1« Perdre sa culture » est une figure nostalgique aussi vieille que l’anthropologie. Qu’il suffise, pour s’en convaincre, de lire la préface des Argonautes et les premières pages des Tristes Tropiques : on ne manquera pas d’être frappé par les discours de Bronislaw Malinowski et de Claude Lévi-Strauss sur la disparition des sociétés traditionnelles, par leur ton empreint de ce que Daniel Fabre appelle avec justesse le « paradigme des derniers » (Fabre 2008). On pourrait ainsi multiplier les exemples d’anthropologues qui, croyant être les témoins de la fin d’une époque, ont glosé sur la fragilité et la discontinuité des communautés (souvent à tradition orale) qu’ils étudiaient, sur l’oubli et la perte des traditions et des valeurs, sur la crise de la transmission que charriaient, avec eux, le colonialisme, la modernité ou encore le socialisme, comme s’ils étaient en train d’assister à la fin des équilibres, à la perte de ces paradis désormais au contact d’autres cultures, de religions importées et de nouvelles technologies.
2En fait, pour beaucoup, dans ces sociétés que l’on appelait « primitives » ou « traditionnelles », la transmission culturelle était censée aller de soi. Une idée dont témoigne Marcel Mauss lorsqu’il souligne que les sociétés de type archaïque « vivent d’une façon si adaptée à leurs milieux interne et externe qu’elles ne sentent vigoureusement qu’un besoin : c’est de continuer ce qu’elles ont toujours fait » (Mauss 1971 : 119) et que, dès lors, « la transmission des choses et des pratiques, et des représentations collectives se fait par elle-même » (ibid. : 144). Transmission qui s’opère quasiment sans accroc dans les sociétés dites traditionnelles, les dernières, écrit Lévi-Strauss, à réaliser des choses que nous ne pouvons plus faire, notamment « comment transmettre sans heurts notre culture au fil des générations » (Lévi-Strauss 1975 : 100). Tel était le paradigme romantique dominant, l’épistémè à travers lequel les jeunes Bronislaw Malinowski, Claude Lévi-Strauss ou Edward Evan Evans-Pritchard ont décrit la réalité de ces sociétés, et leurs ethnographies devenaient alors rapidement des « cultural obituaries » (Metcalf 2002 : 115).
- 1 Comme nous le rappelle très justement Henri- Pierre Jeudy, « le concept de transmission est fondame (...)
- 2 Je remercie Chiara Bortolotto d’avoir attiré mon attention sur les nuances terminologiques utilisée (...)
3Mais tandis que les anthropologues se sont progressivement extirpés de ce lamento sur la disparition de formes imaginées de l’altérité, lui substituant un discours sur l’» extraordinaire capacité des cultures à résister à l’érosion » (Warnier 2007 : 92), perdre sa culture (son identité, ses traditions ou ses racines) et son corollaire, le besoin de transmettre, sont aujourd’hui des tropes mobilisés par de nombreux individus et collectifs dans le monde. Ceux-ci déplorent « ce qui manque dans un présent en plein changement » (Pickering & Keightley 2006 : 920) et se désolent de ce qui est « désormais inaccessible, simplement à cause de l’irréversibilité du temps » (ibid. : 920), quitte d’ailleurs à pleurer ce qu’ils n’ont jamais perdu, un phénomène qu’Arjun Appadurai (2005 : 131) décrit sous le terme de « nostalgie en pantoufles ». Un truisme, cette figure de la disparition constitue la substance même des politiques contemporaines de préservation, le patrimoine étant un véritable vivier pour qui s’intéresse à la question de la transmission1. Depuis la Convention inaugurale de 1972 sur la protection des patrimoines culturels et naturels, enrichie par les textes sur la diversité culturelle (2001) et le patrimoine immatériel (2003), une telle perspective est largement celle de l’Unesco et de ses experts. De fait, dispositif international orienté vers le transmettre, le préserver, le persister, le sauvegarder2, l’Unesco joue un rôle considérable, aussi bien depuis ses bureaux parisiens que par l’intermédiaire de ses experts sur le terrain, dans la circulation de discours et de pratiques nostalgiques sur la perte culturelle et sur les moyens d’y remédier. Elle définit pratiquement ce qui doit être préservé et transmis (un site, un objet, une danse, une technique, une forme religieuse), comment cela doit l’être (les acteurs, les groupes et les institutions concernés) et pourquoi cela doit l’être (les experts de l’Unesco définissent ce que sont la préservation et la transmission culturelles).
