En mémoire de Jean-Claude Arpin
1Curiosité parisienne par excellence, l’Hôtel Drouot attire quotidiennement une foule de six mille badauds où se côtoient, dans une même communion autour de l’objet d’art, dandys distingués, collectionneurs avertis, marchands hardis, mais aussi simples curieux, novices des ventes aux enchères ou touristes égarés. Royaume de l’esthétique et du « beau » dans lequel ses sujets exhument et célèbrent les vestiges tant convoités d’époques révolues, Drouot vit au gré des coups de marteaux d’ivoire qui scellent le sort d’innombrables tableaux, bibelots, bronzes, bijoux, meubles d’époque… Avec ses seize salles où sont dispersés chaque année plus de huit cent mille objets au cours de deux mille ventes, Drouot est la plus grande maison de ventes aux enchères du monde par le volume de son activité. En 2009, son chiffre d’affaires s’est élevé à 410 millions d’euros.
2Le marché de l’art parisien est un petit monde, un microcosme qui a ses icônes, ses codes et ses rites. Maîtres de cérémonie et propriétaires des lieux, les commissaires-priseurs, du haut de leur pupitre, dans une dépense d’énergie et de persuasion, gesticulent frénétiquement, haranguent sans relâche une foule nerveuse en attente de volupté, en contemplation devant cette soudaine profusion. « Adjugé ! » D’un claquement très sec, le coup de marteau d’ivoire retentit dans une salle en brusque effervescence : les langues se délient, les commentaires fusent sur la bonne affaire ratée ou sur l’inconscient qui vient de se porter acquéreur.
3Mais Drouot doit aussi son succès et sa longévité à ses hommes de peine, ses cent neuf commissionnaires officiant dans l’ombre. Ils sont appelés familièrement « cols rouges » en raison de leur uniforme, pour le moins singulier, composé d’un pantalon et d’une veste noirs, cette dernière étant soulignée d’un col rouge où est brodé un étrange numéro. Leur accent traînant résonne dans les couloirs et les arrière-salles de l’hôtel des ventes de la rue Rossini, et trahit leurs origines savoyardes : tous ont au moins un parent originaire de Savoie ou de Haute-Savoie. Tous les objets qui séjournent à Drouot passent entre leurs mains expérimentées : fauteuils Louis xv, commodes Louis xvi, tableaux, bibelots, miroirs, lustres en cristal, lampes Art déco, manuscrits de grandes œuvres littéraires… Leur entreprise, l’Union des commissionnaires de l’hôtel des ventes (uchv), a le monopole de la manutention et du transport des objets à Drouot pour le compte de la Compagnie des commissaires-priseurs de la Ville de Paris. Réalisation sociale unique en son genre, sans doute unique en France, l’uchv est une entreprise sans hiérarchie dont les cent neuf membres s’autogèrent : tous les cols rouges sont propriétaires à parts égales du capital de l’entreprise, et le vote est à la base de la gestion de la vie de la communauté de travail. C’est de ce monopole de métier et de ses membres dont il sera question ici. Comment la communauté savoyarde a-t-elle permis la création et la défense d’un monopole de métier ? Dans quelle mesure ce monopole a-t-il constitué au xixe siècle, et pendant encore une large partie du xxe siècle, une réponse à l’indigence affectant les Savoyards de Paris ? De quelle manière cette communauté savoyarde s’est-elle prémunie contre la paupérisation salariale en substituant au salariat un système de sociétariat ? Comment fait-elle face aujourd’hui à la pire crise de son histoire – à une crise dont la gravité menace son existence ?
4La création de l’uchv remonterait à 1832, lorsque la Compagnie des commissaires-priseurs de la Ville de Paris avance des fonds à huit Auvergnats pour favoriser la constitution d’une entreprise de transport et de manutention afin d’alimenter en objets l’Hôtel de la Bourse, le temple des ventes aux enchères d’alors – l’Hôtel Drouot sera inauguré plus tard, en 1851. Jusqu’à la création de l’uchv, les commissaires-priseurs et les clients de l’Hôtel de la Bourse recouraient aux services des « sénateurs », ces gens de bras d’origine essentiellement auvergnate qui stationnaient continuellement aux abords de la salle des ventes avec l’espoir de monnayer un transport ou une manutention. Comme le relève l’historien américain William H. Sewell, « dans cette société où gens extrêmement riches et extrêmement pauvres se côtoyaient, il y avait toujours une nuée de serviteurs pour assister les plus fortunés : domestiques, gouvernantes, cuisiniers, cochers, valets, laquais. Il y avait également une multitude de transporteurs et de porteurs, portefaix, charretiers, chargeurs, manœuvres dans les ports, porteurs d’eau ou simples travailleurs à la journée dénommés expressivement selon les cas, journaliers, gagne-deniers, manœuvres, gens de bras ou hommes de peine » (Sewell 1983 : 39). Mais parfois, le paupérisme incitait ces « gens de bras » à dérober l’objet pour lequel ils avaient été commissionnés, qui représentait pour eux l’équivalent de plusieurs mois de travail, provoquant alors des mécontentements de la part de la clientèle bourgeoise. En outre, la présence continuelle de ces prolétaires crasseux et mal vêtus aux abords de l’hôtel des ventes importunait et irritait les membres de la bourgeoisie qui se rendaient élégamment vêtus aux enchères.
5C’est après la révolution libérale de 1830, sous la monarchie de Juillet, que la Compagnie des commissaires-priseurs fait appel, en 1832, aux huit journaliers auvergnats qu’elle estime être les plus sérieux, et leur avance les fonds nécessaires à l’achat d’un cheval et d’une voiture pour qu’ils puissent démarrer une activité régulière de transport et de manutention, créant ainsi des commissionnaires « officiels » travaillant directement pour le compte de la Compagnie. Afin de les distinguer des « sénateurs » qui continuent de monnayer leur peine aux abords de l’Hôtel de la Bourse, la Compagnie leur impose le port d’un uniforme (composé d’une veste de drap gris ornée d’un col bleu – bientôt changé pour du rouge) et d’une plaque de cuivre sur laquelle est gravée la mention « Service particulier des commissaires-priseurs ». Avec le concours des commissaires-priseurs, un monopole de métier allait se constituer, celui des commissionnaires de l’hôtel des ventes.
