe entière) sur des banquettes de bois blanc avec des tables basses. Une cloison d’environ 1,60 mètre entoure chaque aire de façon à formaliser le statut spécifique du lieu sans le couper des surfaces de production proprement dites, sans rompre le principe de transparence qui prévaut ici. Dans les intentions de l’encadrement de l’usine, ces aires de repos sont censées correspondre chaque fois à une équipe qu’elles doivent accueillir au cours des pauses. A cet effet, elles disposent d’un distributeur de boissons et d’un réfrigérateur collectif ainsi que de casiers individuels pour ranger les petits effets personnels et le sac qui, à Montage voiture, est déposé près du poste de travail. L’aménagement répond à un objectif d’hygiène alimentaire et de préservation de la propreté industrielle, voitures et installations comprises, que complète une interdiction de fumer sur les chaînes. Il permet aussi, explique un cadre qui participa à la conception de l’atelier, de susciter un trajet des gens de l’équipe aux moments de transition du début et de la fin de journée : en arrivant, chacun passe par l’aire commune avant de rejoindre son poste et prend contact avec ses collègues comme avec son chef à qui il va serrer la main. Signe de civilité ou d’allégeance, ce geste facilite le relevé des présents que l’agent de maîtrise doit effectuer avant le démarrage de la chaîne depuis la suppression des pointeuses en 1981. Pour renforcer cette symbiose d’équipe, chaque aire héberge le bureau du chef d’équipe correspondant. La mixité de l’espace (repos/bureau du chef), plus ou moins inspirée des situations japonaises, est censée contribuer au rapprochement entre l’agent de maîtrise et le personnel de l’équipe. Depuis la création de l’atelier, ces aires de repos constituent un point sensible des relations sociales. Plusieurs syndicats ouvriers y ont dénoncé l’instauration d’une surveillance des relations et d’un contrôle du temps de repos des ouvriers à travers la transparence imposée. L’enjeu s’inscrivait dans une refonte plus vaste de l’implication des salariés, qui comprenait en particulier un stage de préparation, la signature d’une charte de bonne conduite et l’adoption de nouveaux vêtements de travail par les ouvriers entrant dans le nouvel atelier. La mise en œuvre du projet, qui ressemblait à une utopie d’ingénieurs, donne lieu à d’importants remous sociaux qui dépassent le cadre de cet article (Pialoux 1996 ; Hatzfeld 2002). Mais qu’en voit-on plusieurs années après en venant, comme à Montage voiture, effectuer quelques semaines de travail sur un poste en chaîne 9 ?
21Malgré le projet communautaire qui fonde l’aire de repos, les ouvriers ont à son égard des attitudes très diverses. Au moment du casse-croûte, l’affluence mitigée qu’elle connaît atteste d’une réussite partielle, sans pour autant répondre aux espérances de l’encadrement. Alors qu’il était prévu d’inciter tout le monde à manger dans les réfectoires situés en bordure d’atelier, quinze à vingt ouvriers prennent ici leur repas en déballant sur les tables basses sandwichs ou Tupperware. Anciens, comme la majorité, ils constituent le marais où, par petits groupes juxtaposés, se mêlent plus ou moins Français, Yougoslaves, Maghrébins. Certains occupants, un petit groupe d’hommes et de femmes, font caisse commune pour une cafetière électrique et des petits gâteaux apportés à tour de rôle (euphémisme : les femmes sont mises à contribution plus souvent qu’à leur tour, au point de menacer de rompre). Elément singulier : ce petit groupe qui s’est approprié le lieu n’est pas de l’équipe, mais vient de lignes voisines. Le paradoxe n’est qu’apparent : ces ouvriers se sentent d’autant plus libres de leurs attitudes que ce chef n’est pas le leur. Pour manger, le chef en question va, comme il se doit, au réfectoire le plus proche, de même que la plupart des jeunes et quelques individualités isolées. Venant d’autres équipes, des tablées plus mélangées indiquent une géométrie sociale différente. Dans l’ensemble, le réfectoire neuf n’est qu’à moitié plein. Surtout, comme à Montage voiture, près de la moitié de l’équipe s’évanouit dès l’arrêt de la ligne, qu’il s’agisse des pauses ou du repas. C’est le cas de Didier, l’ouvrier qui me forme ici, qui n’a jamais mangé sous l’œil d’un chef et qu’on retrouverait dans une autre aire d’équipe (on peut y laisser au réfrigérateur une bouteille entamée sans subir de tracasserie ni de prédation) 10. C’est aussi le cas de celui qui nous fait face, de certains moniteurs et de plusieurs autres. En regardant la chaîne de plus près, certains y mangent malgré l’interdit : quelques immigrés solitaires, deux femmes qui suscitent un petit groupe et dont une apporte là un gâteau hebdomadaire.