4Alors qu’aujourd’hui les rapports des anthropologues à l’Unesco sont plutôt ambigus (certains d’entre eux travaillant en son sein ou y ayant travaillé – comme Alfred Métraux ou, plus sporadiquement, Claude Lévi-Strauss –, tandis que d’autres y voient la culmination de l’impérialisme universaliste), des chercheurs ont commencé à prendre au sérieux les politiques de l’Unesco et à tenter de comprendre ce que, par-delà le cachet symbolique qu’elle détient aux yeux de la plupart, cette institution de la culture qui rassemble près de deux cents États membres « fait » au monde dans lequel vivent les hommes de ce temps. Certains, comme Bortolotto (2007), Cousin (2008), Eriksen (2001) et Hafstein (2007), se sont, par exemple, livrés à des ethnographies dans les bureaux ou à des exégèses de textes et de conventions de l’Unesco, devenus sous leurs yeux d’anthropologues des sites de recherche où se déploient des notions de culture, d’héritage, de perte et d’authenticité d’un type particulier. Ils ont exploré le fonctionnement bureaucratique concret d’une institution internationale de la culture et l’ont décrite dans son inhérente complexité, avec ses vues contradictoires sur la culture et les patrimoines, ses négociations entre délégations et ses conflits entre bureaux régionaux, donnant par-là même à voir une organisation bien plus fragmentée qu’on ne pouvait le penser et de plus en plus « relativiste » et « postmoderne » (Bortolotto 2008). D’autres se sont attachés à comprendre les effets produits sur le terrain par les politiques universalistes de l’Unesco (parmi bien d’autres, Ciarcia 2006 ; Joy 2007 ; Scholze 2008 ; Shepherd 2006 ; Winter 2007), s’interrogeant sur la puissance performative de la consécration Unesco. À cet égard, ils nous invitent à sortir de la critique anthropologique facile de l’acte patrimonial qui, tels une machine de mort ou un taxidermiste, pétrifierait « la nostalgie et annule[rait] l’aventure de la transmission » (Jeudy 2001 : 11), pour tenter de comprendre en quoi la reconnaissance patrimoniale produit de nouveaux agencements sociaux, politiques, économiques, religieux ou esthétiques.
5Dans cet article, je vais poursuivre cet axe de réflexion et décrire ce que j’appelle l’« unescoïsation » de Luang Prabang, une ancienne cité royale du Laos qui figure sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité depuis 1995. Ainsi répertoriée, Luang Prabang est une ville où la préservation d’un certain passé se fait désormais « charge, mission, obligation » (Debray 1997 : 20) morale et politique ; la nostalgie y est devenue un leitmotiv aussi bien pour les experts de l’Unesco, certains expatriés du lieu, des élites locales, des Lao issus de la diaspora, que pour nombre d’opérateurs touristiques. Dans les pages qui suivent, je décrirai la fabrique de la nostalgie à Luang Prabang, ses acteurs, ses discours et ses contextes et, en particulier, les formes d’actions patrimoniales qui y sont développées, autant d’actions concrètes qui transforment cette ville en un véritable « nostalgiascape » (Gyimothy 2005). Pourtant, un tel impératif de conservation et de transmission ne semble pas correspondre aux préoccupations du plus grand nombre des habitants de Luang Prabang, qui aspirent à la modernité mais chez qui l’on voit toutefois poindre l’éveil contraint et forcé d’une conscience patrimoniale, surtout orientée par les recettes du tourisme. Que signifie donc pour la population locale de vivre dans une ville patrimonialisée par une instance internationale comme l’Unesco ?
6En offrant son label « site du Patrimoine mondial » à Luang Prabang en 1995, l’Unesco est venue s’inscrire dans la texture sociohistorique complexe qui lui préexistait et qui est bien documentée (Stuart-Fox 1997). Ancienne ville royale, l’histoire de Luang Prabang est celle de la succession de rois depuis le xive siècle, quand Fa Ngum fonda le royaume de Lane Xane sur un territoire alors occupé par des populations khmou (l’un des groupes ethniques du Laos) et, y installant la fameuse statue du Bouddha (le Phra Bang), adopta le bouddhisme theravada ; mais aussi celle d’une série d’invasions depuis le xve siècle par des pouvoirs étrangers, les Vietnamiens, les Birmans, les Thaï, les Haw chinois et enfin les Français qui, en accord avec le roi, inventèrent les frontières actuelles du Laos et établirent un protectorat qui persista jusqu’en 1953 (Ivarsson 2008). L’établissement du Parti révolutionnaire lao dans les années 1950 et 1960 permettra la révolution communiste de 1975 et la destitution la même année du roi Savang Vatthana ainsi que l’exil vers la Thaïlande, la France ou les États-Unis pour de nombreux habitants de la ville, considérés dès lors comme de possibles « royalistes ».
- 3 Actuellement adjoint au maire de Chinon et sénateur, Yves Dauge est urbaniste de formation. Il a ét (...)
7C’est sur fond de cette histoire compliquée qu’intervient l’Unesco en 1995 qui, à la suite d’un long processus décisionnel impliquant de nombreux acteurs lao et français, inscrit la ville sur la Liste du patrimoine mondial. Très tôt, dans le cadre de la Convention France-Unesco, un projet de coopération décentralisée est engagé entre la Ville de Chinon en France et Luang Prabang (et ce, depuis que le député socialiste Yves Dauge3a décidé d’aider à sa préservation). Depuis ce moment, les liens entre les institutions françaises de préservation et les officiels de Luang Prabang sont forts. Chinon apporte une aide technique et un soutien financier continu, encourageant, selon d’aucuns, le développement d’un certain style de conservation « à la française » (c’est-à-dire plutôt centrée sur le patrimoine matériel monumental), que l’un de mes interlocuteurs Lao résume facétieusement en employant le néologisme « Luang Paris ».