6La prospérité croissante générée par les ventes aux enchères incite les commissaires-priseurs à faire construire Drouot, l’Hôtel de la Bourse étant devenu trop exigu. L’activité du site se développe en effet avec l’avènement d’une nouvelle classe sociale politiquement révélée par la Révolution française : la bourgeoisie industrielle et financière. Cette classe avait été rapidement gagnée par la passion des ventes aux enchères et de l’accumulation d’objets d’art. Henri Rochefort, éminent pamphlétaire, fondateur de La Lanterne (hebdomadaire dirigé contre le Second Empire) et futur allié du général Boulanger, écrit de manière sarcastique, en 1862 : « La fièvre du tableautage et du bibelotage sévit en ce moment d’une façon si intense, que c’est, je crois, rendre aux habitants de la bonne ville de Paris un service signalé que de leur donner, au sujet de ces tours de Nesle qu’on nomme salles de ventes, sur leur organisation, leurs dangers et même leur personnel, des renseignements qui, sans avoir la prétention de guérir les gens d’une maladie incurable, leur permettent au moins de ne pas en mourir » (Rochefort 1996 : 2). Il s’agit effectivement d’une véritable fièvre d’accumulation d’objets d’art qui s’empare alors de la moyenne et de la haute bourgeoisie ; les intérieurs des nouvelles classes possédantes se transforment, l’ornement et le raffinement dans la décoration des salons reflètent la position sociale de leurs occupants. L’historien britannique Eric J. Hobsbawm affirme ainsi : « La première impression qui se dégage des intérieurs bourgeois du milieu du siècle est une impression de surcharge et de dissimulation. Les objets sont nombreux, souvent cachés par des tentures, coussins, nappes ou papiers-peints et toujours compliqués. Pas de tableaux sans cadres dorés, sculptés ou tendus de velours, pas de bois qui ne soit ouvragé » (Hobsbawm 1977 : 314).
- 1 Paul Eudel, Balades à l’Hôtel Drouot, 1894, cité par Duret-Robert (1964 : 201).
7La prospérité des ventes aux enchères à Drouot profite à l’uchv. Le monopole que leur a concédé la Compagnie des commissaires- priseurs fait que les commissionnaires gagnent en assurance ; ils ne cessent cependant de se heurter frontalement aux « sénateurs », ces commissionnaires « officieux » qui pratiquent des tarifs bien inférieurs à ceux de l’uchv. Cette concurrence, jugée déloyale par les cols rouges, perdure si bien qu’en 1894 ils déclarent : « Il nous faut écarter une muraille mouvante de commissionnaires qui masquent les portes, le dos caparaçonné de leur crochet. Ils guettent ceux qui sortent : ils n’offrent pas, ils imposent leurs services1. »
8À la fin du xixe siècle, les activités de l’uchv continuent de prospérer parallèlement à celles des commissaires-priseurs. Les commissionnaires doivent, en concertation avec ces derniers, augmenter leurs effectifs afin de faire face à une charge de travail toujours plus importante. En 1891, les commissionnaires sont dorénavant quatre-vingt-dix. Vingt ans plus tard, à la Belle Époque, cet effectif est porté à cent, avant que l’effervescence du marché de l’art des Années folles oblige les commissionnaires à engager dix nouveaux sociétaires, portant l’effectif de leur association à cent dix en 1920. Ce nombre est resté stable jusqu’à aujourd’hui : « Pratiquement, on sait que ce nombre est limité à cent dix, d’un commun accord. Le nouveau qui vient en remplacement d’un commissionnaire sur le point de quitter l’Hôtel, rédige une demande dans laquelle il s’adresse à l’administration de la Compagnie comme à un patron. En 1931 par exemple, la formule est : “Je viens solliciter votre bienveillance pour un emploi de commissionnaire, en remplacement du numéro… Je tâcherai d’apporter le plus d’attention dans tout ce qui me sera confié de faire. Je me dis votre dévoué serviteur” » (Lemonnier 1980 : 181). La rédaction de cette demande illustre la manière dont les relations s’instaurent entre les commissionnaires et les commissaires-priseurs : la confiance règle, depuis l’origine, les relations commerciales entre les deux institutions, chacune monopolistique, qui les représentent. Pour les commissaires-priseurs, il apparaît qu’établir des relations de confiance avec l’uchv demeure essentiel au bon déroulement des ventes aux enchères, à la satisfaction de la clientèle et, en définitive, à la réputation de Drouot. La singularité du travail des commissionnaires, à la différence des portefaix et autres forts des Halles, trouve son origine dans la nature relativement délicate et précieuse de la marchandise transportée, qui nécessite une force physique alliée à une intelligence du geste tout autant qu’un bon contact relationnel avec la clientèle bourgeoise.
9L’association continue de se développer pendant la première moitié du xxe siècle, mais la question du statut juridique de l’uchv commence à poser problème, notamment pour l’administration fiscale, car l’association paie l’impôt sur le chiffre d’affaires en tant qu’entreprise de transport et prestatrice de services, mais ne verse aucune charge sociale, refusant le statut d’employeur. De leur côté, individuellement, les commissionnaires se considèrent fiscalement comme salariés de l’uchv, tout en ne versant pas les cotisations sociales relatives au régime des salariés. Paul Guillaumin, secrétaire général de Drouot pendant près d’un demi-siècle, narre l’exaspération du contrôleur de l’administration fiscale devant un cas aussi singulier que celui de l’uchv : « Nous nous efforcions de le consoler en lui disant que le ministère des Finances devait posséder un musée de curiosités fiscales dont la pièce la plus rare était l’Union des commissionnaires. Alors pourquoi la détruire puisqu’elle ne mettait pas en péril l’équilibre budgétaire de la France ? Le contrôleur non convaincu de la valeur de cet argument qui ne reposait sur aucune disposition légale du Code général des impôts, s’en allait méditant sur les moyens de coincer ce contribuable hors du commun » (Guillaumin 1986 : 114). Pour mettre fin à cet imbroglio juridico-fiscal, les commissionnaires décident, en 1965, de transformer leur association à l’existence juridique très ambiguë en société en nom collectif (snc). Dès lors, à la demande du ministère des Transports, la société est enregistrée à la Chambre des transporteurs routiers, et le sigle « uchv » est déposé au registre du commerce. L’uchv s’institutionnalise.