22C’est un succès en trompe-l’œil que celui de l’aire de repos. Elle accueille des ouvriers extérieurs à l’équipe tandis qu’elle fait fuir un nombre encore plus grand de ses membres. Ce métissage a plusieurs sources. Il résulte en premier lieu d’attitudes de retrait, déjà vues, qui surviennent dès que se suspendent les exigences de la chaîne et du flux. En second lieu, il renvoie à une logique de résistance spécifique à cet atelier : dès leur arrivée, certains ouvriers ont refusé explicitement les nouveaux signes d’implication volontaire et la transparence des relations. Plusieurs années après, ils persévèrent dans leur refus de pratiquer l’aire de repos. Ces prises de distances ont été confortées par la cohésion des groupes initiaux, qui ont résisté à plusieurs années de mutations, gardant leurs territoires, formant ainsi un réseau de solidarités électives qui ignore les équipes instituées. Retrait, résistance ou persistance, on retrouve, sous des formes différentes d’avec l’atelier de Montage voiture, l’opiniâtreté ouvrière à réaffirmer dans l’usine même des domaines autonomes et des moments à caractère privé. Mais elle fait ici face à des dispositifs qui affichent plus clairement qu’avant leur vocation à impliquer plus étroitement le personnel de fabrication.
23Prise dans ces tensions, la maîtrise est en difficulté. C’est ce qu’illustre l’attitude du chef de l’équipe étudiée dans son aire de repos. Absent lors des moments de casse-croûte, le chef est rarement à son bureau pendant les autres pauses des ouvriers et vaque souvent ailleurs dans ces moments. Le phénomène est commun : nombre de chefs quittent leur bureau le temps des pauses afin de respecter l’intimité de l’équipe tout en conservant la leur. Ils échappent ainsi au regard ouvrier facilement disposé à la critique ou à l’ironie dans ces moments. Pour désamorcer le soupçon, et aussi pour s’isoler de la promiscuité des opérateurs, parfois gênante pour leur propre travail, certains chefs ont séparé leur bureau du reste de l’aire par une cloison. Ainsi l’existence éventuelle de cette cloison puis sa hauteur, variable selon les souhaits du chef, manifestent le type de relations avouées entre ce dernier et son équipe. Cette diversité n’est nullement insignifiante pour les gens de l’usine : je ne suis pas peu étonné, un jour où je m’ouvre de quelques observations auprès du cadre responsable de la ligne où je travaille, de le voir abonder dans ce sens. De fait, il observe comment les chefs s’approprient l’aire de repos qui leur est destinée 11. Et derechef il m’emmène faire, dans son secteur, une visite comparée des aires de repos pour illustrer la diversité des relations des agents de maîtrise avec leurs ouvriers, à travers la variété des agencements de mobilier : l’un s’isole des monteurs par un muret de casiers surmonté d’un panneau d’affichage alors que l’autre immerge son bureau dans l’espace de détente, sans aucun signe de démarcation.
24Par-delà la diversité des agencements sur lesquels ce cadre, encore frais émoulu d’une grande école, s’emploie à peser, l’aménagement des aires de repos confirme ce que les esquives ouvrières indiquaient : afin de les rendre vivables pour l’équipe, les chefs eux-mêmes doivent y réinstiller de l’opacité là où les aménageurs ont voulu la transparence ; renoncer à des vecteurs d’hégémonie comme la sous-traitance des cafetières pour compenser la mise en scène de leur fonction. En matérialisant, dans l’espace, le mobilier ou la modification des règles, la tendance intégratrice de l’usine, le nouvel atelier réduit l’espace des accommodements, autrement dit étouffe l’ambiance. Ainsi la direction de l’usine, comparant les deux ateliers en 1998, s’étonne – ingénument – en ma présence de la différence entre le vieil atelier aux accommodements informels et le nouveau, à l’efficacité « administrative ». Depuis le lancement de l’atelier d’Habillage caisse, la mémoire collective entretient les attitudes de distance entre les ouvriers, la hiérarchie et les services techniques. Le style administratif relevé par la direction dans la vie de l’atelier traduit la concession des pouvoirs intermédiaires aux préventions de leurs subordonnés. Il fait ressortir, en l’occurrence, combien les dispositifs d’allégeance et de transparence, voulus comme facteur d’intégration, mettent à découvert l’ossature de l’institution et ôtent au pouvoir une partie de ses ressources.