8En fait, derrière le label Unesco il y a aujourd’hui dans la ville une multiplicité d’acteurs institutionnels qui participent à sa préservation, depuis les experts de l’Unesco à Paris et à Bangkok jusqu’aux architectes, ingénieurs et autres consultants en culture et en tourisme basés à Luang Prabang (pour une courte ou longue durée), qui ne sont pas des employés de l’institution à proprement parler, mais qui, financés par l’Agence française de développement, la Commission européenne ou l’Asian Bank for Development, travaillent en étroite collaboration avec l’Unesco. Depuis 1995, leur objectif commun est de « pérenniser l’authenticité et la valeur du site » (suivant la formule consacrée de l’Unesco), notamment par une série d’actions dans un périmètre correspondant grosso modo à celui du centre-ville. Ces actions ont permis de dresser un inventaire du patrimoine concernant six cent onze maisons dont il s’agit d’empêcher la destruction, principalement des maisons sur pilotis dites « traditionnelles » et des maisons coloniales bâties durant la période de la colonisation française. Mais aussi, ville religieuse, Luang Prabang possède trente-quatre temples bouddhistes, toujours occupés par leurs moines, temples qui ont également été classés, ainsi que des espaces naturels – notamment aquatiques – faisant partie intégrante du paysage de la ville.
9Les architectes du patrimoine sont chargés de conseiller les propriétaires en matière de rénovation, de vérifier les nouvelles constructions dans le périmètre protégé (notamment leur superficie et le matériel architectural utilisé) et de dénoncer celles qui sont illicites ; et aussi, plus généralement, de contrôler les investisseurs étrangers qui louent la plupart des maisons du centre-ville et les transforment en « guesthouses » et en restaurants. Portant sur la préservation et la restauration de monuments religieux et vernaculaires construits avant la Seconde Guerre mondiale, cette politique patrimoniale s’exprime via la Maison du patrimoine d’où sont distillées les politiques de l’Unesco-Paris, une structure nationale composée d’architectes lao et d’experts étrangers (français pour la plupart) qui veillent au respect du Plan de sauvegarde et de mise en valeur, établi en 2000 par des architectes français. Mais la Maison du patrimoine est aussi occasionnellement impliquée dans la protection du patrimoine immatériel de Luang Prabang, tel le désormais célèbre rituel d’offrandes matinales aux moines sur lequel je reviendrai plus avant. De son côté, le Bureau Unesco de Bangkok a lancé ses propres projets de conservation dans la ville, mettant l’accent sur la préservation du patrimoine intangible de la ville, en organisant, par exemple, des formations en sculpture destinées aux moines pour qu’ils apprennent à restaurer leurs temples eux-mêmes (Unesco 2004). À cet égard, contrairement à l’image monolithique que l’on pourrait avoir de l’Unesco, les principes mêmes de la préservation sont vivement débattus entre les instances régionales de Bangkok et celles du siège parisien, les premières accusant les secondes de ne pas suffisamment prendre en compte le patrimoine immatériel (et, au passage, d’être trop « franco-françaises »).
10Par-delà la diversité des projets, parfois conflictuels, pilotés depuis Paris, Bangkok et Luang Prabang, les experts rencontrés s’accordent à parler de Luang Prabang sur un ton résolument nostalgique. De fait, la plupart mettent en avant le fait que la ville est un lieu unique et fragile, menacé à très court terme, car victime d’une modernisation rapide. Tous s’unissent pour décrire d’une même voix inquiète cette ville qui « est en train de perdre son caractère, son âme » et une « culture lao » dont le génie esthétique est en voie de disparition sous les assauts répétés du tourisme (asiatique et euro-américain) et de la consommation néolibérale. Comme le souligne cet architecte du patrimoine, « Luang Prabang perd sa culture. Il n’y a plus de culture ici. Les gens ne savent plus transmettre leur culture ». À les entendre, la patrimonialisation de Luang Prabang représente cette quête romantique de la tradition, de l’authenticité et de la sincérité, une quête pour la « chose vraie » avec cette crainte typique des artifices de la modernité. Par exemple, dans une brochure éditée par le Bureau Unesco de Bangkok en 2004, se trouve la photographie d’une voiture garée dans un temple avec la mention : « Aujourd’hui les temples ne sont parfois plus traités avec le respect qu’on leur accordait autrefois » (Unesco 2004), la voiture faisant office de symbole de la modernité au regard du temple traditionnel. Un consultant de l’organisation rencontré à Luang Prabang insiste sur le fait que « la ville a beaucoup changé depuis dix ans. On trouve même de la drogue dans les temples. En fait, d’un point de vue architectural, Luang Prabang est un bel exemple de préservation. Mais bientôt le centre-ville sera vide de ses habitants. Les locaux vendent leur maison et s’installent dans les banlieues. Les moines aussi quittent la ville. C’est comme Disneyland maintenant. C’est un désastre ! »
- 4 La loi lao interdit à un étranger d’acheter une propriété en son nom propre. La plupart des maisons (...)
- 5 Selon les statistiques de l’office du tourisme de Luang Prabang, on serait passé de 62 000 touriste (...)