- 2 Cité par Gilbert Maistre (1993).
10Pendant les deux premières décennies de son existence, l’uchv était largement contrôlée par les Auvergnats. Peu à peu, ceux-ci quittèrent l’association afin de développer leur propre domaine d’activité dans la capitale, en ouvrant notamment des bistrots et en créant des activités de négoce, moins pénibles physiquement et plus lucratives que celle de commissionnaire. Les Savoyards, qui ne devinrent français qu’à partir de 1860 lorsqu’ils votèrent leur rattachement à la France, succédèrent aux Auvergnats à l’uchv : selon une certaine tradition orale en vigueur à Drouot, Napoléon ii leur aurait alors accordé le monopole de l’uchv afin de mieux favoriser l’intégration parisienne de ces nouveaux Français. Auparavant, en tant qu’immigrés désargentés, les Savoyards étaient pourvus d’une image pour le moins négative auprès de l’opinion française. Le mot « Savoyard » revêtait une connotation péjorative dans le vocabulaire de la première partie du xixe siècle. Le dictionnaire Lachatre (1805) définit le mot de la manière suivante : « Savoyard : s’entend particulièrement des fumistes, badigeonneurs et ramoneurs qui viennent par bandes tous les ans de Savoie. Fig. et fam. : grossier, sale et sans éducation : quel Savoyard2 ! »
11Les immigrés savoyards exerçaient des métiers peu ou pas qualifiés, très exigeants physiquement, en devenant ouvriers dans les fabriques, portefaix, porteurs d’eau, raboteurs de parquets… S’ils étaient directement touchés par le paupérisme, leur indigence était en grande partie causée par leur analphabétisme massif : vers 1840, 70 % d’entre eux étaient analphabètes. Mais leur condition va nettement s’améliorer dans les années 1850-1865, période de forte prospérité : ils vont peu à peu s’assimiler à la société française, se fondre dans le creuset national de l’époque. Les ambitieux s’établiront en tant que marchands, les thésaurisateurs tenteront, pour leur part, de trouver une place de commissionnaire à Drouot. L’immigration savoyarde en France, et plus particulièrement à Paris, a également reposé sur des liens communautaires très denses et très solides qui ont permis à ses membres de mieux s’intégrer à la société française du xixe siècle.
- 3 Le nombre théorique maximal de parts sociales est de cent dix, comme il est prévu depuis les années (...)
12Le capital de l’uchv est divisé en cent neuf parts sociales égales3, chaque commissionnaire détient donc un cent neuvième du capital de l’entreprise. Les commissionnaires se disent volontiers « tous patrons », mais la forme juridique de l’ uchv en snc fait en réalité du col rouge un travailleur indépendant associé, responsable sur ses biens personnels des infortunes de la société. Les sociétaires sont ainsi investis d’une responsabilité morale à l’égard de leur travail. « On a tous une responsabilité », disent-ils.
- 4 La part sociale du capital de l’entreprise.
13Depuis le xixe siècle, les commissionnaires avaient toujours occupé des emplois salariés précaires et mal rémunérés avant d’intégrer l’uchv. Aussi instituèrent-ils progressivement un système de sociétariat où chaque nouveau membre, en achetant la « charge4 » du commissionnaire partant, devient sociétaire de l’association (puis, à partir de 1965, de la snc). Le sociétariat repose sur le vieux principe selon lequel « l’union fait la force », le partage du capital de l’entreprise permettant une égalisation des conditions de chacun et une réduction considérable du risque de conflits au sein des sociétaires. Peu importe l’âge, l’ancienneté ou la qualification, les commissionnaires perçoivent tous la même rémunération. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, jusqu’en 1999 ceux-ci furent rémunérés quotidiennement en espèces chaque matin lors du « compte », partage en cent neuf parts égales du produit de l’activité dégagé la veille. Ce sociétariat a permis aux cols rouges de disposer simultanément des facteurs de production, abolissant à leur manière le rapport salarial dans leur entreprise. À l’inverse du rapport salarial, le rapport sociétarial fonde une union privée de producteurs libres et égaux en droits, responsables à la fois collectivement et individuellement de la gestion et de l’administration de l’appareil de production. Leur autonomie brise le rapport de subordination capitaliste : l’accès à la monnaie s’effectue par le partage intégral de la valeur ajoutée produite par l’ensemble des sociétaires.
14L’esprit de l’uchv, s’il abolit la hiérarchie, est non anarchique : les postes clés de l’entreprise sont soumis à élection dans un système interne de démocratie directe, où le principe du scrutin majoritaire à un tour permet de légitimer le pilotage de l’entreprise. Chaque commissionnaire peut se présenter à l’un des douze postes soumis à élection pour un mandat fixé à deux ans. Les commissionnaires élus deviennent alors « brigadiers » et ont en charge une fonction bien précise au sein de l’entreprise.
15Le bureau de l’uchv compte quatre commissionnaires élus pour un mandat de deux ans renouvelable. Le brigadier-chef du bureau a en charge la gestion comptable, financière et commerciale de l’entreprise, règle les relations commerciales avec les clients principaux, les commissaires-priseurs, qui assurent 80 à 90 % de l’activité de l’uchv. Le brigadier-chef possède en outre la signature sociale de l’entreprise, représente à l’extérieur les intérêts des sociétaires et, en tant que gérant en titre, imprime les orientations à donner à la société. Le « brigadier en second » assiste le brigadier-chef dans la gestion de l’entreprise, notamment pour ce qui concerne la comptabilité, et gère les rapports avec les différentes études de commissaires-priseurs. Les troisième et quatrième brigadiers doivent quant à eux organiser le travail : le troisième brigadier ventile les commissionnaires-porteurs dans les manutentions « en ville » et affecte les commissionnaires à la garde des salles d’exposition, la veille des ventes aux enchères. Le quatrième commissionnaire ventile alors les chauffeurs de camion – les équipes d’» enlèvement » sont généralement composées de trois cols rouges : un chauffeur et deux porteurs.