25La comparaison entre les deux ateliers, saisie à travers des observations presque simultanées, peut apporter d’autres enseignements si elle est replacée dans une perspective plus longue. Le dispositif constaté à Montage voiture est l’héritier de changements successifs dans la relation entre temps de travail et temps à soi. Parmi ces modifications, une peut servir ici de repère majeur : l’introduction à la fin des années 1950 de l’horaire de journée continue en semaines alternées qu’à l’usine on appelle l’horaire de doublage 12. Cet horaire constitue une rupture majeure dans la vie des salariés concernés, en majorité des ouvriers de fabrication. Le travail, qui dépasse neuf heures par jour jusqu’au début des années 1970, impose son rythme alterné à la vie de famille et aux rapports de couple, aux rapports de voisinage et à toute la vie sociale. Il introduit dans l’atelier le moment du casse-croûte. Alors que jusque-là les ouvriers remontaient la chaîne pour grignoter ou souffler pendant quelques minutes, ils s’installent pour manger durant la demi-heure d’arrêt. Presque au même moment, en réponse à une décennie de rationalisation du travail, une grève obtient la création des dépannages, ces moments au cours desquels un remplaçant spécialisé – le dépanneur – vient remplacer chaque ouvrier à tour de rôle sur son poste en chaîne. Victoire sociale aux yeux des syndicats d’alors, la création des dépannages marque l’entrée du temps de repos dans l’organisation. Jusque-là, il était toléré et organisé par le personnel ouvrier de façon autonome. Par étapes, les réfectoires sont agrandis tandis que sont créés des espaces de détente garnis de distributeurs de boissons. L’hygiène devient plus nettement un argument de mise en ordre, de dissociation des espaces dévolus à la production et à la restauration.
26La fin des années 1980 voit s’effectuer un pas nouveau, lorsque les repas et les pauses sont pris dans ce qui va être appelé le management du personnel. Ils sont alors pensés par l’encadrement non seulement en termes de repos, d’hygiène et de sobriété, de commodité et de confort, mais aussi en fonction d’objectifs d’intégration collective de l’équipe. La construction du bâtiment d’Habillage caisse permet à l’encadrement de mettre en œuvre ces idées nouvelles. En même temps que sont créées les aires de repos, les pauses sont réorganisées : des arrêts de chaîne transforment les dépannages individuels en moments collectifs. Espace commun, temps commun, la convivialité est devenue un enjeu, une composante des relations sociales. Malgré les résistances que suscite la mise en scène de cette intégration, la tendance se poursuit. En 1999 et 2000 s’effectue la transformation de l’atelier Montage voiture. Cette modernisation industrielle s’accompagne d’une nouvelle mouture des espaces de non-travail, appelés aires d’équipe 13. L’installation d’aires de type nouveau, clôturées par des parois de verre, juxtapose deux espaces en communication ouverte mais désormais distincts, le bureau du chef et un réfectoire des ouvriers de l’équipe. L’emploi de parois vitrées concilie la transparence des regards et la discrétion des conversations. Malgré les réticences exprimées, la direction de l’usine n’a donc pas renoncé à intégrer encore davantage les temps de repos et de repas dans la vie au travail : la nouvelle désignation efface la référence au repos et la remplace par celle du collectif de travail ; des panneaux d’information et de mobilisation visent à sensibiliser le personnel sur les objectifs et les résultats, tandis que l’encadrement annonce son intention d’utiliser les réfectoires pour tenir couramment des réunions de travail de l’équipe.
27Il convient ici d’éclairer les enjeux que représentent les moments de repos et de repas, en les rapportant à l’évolution de la production. Les modifications qui en découlent dans l’organisation du travail ouvrier expliquent en effet pourquoi l’usine, à l’échelle du dernier demi-siècle, semble intégrer toujours plus formellement les temps de non-travail dans l’activité de production, quitte à susciter des résistances renouvelées parmi les ouvriers. Pour comprendre la redéfinition incessante de ces marges du travail, on peut la rapporter à ce qui se passe au cœur de celui-ci en reconsidérant la notion d’implication. Dans son utilisation courante, le mot implication désigne l’attitude de coopération du salarié. Il ramène souvent l’engagement des salariés dans leur travail à sa dimension psychologique. Pourtant le terme a une signification plus riche, pour peu qu’on remonte à ses sources latines. Le verbe plicare dont il provient signifie « plier » ou « replier » et désigne le fait de prendre quelqu’un ou quelque chose dans des plis, dans un complexe de liens ou d’entrelacs, dans un réseau de circonstances ou de causes qui le conduit à s’engager dans une voie précise. La notion dépasse le sens psychologique actuel et n’est pas sans rapport avec la notion de configuration qui refuse de penser séparément l’individu et la société (Elias 1991 : 156-157). Si l’on garde le sens concret des plis, l’usine dans laquelle se trouvent pris les salariés comprend un ensemble d’éléments matériels et immatériels dont les gens ne peuvent être dissociés. La technique est alors une médiation même de la relation sociale (Akrich 1993) et l’outil un « témoin intermédiaire » (Leroi-Gourhan 1971 : 331).