11En effet, nombreux sont les habitants du centre-ville qui louent leur maison à des investisseurs étrangers4et qui, désertant le centre, se construisent de confortables habitations dans les banlieues de Luang Prabang. Depuis une dizaine d’années, trente-neuf hôtels et centres de villégiature (resorts) ainsi que cent quatre-vingt-dix guesthouses ont vu le jour, un marché d’artisanat ethnique a été spécialement conçu pour les touristes, tandis que les restaurants (au nombre de soixante-neuf en 2009) et les salons de massage fleurissent le long du fleuve Mékong et de la rivière Nam Khan. Les responsables de l’Unesco s’inquiètent de ce qu’est devenue la ville, depuis sa reconnaissance par l’institution internationale, en particulier à cause de ce tourisme grandissant qui « dénature la ville5 ».
12L’exemple qui revient de manière lancinante dans leurs propos est celui de la cérémonie des offrandes matinales aux moines (Tak Baad), scène religieuse qui témoigne de la générosité quotidienne des habitants envers leurs moines (les moines priant pour obtenir les mérites des habitants qui, en échange, les nourrissent). Mêlant aujourd’hui touristes et locaux, ce rite devient « un cirque touristique », « un zoo où les touristes nourrissent les moines comme des animaux », s’exclame un autre expert affilié à l’Unesco. Or, cette perspective n’est pas seulement celle des consultants internationaux, elle est aussi partagée, quoique différemment, par des élites patrimonialisantes, des intellectuels locaux et des Lao issus de la diaspora (en vacances ou revenus s’installer au Laos définitivement), mais aussi par de nombreux expatriés installés à Luang Prabang qui se préoccupent désormais de la préservation du passé et de la culture de la ville. À tous les entendre, Tak Baad est devenu la métaphore même de la perte culturelle, un prisme efficace à travers lequel décrire les changements qui touchent la ville depuis sa consécration patrimoniale, avec ces touristes « choquants » qui viennent se livrer aux offrandes « sans rien y connaître » et l’absence d’habitants dans certains quartiers dont la majorité des maisons est rachetée par des investisseurs qui, eux, ne font plus Tak Baad, rompant ainsi la relation symbiotique qui existait jusqu’alors entre les moines et les habitants. Et, en ce domaine, les initiatives personnelles de Lao ou d’expatriés sont légion, depuis ces campagnes de sensibilisation réservées aux touristes (demandant le respect de la tranquillité lors des offrandes matinales aux moines), à la création d’un centre culturel pour transmettre les arts de la région, d’un musée pour informer sur la diversité culturelle au Laos ou encore de projets d’échanges internationaux d’artistes, tous s’associant pour consacrer la destinée de Luang Prabang comme celle d’un centre de préservation et de transmission culturelles.
- 6 Voir la Déclaration de Québec sur la sauvegarde de l’esprit du lieu, adoptée par l’icomos en 2008, (...)
13En fait, qu’il s’agisse de dénoncer l’» eldorado pour nouveaux investisseurs » ou la menace touristique sur la ville, ce qui est au cœur même de l’amertume des experts de l’Unesco est la disparition de l’ambiance, de l’atmosphère de Luang Prabang ou de l’» esprit du lieu ». « On perd l’esprit du lieu », s’indigne l’un de mes interlocuteurs à l’Unesco-Bangkok. Notion plutôt floue en matière de protection des patrimoines mais pourtant utilisée comme un concept opératoire par les experts de l’Unesco6, l’» esprit du lieu » en rappelle un autre, celui de « charme nostalgique » subtilement décrit par Vladimir Jankélévitch comme» ce je-ne-sais-quoi dont on ne peut assigner la place » ( Jankélévitch 1983 : 303), un je-ne-sais-quoi d’autant plus précieux qu’il est maintenant perçu comme étant menacé de disparition. L’» esprit du lieu » des experts de l’Unesco véhicule une nostalgie pour des rites spectaculaires, pour un sentiment de tranquillité et d’isolement sous les Tropiques, mais aussi pour des populations locales menant une vie « traditionnelle », réelle et sincère (dans des maisons et des temples traditionnels). Tout se passe donc comme s’il s’agissait de préserver Luang Prabang de manière quasi chirurgicale, pour la conserver intacte « avec son âme », un écomusée dont on pourrait idéalement contrôler les changements sociaux et culturels. Un centre-ville propre et méticuleusement organisé qui, à l’instar de la Kinshasa coloniale (De Boeck & Plissart 2005), constitue une véritable hétérotopie patrimoniale. Une hétérotopie, au sens foucaldien du terme, où le flux irréversible du temps pourrait, en quelque sorte, être maîtrisé, un espace nostalgique qui serait « lui-même définitivement hors du temps […] le lieu d’un temps qui ne s’écoule plus » (Foucault 2009 : 30).