16Élus selon les mêmes modalités, les deux « brigadiers du sous-sol » ont pour fonction de diriger la manutention lorsque les camions de l’uchv sont vidés de leur précieuse cargaison, le soir, sur les quais de déchargement de « l’Hôtel ». Ils veillent également au bon stockage des objets dont ils sont responsables au troisième sous-sol de Drouot, et les restituent après la vente à leurs nouveaux propriétaires. Ces deux postes, en raison de leur moindre pénibilité, sont, par tradition, réservés aux commissionnaires touchés par des problèmes de santé récurrents ou par une inaptitude physique due à l’âge. Grâce à ce dispositif de solidarité, ceux-ci peuvent ainsi continuer d’exercer leur métier. Deux autres brigadiers sont en poste à Drouot-Nord, dans le quartier de la Goutte-d’Or, où ils sont magasiniers lors des ventes populaires de matériel électro-ménager et de mobilier sans valeur. Assisté d’une secrétaire, le gérant élu du garde-meuble de Bagnolet, en banlieue parisienne, gère quant à lui les quatre mille cinq cents mètres carrés du site, en compagnie de deux magasiniers chargés du stockage des objets. Le garde-meuble comprend également un mécanicien à plein temps, qui entretient et répare le parc de vingt-cinq camions de l’uchv. Les postes de travail des chauffeurs sont également fixes mais soumis à nomination, chaque commissionnaire devant être chauffeur durant une année tous les quatre ans.
- 5 Il n’y a pas de réunion en août, Drouot étant alors fermé.
17Les commissionnaires-délégués sont au nombre de douze et se réunissent en assemblée le premier mardi de chaque mois, onze fois l’an5. Élue au scrutin majoritaire à un tour pour une durée de trois ans, et renouvelée par quarts successifs, cette assemblée de « sages » a pour fonction de statuer sur les problèmes ponctuels qui surgissent et de discuter des éventuelles décisions que la société envisage de prendre à court et à moyen terme : son rôle est de veiller au bon fonctionnement de l’uchv en apaisant d’éventuels conflits par une recherche pragmatique du compromis. Les décisions les plus courantes nécessitent le vote d’au moins six délégués, alors que les plus importantes exigent au moins dix voix. Tel un véritable pouvoir législatif, l’assemblée des délégués représente les commissionnaires auprès des membres du bureau en portant leurs doléances. En tant qu’organe consultatif, l’assemblée mène une concertation avec les brigadiers du bureau afin de prendre les décisions engageant l’avenir et l’équilibre de la société. Les délégués jouent par ailleurs un rôle répressif en assurant une fonction de juge, puisque l’assemblée délibère sur les sanctions à appliquer en cas de manquement disciplinaire des commissionnaires. La sanction généralement infligée au fautif est une « mise à pied », qui, en principe, n’excède pas trois jours. L’application des sanctions disciplinaires dépassant cette durée relève des brigadiers membres du bureau.
18L’égalitarisme de la condition des cols rouges est sûrement ce qu’il y a de plus singulier dans leur organisation du travail, le rôle du « bureau » étant davantage de coordonner l’action collective que de diriger au sens littéral du terme, car les commissionnaires éprouvent une réelle aversion à l’égard des pesanteurs hiérarchiques encadrant le rapport salarial. Symboliquement, cet égalitarisme se traduit par le port de leur uniforme noir et se manifeste surtout au niveau des rémunérations : à l’uchv, il n’existe pas d’échelons hiérarchiques, pas de grades, peu importe l’âge, l’ancienneté et la qualification, tous perçoivent le même salaire. Le système autogestionnaire et la rente de monopole dont jouissent les cols rouges leur permettent d’afficher des revenus de cadres supérieurs.
- 6 Pierre Lemonnier remarque à l’époque que « la comparaison des témoignages des anciens commissionnai (...)
- 7 Entretien avec Bruno Grandjean, ancien brigadier à l’uchv, Hommes et Migrations (1993).
19Autre valeur fondatrice, la solidarité s’est longtemps manifestée par l’existence d’une caisse de secours mutuel qui a permis aux cols rouges de se prémunir collectivement contre les risques liés au travail et à la maladie. S’il est indéniable qu’une rupture culturelle génératrice d’une poussée d’individualisme intervient au sein de l’uchv avec l’institutionnalisation de la société en 19656, la solidarité demeure néanmoins le ciment de cette communauté de travail : « Les nouveaux bénéficient de l’aide des anciens à tous points de vue. Ceux-ci les parrainent, les aident dans l’apprentissage sur le tas du métier. […] Quand un collègue tombe malade ou a un problème quelconque, la solidarité agit. Il y a toute une organisation en ce sens. Nous l’aidons, lui fournissons un poste de travail moins pénible lui permettant de continuer à travailler. [Également], les commissionnaires se louent souvent les appartements entre eux ou bien, lorsqu’ils sont célibataires, se mettent à plusieurs pour en louer un7. »
20« Nous les tignards, on préfère travailler plus et ne pas être commandé8 », lance un ancien commissionnaire, aujourd’hui à la retraite, qui, de manière elliptique, résume l’esprit de cette communauté de travail. Les commissionnaires ont une charge de travail importante puisqu’elle avoisine hebdomadairement soixante heures, leurs journées n’étant pas pourvues d’horaires fixes et s’achevant une fois que la tâche commandée par la Compagnie des commissaires-priseurs a été effectuée. Depuis une quinzaine d’années, l’uchv a réalisé de notables gains de productivité grâce à l’assistance mécanique d’un certain nombre d’opérations de manutention, qui a contribué à réduire la pénibilité du travail, les « tours de reins » et autres hernies discales. Pourtant, les pianos, les coffres-forts, les armoires et les buffets de style doivent encore transiter par les cages d’escalier, parfois tortueuses. La nature de cette besogne, semblable depuis l’origine de l’association, ne surprenait pas les anciens : « On savait ce qui nous attendait […]. On était habitué à travailler péniblement au pays, on était tous d’origine paysanne en montagne […]. Dans ce métier on tient ou on part » (Masson 1999 : 20).