28Si le principe du travail à la chaîne s’installe dès la première moitié du xxe siècle dans l’usine comme dans une part de la grande industrie française (Cohen 2001 ; Moutet 1997 ; Michel 2001), sa réalité pratique connaît une évolution incessante : la décomposition toujours plus fine des opérations et l’épuration progressive de l’activité d’assemblage. Suivant un mouvement persévérant, l’organisation du montage évacue hors des chaînes ce qui ne constitue pas la stricte mise en place des pièces, pour le reporter vers des zones de préparation ou vers des fournisseurs : c’est le cas, par exemple, de la découpe des matériaux, de leur mise en forme ou du préassemblage. Parallèlement, le système de production gagne en richesse d’équipement et la comparaison des photographies prises au fil des années montre, sur les bords de ligne même, la multiplication des appareils et leur sophistication croissante. Tout contribue à réduire l’ancien cœur du travail, le contenu de la rencontre entre la main, l’outil, la matière et l’objet. Mais pour autant que ce moment de la mise en place leur échoit, les monteurs gardent leur place, de plus en plus étroitement pris 14. Tandis que, dans d’autres secteurs d’activité (Rot 2000), les hommes ont en grande partie laissé la place aux automates et aux robots pour le travail direct de la matière (mécanique, tôlerie) ou la manutention (lignes de presse), le montage en ligne illustre une voie à travers laquelle les ouvriers sont progressivement dépossédés de la cohérence du travail par les transferts multiples vers le système technique. L’émiettement de leurs opérations se poursuit, mais la communication prend une importance croissante. Transmettre avec exactitude ce qui est fait prend parfois autant d’importance que faire. L’activité ouvrière est ainsi de plus en plus tournée vers l’analyse des signaux reçus et la transmission d’indications en retour, vers l’établissement de fiches ou encore vers l’interprétation des écrans et des signaux sonores. Sous cet angle, la tendance constante de l’usine à resserrer les liens des collectifs de travail répond à une nécessité de plus en plus impérieuse. Le thème d’implication, ainsi reconsidéré, permet de comprendre combien le lien social devient un enjeu important : il ne s’agit pas seulement de pouvoir au sens courant du terme mais, directement, des modalités nouvelles de la production, c’est-à-dire de ce sur quoi, en fin de compte, entre les gens d’usine, « l’accord se fait, échoue à se faire ou se défait » (Lepetit 1995 : 14).
29En examinant les jeux qui s’effectuent à la marge de la production, c’est, comme souvent, au centre que les résultats nous ramènent. L’observation des moments et des lieux de casse-croûte et de repos est en effet propice à l’expression des différents acteurs de la vie d’atelier. Elle matérialise les visées de l’encadrement autant qu’elle donne de l’ampleur à l’expression autonome des ouvriers et des agents de maîtrise. Un regard de type anthropologique fait alors apparaître le jeu des différentes références collectives, leur concurrence et leurs limites à travers les enjeux propres aux transformations du travail lui-même. Il conduit aussi à s’interroger sur l’évolution de l’usine comme type particulièrement lisible d’organisation de travail, à travers ses formes matérialisées et quantifiées. La vieille idée de Marx sur l’intensification du travail attribuait cette tendance à l’accentuation de la discipline et de la surveillance visant à réduire les temps improductifs ainsi qu’à l’effet du progrès technique, les machines imprimant de plus en plus leur rythme aux ouvriers (Marx 1969 : 92). Même si elles ressemblent fort à celles employées ci-dessus, ces notions correspondent à une situation historique très différente de la nôtre : Marx écrivait avant l’entrée du chronomètre et de l’électricité dans les usines. Concernant notre époque, le travail semble être de plus en plus difficilement réduit à une donnée strictement mesurable et de moins en moins limité à une dimension individuelle. Pour peu qu’on conserve au travail son essence sociale, l’étude des lieux et des temps de casse-croûte ou de repos fait ressortir avec force comment l’usine, elle, gagne en intensité. L’affaire n’est pas sans importance : société particulière dans ses techniques, elle inspire nombre d’autres lieux de travail.