14Pour les spécialistes de la conservation des patrimoines, la question est alors : comment contrôler, « monitorer » l’esprit d’un lieu ? Concrètement, afin de conserver son atmosphère assoupie, voire de « recréer l’atmosphère passée de la ville » (comme un architecte français l’affirme), les réseaux électriques sont enterrés et les affichages publicitaires dans le centre-ville interdits, certaines maisons sur pilotis sont transformées en centres culturels dits « traditionnels », mais surtout des maisons et des temples sont restaurés en utilisant des techniques et des matériaux anciens. En effet, les architectes du patrimoine ne cessent de se confronter aux questions de l’intact et du réel. Afin que la restauration se rapproche le plus fidèlement possible de ce qu’étaient jadis ces temples (dont certains furent construits au xvie siècle) et ces maisons, il convient d’en éliminer tout ce qui fait moderne, à savoir les vitres et les fenêtres de facture récente, les barrières devant les maisons, les pots de fleurs, la laque sur le bois ou encore les lampes contemporaines (autant de choses dont raffolent mes interlocuteurs lao). Un architecte, consultant auprès de l’Unesco, suggère, par exemple, que l’on établisse une liste des offrandes de matériel autorisé aux temples, afin de prévenir l’utilisation de matériaux contemporains comme le ciment, les tuiles industrielles ou les peintures acryliques lors de leur réfection, les Luangprabangais ayant l’habitude depuis toujours d’offrir aux temples les matériaux de leur restauration. De telles angoisses relatives à la perte de l’atmosphère de Luang Prabang, qu’il s’agisse de son patrimoine matériel ou immatériel, renforcées par le non-respect des villageois et des autorités locales de certaines des régulations imposées par l’Unesco pour l’obtention du label (à l’exemple de la sur-densification des parcelles), entraînent de très tangibles décisions sur son avenir. Un récent verdict du Comité du patrimoine mondial souligne que la ville doit enrayer « la perte progressive […] de ses traditions sous la pression du développement », et menace les officiels lao : « Si l’héritage traditionnel lao en particulier continue à décliner, la ville de Luang Prabang se trouvera dans une situation qui nécessitera son inscription sur la liste du Patrimoine mondial en péril » (Boccardi & Logan 2007 : 26).
15Un lieu protégé de la disparition par l’Unesco, inaccessible à la morsure du temps, tel est bien le discours qui anime aussi de nombreux touristes de passage dans la ville. « Jolie petite ville traditionnelle » à visiter et « encore » préservée des assauts destructeurs de la modernité : « C’est la pure humanité, ici », s’émerveille une touriste française. Internet foisonne de ce genre de commentaires qui décrivent l’authenticité et la pérennité du lieu, entre « amusantes » influences coloniales françaises et mystique bouddhiste (un « must » étant de converser avec les moines, une expérience que les novices peuvent facilement tourner à leur avantage en obtenant l’adresse des touristes et souvent de l’argent ou des cadeaux). Certes, beaucoup se lamentent aussi sur ce qui est en train de disparaître, comme ces trois touristes hollandais devant un temple qui regrettent que les « locaux ne portent plus leurs vêtements traditionnels » et qui se réjouissent de visiter cette ville « maintenant » (« et pas dans dix ans »), avant que la modernisation et le tourisme n’aient tout détruit. Pourtant, malgré la diversité des profils des voyageurs (backpackers américains en quête d’extase, couples français en voyage de noce, nombreux touristes thaï en pèlerinage religieux…), on perçoit que le plaisir ressenti en visitant Luang Prabang procède d’une certaine nostalgie – forcément aseptisée, avec ses routes rénovées, ses guesthouses propres et sa nourriture alléchante, mais assez conforme à celle des experts de l’Unesco. Aussi bien chez les touristes euro-américains qu’asiatiques (par exemple, ces touristes thaï qui cherchent dans la ville une image de la Thaïlande « d’il y a cinquante ou cent ans »), cette nostalgie-là prend la forme d’un enchantement pour l’esprit d’antan, un mélange d’atmosphère religieuse précoloniale et d’ambiance coloniale à l’allure indochinoise. Luang Prabang met en scène une imagination passéiste constamment renforcée par les touristes eux-mêmes, qui succombent au goût de l’ancien et du traditionnel, mais aussi par les compagnies touristiques, les restaurateurs et les hôteliers (français, thaïlandais, vietnamiens, chinois, singapouriens ou lao) qui offrent cette nostalgie pour un Laos d’autrefois comme une marchandise à consommer. Se déploie ici le « business de la nostalgie » (Peleggi 2002) plongeant les touristes dans un passé idéalisé, qui pour d’aucuns rappelle Marguerite Duras, l’ambiance indochinoise avec ses vieilles voitures, ses ventilateurs, ses couleurs aux tonalités sourdes et son mobilier en osier. L’esprit d’hier ainsi offert au visiteur préserve certes quelque chose du passé, mais l’oblitère aussi. À se promener dans les ruelles de Luang Prabang et à discuter avec ses touristes, on ne peut s’empêcher de penser à ce « passé sans souffrance » que Laurel Kennedy et Mary Rose Williams (2001) décrivent au Viêtnam, où la guerre est devenue une attraction touristique presque innocente. À Luang Prabang, rien n’invite non plus le visiteur à se pencher sur l’histoire complexe de la ville, les conséquences de la présence coloniale française, la coopération historique avec les Américains durant la guerre du Viêtnam ou encore l’abdication forcée du roi. Comme le souligne l’un de mes interlocuteurs âgés, « les gens ont beaucoup souffert ici. Luang Prabang a été une ville damnée après la Révolution. Maintenant, l’Unesco vient et veut en faire une jolie petite ville touristique. Les touristes ne le savent pas, mais on a beaucoup souffert ici ». La sélection du patrimoine par l’Unesco contribue à gommer certaines réalités historiques, en redéfinissant notamment la présence coloniale française dans la ville comme une « fusion de traditions culturelles », oubliant en cela les mécanismes de domination politique et économique du joug colonial. Colin Long et Jonathan Sweet expliquent très justement qu’à Luang Prabang, « le colonialisme a été redéfini comme un interlude bénin de l’histoire du Laos, qui a simplement contribué à produire de belles architectures et qui désormais encadre des pratiques religieuses et artisanales du meilleur goût » (Long & Sweet 2006 : 455). Ainsi, se déploie sous les yeux des touristes enchantés une « Indochine fantasmée » (Norindr 1997), reconstituée principalement par le biais d’une sélection spécifique de monuments à laquelle la plupart des habitants de la ville ne s’identifient guère.