- 9 Entretien avec l’auteur le 23 janvier 2001.
- 10 Entretien du 22 janvier 2001.
- 11 Entretien du 23 janvier 2001.
21Les commissionnaires célèbrent un métier qui leur a permis de concilier les traditions socioculturelles de leur territoire d’origine et l’intégration au creuset régional et ethnique parisien. Les cols rouges parlent du caractère « féerique, démesuré et unique9 » de leur métier, et évoquent sa richesse et sa diversité qui les conduisent à « rencontrer le microcosme de l’art parisien, à côtoyer tous les milieux sociaux10 ». D’autres reviennent sur l’ascension sociale qu’a pu constituer l’entrée à l’uchv, en échappant à une condition salariale de col bleu : « J’ai pu acquérir du mobilier que les gens de ma condition n’ont pas. Ce métier est une sorte de formation permanente, on rencontre tous les milieux sociaux. Si j’étais resté en usine, je n’aurais pas appris tout cela » (ibid. : 19). Les cols rouges ont tous conscience d’exercer un métier d’exception dans une entreprise très particulière. L’un d’eux, au cours d’un entretien, lâchera cette phrase qui résume l’absence de « normalité » de leur condition : « Aucun métier ne se rapproche de celui qu’on fait11. »
- 12 Ces données chiffrées sont issues du travail ethnologique réalisé à la fin des années 1960 par Pier (...)
22Les archives de Drouot renferment des informations relatives à la carrière professionnelle de cinq cent vingt-sept commissionnaires, qui permettent d’établir certains types de trajectoires professionnelles. Agriculteur était la profession d’origine dominante des nouveaux commissionnaires, puisqu’ils représentaient 40 % des recrues, puis venaient les manutentionnaires, nettement moins nombreux, pour 12,5 % d’entre elles. Quant aux chauffeurs-livreurs, ils représentaient un peu plus de 7 % de l’effectif, les déménageurs, près de 3,5 %, enfin les porteurs de piano et les ouvriers de l’industrie, 4 % de la population étudiée12. L’ancienne profession des commissionnaires de la seconde moitié du xixe siècle jusqu’aux années 1960-1970 serait donc celle de paysan, mais il pourrait s’agir d’une illusion statistique en faveur de la surreprésentation des paysans au détriment des « gens de bras », des manutentionnaires. Reflets de l’évolution sociologique de la société française depuis le xixe siècle, de nouveaux codages sont apparus dans la typologie des origines professionnelles des commissionnaires et ont ainsi, peu à peu, remplacé les plus anachroniques d’entre eux. Dans les années 1960, la trame de catégorisation professionnelle ne comptait plus que trois porteurs de piano ou de farine, alors que dans le même temps, de nouvelles catégories apparaissaient, notamment celle d’» industrie », liée aux activités électrotechniques et électroniques.
23Aujourd’hui, plus de la moitié des commissionnaires sont essentiellement d’anciens artisans salariés détenteurs d’un cap ou d’un bep dans des activités comme la menuiserie, la charpenterie, l’électricité, la maçonnerie. Toutefois, on peut constater sur les vingt dernières années une élévation sensible du niveau de qualification des commissionnaires, avec l’arrivée de titulaires de baccalauréats professionnels et technologiques dans des spécialités telles que l’électronique, l’électricité, le btp, l’hôtellerie-restauration… Au cours des années 1990, à la faveur de la crise économique, il est vraisemblable que certains commissionnaires titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur (bts, dut, deug) n’ont sans doute pas pu intégrer convenablement le marché du travail en raison d’un phénomène de déqualification des diplômes de premier cycle universitaire. Pour eux, l’activité de commissionnaire n’est probablement pas une vocation, mais un métier de substitution, qu’ils exercent cependant avec des revenus bien supérieurs à ce qu’ils auraient pu prétendre ailleurs, en situation de concurrence sur le marché du travail.
- 13 Robert Castel (1995) parle de « gens de bras » pour désigner ces indigents qui, au xixe siècle, n’a (...)
- 14 Au sujet de la libéralisation des organisations corporatives du travail et de leur « désincorporati (...)
- 15 Le marché de l’art est très sensible à la conjoncture économique et il est largement dépendant du c (...)
24Les cols rouges constituent une véritable communauté de travail au sein de laquelle l’identité de métier est l’élément essentiel. Rétrospectivement, il est frappant de constater à quel point, au xixe siècle, les cols rouges ont construit de toutes pièces, avec l’aval de la Compagnie des commissaires-priseurs, ce monopole de métier afin d’assurer leurs intérêts d’immigrés savoyards. Comme si leur condition originelle de journaliers, d’hommes de peine « sans état »13, les avait conduits, plus ou moins sciemment, à transporter, dans le siècle et bien au-delà, certains principes de solidarité collective érigés en protection contre les nouvelles formes de travail libérées dont ils furent victimes14. Tout s’est passé comme si les cols rouges s’étaient déjà retrouvés en total anachronisme avec les nouvelles organisations du travail de la première moitié du xixe siècle : leur monopole les a protégés du darwinisme capitaliste, et ils ont peu à peu construit leur monopole afin de contrer la concurrence individuelle que leur livraient les « sénateurs ». Les cols rouges, depuis leur origine, ont ainsi toujours évolué dans un univers de fait antilibéral ou tout du moins a-libéral, puisque la Compagnie des commissaires-priseurs, elle-même d’essence corporative, a joui, jusqu’en 2000, année qui vit la libéralisation du marché des ventes aux enchères, du monopole de la conduite des enchères publiques. L’uchv et la Compagnie des commissaires-priseurs fonctionnaient donc mutuellement dans le cadre d’un monopole bilatéral ; ce qui explique largement la pérennité de ces relations économiques, pourtant nichées au cœur du processus de réification et d’accumulation du capital15au sein du capitalisme, mais en fait protégées de sa « destruction créatrice » par le verrouillage de ce monopole bilatéral.