16Que pensent les habitants de Luang Prabang de cette impérative nécessité de résister à l’usure du temps ? Sont-ils nostalgiques d’un passé où « il n’y avait pas d’embouteillage, si ce n’est des embouteillages de bicyclettes », un passé où « les touristes étaient inexistants » et où « les ruelles étaient en terre » ? Comment vivent-ils la transformation de leur cité en une ville du patrimoine et, surtout, s’identifient-ils aux politiques de préservation de l’Unesco ? Pour répondre à ces questions, j’ai mené une série d’entretiens avec des résidents du centre-ville, des propriétaires de guesthouses et de restaurants, des vendeurs de souvenirs et les femmes du marché du soir, des habitants qui ont quitté le centre pour s’installer dans les alentours de la ville et dans les villages avoisinants, des responsables et architectes de la Maison du patrimoine, des intellectuels locaux, des responsables politiques, des moines et autres responsables religieux bouddhistes. Bien sûr, il faut prendre en compte la diversité de ces perspectives, ceux à qui la muséification profite financièrement, les élites patrimonialisantes proches ou pas de l’Unesco, ou encore les moines. Pourtant, il existe certaines perceptions communes de ce qu’est « moladok », le terme local pour « patrimoine ». Moladok est le mot que les Luangprabangais utilisent d’habitude pour se référer au patrimoine familial avec l’idée de « quelque chose qui doit être gardé et transmis entre les générations ». Depuis la reconnaissance de l’Unesco, moladok a toutefois acquis une nouvelle signification, à savoir la protection d’architectures vernaculaires et religieuses, mais aussi d’espaces aquatiques pour « le bien et l’avenir de l’humanité », une pensée qui ne va certainement pas de soi pour nombre de mes interlocuteurs qui y voient avant tout les bénéfices du tourisme et ses implications économiques. Pragmatiques, les Luangprabangais ont, de fait, bien compris que « patrimoine » et « tourisme » sont intimement liés et que « si on arrête le patrimoine ou si on [nous] retire le label Unesco, les touristes ne viendront plus ».
17En effet, la grande majorité des habitants de la ville s’accordent à reconnaître que leur vie a changé très positivement depuis dix ans. Tous manifestent de la fierté à l’idée que leur ville soit reconnue internationalement, et que des touristes viennent y dépenser leur argent. L’augmentation des ressources économiques est l’effet bénéfique le plus souvent mentionné par mes interlocuteurs, l’« unescoïsation » ayant créé de nombreux emplois, bien que de manière inégale, tant en ville que dans la campagne (propriétaires de guesthouses, conducteurs de rickshaw, producteurs d’artisanat ethnique…). De plus, beaucoup remarquent que les rénovations opérées par l’Unesco ont rendu la ville plus belle et plus propre et que, en aidant à la réfection des temples, « moladok aide le bouddhisme ». Bref, « la vie est meilleure depuis que Luang Prabang est une ville du patrimoine » est une phrase que j’ai entendue des centaines de fois durant mes interviews et cela fait sens après tant d’années d’une histoire traumatique à Luang Prabang et au Laos, en général.
18Mais qu’ils profitent financièrement ou pas de la muséification du centre-ville, et bien qu’ils soient fiers de la reconnaissance de leur ville à l’échelle mondiale, nombreux sont les habitants qui mettent l’accent sur ces nouvelles contraintes qui pèsent dorénavant sur eux. Bien souvent, on n’aborde la question du patrimoine que pour se plaindre de la rigueur des régulations patrimoniales, vues par certains comme un véritable enfer (« Moladok monahok », littéralement « le patrimoine, c’est l’enfer »). En pratique, la Maison du patrimoine est avant tout perçue comme une institution qui empêche de « faire ceci ou cela », et le sentiment de contrainte anime la plupart des discussions (« Moladok, c’est bien, mais on ne peut plus construire comme on veut. Le problème, c’est qu’on ne peut plus construire comme on a besoin »), tant les réglementations du Plan de sauvegarde de l’Unesco sont strictes. De fait, l’organisation internationale a clairement contribué à créer un sentiment de dépossession des droits de propriété des habitants : « Moladok veut limiter nos droits de propriété. Ces terrains sont à nous. Avant on réparait comme on voulait, maintenant il faut demander l’autorisation à la Maison du patrimoine. » Même le responsable d’un temple de la ville, qui veut construire des toilettes dans son temple et n’obtient pas l’accord de la Maison du patrimoine, s’indigne : « C’est notre temple. On a le droit d’en faire ce qu’on veut ! » Enfin, suivre le style moladok est aussi contraignant pour les architectes locaux, qui ne peuvent plus créer de nouvelles formes architecturales mais doivent suivre les typologies et utiliser les matériaux imposés par les architectes de l’Unesco, créant ainsi une relative standardisation architecturale dans le centre-ville – dénoncée notamment par cet architecte lao quand il souligne que Luang Prabang « n’est pas une ville d’invention ».
- 7 À Luang Prabang, souligne Grant Evans avec justesse, « les expatriés s’émerveillent de ce qui reste (...)
19Ce sentiment de contrainte institutionnelle s’exprime surtout vis-à-vis de la conservation « à l’identique », du « préserver le vieux comme c’était avant », une idée très chère aux architectes du patrimoine mais qui est contestée par la plupart des Luangprabangais. Détenteurs d’une compétence esthétique qui leur est pourtant déniée par les experts, nombre des gens que j’ai interviewés applaudissent les rénovations des temples et aiment vivre dans des maisons en bois de « style ancien » pour autant qu’elles soient rénovées. Néanmoins, ils ne saisissent pas l’insistance de l’Unesco à vouloir utiliser les anciens matériaux uniquement, qui sont considérés comme étant moins solides et surtout plus chers. En témoignent certaines maisons délabrées du centre-ville et toujours habitées par des propriétaires incapables d’en assumer les frais de rénovation. Comme le confirme l’un de mes interlocuteurs, « le problème de moladok, c’est qu’ils veulent que tout soit conservé à l’ancienne, alors que les gens ici veulent pouvoir faire des adaptations modernes. La Maison du patrimoine est trop obsédée à vouloir tout faire comme avant. On ne doit pas tout garder7 ».
20À bien y regarder, ce genre de propos s’inscrit dans un discours partagé d’aspiration à la modernité qui, dans le contexte du Laos, n’est certainement pas nostalgique. Alors que les experts de l’Unesco regrettent un Luang Prabang d’antan, la majorité des Luangprabangais ne déplore pas la disparition d’un passé idyllique qui aurait été meilleur, ainsi que le souligne ce vieil homme quand il affirme que « les choses ont beaucoup changé ici, et c’est très bien ! » « Le passé est le passé. Nous n’avons aucun regret. Avant c’était bien, maintenant c’est encore mieux », s’exclame un autre. De fait, les discours locaux mettent en avant le désir de voir « encore plus de touristes et d’avions à Luang Prabang ». Dans un tel contexte, la reconnaissance de la ville en tant que Patrimoine mondial de l’humanité est plutôt associée à des changements rapides qu’à la continuité espérée par l’Unesco. Et les attitudes locales vis-à-vis de la conservation sont perçues comme une manière de prendre pied dans la modernité plutôt qu’une façon de s’en préserver, comme le souhaiteraient experts et touristes de passage. D’ailleurs, nombreux sont les Luangprabangais qui voient en leur centre-ville classé avec ses vieilles maisons une relique à montrer aux générations futures. Si les gens soutiennent les politiques de conservation de l’Unesco, c’est aussi, disent-ils, « pour montrer à nos enfants et petits-enfants, mais on ne veut pas vivre là-dedans ».
21Les formes locales de la nostalgie prennent une allure très différente de la nostalgie globalisée véhiculée par l’Unesco. Certes, je l’ai dit, les élites patrimonialisantes tiennent des propos articulés sur les risques de disparition culturelle, comme cet intellectuel local qui, relevant le paradoxe même de l’Unesco en tant que force de préservation et de mondialisation, s’indigne : « L’Unesco c’est bien, mais depuis qu’ils sont ici, il n’y a que des Occidentaux dans les rues. Maintenant, on a peur de perdre notre culture. » Nombreux sont aussi les exilés qui retournent aujourd’hui au Laos (après trente ans d’exil à l’étranger) et qui se plaignent de la disparition du Luang Prabang qu’ils ont connu avant 1975. De manière générale, bien des personnes âgées se désolent des transformations culturelles d’aujourd’hui, dénonçant parmi d’autres choses les changements dans les habitudes vestimentaires et les coiffures féminines mais aussi les comportements des jeunes « qui, par exemple, ne se saluent plus en joignant les mains mais en se faisant la bise ». Certains Luangprabangais regrettent une « sociabilité » ou une « mentalité » d’autrefois (« Les gens ont moins de temps pour la famille et les amis parce qu’il n’y a que du business ici maintenant »), tandis que d’autres pointent du doigt les conséquences néfastes du tourisme sur leur vie. D’aucuns critiquent également le comportement des moines qui passent leur temps à fréquenter les touristes et les cafés Internet. Et les changements rapides induits pas l’« unescoïsation » produisent, en effet, chez les habitants, des inquiétudes pour le futur. De manière intéressante, ces peurs prennent, pour certains, la forme de l’imagination postcoloniale. À Luang Prabang, j’ai entendu à plusieurs reprises des personnes s’indigner, sur le ton de la rumeur, du fait que « l’Unesco veut faire une meuang Falang uniquement ici » – littéralement une « ville française » et, par extension, une « ville d’Occidentaux » –, tel cet homme s’offusquant qu’« en l’espace de dix ans, il n’y aura que des Falang ici. Ils achètent tout ici ». Selon quelques-uns, la Maison du patrimoine travaillerait d’ailleurs main dans la main avec les étrangers pour faire de Luang Prabang cette « ville Falang », et moladok serait une nouvelle forme de colonisation par les Français – même si d’autres soulignent que c’est précisément le rôle de la Maison du patrimoine de contrôler les investissements étrangers en ville. Autant de rumeurs qui révèlent l’impression de dépossession et l’incertitude des Luangprabangais dans ce contexte postcolonial.