25À travers l’uchv, les cols rouges se sont approprié au cours du xixe siècle un métier et l’ont façonné au gré de leurs convenances afin de sortir de leur situation d’indigence. Ils ont réussi grâce à leur volonté d’éliminer toute forme de concurrence autour de leur organisation, en élaborant une identité de métier particulièrement puissante, dispensatrice de sécurité collective et de dignité sociale.
26On peut pourtant supposer que, dès le milieu du xixe siècle, ce monopole constituait déjà un anachronisme au sein de la structure sociale. Michael J. Piore et Charles F. Sabel soutiennent en effet qu’» au fur et à mesure que les progrès de la grande industrie et l’évolution du vocabulaire politique détruisaient ce contexte, les idées de cette autre tradition en vinrent à sembler utopiques, voire incompréhensibles » (Piore & Sabel 1984 : 49).
27Anciens « sénateurs », paysans fraîchement débarqués à Paris, indigents, anciens ouvriers dans les fabriques ou bien ramoneurs, les cols rouges se sont organisés en monopole de métier avec l’aval de la Compagnie des commissaires-priseurs, qui trouvait là, on l’a vu, le moyen d’écarter de Drouot cette « muraille de sénateurs » qui nuisait selon elle à l’image du lieu. Comme en témoigne le texte d’une affiche apposée à la fin du xixe siècle sur les murs de « l’Hôtel » par les commissionnaires, la concurrence avec les « sénateurs » fut pour eux l’objet d’une lutte constante afin de repousser des assauts qu’ils jugèrent déloyaux contre leur édifice monopolistique : « Avis de se tenir en garde contre certains individus n’étant pourvus d’aucune autorisation et ne portant pas la médaille de commissionnaire, stationnant aux abords de l’Hôtel des Ventes et s’y introduisant même pour offrir leurs services aux personnes ayant des objets à emporter. Ces individus qui, pour inspirer confiance, se disent attachés à cet établissement, font journellement des dupes, soit en abandonnant les objets dans la rue, lorsque la commission leur a été payée d’avance, soit en ne portant pas les objets à destination lorsqu’on néglige de les accompagner. Les commissionnaires attachés à l’Hôtel des Ventes mobilières sont revêtus de l’uniforme à collet rouge avec casquette portant les initiales C.P. Ils sont en outre, désignés par un numéro d’ordre placé au collet de la veste et du gilet d’une façon apparente » (Duret-Robert 1964 : 202). Mais la constitution de l’uchv a surtout permis à la Compagnie des commissaires-priseurs de sous-traiter les activités de transport et de manutention à une organisation officielle aux contours délimités, stable dans le temps et en effectifs, afin d’assurer la régularité des ventes aux enchères, et de Drouot en général. Depuis lors, le fonctionnement de ce monopole bilatéral fut en grande partie réglé par des relations tacites, des relations de confiance que l’histoire de ces deux institutions a permis de tisser au fil des décennies.
28La nature singulière du métier de col rouge incite les commissionnaires à se considérer comme une élite de manutentionnaires ; les cols rouges constituent une sorte d’» aristocratie » des métiers de la manutention et du transport. Cet élitisme est revendiqué : le brigadier-chef de l’uchv explique qu’» il ne faut pas confondre le col rouge avec un simple manutentionnaire, il faut dix ans pour former un bon commissionnaire ». La confiance des commissaires-priseurs, la fragilité et la valeur des objets transportés et agencés suscitent chez les cols rouges un sentiment de fierté et génèrent, pour le groupe, une véritable dignité : plus que de simples manutentionnaires, les commissionnaires sont des hommes de confiance.
- 16 Nous reprenons ici le titre de l’ouvrage de l’économiste et anthropologue hongrois Karl Polanyi (19 (...)
29Au fil des décennies, le transport de leur identité de métier était un moyen de réaliser leurs « aspirations sociales » en liant, de manière irrévocable, leur activité économique au nœud de relations sociales et familiales de leur communauté d’origine. De cette façon, ils offraient collectivement une réponse à la « grande transformation16 » qui, après les avoir projetés sur les routes de l’exode rural, les avait conduits au paupérisme et à l’indigence. Plus ou moins sciemment, en réponse à ce régime de contractualisation libéral et individualiste fondateur du « rapport salarial » (Aglietta 1997), les commissionnaires sont parvenus, grâce en grande partie aux privilèges qui avaient présidé à la construction de leur forteresse monopolistique, à conserver « encastré » anthropologiquement leur système d’accumulation du capital, pourtant niché au cœur d’un capitalisme prospère mais destructeur de son propre tissu social.
30Le recrutement par cooptation, s’il a permis une gestion pacifique du monopole, a pour fonction principale de maintenir, sinon de verrouiller, cet encastrement de l’activité économique de l’uchv au sein des médiations et des interactions géographiques, sociales et culturelles qui ont participé à la construction de l’identité professionnelle des commissionnaires. L’embauche des « bis », c’est-à-dire des remplaçants des commissionnaires partants, illustre parfaitement cette volonté, puisqu’elle s’effectue essentiellement par cooptation sur recommandation d’un proche, parent, ami ou voisin dans les vallées alpines de Savoie et de Haute-Savoie. Mais le « bis », en qualité d’apprenti, devra faire ses preuves au cours d’une période d’essai. À l’issue de celle-ci, les cent huit autres commissionnaires voteront en faveur ou non de son intégration à la société. En cas de succès à l’épreuve du vote, le « bis » sera autorisé à porter le fameux col rouge – en effet, durant toute sa période d’essai, celui-ci a porté symboliquement une veste noire sans col : il est un « sans col » dans la communauté des commissionnaires, tel un « sans état » sous l’Ancien Régime. Comme le rappelle William H. Sewell, « on avait coutume de dire que les gens de bras étaient des gens sans état. L’état sous l’Ancien Régime avait des significations multiples. Il signifiait le rang, le statut légal ou la condition. […] Être “sans état”, c’était être sans activité ou profession, sans statut légal ou condition » (Sewell 1983 : 46).