22Il est intéressant de constater que les Luangprabangais qui se désolent du passage du temps ne le font pas vraiment pour se lamenter de la disparition irréversible des maisons, des temples et des rituels traditionnels que les experts de l’Unesco cherchent à conserver. Par exemple, j’ai été frappé, aussi bien chez les jeunes que chez les vieux, par l’absence relative de complainte à l’égard de la disparition de Tak Baad. Certes, il est des personnes âgées et des élites patrimonialisantes, ainsi que certains leaders religieux (saathu) dont les temples se trouvent dans la zone touristique qui s’inquiètent avec raison de voir Tak Baad reposer essentiellement sur les touristes et les étrangers qui vivent dans ces quartiers délaissés par leurs habitants. Je l’ai dit, Tak Baad est aussi devenu, petit à petit, un emblème de la perte, à travers des campagnes de sensibilisation récemment lancées (principalement par des expatriés). Pourtant, la plupart des Luangprabangais insistent sur le fait qu’ils « continuent la tradition. La tradition ne change pas ». Pour cette femme interviewée, « la coutume ne disparaît pas, même avec le tourisme. Les Lao conservent leurs traditions. Tak Baad ne va pas disparaître. C’est une tradition lao », tandis qu’un vieil homme déclare : « Même si les gens louent leur maison et quittent le centre-ville, je ne suis pas inquiet. Même avec les Falang, la tradition lao va persister. Maintenant les Falang vont d’ailleurs nous aider à préserver Tak Baad. » On pourrait multiplier les exemples qui révèlent les contradictions entre le discours alarmiste des « patrimonialistes » de la culture et celui de la majorité des habitants de Luang Prabang, qui met surtout l’accent sur la persistance culturelle.
23J’ai présenté Luang Prabang comme une scène complexe où se déploie une diversité de discours sur la transmission et sa possible crise. Une scène fascinante qui montre les conflits d’interprétation, le « désajustement » (Heinich 2009 : 76) entre les discours et les pratiques des experts en préservation et ceux des acteurs locaux. Tandis que les premiers voient la possibilité de sauver cette ville en la transformant en un musée à ciel ouvert, les seconds, tout en étant attachés à la mémoire, désirent ne pas continuer à vivre dans des mondes qu’ils considèrent comme révolus. Pourtant, en dépit des divergences, le patrimoine à Luang Prabang constitue aussi un « objet-frontière » (Tornatore 2000) qui parvient à rassembler les intérêts disparates d’individus, de l’expert de l’Unesco au conducteur de rickshaw et au vendeur d’artisanat, tous acteurs dans la production de ce fantasme patrimonial collectif qui rapporte de l’argent aux locaux, du plaisir aux touristes et une légitimité à l’Unesco.
24Désormais, transmettre est également une affaire d’institutions, non seulement nationales mais aussi internationales, engagées dans la défense active d’un patrimoine hautement politisé. Au cœur de la scène complexe que j’ai décrite, l’Unesco et ses experts démontrent bien que l’acte de préservation de lieux, d’objets ou de pratiques culturelles est aussi « production » de lieux, d’objets ou de pratiques nouveaux. Productrices de passés mais aussi d’avenirs (De Jong & Rowlands 2007 : 161-184), les actions patrimoniales concourent à transformer la ville en une hétérotopie nostalgique destinée à rendre éternelle une Asie idéalisée et orientalisée en une jolie petite ville touristique, transformation continuellement renforcée par les touristes, les investisseurs privés, les expatriés et autres élites locales. À cet égard, le cas de Luang Prabang nous invite à réfléchir sur le rôle joué par l’Unesco dans la construction des mémoires locales. « Qui décide de l’histoire d’un lieu ? » se demande Michael Herzfeld à propos de la ville crétoise de Rethemnos (Herzfeld 1991 : 226). À Luang Prabang aussi, la préservation du patrimoine monumental consiste en un patchwork de traces architecturales précoloniales et coloniales françaises : on est en droit de mettre en question une telle sélection historique. Tandis qu’elle encourage à très juste titre la préservation des cultures et des histoires, l’Unesco dispose aussi du pouvoir de consacrer certaines versions de l’histoire, produisant silences et oublis. Un pouvoir qui devrait être utilisé avec précaution surtout quand il s’agit de mondes postcoloniaux.
25* Je tiens à remercier chaleureusement Chiara Bortolotto, Olivier Évrard, Pierre Petit, Catherine Choron-Baix, Nathalie Heinich, Jean-Louis Tornatore, Laurent Berger, Anne Allison, Charles Piot, Ayse Caglar, Jean-Louis Fabiani, Anne-Christine Taylor, Marta Severo et Mike Rowlands pour leurs précieux commentaires sur différentes versions de ce texte.