31Lors de sa période d’essai, portée dorénavant à six mois, le « bis » doit faire preuve de vaillance, de loyauté et de curiosité pour apprendre les subtilités du métier et obtenir l’estime de ses pairs. La solidarité au sein du groupe reste très puissante, et il n’est pas rare que des anciens se remémorent avoir partagé la moitié de leur paie avec leur « bis » lors de sa période d’essai.
32La journée du 1er décembre 2009 restera gravée dans l’histoire de l’uchv comme celle du scandale qui commença à faire vaciller l’édifice corporatiste des cols rouges, au point de menacer aujourd’hui son existence. L’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels procède à l’aube à l’interpellation spectaculaire de huit commissionnaires, puis d’un commissaire-priseur. Un tableau de Gustave Courbet, Paysage marin sous ciel d’orage, volé en 2004 et estimé à 900 000 euros, a été retrouvé au domicile de l’un des commissionnaires. La découverte de nombreux objets d’art présumés volés (petits objets, tableaux, montres, bijoux…) a conduit à la mise sous scellés des caisses des commissionnaires entreposées dans leur garde-meuble de Bagnolet, en Seine-Saint-Denis. Ces objets étaient vraisemblablement dérobés lors d’inventaire de succession, lors de déménagement, voire au sein même des salles de vente. Avant de procéder à ces interpellations, les policiers chargés de l’enquête ont investigué durant plusieurs mois à Drouot et ont placé sur écoute téléphonique les principaux suspects.
- 17 Entretiens avec l’auteur, janvier 2010.
33Il s’agit de la plus grande opération policière que Drouot ait connu. Comme le relève avec amertume de nombreux commissionnaires, trois plaintes seulement ont été enregistrées durant les dix dernières années, c’est-à-dire une période couvrant le transport de plus de huit millions d’objets17. Pour l’heure, l’enquête sur ce qui semble avoir été un trafic bien huilé entre initiés ne fait que commencer. Huit commissionnaires et un commissaire-priseur ont été placés en examen. Fin février 2010, trois d’entre eux étaient encore en détention provisoire pour « association de malfaiteurs » et « vols et recel en bande organisée ». Dans le microcosme parisien de Drouot, chacun relate l’affaire et y va de son analyse partisane. Les commissionnaires sont au cœur de la polémique. Mafieuse pour les uns, leur organisation doit disparaître. Pour les autres, leur expertise et leur disponibilité uniques les rendent indispensables. « Sans eux, bosseurs énormes et fins connaisseurs, Drouot s’écroulerait », affirme un spécialiste en lutherie.
- 18 Le Monde, 3 février 2010
34Pour sa part, s’estimant victime de l’uchv, et soucieuse de l’image de Drouot, la Compagnie des commissaires-priseurs a d’ores et déjà pris les devants. Elle a retiré aux commissionnaires leur qualité de commerçant qui leur permettait d’acheter et de revendre au cours des ventes aux enchères pour le compte de tiers, y compris des commissaires-priseurs. « Je veux signifier à tous que c’est terminé », déclara ainsi Georges Delettrez, commissaire-priseur et président de l’Hôtel Drouot18. La Compagnie a également mit fin au monopole de fait acquis par les cols rouges en ouvrant les activités de transport et de manutention des objets d’art à des sociétés extérieures. Enfin, la Compagnie a nommé un directeur général « manager opérationnel », chargé de la gestion, du contrôle interne, de vérifier la qualité du service rendu auprès de la clientèle, et d’assurer la discipline au sein de l’établissement. C’est ainsi que face à l’émotion suscitée par le scandale et face à la crédibilité écornée de Drouot, la Compagnie a réagi rapidement et de façon radicale avec l’objectif affiché de placer les commissionnaires sous son contrôle.
- 19 Entretien avec l’auteur, janvier 2010.
- 20 Ibid.
- 21 Le Dauphiné libéré, 5 janvier 2010.
- 22 Ibid.
- 23 Ibid.
- 24 Le Monde, 3 février 2010.
- 25 Entretien avec l’auteur, mars 2010.
35Ces derniers, quant à eux, sont collectivement accablés par l’affaire. Les plus jeunes, entrés depuis deux ou trois ans dans la corporation, se sentent « trahis » et « écoeurés19 ». Le sentiment dominant de ces jeunes, qui ont emprunté à leur famille et à leur banque plusieurs dizaines de milliers d’euros pour acheter leur « numéro », fut d’abord la surprise, puis la colère de se sentir dupés par certains de leurs associés. Certains regrettent leur engagement à l’uchv, et estiment qu’ils auraient « dû faire un autre boulot, plus peinard mais moins risqué20 ». De leur côté, les plus anciens s’indignent de l’opprobre jeté sur l’ensemble de la corporation : « Notre travail est impeccable, l’immense majorité des opérations se déroule parfaitement21. » D’autres, devant le caractère exceptionnel des événements incriminés, évoquent un « complot » comme explication la plus probable : « Nous servons de boucs émissaires. Ce truc sent le coup monté. […] Christie’s et Sotheby’s rêvent de nous voir crever22. » Pour sa part, le brigadier-chef réagit avec prudence : « J’apprends les épisodes successifs de ce feuilleton par les journaux, n’ayant pas accès au dossier. Y a-t-il des brebis galeuses chez nous ? Je l’ignore et ce n’est pas une raison pour abattre tout le troupeau. Il y a bien des pompiers qui mettent le feu, des flics qui piquent dans la caisse… Depuis cent cinquante ans qu’on fonctionne, si on était des mafieux ça se saurait23 ! » Le président de Drouot s’efforce de nuancer l’implication de la corporation : « Pour l’instant, huit commissionnaires sur cent dix sont mis en cause. Ce n’est pas parce qu’il y a des brebis galeuses qu’il faut abattre tout le troupeau24 ! » Cependant, une certaine pression sociale et médiatique pèse sur les épaules des cols rouges. Certains évoquent les « regards insistants des gens du quartier25 », et redoutent même l’arrivée du printemps, lorsqu’ils iront travailler avec leur vareuse à col rouge apparent, sans leur veste d’hiver pour masquer leur appartenance à la corporation.
36L’histoire collective des cols rouges présente la particularité de s’être bâtie en alliant les propriétés intrinsèques de trois matériaux structurants de la modernité au xixe siècle : le libéralisme, le post-corporatisme et le socialisme. À partir du libéralisme économique, les commissionnaires ont « remis sur ses pieds la notion bourgeoise d’entreprendre » et ont accédé à une propriété privée mais collective d’un appareil de production en devenant actionnaires à parts égales de leur entreprise. L’institutionnalisation, en 1965, de l’entreprise en société en nom collectif leur conféra le statut de travailleur indépendant associé.
37Du post-corporatisme, les cols rouges ont utilisé les attributs consécutifs aux monopoles de métier afin de se prémunir collectivement contre le risque de paupérisme induit par la concurrence et l’individualisme du marché du travail institué. Leur situation originelle d’indigent, à l’instar des « sans état » de l’Ancien Régime, les a sans doute conduits à se surprotéger de l’individualisme libéral de leur époque, et encouragés à éviter collectivement de retomber dans leur condition première.
38Enfin, du socialisme du milieu du xixe siècle (Winock 1992), les cols rouges incarnent la réalisation de l’association ouvrière comme alternative à l’entreprise capitaliste, à son rapport salarial et à sa dichotomie des facteurs de production.
39Les commissionnaires perçoivent bien que leur environnement économique, social et culturel est en train d’évoluer de manière significative, ce qui induit une certaine tension et une inquiétude palpable au sein de la communauté. Un fossé culturel et générationnel semble se creuser entre deux grands groupes de commissionnaires. Les premiers, âgés de quarante-cinq à cinquante-cinq ans, de niveau cap-bep pour la plupart, présentent une longue ancienneté (vingt-cinq ou trente ans) dans l’entreprise et partagent le sentiment que l’ambiance de travail s’est dégradée, essentiellement depuis une quinzaine d’années, du fait des jeunes commissionnaires qui importeraient au sein de la communauté les valeurs individualistes « du monde d’aujourd’hui ». Ce deuxième groupe, dont les membres sont âgés de vingt-cinq à trente-cinq ans, de niveau bac – certains ont même fait de courtes études supérieures –, revendique de fait une relative autonomie par rapport à la communauté de travail et à son contrôle social, perçu comme pesant. Dorénavant, les jeunes commissionnaires recherchent des formes de socialisation extra-professionnelles, afin de se construire une identité au-delà de celle qui est dispensée par l’appartenance à la communauté. Cette revendication d’autonomie est interprétée négativement par les « anciens », qui l’assimilent à une conduite égoïste. Ces derniers semblent alors se livrer avec nostalgie à une défiance et à une crispation communautaire face à ce qui leur apparaît comme une fissuration de l’édifice construit et rénové au fil des années par des générations entières de commissionnaires.
- 26 Le Monde, 3 février 2010.
40Le scandale de décembre 2009 marque une rupture dans l’histoire des cols rouges. Sous la pression médiatique et sous l’action de la Compagnie des commissaires-priseurs, cette si discrète et mystérieuse communauté de travail doit se résoudre à épouser la modernité sous peine de disparaître définitivement. La tension, palpable, au sein de la communauté et le mutisme d’un nombre croissant de commissionnaires témoignent de l’angoisse collective : nombre d’entre eux savent que leur existence est désormais suspendue aux conclusions de l’instruction judiciaire. D’ores et déjà, comme en signe d’avertissement, le président de Drouot affirme que « si les faits sont avérés, nous envisagerons de nous séparer de ce prestataire26 » en cas d’une mise en cause de l’uchv en tant que personne morale. Celle-ci est priée par la Compagnie de se réformer en profondeur pour devenir un simple « sous-traitant » soumis au respect d’un cahier des charges et à une obligation de résultats, c’est-à-dire aux rapports économiques contractuels qui prévalent aujourd’hui dans la vie économique « moderne ».
- 27 Le Nouvel Observateur, 4 février 2010.
41Toujours est-il que ce scandale soulève la question des mécanismes internes de surveillance et d’autodiscipline de la communauté, qui semblent avoir été défaillants. De nombreuses questions se posent, auxquelles il n’est pas aisé de répondre pour le moment. Combien de commissionnaires étaient au courant des agissements frauduleux ? Depuis combien de temps durait ce trafic ? Les instances disciplinaires de l’uchv n’ont-elles réellement rien su, ou bien n’ont-elles rien voulu savoir de ces agissements ? La direction de l’entreprise pouvait-elle ne pas être au courant ? Une source proche de l’enquête raconte que certains commissionnaires au courant de ces pratiques craignaient que leur révélation entraîne la perte du monopole de l’uchv27.
- 28 Entretien avec l’auteur, février 2010.
- 29 Le Dauphiné Libéré, 5 février 2010.
42Entre les descentes de police et les articles de presse accusateurs, une page d’histoire sociale se tourne dans le petit monde feutré du marché de l’art parisien. L’opprobre est jeté sur des cols rouges jugés anachroniques, inadaptés au monde actuel. La modernité juge illégitime le secret, qu’elle considère comme « déviant » et « anti-social », comme le suggère le sociologue Georg Simmel (1991). Certains cols rouges ont fait part de leur indignation et de leur lassitude d’être ainsi exhibés en « bêtes de foire28 » au sein d’une modernité envers laquelle ils sont pour le moins défiants. « Les monopoles, c’est plus dans l’air du temps », conclut pourtant, laconique, le maire d’un village savoyard dans le journal local29. Aujourd’hui, l’industrie des sports d’hiver déverse sa manne financière sur les cimes enneigées des vallées alpines, et fixe les jeunes générations « au pays ». L’Internet à haut débit irrigue les villages, et colporte bien d’autres histoires que celles des cols rouges de l’Hôtel Drouot…